OMPHALOS
Petite ode au village
Un des traits les plus remarquables de cet ensemble de volumes soigneusement serrés, composés et ajointés que constitue le village de Quinson tient sans doute au fait que chacun de ses habitants dispose d’une perspective différente, d’un angle ou d'un cône de visibilité distincte, d’un point de vue singulier sur le paysage et sur l’écrin des falaises qui le cerne. Il n’est pas jusqu’aux lotissements judicieusement bâtis sur des terrains escarpés au dessus du village qui ne donnent à chacune des maisons sa vue spécifique cassant ainsi la triste monotonie qui est souvent le lot des constructions industrielles hors sol, uniformes et anonymes qui envahissent et enlaidissent notre pays sans parler des clubs résidentiels, forteresses ségréguées et sécurisées (gated community) où l’on reste entre soi, à l’abri de l’altérité, sans jamais descendre à la ville ou au village. Personne ici n’est vraiment assigné à résidence et chacun peut jouir d’une co-habitation qui se pare des couleurs de tous les angles et de toutes les différences. De même qu'un cône, selon la direction du plan qui le traverse donne des figures géométriques bien différentes, de même le village et son environnement changent selon la face par où on le regarde et il n’y a pas de vérité en dehors de l’angle à partir duquel on appréhende les choses étant entendu que nul ne peut jamais sortir de son angle et que la réalité est toujours interprétée et référée à l'existence de l'observateur comme le montre encore la mécanique quantique.
Ces deux anciennes cartes postales représentent elles aussi le village mais selon des angles radicalement différents.
La première en noir et blanc, datant de 1900, est l’une des plus anciennes (sur la place de la mairie, nul monument aux morts) et elle a quelque chose d’émouvant et de presque pathétique : des personnages de plus en plus petits et minuscules en fonction de la perspective ; au centre, deux femmes d’un certain âge, habillées et coiffées à l’ancienne, montent la rue du Var en se tenant par le bras, une calèche (ou la patache ?) est stationnée près du lavoir et la perspective de grenouille ou la contre-plongée nécessairement adoptée (la rue est en forte pente et la prise de vue se fait du bas vers le haut) a pour effet d’estomper le haut du village. La technique encore très artisanale de la plaque photographique fait que l’ensemble fleure bon les temps anciens où l’on ne sacrifiait pas encore à la vitesse et à l’accélération.
La seconde, plus tardive (1950 ?) colorisée, agressivement moderne est une des premières vues aériennes du village que nous possédions. Dans le cadrage que, comme en un templum[1], l’horizon impose au ciel, elle nous montre un village aux toits de tuiles romaines, rehaussées d’un rouge rutilant, un village resserré, planté au milieu de l’écrin étoilé et du manteau d’Arlequin des terres agricoles, encore aujourd’hui préservées.
Elles sont bordées par les ferrages et au loin par la falaise de l’Aspre. Quand on se penche ainsi sur ce pays comment ne pas se prendre à rêver ? Comme bien des peuples de la terre, n’est-on pas porté à se demander si, ici, ne se trouverait pas le nombril du monde, ce que les Grecs appelaient l’omphalos et les Romains l’ombilicus mundi [2]? Ô terre porte-graines, porte-fleurs, porte-fruits, ô terre qui porte aussi tous nos défunts… être ici est merveille, comme disait le poète Rilke… La perspective aérienne sur cette carte est plongeante pour employer le vocabulaire des cinéastes hérité de celui des peintres qui, à la Renaissance, utilisaient déjà la chambre noire : ils cherchaient, par la perspective, à donner de la profondeur à leurs tableaux, pour domestiquer le monde, pour l’organiser en fonction de l’œil d’un homme qui en était devenu le centre, le pivot et la mesure, un spectateur désireux de s’approprier ses formes et bientôt de les dompter et de les manipuler. Et la chambre noire leur donnait comme une peinture spontanée qu'ils pouvaient cadrer, composer, modéliser pour fabriquer un point de vue et qui ne ressemblait pas au monde quotidien que l'on peut voir par soi-même : la lentille convergente à volonté déformait les objets et les couleurs que l'on pouvait moduler, intensifier...
Cette appropriation est aujourd’hui le fait de la chambre noire, celle de l’appareil photographique et de tous les appareils numériques qui fonctionnent maintenant à plein régime avec, sur la planète, des centaines de millions de clics par seconde. On peut aussi obtenir une telle vue aérienne en tapant sur Google Earth ou Google Maps, logiciels qui nous restituent instantanément la terre, mais la terre vue du ciel ou, comme on disait vue « de Sirius », vue de nulle part, la terre devenue homogène, uniforme, apparemment détachée de tout lieu, projetée dans un espace fluide, lisse et plat où toute situation revient au même. Mais, plutôt que de courir après la dernière innovation qui nous donne l’illusion d’une vision objective, ne convient-il pas plutôt de monter sur une des tours du rempart pour ressentir l’emprise, la puissance d’un site particulièrement actif et d’un lieu singulier, pour contempler un paysage beaucoup plus différencié constitué par le cirque que forment les remparts et son chemin de ronde, lui-même ceinturé, circonscrit au loin par les falaises traversées, coupées à la verticale par le Verdon en une très typique surimpression de relief ? N’y a-t-il pas là une affirmation de singularité, de quoi donner un coup d'arrêt à la platitude, à l'uniformité, à l’irrémédiable standardisation des lieux que provoquent l’urbanisation généralisée et la mondialisation ? Tout se passe en effet comme si le village, dans un pays perdu, loin de toute ville, avait été calmement déposé dans un vallon, dans un creux, dans un écrin saturé d'images, de signes et de multiples saillances où des individus et des groupes éprouvent un besoin croissant de se rassembler, de faire du « commun » dans cet espace partagé de proximité immédiate qui est le creuset de la vie humaine. Au loin on devine encore, avec l’anticlinal couché, ce qu’ont pu être, il y a quelques millions d’années, les spasmes furieux de la terre qui ont générés le Genius loci, l’esprit du lieu, façonné et nommé ensuite par l’homme en un milieu nourricier, en un sensible et signifiant écoumène[3]. Cet ombilic, ce centre du monde, l’aviateur photographe de la maison Lapie, d’instinct, l’avait-il déjà vu ?
Mais on dira qu’un tel « nombrilisme » est à la fois très commun et complètement insoutenable. Nous savons tous non seulement qu'il n'y a pas de vie humaine sans ancrage en un lieu, qu’il n’y a pas de peuple ou de communauté qui n'investisse intensément son espace matériel de vie jusqu'à prétendre être le centre du monde et comme le disait Protagoras la mesure de toutes choses, mais que, depuis le monde clos et fini des anciens a éclaté, un univers infini comme le notre ne peut bien évidemment plus avoir de centre. Et quand il n’y a plus de sphère, plus de roue, plus de circonférence, alors il n’y a plus de milieu, plus de centre, plus de moyeu comme l’était l’omphalos du temple de Delphes, tombeau des morts et centre de la terre marqué par une météorite, une pierre sacrée ou un bétyle semblable à celui que les Bottet ont trouvé en creusant, à l’entrée des basses gorges, le site funéraire de l’abri sous roche des trois points.
Et pourtant, derrière les représentations scientifiques et abstraites de la terre il y a le monde vécu de l'existence concrète, un sol d'évidence première sur lequel la chose inhumaine qu'étudie la science, n'a rien à dire. Comme le disait Bachelard, on ne vit pas dans l’infini parce que dans l’infini on n’est pas chez soi et le chez soi demande encore le choix, l’adhésion, l'adoption. Par ailleurs, l’omphalos ou l’ombilic de la naissance que les Anciens disaient marqué par Zeus, avant d’être géographique était d’abord culturel, il était le foyer, le centre spirituel du monde grec et rassemblait tout un monde. De même n’est-ce pas ici où l’homme est présent depuis plus de 500 000 ans, dans ce village Janus au double visage, fermé par ses remparts et ouvert par son pont, tendu entre l’ancrage dans l’ici et l’appel de l’ailleurs, dans ce village à l’identité en perpétuel devenir que, chaque année, se croisent, se rencontrent, se parlent et bien souvent s’entendent des gens venus de mondes a priori lointain et très différents mais qui se savent se sentir partout au centre du monde ? Côte à côte, comme des points de vue complémentaires les uns des autres disposé dans un creuset à une des Crossroad of the World, nous avons en effet des ruraux et des urbains, des gens d’ici et des gens d’ailleurs, des travailleurs et des retraités, des gens modestes et des gens plus aisés, des touristes et des artistes, des marocains et des sépharades, des Français et des étrangers venus d’Europe, d’Afrique et des Etats-Unis, ceux de la « France périphérique » restés en marge de la mondialisation et ceux de la France métropolitaine mondialisée et gentrifiée, des résidents et des saisonniers… Chacun des habitants exprime ou reflète une vue ou une perspective particulière sur le village de sorte que sa gloire s'en trouve comme multipliée et redoublée et qu'il apparait lui-même comme un miroir complet qui reflète la diversité du monde. Mais a chacun est donnée aussi la puissance de changer de perspective, de disposer d’yeux différents et de faire le tour de toutes les valeurs et de toutes les expériences. Arrimés au topos, au biotope villageois, les nouveaux instruments numériques, véritables habitèles digitales[4], comme le battement d’ailes du papillon[5], ne peuvent que mettre en liens et donner plus d’écho à ce qui se passe « ici » et « là » dans notre habitacle, dans notre habitat. Notre village est en effet un petit monde à lui tout seul, un microcosme cosmopolite, un modèle réduit du vaste monde et de sa merveilleuse diversité. Tous les villages ne peuvent ainsi se flatter de réunir en leur sein une multiplicité humaine aussi éclatée et aussi éclatante.Sans avoir de destin exceptionnnel, de légende glorieuse, d'identité imaginaire, il se siignale, se dit et se reconnaît une existence propre dans la simple exception que chacun (peuple ou communauté) peut revendiquer.
Depuis le temps où ces deux cartes postales ont été éditées, Quinson s’est agrandi et a considérablement changé. Quelles transformations en une soixantaine d’années ! Il n’y avait alors ni jardin public, ni stade, ni jeux de boules, ni parc à jeux pour enfants. Pas de musée, pas de caserne de pompiers, pas de salle polyvalente, pas de villas le long de la route de Riez ni d’habitations derrière la chapelle du Saint-Esprit… Toutefois ce village primitivement arrondi reste assez petit pour que tous ses habitants, tourné vers le même lieu (con-versant), se connaissent et se saluent. Les associations font ici florès, l’on vient de tous les alentours pour participer aux activités, voyages, fêtes, expositions, conférences qu’elles proposent… et le tourisme culturel très sélectif généré par le musée évite la désolation et la dévastation qui ont abîmé tant de lieux touristiques.
Le mur rustique que l’on voit au premier plan sur la photo ancienne, en bas de la rue du Var, a fait place à la belle esplanade du musée et de son mur de pierre intégré au village par le jeu de cercles concentriques. Et ce sont des visiteurs du musée ou, en été, des bandes de touristes venus du terrain de camping tout proche qui montent et descendent la rue du Var. Lové au cœur de son bassin d’effondrement, le village offre plus que jamais le maximum de diversité dans un minimum d’espace, l’ombilic du monde, ce que des géographes d’aujourd’hui appellent un hyper-lieu et que l’on pourrait mieux appeler un haut-lieu investi par l’histoire ?
Mais un peuple n’est un peuple que lorsqu’il se sent appelé, que quand il se sent élu et c’est en se rappelant notre histoire qu’à partir de l’extrême diversité de nos appartenances, nous pouvons façonner et choisir une identité qui ne cesse de se constituer à travers de grands récits. Qu’elle soit locale ou nationale elle est fondée sur une idée prospective, sur la prégance d'un rêve et non sur la déclinaison d'un pedigree. Or, sur la place de la Mairie, à l’occasion de chacun des attentats, là où, comme sur la place de la République, l’événement a fait lieu dans le partage spontané de l’espace urbain, au croisement du local, du national et du mondial, c’est bien, quelques instants durant, un peuple qui, dans ses profondeurs, a dit « non » à la barbarie et qui, comme tant d’autres villes et villages, a déclaré au monde entier son insoumission et son insolente fierté. Dans ces purs moments de politique, sans autre motivation que d’être là, une masse bigarrée d’individus a fait corps pour affirmer, sans aucune haine, la dignité collective d’une philia républicaine purgée de toute autre chose par le choc de l’événement. Oui ici, en ce lieu où nous avons jeté l'ancre, il n’y a pas de délit d’opinion et nous sommes tous Charlie, oui ici les minorités sont respectées qu’elles soient juives ou musulmanes et c’est ce qu’on appelle la laïcité, oui ici aller écouter de la musique et prendre un verre en terrasse est un acte de liberté souveraine, oui ici on célèbre et on fête la fin de l’ancien régime et le bonheur de vivre dans un espace public ouvert à tous les sexes et à toutes les conditions, oui ici nous sommes les héritiers d’un christianisme qui, corrigé par les Lumières, fait partie intégrante de notre histoire. La promesse héritée de l’événement révolutionnaire fait que le bleu d’azur de la liberté se conjugue avec le blanc de l’égalité et le rouge sang de la fraternité. Cette promesse n’est pas seulement un événement local et le fait d’une interprétation proprement occidentale ; elle est l’avènement d’une perspective nouvelle que chaque génération et chaque peuple doit ouvrir à nouveau et réinterpréter à sa manière. Arrachée à la relativité et à l'équivalence rien ne lui interdit de devenir le centre et l’ombilic de l’histoire universelle.
A nous, en cette heure de tombée, de nous en souvenir, il est grand temps en effet de rallumer les étoiles ( Guillaume Apollinaire) et de nous réinscrire enfin dans le grand récit de notre histoire.
François WARIN
Quinson Histoire et Devenir
[1] L’espace quadrangulaire délimité, découpé par les augures qui fonde sur terre le temple.
[2] Le mythe d’hier et la poésie d’aujourd’hui refusant le dualisme qui a fondé toute la culture occidentale ont toujours somatisé (et érotisé) le monde et cosmocisé le corps. Bien que le système métrique, par exemple, ait voulu effacer cette référence au corps (plus de pouce, plus de pieds…) toutes les langues en portent la trace.
[3] He oikou menê, (de oikos, la demeure), l’habitat terrestre des humains, la terre habitée qui s’opposait, pour les Grecs, à l’érème (qui a donné ermite, érémitisme), le désert, l’espace sauvage auquel nous allons en pèlerinage tous les ans à Quinson, le dé-sert (sertum = tissé) qui défait les liens qui font l’humanité du monde.
[4] Néologisme proposé par Dominique Boullier, le sociologue du numérique, défenseur des « champs communs » contre les « enclosures » de toutes sortes (dans cette période de retour du territoire), dans son exploration des peaux, des enveloppes (habits, habitacles, habitudes, habiter…) qui, à la fois, protègent et font communiquer comme autant d' interfaces.
[5] Modèle célèbre de la théorie des catastrophes : son battement d’ailes, par effet systémique, peut provoquer, bien loin de lui, un ouragan…
OMPHALOS
Petite ode au village
Un des traits les plus remarquables de cet ensemble de volumes soigneusement serrés et ajointés que constitue le village de Quinson tient sans doute au fait que chacun de ses habitants dispose d’une perspective différente, d’un angle ou d'un cône de visibilité distincte, d’un point de vue singulier sur le paysage et sur l’écrin des falaises qui le cerne. Il n’est pas jusqu’aux lotissements judicieusement bâtis sur des terrains escarpés au dessus du village qui ne donnent à chacune des maisons sa vue spécifique cassant ainsi la triste monotonie qui est souvent le lot des constructions industrielles uniformes et anonymes qui envahissent et enlaidissent notre pays. De même qu'un cône, selon la direction du plan qui le traverse donne des figures géométriques bien différentes, de même le village change selon la face par où on le regarde et il n’y a pas de vérité en dehors de l’angle à partir duquel on appréhende les choses étant entendu que nul ne peut sortir de son angle.
Ces deux anciennes cartes postales représentent elles aussi le village mais selon des angles radicalement différents.
La première en noir et blanc, datant de 1900, est l’une des plus anciennes (sur la place de la mairie, nul monument aux morts) et elle a quelque chose d’émouvant et de presque pathétique : des personnages de plus en plus petits et minuscules en fonction de la perspective ; au centre, deux femmes d’un certain âge, habillées et coiffées à l’ancienne, montent la rue du Var en se tenant par le bras, une calèche (ou la patache ?) est stationnée près du lavoir et la perspective de grenouille ou la contre-plongée nécessairement adoptée (la rue est en forte pente et la prise de vue se fait du bas vers le haut) a pour effet d’estomper le haut du village. La technique encore très artisanale de la plaque photographique fait que l’ensemble fleure bon les temps anciens.
La seconde, plus tardive (1950 ?) colorisée, agressivement moderne est une des premières vues aériennes du village que nous possédions. Elle nous montre un village aux toits de tuiles romaines, rehaussées d’un rouge rutilant, un village resserré, planté au milieu de l’écrin étoilé et du manteau d’Arlequin des terres agricoles, encore aujourd’hui préservées.
Elles sont bordées par les ferrages et au loin par la falaise de l’Aspre. Quand on se penche ainsi sur ce pays comment ne pas se prendre à rêver ? Comme bien des peuples de la terre, n’est-on pas porté à se demander si, ici, ne se trouverait pas le nombril du monde, ce que les Grecs appelaient l’omphalos et les Romains l’ombilicus mundi ? Ô terre porte-graines, porte-fleurs, porte-fruits, ô terre qui porte aussi tous nos défunts… être ici est merveille, comme disait le poète Rilke… La perspective aérienne sur cette carte est plongeante pour employer le vocabulaire des cinéastes hérité de celui des peintres qui, à la Renaissance, ont cherché à donner de la profondeur à leurs tableaux, pour domestiquer le monde, pour l’organiser en fonction de l’œil d’un homme qui en était devenu le centre, le pivot et la mesure, un spectateur désireux de s’approprier ses formes et bientôt de les dompter et de les manipuler.
Cette appropriation est aujourd’hui le fait de la chambre noire, celle de l’appareil photographique et de tous les appareils numériques qui fonctionnent maintenant à plein régime avec, sur la planète, des centaines de millions de clics par seconde. On peut aussi obtenir une telle vue aérienne en tapant sur Google Earth ou Google Maps, logiciels qui nous restituent instantanément la terre, mais la terre vue du ciel ou, come on disait vu « de Sirius », la terre devenue homogène, uniforme, apparemment détachée de tout lieu, projetée dans un espace lisse et plat. Mais, plutôt que de courir après la dernière innovation ne suffit-il pas de monter sur une des tours du rempart pour contempler un paysage beaucoup plus différencié constitué par le cirque que forment les remparts et son chemin de ronde, lui-même ceinturé, circonscrit au loin par les falaises traversées, coupées à la verticale par le Verdon en une très typique surimpression de relief ? Coup d'arrêt à la platitude, à l'uniformité dans un mouvement de reflux de l’irrémédiable standardisation, celle de la mondialisation ? Tout se passe en effet comme si le village, dans un pays perdu, loin de toute ville, avait été calmement déposé dans un vallon, dans un creux, dans un écrin saturé d'images et de signes où des individus et des groupes éprouvent un besoin croissant de se rassembler, de faire du « commun » dans un espace partagé. Au loin on devine encore, avec l’anticlinal couché, ce qu’ont pu être, il y a quelques millions d’années, les spasmes furieux de la terre. Cet ombilic, ce centre du monde, l’aviateur photographe de la maison Lapie, d’instinct, l’avait-il déjà vu ?
Mais on dira qu’un tel « nombrilisme » est à la fois très commun et complètement insoutenable. Nous savons tous non seulement qu'il n'y a pas de vie humaine sans ancrage en un lieu, qu’il n’y a pas de peuple ou de communauté qui n'investisse intensément son espace matériel de vie jusqu'à prétendre être le centre du monde et comme le disait Protagoras la mesure de toutes choses, mais que, depuis le monde clos et fini des anciens a éclaté, un univers infini comme le notre ne peut bien évidemment plus avoir de centre. Et quand il n’y a plus de sphère, plus de roue, plus de circonférence, alors il n’y a plus de milieu, plus de centre, plus de moyeu comme l’était l’omphalos du temple de Delphes, tombeau des morts et centre de la terre marqué par une météorite, une pierre sacrée ou un bétyle semblable à celui que les Bottet ont trouvé en creusant, à l’entrée des basses gorges, le site funéraire de l’abri sous roche des trois points.
Et pourtant, derrière les représentations scientifiques et abstraites de la terre il y a le monde vécu de l'existence concrète, un sol d'évidence première sur lequel la chose inhumaine qu'étudie la science, n'a h rien à dire. Comme le disait Bachelard, on ne vit pas dans l’infini parce que dans l’infini on n’est pas chez soi et le chez soi demande encore le choix, l’adhésion, l'adoption. Par ailleurs, l’omphalos ou l’ombilic de la naissance que les Anciens disaient marqué par Zeus, avant d’être géographique était d’abord culturel, il était le foyer, le centre spirituel du monde grec et rassemblait tout un monde. De même n’est-ce pas ici où l’homme est présent depuis plus de 500 000 ans, dans ce village Janus au double visage, fermé par ses remparts et ouvert par son pont, tendu entre l’ici et l’ailleurs, entre le clos de l’ancrage et l’ouvert de l’appel du large, dans ce village en perpétuel devenir que, chaque année, se croisent, se rencontrent, se parlent et bien souvent s’entendent des gens venus de mondes a priori lointain et très différents ? Côte à côte, comme des points de vue complémentaires les uns des autres disposé dans un creuset à une des Crossroad of the World, nous avons en effet des ruraux et des urbains, des gens d’ici et des gens d’ailleurs, des travailleurs et des retraités, des gens modestes et des gens plus aisés, des touristes et des artistes, des marocains et des sépharades, des Français et des étrangers venus d’Europe, d’Afrique et des Etats-Unis, ceux de la « France périphérique » restés en marge de la mondialisation et ceux de la France métropolitaine mondialisée et gentrifiée, des résidents et des saisonniers… Chacun des habitants exprime ou reflète une vue ou une perspective particulière sur le village de sorte que sa gloire s'en trouve comme multipliée et redoublée et qu'il apparait lui-même comme un miroir complet qui reflète la diversité du monde. Mais a chacun est donnée aussi la puissance de changer de perspective, de disposer d’yeux différents et de faire le tour de toutes les valeurs et de toutes les expériences. Notre village est en effet un petit monde à lui tout seul, un microcosme cosmopolite, un modèle réduit du vaste monde et de sa merveilleuse diversité. Tous les villages ne peuvent ainsi se flatter de réunir en leur sein une multiplicité humaine aussi éclatée et aussi éclatante.
Depuis le temps où ces deux cartes postales ont été éditées, Quinson s’est agrandi et a considérablement changé. Quelles transformations en une soixantaine d’années ! Il n’y avait alors ni jardin public, ni stade, ni jeux de boules, ni parc à jeux pour enfants. Pas de musée, pas de caserne de pompiers, pas de salle polyvalente, pas de villas le long de la route de Riez ni d’habitations derrière la chapelle du Saint-Esprit… Toutefois ce village primitivement arrondi reste assez petit pour que tous ses habitants se connaissent et se saluent. Les associations font ici florès, l’on vient de tous les alentours pour participer aux activités, voyages, fêtes, expositions, conférences qu’elles proposent… et le tourisme culturel très sélectif généré par le musée évite la désolation et la dévastation qui ont abîmé tant de lieux touristiques.
Le mur rustique que l’on voit au premier plan sur la photo ancienne, en bas de la rue du Var, a fait place à la belle esplanade du musée et de son mur de pierre intégré au village par le jeu de cercles concentriques. Et ce sont des visiteurs du musée ou, en été, des bandes de touristes venus du terrain de camping tout proche qui montent et descendent la rue du Var. Lové au cœur de son bassin d’effondrement, le village offre plus que jamais le maximum de diversité dans un minimum d’espace, l’ombilic du monde, ce que des géographes d’aujourd’hui appellent un hyper-lieu ?
Mais un peuple n’est un peuple que lorsqu’il se sent appelé, que quand il se sent élu et c’est en se rappelant notre histoire qu’à partir de l’extrême diversité de nos appartenances, nous pouvons façonner et choisir une identité. Qu’elle soit locale ou nationale elle est une idée prospective et non la déclinaison d'un pedigree. Or, sur la place de la Mairie, ces dernières années, à plusieurs reprises, au croisement du local, du national et du mondial, c’est bien un peuple qui, dans ses profondeurs, a dit « non » à la barbarie et qui, comme tant d’autres villages, a déclaré au monde entier son insoumission et son insolente fierté. Oui ici, en ce lieu où nous avons jeté l'ancre, les minorités sont respectées qu’elles soient juives ou musulmanes et c’est ce qu’on appelle la laïcité, oui ici il n’y a pas de délit d’opinion et nous sommes tous Charlie, oui ici, on célèbre et on fête la fin de l’ancien régime et le bonheur de vivre dans un espace public ouvert à tous les sexes et à toutes les conditions, oui ici nous sommes les héritiers d’un christianisme qui, corrigé par les Lumières, fait partie intégrante de notre histoire, oui ici le bleu d’azur de la liberté se conjugue avec le blanc de l’égalité et le rouge sang de la fraternité. Cette promesse héritée de l’événement révolutionnaire reste pour nous, à bien des égards, non seulement un événement local et une interprétation occidentale, mais une perspective que chaque génération doit réinterprèter et qui, arrachée à la relativité et à l'équivalence peut devenir le centre et l’ombilic de l’histoire universelle.
A nous, en cette heure de tombée, de nous en souvenir, il est grand temps en effet de rallumer les étoiles ( Guillaume Apollinaire) et de nous réinscrire enfin dans le grand récit de notre histoire.
François WARIN
Quinson Histoire et Devenir
OMPHALOS[1]
Petite ode au village
Un des traits les plus remarquables de cet ensemble de volumes soigneusement serrés et ajointés que constitue le village de Quinson tient sans doute au fait que chacun de ses habitants dispose d’une perspective différente, d’un angle ou d'un cône de visibilité distincte, d’un point de vue singulier sur le paysage et sur l’écrin des falaises qui le cerne. Il n’est pas jusqu’aux lotissements judicieusement bâtis sur des terrains escarpés au dessus du village qui ne donnent à chacune des maisons sa vue spécifique cassant ainsi la triste monotonie qui est souvent le lot des constructions industrielles uniformes et anonymes qui envahissent et enlaidissent notre pays. De même qu'un cône, selon la direction du plan qui le traverse donne des figures géométriques bien différentes, de même le village change selon la face par où on le regarde.
Ces deux anciennes cartes postales représentent elles aussi le village mais selon des angles radicalement différents.
La première en noir et blanc, datant de 1900, est l’une des plus anciennes (sur la place de la mairie, nul monument aux morts) et elle a quelque chose d’émouvant et de presque pathétique : des personnages de plus en plus petits et minuscules en fonction de la perspective ; au centre, deux femmes d’un certain âge, habillées et coiffées à l’ancienne, montent la rue du Var en se tenant par le bras, une calèche (ou la patache ?) est stationnée près du lavoir et la perspective de grenouille ou la contre-plongée nécessairement adoptée (la rue est en forte pente et la prise de vue se fait du bas vers le haut) a pour effet d’estomper le haut du village. La technique encore très artisanale de la plaque photographique fait que l’ensemble fleure bon les temps anciens.
La seconde, plus tardive (1950 ?) colorisée, agressivement moderne est une des premières vues aériennes du village que nous possédions. Elle nous montre un village aux toits de tuiles romaines, rehaussées d’un rouge rutilant, un village resserré, planté au milieu de l’écrin étoilé et du manteau d’Arlequin des terres agricoles, encore aujourd’hui préservées.
Elles sont bordées par les ferrages et au loin par la falaise de l’Aspre. Quand on se penche ainsi sur ce pays comment ne pas se prendre à rêver ? Comme bien des peuples de la terre, n’est-on pas porté à se demander si, ici, ne se trouverait pas le nombril du monde, ce que les Grecs appelaient l’omphalos et les Romains l’ombilicus mundi ? Ô terre porte-graine, porte-fleurs, porte-fruits, ô terre qui porte aussi tous nos défunts… être ici est merveille, comme disait le poète Rilke… La perspective aérienne sur cette carte est plongeante pour employer le vocabulaire des cinéastes hérité de celui des peintres qui, à la Renaissance, ont cherché à donner de la profondeur à leurs tableaux, pour domestiquer le monde, pour l’organiser en fonction de l’œil d’un homme qui en était devenu le centre, le pivot et la mesure, un spectateur désireux de s’approprier ses formes et bientôt de les dompter et de les manipuler.
Cette appropriation est aujourd’hui le fait de la chambre noire, celle de l’appareil photographique et de tous les appareils numériques qui fonctionnent maintenant à plein régime avec, sur la planète, des centaines de millions de clics par seconde. On peut aussi obtenir une telle vue aérienne en tapant sur Google Earth ou Google Maps, logiciels qui nous restituent instantanément la terre, mais la terre vue du ciel, homogène, détachée de tout lieu, projetée dans un espace lisse et aplati. Plutôt que de courir après la dernière innovation ne suffit-il pas de monter sur une des tours du rempart pour contempler le cirque que forment les remparts et son chemin de ronde, lui-même ceinturé au loin par les falaises coupées à la verticale par le Verdon en une très typique surimpression de relief ? Coup d'arrêt à l'uniformité, reflux de la mondialisation ? Tout se passe en effet comme si le village, dans un pays perdu, loin de toute ville, avait été calmement déposé dans un vallon, dans un creux, dans un écrin différencié saturé d'images et de signes et au loin on devine encore, avec l’anticlinal[2] couché, ce qu’ont pu être, il y a quelques millions d’années, les spasmes furieux de la terre. Cet ombilic, ce centre du monde, l’aviateur photographe de la maison Lapie, d’instinct, l’avait-il déjà vu ?
Bien sûr nous savons tous non seulement qu'il n'y a pas de vie humaine sans ancrage en un lieu, qu’il n’y a pas de peuple ou de communauté qui n'investisse intensément son espace marériel de vie jusqu'à prétendre être le centre du monde et comme le disait le grec Protagoras la mesure de toutes choses, mais que, depuis le monde clos et fini des anciens a éclaté, un univers infini comme le notre ne peut plus avoir de centre. Et quand il n’y a plus de sphère, plus de roue, plus de circonférence, alors il n’y a plus de milieu, plus de centre, plus de moyeu comme l’était l’omphalos du temple de Delphes, tombeau des morts et centre de la terre marqué par une météorite, une pierre sacrée ou un bétyle semblable à celui que les Bottet ont trouvé en creusant, à l’entrée des basses gorges, le site funéraire de l’abri sous roche des trois points.
Et pourtant, derrière les représentations scientifiques et abstraites de la terre il y a le monde vécu de l'existence concrète, un sol d'évidence première sur lequel la chose inhumaine qu'étudie la science, n'a rien dire. Comme le disait Bachelard, on ne vit pas dans l’infini parce que dans l’infini on n’est pas chez soi. chez soi qui demande encore le choix et l'adoption. Par ailleurs, l’omphalos ou l’ombilic de la naissance que les Anciens disaient marqué par Zeus, avant d’être géographique était d’abord culturel, il était le foyer, centre spirituel du monde grec et rassemblait tout un monde. De même n’est-ce pas ici où l’homme est présent depuis plus de 500 000 ans, dans ce village Janus au double visage, fermé par ses remparts et ouvert par son pont, dans ce village en perpétuel devenir que, chaque année, se croisent, se rencontrent, se parlent et bien souvent s’entendent des gens venus de mondes a priori lointain et très différents ? Côte à côte, comme des points de vue complémentaires les uns des autres, nous avons en effet des ruraux et des urbains, des gens d’ici et des gens d’ailleurs, des travailleurs et des retraités, des gens modestes et des gens plus aisés, des touristes et des artistes, des marocains et des sépharades, des Français et des étrangers venus d’Europe, d’Afrique et des Etats-Unis, ceux de la « France périphérique » et ceux qui sont restés en marge de la mondialisation, des résidents et des saisonniers… Chacun des habitants exprime ou reflète une vue ou une perspective particulière sur le village de sorte que sa gloire s'en trouve comme redoublée et qu'il apparait lui-même un miroir complet qui reflète la diversité du monde comme la vue aérienne peut le suggérer. Notre village est en effet un petit monde à lui tout seul, un microcosme cosmopolite, un modèle réduit du vaste monde et de sa merveilleuse diversité. Tous les villages ne peuvent ainsi se flatter de réunir en leur sein une multiplicité humaine si éclatée et si éclatante.
Depuis le temps où ces deux cartes postales ont été éditées, Quinson s’est agrandi et a considérablement changé. Quelles transformations en une soixantaine d’années ! Il n’y avait alors ni jardin public, ni stade, ni jeux de boules, ni parc à jeux pour enfants. Pas de musée, pas de caserne de pompiers, pas de salle polyvalente, pas de villas le long de la route de Riez ni d’habitations derrière la chapelle du Saint-Esprit… Toutefois ce village primitivement arrondi reste assez petit pour que tous ses habitants se connaissent et se saluent. Les associations font ici florès et l’on vient de tous les alentours pour participer aux activités, voyages, fêtes, expositions, conférences qu’elles proposent… et le tourisme culturel généré par le musée évite la désolation et la dévastation qui ont abîmé tant de lieux touristiques.
Le mur rustique que l’on voit au premier plan sur la photo ancienne, en bas de la rue du Var, a fait place à la belle esplanade du musée et de son mur de pierre intégré au village par le jeu de cercles concentriques. Et ce sont des visiteurs du musée ou, en été, des bandes de touristes venus du terrain de camping tout proche qui montent et descendent la rue du Var. Lové au cœur de son bassin d’effondrement, le village offre plus que jamais le maximum de diversité dans un minimum d’espace, l’ombilic du monde ?
Mais un peuple n’est un peuple que lorsqu’il se sent appelé, que quand il se sent élu et c’est en se rappelant notre histoire qu’à partir de l’extrême diversité de nos appartenances, nous pouvons façonner et choisir une identité qu’elle soit locale ou nationale. Or, sur la place de la Mairie, cette année, à plusieurs reprises, au croisement du local, du national et du mondial, c’est bien un peuple qui, dans ses profondeurs, a dit « non » à la barbarie et qui, comme tant d’autres villages, a déclaré au monde entier son insoumission et son insolente fierté. Oui ici, en ce lieu où nous avons jeté l'ancre, les minorités sont respectées qu’elles soient juives ou musulmanes et c’est ce qu’on appelle la laïcité, oui ici il n’y a pas de délit d’opinion et nous sommes tous Charlie, oui ici, on célèbre et on fête la fin de l’ancien régime et le bonheur de vivre dans un espace public ouvert à tous les sexes et à toutes les conditions, oui ici nous sommes les héritiers d’un christianisme qui, corrigé par les Lumières, fait partie intégrante de notre histoire, oui ici le bleu d’azur de la liberté se conjugue avec le blanc de l’égalité et le rouge sang de la fraternité. Cette promesse héritée de l’événement révolutionnaire reste pour nous, à bien des égards, non seulement un événement local et une interprétation occidentale, mais une perspective que chaque génération réinterprète et qui peut être arrachée à la relativité et à l'équivalence pour devenir le centre et l’ombilic de l’histoire universelle. Il est pourtant grand temps, en cette heure de tombée de rallummer les étoiles ( Guillaume Apollinaire) et de nous réinscrire enfin dans le grand récit de notre histoire.
François WARIN
Quinson Histoire et Devenir