Mystique

L'éthique entre deux excentriités

L’éthique entre deux excentricités

 

Entrer dans l’éthique et en sortir. C’est André Jacob qui m’a suggéré le sujet et le titre de cette intervention, titre que j’ai retouché en tentant malgré tout de rester au plus près –tout contre ?- (de) son intention. Après avoir d’abord un peu maugréé, j’ai fini par accepter, et accepter avec joie la proposition comme je le faisais, il y a près de 60 ans, sur les bancs du lycée Lakanal, chaque fois qu’il fallait se soumettre à la contrainte des devoirs et des sujets de dissertation. L’auteur de Temps et Langage me l’avait en effet depuis longtemps appris : la liberté nait de la contrainte, elle vit de lutte et meurt de trop de licence. Ou, pour le dire autrement et le vérifier sur le modèle plus réduit de la langue, l’expressivité indéfinie de la parole de chacun n’est possible qu’à condition de se soumettre aux contraintes lexicales et syntaxiques de la langue. Aussi n’y a-t-il de meilleur modèle de la liberté que celle que nous donne l’expérience des sujets parlants que nous sommes. En parlant j’incarne la règle, je rejoue la règle, je m’approprie les conventions mais toujours avec une certaine distance et si je répète la langue je le fais toujours avec un écart de langage. Que ma fidélité à la pensée d’A. Jacob ne condamne pas mais autorise et justifie au contraire une telle liberté, dût-elle donner lieu, dans tous les sens des termes, à des écarts de langage.

Je me contenterai de deux remarques à propos de ce titre.

Il m’a été donné d’inaugurer la partie de ce colloque consacrée à l’éthique. C’est une lourde responsabilité dans la mesure où toute la pensée d’A. Jacob s’organise autour de la constitution de cette éthique qui hante le penseur depuis les années soixante. Dans ce vocable d’éthique par lui si souvent répété, j’entends résonner des harmoniques multiples, celles de toute une tradition ancrée essentiellement dans les pensées, si proches l’une de l’autre, de Spinoza et de Nietzsche. Ces deux penseurs constituent certainement ceux à l’égard de qui la pensée d’A. Jacob entretient l’affinité la plus secrète, la plus ancienne et la plus profonde.

Parler d’éthique est une façon d’éviter de dire morale, c’est se situer sur un plan d’immanence, dans une tradition moniste et réflexive débarrassée des croyances en un Bien et un Mal considérés comme absolus. Ainsi devant l’ignominie le partisan de l’éthique, nous rappelle Deleuze, ne dira pas : « c’est mal », ne se référera pas à des valeurs transcendantes, il dira : « sur quel mode une telle personne peut-elle exister pour dire et faire quelque chose comme ça ? ». Il jugera tel acte ou telle parole en les rapportant au mode d’existence immanent qu’ils supposent comme le faisait Kierkegaard en distinguant plusieurs sphères d’existence[1].

Dire éthique c’est substituer à la problématique de l’obéissance à la loi, de l’obéissance au devoir, la problématique proprement hébraïque de la libération, de la sortie de la maison de servitude, de la reconquête de notre pouvoir d’agir. La morale dit « non » et se contente d’interdire, nous sommes tout d’abord, dit Nietzsche, des chameaux de la culture, des bêtes de bâts ou de traits qui portent, supportent et obéissent. De cette culture nécessairement répressive, il s’agit bien de sortir et avec l’enfant de dire « oui » à ce qui est ; cette tâche affirmative, cette approbation sont  celles de l’éthique. 

 Dire éthique c’est reconnaître en elle non une discipline particulière mais le tout de la philosophie, la dimension essentielle de la condition humaine, une question d’être mais aussi une question d’aître (de atrium, chez les Romains, pièce centrale du domus) si on se rappelle avec Heidegger qu’éthos en grec c’est d’abord manière d’habiter, le nom de la demeure, de l’habitation, du partage de la Terre. Les deux sens des mots grecs éthos et èthos, le séjour, l’ouverture du da, du là du Dasein, d’une part et, d’autre part, le comportement se sont contaminés l’un l’autre pour finir par signifier une conduite, une manière d’être, une tenue et un se tenir qui constituent le fond de toute éthique[2]. Jean Nabert parlait de ce désir d’être dont l’approfondissement se confond avec l’éthique elle-même. Façon très spinoziste de parler puisque l’éthique chez Spinoza est en effet entièrement entée sur notre conatus, sur notre effort, sur notre puissance de persévérer dans l’être, sur ce ressort vital qui nous pose absolument dans l’être. C’est ce chant profond qui chante jusque dans nos os, c’est ce puissant dynamisme vital accompagné, comme par une basse continue, d’un permanent mouvement réflexif, qui anime de part en part l’éthique d’A. Jacob. Elle part de l’expressivité du  corps, le montre traversé par un élan de symbolisation et récapitule le procès anthropologique qui d’un individu fait un sujet parlant puis une personnalité en quête d’autonomie dans le rapport essentiel qu’il entretient avec les autres.

Le dynamisme qui nous fait passer du corps à la langue avait d’abord mobilisé toute l’attention de l’auteur, mais il n’a jamais été pour lui que le présupposé théorétique de l’éthique, le présupposé que l’éthique va expliciter et construire, dans son ordre, sur de nouvelles bases en poursuivant jusqu’au bout le chemin ouvert par le redressement de l’homo sapiens. C’est ainsi qu’une axiogénèse a pu relayer l’anthropogénèse et donner naissance  à un Sujet qui est non seulement épistémique mais poïétique, philique et politique (proches des quatre procédures génériques d’Alain Badiou, l’amour, la poésie, la politique et la science), Sujet qui a toujours à se faire dans un mouvement de régénération permanente.

 Mais je sens aussi le souffle de Nietzsche dans cette éthique immoraliste délibérément située par delà Bien et Mal et l’influence de ce « corsaire de la pensée » me semble se marquer essentiellement sous trois rapports.

Dans sa dimension critique d’abord à l’égard de ce que Nietzsche appelait la moralité des mœurs. La morale fait de l’homme, disait-il,  un être timide, peureux, régulier et correct, un animal de troupeau. Cet animal c’est le chameau de la culture resté captif du désert, resté captif du passé, devenu la proie du nihilisme, le destin le plus profond de l’Occident : Gar kein Sinn, il n’y a pas de sens : n’est-ce pas devenu aujourd’hui la devise du nihilisme, le plus terrifiant de tous nos hôtes ? De la même façon, dans ce qu’A. Jacob appelle « le champ du même » et qui constitue dans la partie  gauche de son schéma un espace de clôture et d’aliénation, l’individu risque toujours d’être la proie d’une dérive entropique qui uniformise et indifférencie, la victime d’une socialisation disciplinaire et aliénante qui le tourne vers le passé, qui l’y enlise, qui l’y enferme, qui l’y emmure. Tout ce qui relève de la circularité, tout ce qui tourne en rond et relève du vortex : l’enveloppe fœtale, la peau, le cercle de famille, le giron… a tôt fait de devenir bulle, Home, prison, clôture, confinement…  formes et figures avec lesquelles se referme la courbure[3] du mal et culmine sa tropologie. Mais c’est sans doute la logique de la dette que Nietzsche a mise au centre de la deuxième dissertation de la Généalogie de la morale (die Schuld c’est en allemand à la fois la faute et la dette), la spirale infernale de la dette qu’aucun dieu aujourd’hui ne vient  plus payer, la spirale de la dette qui va tous nous engloutir qui peut nous donner la meilleure et la plus actuelle image de cet implacable processus.

Il me semble aussi que cette  pensée qui peut apparaître à bien des égards comme aride et jargonnante est travaillée par toute une poétique cachée qui n’est pas sans rapport avec l’influence que Nietzsche a exercé sur A. Jacob  dès la lecture qu’il en fit en 1940. Il y a comme un tropisme ascensionnel, un tropisme solaire, un héliotropisme, une montée en humanité, une soif très zarathoustréenne d’effort et de hauteur qui travaillent en profondeur une œuvre qui allait trouver tout naturellement son accomplissement dans ce qu’on pourrait appeler une éthique de l’aplomb, une éthique de l’homme débout, homme debout qui est une singularité inventive ouverte aux autres et à l’universel, la vertu qui donne (Z.I), l’égoïsme prodigue et sacré de l’individu souverain (G.M. 2,2) se trouvant par la même infléchi et réorienté vers la pleine reconnaissance d’autrui. Sauf à ce qu’il soit mort, n’est-il pas du destin de l’homme de se lever, de se tenir debout pour être présent au ciel et aux dieux, dût-il, toute sa vie, tel Œdipe, boiter  ? Selon la catégorie aristotélicienne du keisthaï, de la position, c’est la posture debout que l’homme doit tenir et maintenir, le sedere (d’où vient le ser espagnol) l’être assis plus confortable sans aucun doute pour nous tous n’en étant après tout qu’une modification.

Il y a enfin, opposée à toute vision morale du monde, une dimension tragique de l’éthique qui peut elle aussi se réclamer de Nietzsche. La détestation de la morale, faiblesse de la cervelle, selon le jeune Rimbaud, vient de ce que son idéalisme repose sur une dénégation forcenée du réel et de la mort. D’ailleurs, tous les espoirs que pouvait porter cet idéalisme n’ont-ils pas été à jamais ruinés par l’histoire du XXe siècle, le siècle d’Auschwitz, l’âge du retour du tragique ? Si après Auschwitz aucune morale ne peut répondre il n’en va pas de même de l’éthique. Car enfin la vie dans sa formidable résilience a continué, et embarqués comme nous le sommes et il nous a bien fallu vivre et parier encore sur le sens, cela n’aurait-il aucun sens ; qu’importe l’effondrement de tant de cieux…

L’éthique, y entrer et en sortir ; cet intitulé est bien d’un penseur qui a mis au centre de ses préoccupations le propos génétique, le devenir, le Werden, une anthropogenèse qui trouve son achèvement dans une axiogénèse et qui n’hésiterait peut-être pas à faire inscrire sur son seuil la formule pindarique tant prisée de Nietzsche, pied de nez adressé aux rodomontades de la morale : deviens ce que tu es. (G.S. 270, 335)

Ce titre nous rappelle aussi que l’éthique ne nous est pas donnée, qu’elle n’est pas déjà là, qu’il faut y entrer, qu’elle est inséparable d’un faire et donc de stades et de métamorphoses : entrer dans l’éthique ne fait qu’un avec un sortir de la morale dans la mesure où l’immanence d’une inventivité continuée se substitue à la transcendance d’impératifs sociaux ou théologiques venus d’en haut. On entre en éthique comme on entre en religion ou en politique, ou encore comme on entre dans la vie, l’entrée, toujours incertaine étant aussi difficile et problématique que la sortie. Il est clair que dans la pensée d’A. Jacob l’entrée dans l’éthico-politique relaie l’esthétique au sens large ou comme il le dit l’esthético-éthique, La sortie de l’éthique commence au contraire avec l’appel vertigineux du mal, ce qui amène le penseur à redonner sens à certaines catégories chrétiennes.  Ce cheminement, cette traversée, ce passage entre un « avant » et un « après » l’éthique, ne peut pas manquer d’évoquer les trois stades ou les trois étapes sur le chemin de la vie distingués par Kierkegaard (esthétique, éthique, religieux), auteur quelque peu étranger aux intérêts d’A. Jacob mais auquel je ferai néanmoins appel pour commenter très librement sa trajectoire.

Pour mettre en place les trois moments de ce procès permettez-moi d’évoquer un souvenir ou un quasi-souvenir  : celui d’A. Jacob jouant du violoncelle, le jour de Pâques, dans l’église d’Abondance. Voici un philosophe qui a consacré sa vie à penser le langage, qui a mis au centre de sa réflexion le logos, catégorie déjà proprement éthique puisqu’il exprime le général, la médiation, le moment de la réflexion et de la manifestation,  qui fait retour à la simplicité originaire, qui se fait musicien, qui de façon excentrique[4] , comme disait Kierkegaard, est revenu au stade esthétique, à cette sphère d’existence où seule la musique peut exprimer l’en-deça de la réflexion, le caché, l’intériorité, l’immédiat en sa complète immédiateté. Mais on pourrait dire, en forçant un peu les choses, qu’ici, l’excentricité esthétique se double d’une excentricité religieuse puisque la performance artistique trouve son lieu dans l’enceinte sacrée d’une église de sorte que tout se passe comme si l’en-deça de la réflexion rejoignait l’au-delà de la réflexion, l’excentricité esthétique, l’excentricité religieuse.

On trouve justement dans le volumineux journal d’A. Jacob  le projet, mentionnée et repris ailleurs[5], d’une triade qui distingue l’Eros, l’Ethos et le Hiéros, triade qui n’est évidemment pas sans rapport avec celle de Kierkeggard.

Le critère qui permet de distinguer ces trois moments réside dans le rapport que chacun d’eux entretient, me semble-t-il, avec le temps et le langage. Les deux stades extrêmes, l’Eros et le Hiéros, l’esthétique et le religieux, entretiennent entre eux une étroite proximité, ils ont des catégories communes,  ils supposent tous les deux que la vérité ne peut être appréhendée que dans l’instant, que dans l’immédiat. L’esthétique est un mode de vie et l’esthéticien est celui qui passe sa vie dans l’immédiateté du moment comme le fait tout homme au début de son existence. L’esthéticien c’est éminemment, pour Kierkegaard, le séducteur, celui qui fait de sa vie un art et qui est esclave du désir et du divertissement. Cette immédiateté érotique, cette ivresse dionysiaque, comme dirait Nietzsche, sont emblématisées, pour Kierkegaard, par plusieurs personnages conceptuels dont les plus célèbres sont Don Juan et Faust. La musique qui est l’évanouissement même du temps est l’art le plus propre à manifester ce mode d’existence, et la musique du Don Juan de Mozart en particulier  -elle commence par un accord en mineur- est la meilleure expression possible de l’individu en proie à l’irréflexion, de l’individu dominé par à un démoniaque et frénétique désir de vivre, par une impatience qui annule toute parole et qui l’enferme en lui-même dans un mutisme hermétique. Le stade esthétique en général est le double parodique du stade religieux comme le montre bien aussi l’aspiration toujours déçue de Faust à une éternelle jeunesse, qui n’est jamais que l’envers parodique de l’éternité.

Avec le stade éthique, le temps est placé au contraire sous le signe de la durée, du projet, de l’autonomie, de la présence à soi. Structuré par l’action et le langage, le temps cesse d’être le milieu évanescent d’une existence dispersée et dissolue et il acquiert réalité à travers l’engagement du contrat et le rapport à l’autre. Mais, quand il parle d’éthique A. Jacob met l’accent non tant sur la sphère de la famille et du mariage que sur ce qu’il appelle en général l’éthico-politique. Ce syntagme donne cette fois-ci au mot éthique un accent hégélien car il enveloppe, nous le verrons, un souci d’effectivité dans la réalisation de la justice. Ainsi peut culminer l’élan qui nous  fait passer d’un présent quasi animal à l’instance de l’instant, à l’Instant paradoxal du loquor[6], point nodal de la pensée d’A. Jacob, qui sépare, grâce aux verbes de la langue, les extases du passé et de l’avenir, condition de l’éthico-politique. Ce mouvement ascensionnel est inséparable de l’ouverture du sensible au sens, de l’émergence d’un sens, de l’émergence du sens tel que, magnifiquement et en majesté, il se manifeste dans les grandes œuvres de l’esprit.

Comment entre-t-on maintenant dans la sphère de l’éthique ? Chez Kierkegaard l’on passe d’un stade à l’autre par un saut ; dans la pensée d’A. Jacob il existe au contraire une essentielle continuité entre éros et ethos comme l’atteste la forme syntagmatique de l’expression esthético-éthique. Au niveau du savoir déjà l’esthétique est incontournable :  sentir fait penser et penser fait sentir et,  dans le droit fil du schématisme kantien, chez A. Jacob il n’y a pas non plus de savoir sans schéma et sans image, sans incorporation, sans visualisation, sans sensibilisation. L’imagination reste la puissance cardinale, la reine des facultés. Mais c’est l’éthique elle-même qui requiert impérativement l’esthétique. Chez Kant déjà, si la loi morale n’était pas sensible au cœur, si l’homme n’éprouvait pas à son endroit le sentiment du respect, rien ne distinguerait, dans leurs vœux d’universalité et de parfaite insensibilité, la bonne volonté, de la volonté mauvaise, celle du Duc de Blangis, par exemple, qui, dans les 120 journées, entend toujours faire le mal, et faire le mal pour le mal et non parce que ses passions l’y portent. Kant serait alors avec Sade, selon l’expression de Lacan. Aussi, soucieux de toujours marquer les limites du formalisme, A. Jacob pose simplement la question : y aurait-il un rapport possible à l’autre, une reconnaissance de l’autre, sans aisthésis, sans la sensibilité d’un corps qui est comme chez Merleau-Ponty le berceau des significations ? Dans l’indifférence affective, pas d’éthique et de politique possible. C’est grâce à la passionalité ou à la sensibilité d’un sujet essentiellement « pathique » ou pathétique qu’il peut y avoir compassion, intérêt pour autrui et ce qu’on appelle démocratie. L’indignation et la colère qui prennent aujourd’hui  une dimension planétaire, relèvent bien du thumos, du cœur et celui qui est prompt à s’indigner témoigne éminemment de son souci du monde. Mais cette passion spontanée et un peu sauvage qu’est l’indignation appartient encore à l’esthétique, relève de ce que Max Weber appelait l’éthique de conviction et elle doit  trouver une expression politique pour exercer une pression sur l’éthique de responsabilité et pour que s’établisse un pont entre esthétique, éthique et politique. N’est-ce pas grâce à un court circuit esthético-éthique et éthico-politique qui, pour un temps et quelques soient les risques de désillusion, a accordé les exigences de l’éthique à celles de l’action politique que Benghazi est aujourd’hui encore debout et que ses habitants n’ont pas connu le sort terrifiant de ceux de Srebrenitza ?

On est plus embarrassé lorsqu’il s’agit de parler de la sortie de l’éthique, de ce stade religieux auquel Kierkegaard lui-même n’osait pas vraiment prétendre. Pour ne pas me dérober je dirais schématiquement qu’on peut en sortir par le haut ou par le bas, par la grande ou par la petite porte mais à chaque fois cette sortie ou cette suspension de l’éthique pose le problème complexe des relations qu’A. Jacob entretient avec la tradition judéo-chrétienne.

La sortie par le haut, je la mettrai sous le signe suspensif et suspendu de la grâce, sous le signe plus particulièrement de la mystique de la dépossession que l’on trouve chez Simone Weil : l’opposition de la pesanteur et de la grâce, de la gravité et du jeu, de la fonction et du sens aura donné sa direction et sa consistance à l’espace orienté des schémas de notre auteur. Mais le mot grâce, on le sait, est équivoque et polysémique, il a un sens esthétique -le gracieux, un sens éthique, -l’agrément, le gré (gratus), la reconnaissance et la bienveillance gratuite-, et un sens religieux -l’excès et la surabondance de l’amour comme agapè- et A. Jacob qui a plus d’un tour dans son sac, joue sur cette polysémie : tout indique que ce qui est donné par surcroît dans le suspens de l’heur ou de l’augurium est une chance imméritée et gratuite qui implique bien l’idée d’une suspension de l’éthique, l’accès au jardin suspendu de la sagesse ou, par-delà l’ordre de la chair et l’ordre de l’esprit, l’accès à l’ordre de  la charité quand bien même celui-ci serait-il sans Dieu et non séparé du monde[7]. Mais cela n’empêche pas A. Jacob de déconstruire ce qu’il appelle la verticalité dogmatique qui commence tout de go par le haut et le Très-Haut au profit d’une verticalité génétique qui modestement prend naissance avec le redressement de l’homo sapiens. Aussi il ne serait sans doute pas très honnête de solliciter notre auteur et de lui faire dire ce qu’il répugne à dire mais il faut reconnaître que sa pensée vigoureusement agnostique, refuse toutefois de se dire ouvertement athée et de s’installer sur ce que Plutarque appelait le terrain sec de l’athéisme.  Il peut y avoir en effet dans l’athéisme quelque chose à la fois de court, de fermé, de satisfait et de hargneux qui n’est pas en phase avec l’éthique de l’ouverture que nous avons essayé de présenter. Les Sujets représentés par des cônes, non sans rapports avec le tenseur guillaumien, articulant l’exigence de l’universalité sur celle de la singularité, ne sont-ils pas ouverts vers quelque infini susceptible de ce que l’auteur appelle une édènisation ?

 Je n’insisterai pas sur la sortie de l’éthique par le bas, sur ce négatif de l’éthique qu’est le mal ; les deux figures du mal, l’enfermement et la destructivité liés aux deux versants de la condition humaine et aux deux types fondamentaux de mouvement,  le vortex (le tourbillon) et la chute devant faire l’objet d’autres communications. Je signalerai simplement que dans les limites de la simple raison, l’auteur nous donne une interprétation  strictement symbolique d’un mal qui, pour le dire à la manière de Kant,  ne diffère plus du bien comme le ciel de la terre mais comme il diffère de l’enfer. Le mal, suivant cette représentation, n’est pas de la chair ni des passions il est de l’esprit et c’est bien d’une chute à chaque instant possible vers le bas et le très bas, d’une dé-chéance, d’une catagenèse, d’une descente aux enfers ou d’une infernalisation que sont livrés les Sujets faillés et faillibles qui, funambules en rupture d’équilibre, mettent à chaque instant en jeu leur verticalité et qui sont  représentés ici comme barrés. Telle est la critique du péché originel et l’interprétation synchronique de la chute que l’auteur n’hésite pas à nous donner.  

Mais ce qui, pour ma part, me paraît le plus digne d’être souligné c’est le jeu d’échos que l’on peut entendre entre ces dehors de l’éthique qui sont à son entrée et à sa sortie, jeu d’échos entre l’esthétique et le religieux, entre l’éros et le hiéros, entre l’infra-éthique qui pourrait correspondre à la pensée de Deleuze et l’ultra-éthique ou l’hyper-éthique que représentent pour l’auteur la pensée de Lévinas. Cet intérêt pour l’excentricité et l’extravagance de ces sphères est une façon sans doute de mettre la centralité de l’éthique entre parenthèses, de la tenir en respect et peut-être en suspicion, une façon en tous cas de nous écarter de notre auteur pour lequel, l’éthique du décentrement ouverte à l’aléatoire a toujours le dernier mot.  L’éthique est en effet la sphère de ce que Kierkegaard appelait le général par opposition à celle de l’individu, à celle de l’unique ou de l’exception qu’aucun personnage conceptuel ne vient représenter : il n’y a pas de Faust ou d’Abraham de la sphère éthique. Aussi Kierkegaard comme Nietzsche ne s’est-il pas fait faute d’en dénoncer le faux sérieux et l’atonie : existence banale en conformité avec les exigences du général qui a pour contrepartie malheureuse  l’esprit petit bourgeois, la tiédeur pharisienne, la modération sans envergure, la personnalité étriquée, sans imagination et spirituellement bornée qui rebutait Kierkegaard et le faisait s’exclamer : du possible ou bien j’étouffe ! S’opposant à l’assimilation kantienne de la religion à la moralité, s’indignant de la dénaturation hégélienne de la foi intégrée et dissoute dans le savoir absolu, Kierkegaard ou Johannes de Silentio, son pseudonyme dans Crainte et tremblement, s’approche des frontières vertigineuses de ce pays inconnu qu’est la foi en montrant que le chevalier de la foi est un Je et non un sujet impersonnel, un Je fini qui se mesure à l’absolu et qui vit à chaque instant heureux et joyeux en vertu de l’absurde. « Le merveilleux c’est de vivre à chaque instant heureux et joyeux en vertu de l’absurdeCelui qui en est capable est grand et la pensée de ce qu’il fait emplit d’émotion mon âme qui n’a jamais mesuré son admiration devant les grandes choses ».

Le premier exemple de ce jeu d’échos entre l’esthétique et le religieux nous est donné par Kierkegaard lui-même. Exclu de l’éthique ou du général, il ne sait pas jusqu’au bout s’il est un auteur esthétique ou religieux et il ne cesse d’osciller entre ces pôles extrêmes de l’hétéronomie et par avouer in fine : je suis un poète et rien de plus, ou, ailleurs, je suis un poète du religieux avec une inclination démoniaque, inclination que Kant jugeait impossible, l’homme, pensait-il, ne pouvant être dépravé à ce point.  La complicité obsédante, chez Kierkegaard, du libertinage et du christianisme, du démoniaque et du divin, de l’éros et du hiéros, du sacré et du sacrilège a  bien été repéré par G. Bataille qui la mettra au cœur de ce qu’il appelle simplement l’expérience, traversée périlleuse qui aboutit, dans l’extase, par-delà tout projet, à simplement être. Le mystique, disait aussi le tractatus de Wittgenstein c’est le fait de l’existence, la Dassheit du monde[8], le fait que le monde est et qu’on ne peut pas dire, épreuve du il y a qui est suspension de la pensée, expérience étrangère au souci de savoir comment il est et à laquelle seul le mode poétique peut sans doute répondre en accueillant, dans le dessaisissement, la splendeur du monde.

 Mais c’est chez Simone Weil, deuxième exemple, que l’on trouve un court circuit particulièrement fulgurant entre l’aisthèsis, la sensation qui est en tous les sens du terme pathos et le religieux. La douleur, le pâtir, le subir, la réceptivité emblématique de la passion du Christ ne font qu’un avec une radicale dépossession ou un évidement de soi qui évoque, sans qu’elle en eut connaissance,  le tsimtsoum, la contraction, le retrait de Dieu qui s’absente pour laisser être le monde qui est au cœur de la kabbale d’Isaac Louria.  Cette dépossession extatique et christique qu’elle appelait décréation rend seule possible l’ouverture à l’Autre et la rencontre du réel. Tô pathéi mathos, « par la souffrance la connaissance » ou « l’épreuve apprend non par raisons mais par sens » (et par sens en tous les sens du mot sens) ainsi que traduit Henri Maldiney l’amère, la brûlante parole de l’Agamemnon d’Eschyle ou mathos fait écho au pathos qui peut ici nous ouvrir à l’intelligence de l’expérience de Simone Weil. « Le malheur sans aucune consolation est une des clefs par lesquelles on entre dans le pays pur, dans le pays du réel (et c’est) l’amour divin qu’on touche au fond du malheur ». C’est ce qu’elle écrit à Joé Bousquet, en pleine guerre, le 12 mai 1942[9], avant de mourir de faim et de tuberculose, fusillée de douleur.

Nous ne nous dissimulons pas ce que peut avoir d’im-pertinent notre interprétation de la thématique proposée par A. Jacob.  Sans sous-estimer l’importance de ce qu’on a appelé le linguistic turn (tournant linguistique), c’est à l’intérieur d’un autre tournant, à l’intérieur du tournant esthétique de la philosophie que nous nous sommes inscrit, ce qui a entraîné un déplacement de toute la problématique : c’est désormais le sensible et l’art, tout un dehors excentrique qui résiste avec le plus d’entêtement à la philosophie et qui exige qu’elle se pense et se redéfinisse elle-même. Moins engagé dans cette direction, A. Jacob, par delà la référence des années soixante aux trois stades kierkegaardiens, aurait cru utile de souligner, plus qu’il ne l’a fait, la valeur quasi-cosmique de l’eros et sa préfiguration sensible, dans l’étreinte, des embrassements plus larges de la com-préhension (dia-logos) et le passage du conformisme de l'éthos  à l'inventivité éthique, surmontant le tragique de la vie individuelle : face au re-cueillement , toujours salutaire, du hiéros.

 Ne pouvons-nous risquer, pour notre part, une interprétation de la trilogie, autrefois convoquée par André Jacob,  dans un sens diachronique plutôt que synchronique ? Ne pourrait-on y voir, en mode mineur et pour finir, une nouvelle version de la théorie des âges de la vie ?   Eros ce serait la jeunesse, le stade du désir insatisfait, la phase romantique, inquiète et agitée de l’existence que représentent les figures emblématiques de Don juan, de Faust, d’Ahasvérus. Ethos, l’ethos de l’éthique et de son inventivité, ce serait la maturité, le moment de la réconciliation avec le monde, la fin de l’exil et de l’errance, le temps pour Ahasvérus, le juif errant,  de trouver son éthos, sa demeure, son ancrage dans le réel à travers l’action et le langage. Quant au hieros il correspondrait au recueillement du soir, à la découverte, dans la longue nuit du monde, de l’éclair du verbe, de la fulgurance toujours recommencée de l’Instant du loquor ou plus rarement du rayonnement et de la joie. L’expérience sacrée de l’Ouvert, celle dont parlait Hölderlin, n’est ce pas la récompense ultime de ce procès de verticalisation risquée qui est au cœur de la pensée d’A. Jacob  et de cette éthique toute entière confondue avec un effort continué de décentration et d’annulation du sujet clos sur lui-même[10] ?

Nous avons parfaitement conscience de ce que peut avoir d’un peu excessif la lecture très personnelle et si peu humaniste que nous venons de faire. Car la pensée d'A. Jacob, pensée de la décentration, est essentiellement une pensée de midi dans le meilleur sens qu’une tradition spécifiquement française et camusienne donne à cette expression ou une pensée du milieu qui toujours défend sa légitimité, son honneur et son droit en se battant sur deux fronts,  en luttant contre les deux périls majeurs qui menacent la connaissance aussi bien que l’éthique : celui de la clôture, de la centration d’un côté et celui de l’excentricité et de l’excès de l’autre.

Mais s’il nous est permis, in fine, de jouer sur l’ambigüité du terme c’est en tout cas du sacre d’une vie vouée et consacrée à l’enseignement et à l’étude, du sacre d’une vie nimbée plus qu’une autre, aurait dit Pascal,  de la grandeur des gens d’esprit, dont nous  pouvons parler, et c’est bien ce sacre que nous célébrons aujourd’hui.

 

 

[1] Et en effet, par exemple, pourquoi éprouverions nous la honte d’être un homme face à la droite xénophobe s’il n’y avait chez elle qu’une option morale différente de la nôtre ou qu’un choix spécifique de « valeurs »,  comme on a coutume de dire ? Il n’y a pas ici d’option personnelle, « nous sommes en tout menés », écrivait Jean Cavaillès entré en résistance.

 

[2] C’est pourquoi, comme on l’a souvent remarqué, la beauté pour les Grecs n'est pas une notion esthétique mais, au sens où nous l’avons dit, une notion éthique. La beauté c'est le monde, le mot grec kosmos signifiant à la fois monde et parure, c'est le monde devenu habitable et respirable, c'est le monde comme contraire de l'immonde.

[3] Dieu a fait l’homme avec du bois courbe, écrivait Luther.

[4] L’écart de langage ou l’ambigüité est ici à son comble. D’abord pour centrale que soit l’éthique, il est clair que cette éthique, dominée par un modèle profondément piagétien, est une éthique de la décentration (en rupture avec l’égocentrisme, l’ethnocentrisme…). Ensuite elle se situe par-delà les exigences symétriques de centricité et d’ex-centricité.   Mais cela n’a pas empêché A. Jacob de considérer avec intérêt l’extrémisme et l’ex-centricité d’une certaine pensée française contemporaine dans laquelle il a vu l’occasion non d’un retour à l’ordre mais d’un renouvellement de la philosophie. Les excès de la centralisation, de la con-centration sous toutes ses formes (celle du foyer, de la ville, du capitalisme, des camps…) avaient en effet fini par provoquer par contraste d’autres excès, un retour de Dionysos, une invitation à l’excès (Bataille), au nomadisme (Deleuze), à l’ex-tase (Zen), à l’anarchie (Debord), à la dissémination (Derrida)… On voit que la catégorie d’excentricité ne va pas sans équivoque et sans ambigüité ; on pense à Nietzsche écrivant à Peter Gast : « on se tire d’affaire à mon sujet en parlant d’excentricité, de pathologie… ».

[5] Cf. De la morale à l’éthico-politique, L’Harmattan, 2007, p. 193 et Esquisse d’une anthropo-logique, CNRS édition, 2011. P. 14. Sur le sacré cf., Quelle sacralisation ? Colloque Castelli, Rome, 1985.

[6] Si l’on est trop nietzschéen pour croire encore en la grammaire, il faut pourtant bien reconnaître que le verbe latin loquor, verbe déponent à la fois passif et actif, dit à merveille l’instant paradoxal de la parole qui, à tout instant, au croisement de la synchronie et de la diachronie, convertit la langue en discours.

[7] Il serait intéressant de montrer comment cette notion de suspension prend forme et sens et d’en repérer l’introduction dans la philosophie. La suspension ou l ‘époché  disent à la fois l’interruption et la neutralisation des oppositions, le suspens de l’alternative, de l’opposition du « oui » et du « non », de la vie et de la mort qui, selon le Zen, induisent l’éveil. La suspension de l’éthique qui marque pour Kierkegaard, le passage au stade religieux trouve en fait son commencement et sa condition avec le stade esthétique et elle ne pouvait vraiment apparaître que chez un penseur qui avait noué un rapport effectif avec l’art et qui se trouvait inscrit depuis toujours dans le tournant esthétique de la philosophie. Celui-ci s’initie avec Baumgarten, Kant et Schiller, avec la contemplation esthétique déterminée comme libre jeu, comme contemplation des apparences et pouvoir de jouer avec de pures formes et de suspendre les déterminations et la chape de leurs enchaînements.  Le jeu de l’art aussi bien que le jeu de la philosophie n’ayant pas de critères et n’étant jamais assuré, le faussaire devient le double intime de tout artiste et il rend inassignable la frontière du vrai et du faux, du sincère et de l’insincère, le philosophe oscillant entre les sphères et ne pouvant jamais être que le poète du religieux. Cf. F. Zourabichvili, Le jeu de l’art in La littéralité et autres essais sur l’art, PUF, 2011.

[8] Mais la philosophie, disait Schelling, s’est historiquement développée comme philosophie du Was, du quid ou du ti et non comme philosophie du Dass, du quod ou de l’oti  L’entrée dans l’expérience et le non-savoir que présuppose le passage de la philosophie négative à la philosophie positive  implique un se laisser poser hors de soi, épreuve essentielle à la mesure seule de l’extase.

[9] Œuvres, Quarto Gallimard, 1999, p. 798.

[10] Nous avons rendu compte de la pensée d’André Jacob telle qu’elle s’exprime dans son dernier livre (Anthropo-logique) dans un article paru dans la revue en ligne EspacesTemps net 2012 et intitulé « L’anthropo-logique d’André Jacob, Une philosophie pour le temps présent ».  Dans cet article nous écrivions notamment : « Un des points nodaux de la pensée d’André Jacob consiste à donner à la problématique du centre une valeur paradigmatique et une extension éthique : le décentrement est en effet non seulement la condition de la connaissance mais également celle de l’éthique, du devenir Soi , du passage de l’ego, du Moi enfermé en lui-même, au Soi capable de se mettre à la place de l’Autre et de se remettre en question ».  On pourrait ajouter qu’il est aussi la condition d’une pensée écologique, nécessairement polycentrée ou acentrée, spinoziste en son essence.

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