UN RADICAL DÉCENTREMENT
Jadis, les animaux étaient avec nous au centre du monde
John Berger
Personnellement je suis animé par la question de l'attention au vivant, de l’attention à ces vivants qui appartiennent à un monde qui ne veut pas être domestiqué écrit modestement Baptiste Morizot dans un interview à Philomag. Jusqu’ici il avait surtout pisté les loups et suivi les rivières et les castors cherchant avant tout à raviver les braises du vivant afin que reprenne l’aventure, que reprenne la création continue de l’évolution dans le désert que l’extractivisme nous a bien voulu nous laisser. Mais il est philosophe et il a le projet ambitieux de penser comme un arbre, comme une bête ou comme une montagne, et pour cela, tout en attendant le coup de foudre qui ne peut manquer de venir, il faut commencer par abattre l'édifice mortifère de la rationalité moderne en mettant en question le paradigme qui la fonde : l’opposition de la nature et de la culture. Celle-ci a assigné à l’homme une place, une centralité si privilégiée « au sein de l’étant » qu’il a fini lui-même par détruire ou éteindre -c’était la sixième fois- le monde où ils vivaient avec les animaux, jusqu’à perdre le regard qui leur permettait de déceler les signes de leur présence. Le regard perdu[1] tel est le beau titre de son essai d’interprétation de l’art paléolithique.
Mais il est possible de réapprendre à voir le monde disait Merleau-Ponty définissant ainsi la phénoménologie, cœur vivant de la philosophie, exercice prototypique du regard[2] visant l’implicite inapparent, il est possible de réactiver ce regard en restaurant notre rapport au monde et en pensant autrement notre place dans la nature. Le charbon végétal à la main, Baptiste Morizot continue d’aller tout droit aux choses mêmes[3], de pister la vérité (64) et de tester dans les cavernes son hypothèse jizzjusqu’à nous donner aujourd’hui à entendre le plain chant du jizz dans l’espace de résonnance d’un livre audacieux et jubilatoire sur l’origine de l’art pariétal animal.
Il éclaire de façon étonnante l’art préhistorique en répondant clairement à une double énigme : pourquoi celui-ci est-il exclusivement animalier et pourquoi est-ce sur les parois des cavernes que les animaux sont représentés ? La thèse de l’auteur consiste à dénoncer le biais cognitif le plus commun, celui qui nous a fait considérer, pour les ennoblir, sans doute, les préhistoriques comme des « artistes » en faisant fi de leur milieu écologique, en ignorant tout de leur Dasein, de leur être-là qui justement les exposait hors de toute subjectivité, pour utiliser ce terme allemand qui permit à tant d’entre nous de sortir de l’enfermement de la pensée française. Nos ancêtres n’étaient pourtant pas des artistes mais des chasseurs cueilleurs toujours aux aguets ou à l’affut dans un paysage de savane où foisonnaient les grands animaux toujours vus de loin. C’était une traque visuelle quasi obsessionnelle au cours de laquelle, ils cherchaient à identifier de manière fulgurante les espèces qui surgissaient et apparaissaient au loin et c’est encore cette mise en présence qu’ils figuraient dans des grottes à la configuration génitrice. Ils se laissaient alors guider par les reliefs, par le modelé de la paroi qu’il s’agissait de compléter. D’où les silhouettes, les profils qui sont autant de prélèvement de l’essence[4] rappelant certains profils japonais qu’un unique trait de pinceau fait soudainement surgir de l’ombre, d’où des figurations stylisées entièrement livrés à l’emportement du trait ou au désir de la ligne (Matisse), plus vraies que nature, plus pures, plus fulgurantes qui ne restituent pas la totalité de l’animal mais qui en donne le style d’apparaître, le jizz mémorisé, formaté par des milliers d’expériences pour employer ce mot, pour nous étrange, emprunté à l’ornithologie et répété presque ad nauseam tout au long du livre. On pourrait parler, pour traduire ce mot capital, de coup d’œil, de cette capacité identificatoire du regard qui, d’un coup, décrypte la taille et la forme d’un objet, celles d’un visage dans les nuages dans les formes les plus communes de paraéidolie ou celles d’un avion ennemi pour revenir à l’acronyme GISS[5] qui serait à l’origine du mot jiss. Il était employé pendant la guerre par la Royale Air Force pour repérer très rapidement les appareils très performants de la Luftwaffe. Mais le philosophe cherche d’abord à « faire justice à l’événement de l’apparition » (140) et ce sont les mots mêmes de la phénoménologie qu’il emprunte pour nous donner à voir la silhouette détourée et prélevée sur le fond des dessins, extraite, écrit-il, du mystère de son apparition. On comprend alors que représentation du sol sur lequel se tient l’animal soit absente comme celle du paysage autour de lui, mais aussi sur cet ours de la grotte Chauvet (36 000 ans B.P.), par exemple, qu’il n’y est ni œil, ni visage, ni moirure du pelage représentés : la bosse dorsale et le stop frontal suffit, d’un coup, en un éclair, à le reconnaître (75). Donc, pas de progrès en art mais, au commencement, la beauté[6] ! « L’art a surgi comme un poulain qui se met à courir à peine né [7]» et, procédant d’une commune expérience visuelle, il a perduré, avec la même perfection, dans toute l’Europe, pendant plus de 20 000 ans (173). L’image donnée dans la vision avait pour eux, comme pour tous les peuples premiers, une réalité, une indépendance, une extériorité meaningfulness et mêmel’évidence sacrale d’une terrible beauté (211), à mille lieux de la conception pauvre, étriquée, désertique que se font les Blancs des possibles pouvoirs de l’imagination : depuis le 17eme siècle, ils ont disqualifié l’image en la réduisant à un produit illusoire et subjectif de la conscience imageante(Sartre) alors que, comme la voix qui sortait du buisson ardent pour les Juifs, elle s’imposait à eux qui ne l’avait pas choisie et qui ne venaient pas d’eux[8]. La cosmogonie du dreaming des aborigènes pourrait nous en donner un autre exemple qui met en évidence la pitoyable amnésie des Modernes aujourd’hui accaparés par l’auto-référence solipsiste des selfies (11) ! Refleura-t-il enfin pour nous, un jour, le désert ?
L’auteur, rationaliste (69), s’il ne tient pas en grande estime les hypothèses mystiques et très coûteuses faisant appel au chamanisme avoue pourtant tout simplement ne rien avoir à nous dire de la signification des peintures pariétales mais son livre implique néanmoins une révolution théorique de première importance, un changement paradigmatique, un renversement de perspective qui s’inscrit dans ce que la pensée moderne a peut-être de plus prometteur. Sa critique de l’illusion hylémorphique ou de ce qu’il appelle la métaphysique de la production (149) est au cœur de sa pensée et il ne craint pas de la rapprocher du non-agir du taoïsme (151) et de se référer à la disponibilité et à l’infinie délicatesse avec laquelle les taoïstes arrivent à infléchir les flux qui nous traversent, les flux avec lesquels nous échangeons et ne cessons de négocier. L’acte de création serait donc d’abord relationnel, il se ferait à partir de lignes de force, d’invites, d’indices, d’amorces inabouties, latentes, incertaines qui ne demandent qu’à être complétées (133). Les formes implicites de la matière suggèrent, favorisent l’acte créateur saisi in statu nascendi et les préhistoriques les sollicitaient pour les continuer, les infléchir ou les compléter. Alberti (127) et Léonard de Vinci dans ses carnets n’ont jamais dit autre chose. La motivation première de l’acte est venue du fait de voir surgir les animaux dans les formes implicites de la matière, expression que l’auteur emprunte à Gilbert Simondon. L’Inuit, par exemple, nous rapporte l’anthropologue Edmund Carpenter, après avoir pris un bloc d’ivoire, il le tourne, le retourne et il lui parle : Qui es-tu toi ? avant de finir par voir que, sous un certain angle, le bloc ressemble à un phoque qu’il va révéler en travaillant les formes implicites de la matière, d’une matière (hylé) qui, par opposition à la forme (morphé) (forme imaginée que nous aurions dans la tête) n’est pas inerte et passive comme le suggère pourtant l’hylémorphisme aristotélicien. Si cet art représente, ce n’est pas au sens de la copie ou de la duplication mais en ce sens plus ancien (contenu dans le préfixe re) de faire venir à la présence, d’instituer ce qui est. Toutes les potières du monde le savent bien aussi : l’argile qui semble informe possède déjà une forme implicite qui est celle de la plasticité et de la solidification qui rendent moulage et démoulage possibles. De même le bois d’if est la matière qui possède la forme implicite de souplesse et d’élasticité nécessaire à l’arc. Il y a donc toujours eu dialogue avec le monde. Ce dialogue permanent contraste avec la posture de maîtrise et de toute puissance traditionnellement attribué à l’artiste occidental. Assuré du renfort biblique, il fut longtemps considéré comme le génie que le romantisme a tant magnifié.
De même que les paléolithiques voyaient le bison dans la pierre nous avons entendu (verstehen) dans ce texte éco-logique soucieux donc de l’habitat humain ou de notre séjour (oikos c’est, en grec, l’habitat, la maison) sonner les tonalités (Stimmung) de la phénoménologie. L’auteur rompu à toutes les techniques, habitué à tous les terrains habite aussi en poète, dans le parler de la parole et c’est la perte du pays natal (Heimatlosigkeit), l’expérience du déracinement ou du dépaysement (Bodenlosigkeit) dans un monde dont on se demande s’il est encore habitable, qui résonnent déjà dans le titre du livre et qui le conduisent à mettre à vif et en cause les assises même et les soubassements de toute une tradition occidentale encore arrimée à ce qu’il appelle une métaphysique de la production. Prendre le relais de cette critique c’est tenter de sortir plus avant de la métaphysique de la subjectivité, le moi étant toujours un principe de méconnaissance. La métaphysique occidentale qui porte et gouverne secrètement notre histoire définit l'homme comme sujet auto-fondé, elle le dresse au sein de l'étant dans une posture de maîtrise qui porte à son comble l'oubli de l'être (Heidegger) et allume le brasier du néant (Husserl) : l’écocide ou le géocide dans lequel est en train de sombrer notre monde.Le regard perdu c’est aussi la perte à l’égard de ce qui nous regarde et, si nous grossissons à la fin le trait, nous n'oublions pas que ce livre, essentiellement fondé sur les apports des sciences humaines, est aussi le livre d’un philosophe. Or la philosophie ne possède-t-elle pas une structure kérygmatique (kérygma signifie appel) ? Morizot dit répondre à l’appel du jizz (213) mais c’est toute la philosophie dominée aujourd’hui par la question de l’habitabilité du monde qui tente de répondre à une telle question. Qu’on ne s’étonne donc pas si, lisant ce livre, nous nous nous sommes sentis en position d'interpellation, répondant à un appel -ou à une interpellation- dont chacun de nous pourrait être un des destinataires privilégiés.
Sortir de la métaphysique ce serait sortir de l’enfermement dans le pur vouloir, car comme le dit cette remarque des Holzwege : "c'est l'inconditionnel du pur vouloir qui menace l'homme de mort". Au moment où l'étant ne se rencontre plus que comme ressource ou fonds disponible pour une subjectivité au regard de laquelle plus rien ne vaut que comme affirmation de puissance, il convient d’ouvrir un autre rapport à tout ce qui est et cela signifie s’aventurer dans la Gelassenheit (laisser être) selon le mot de Maître Eckhart... "L'essence de l'homme n'a rien d'humain", sa grandeur propre réside dans son abandon et son ouverture ek-statique au rien... le rapport à l'être définit de manière première et fondamentale l'être de l'homme qui n'est pas d'abord "sujet" ni "conscience" mais Dasein, soit l'être qui, originairement frappé d'ouverture, est, dans l'éclatement d'un acte de présence (Beaufret), le "là".La forêt écrit, comme en écho, Baptiste Morizot dans La piste animale, est un espace de résonnance qui nous rappelle notre être au monde. Le chant des forêts, nous dit aujourd’hui Vincent Munier, nous initie à une vie partagée. Les arbres aussi, écoutent le chant des oiseaux, celui qui favorise leur croissance. Comment ne pas être frappé par ce refus fondamental de tout anthropocentisme, par ce rappel à l'ordre adressé à la philosophie sommée de revenir à sa vocation première, par la pauvreté et l’impuissance revendiquée du Dasein (Ohnmächtigkeit des Dasein) qui est toujours déjà « au-dehors », en porte à faux avec toute la métaphysique occidentale qui est une métaphysique de la volonté et de la puissance ? L'abandon de toute volonté propre consiste à se déposséder de sa subjectivité pour ek-sister comme l'être ek-centrique qu'il est, pour sortir au dehors en allant vers ce qui lui advient par lequel il se laisse approprier, vers ce lieu d'être qui nous appelle à être. L'homme en effet, quelques enfers qu'ils doivent encore traverser (comme écrit Heidegger dans une lettre à Hannah Arendt) doit apprendre qu'il ne se fait pas lui-même, qu'il ne s'auto-produit ni anthroplogiquement ni génétiquement (comme c'était le cas avec "l'humanisme politique" des nazis fidèles au programme eugéniste de la fabrication d'une race de seigneur (projet qui se retrouve, inchangé, chez les nouveaux prédateurs transhumanistes de la Silicon Valley), qu'il ne choisit ni d'être mortel, ni de venir au monde, qu'il ne choisit ni son corps, ni son sexe, ni ses parents, ni sa contrée, ni son époque... qu'il est un être jeté ce qui définit un des versant de la "factivité" par laquelle il ne cesse par ailleurs d'être toujours en train de faire quelque chose. Ne dites plus homme, ou sujet ou conscience ; l'être humain c'est le Dasein, un être "excentrique" toujours déjà exilé, égaré, exproprié, caractérisé par un essentiel ne pas être chez soi (Unzuhause), un essentiel dépaysement (Unheimlichkeit) qui le décentre jusqu'à ce qui lui est autrement propre : être. L'homme en conséquence n'est humain que dans la gratitude à l'égard de ce qui lui est essentiellement autre et qui ne peut lui être que donné : denken ist danken, to thank is to think, penser c'est remercier. Rien ne sied mieux à la vie que le remerciement, écrivait Goethe. Merci, gratias, grazie, eucharisto… c’est un« oui » donné à la grâce d’être, merci, c’est la seule prière suffisante qu’on ait à dire dans notre vie,disait Eckhart. Elle annonce le Ja-sagen nietzschéen et les troubadours utilisaient eux aussi le mot gratitude[9] pour désigner l’amour dont ils étaient les inventeurs et les porteurs.
Nous serions nous ainsi égarés, partis bien loin de ce que peuvent nous dire, selon Morizot, les préhistoriques dessinant des animaux ? Songeons pourtant pour finir à ce crâne d’ours des cavernes que l’on a trouvé posé ostensiblement sur un possible autel de pierre. Il se trouve dans la Salle du crâne de la grotte Chauvet (248) : dans un radical décentrement par rapport à ce que peut recéler encore l’humanisme impénitent des dominants que nous voulons être, n’y aurait-il pas là un rituel de gratitude pour ceux qui savaient encore s’effacer et garder leur place dans le grand tissu du vivant ? Le rituel de gratitude d’une culture du vivant qui, puisant à la source même du phénomène, fait simplement place à d’innombrables vivants et à ces vivants non humains qui nous obligent enfin à aller, encore et plus résolument, dehors.
F. W

[1] A l’origine de l’art pariétal animal, Actes Sud, 2025, 263 pages.
[2] Qu’hommage soit rendu à François Fédier auquel nous empruntons cette expression.
[3] Zu den Sachen selbst est la devise de la phénoménologie.
[4] Sur la Wesenschau de Husserl utilisée en histoire de l’architecture, cf., F. W. L’art roman, Le Portique, 2001.
[5] Pour General Impression of Size and Shape.
[6] Cf., sous ce titre, Au commencement la beauté. De Chauvet à Lascaux, notre livre publié chez Arléa, en 2020.
[7] Anton Ehrenzweig, L’ordre caché de l’art, cité p. 210.
[8] Cf. Simondon dans imagination et invention, phrase citée, comme un mantra, p. 115, par exemple.
[9] De gratus, adjectif latin venant du nom gracia, équivalent du grec charis.
Article proposé à la revue Espacestemps sous le nom de "Un radical dcentrement".