Rire

Sur le fil

Disons le d’un mot : nous avons été profondément scandalisé par la violente et désobligeante critique du Monde du 30 octobre 2024, critique sans ménagements du premier film de Reda Kateb intitulé « Sur le fil », critique qui nous aurait complètement dissuadé de nous déranger et d’aller voir, en salle, ce qu’il en était, si nous n’avions habité un village qui a, entre autres, la singularité d’avoir abrité et d’abriter encore des clowns de l’association Le rire médecin. Parlons donc de ce film sur le rire ainsi que très sérieusement du rire en essayant de ne pas l’éteindre à partir de la seule expérience et des seuls instruments que nous ayons, ceux qu’a pu nous donner notre vie de professeur.

Mémoire d’un singulier binôme

Il est difficile d’abord de ne pas entendre résonner dans le syntagme rire médecin une très longue et très prestigieuse mémoire, celle que nous avons pu garder de la lecture du Gargantua de Rabelais. Celui-ci, « la grande fontaine des lettres françaises », le joyeux franciscain, était d’abord médecin et c’est en tant que médecin qu’il s’est intéressé aux lecteurs malades tombés dans la morosité, l’affliction, la mélancolie ou, plus simplement livrés aux puissances de la mort. Il prétendait les guérir grâce aux vertus médicinales du rire qui était pour lui le symptôme d’une vigoureuse santé mentale et non un signe de folie comme l’avait déjà vu, dans l’antiquité, le médecin Hippocrate. Ecrivain engagé dans le combat offensif des humanistes de la Renaissance contre le dogmatisme et l’hypocrisie de l’Eglise et des doctes… Il était persuadé qu’on ne convainc efficacement que par la joie, et que le rire était par excellence l’arme qui libère de la peur et permet d’éprouver un plaisir mental et corporel, intense et convivial. Comme l’a montré Bakhtine, ce rire rabelaisien essentiellement nourri par la tradition populaire, tradition carnavalesque, était satirique, parodique, festif, immense, gargantuesque, mais aussi obscène et scatologique … car il se moque de tout, il renverse et chamboule tout, mélange, fait basculer le haut spirituel et le bas corporel si bien que ce rire exterminateur et funèbre avait d’abord une fonction positive et régénératrice. Le passage par le désordre et le chaos faisait renaître, généreuses, orgiaques, l’énergie et la vitalité ! Ne tenons-nous pas là l’ancêtre du rire médecin mis en scène dans le film ?

Les promesses d’un titre

Ce long métrage s’inspire du livre de Caroline Simonds (coécrit avec Bernie Warren). Arrivée des Etats-Unis, le docteur girafe, comme sortie d’un zoo du Bronx, fonda en 1991 Le rire médecin, association qui emploie des clowns hospitaliers faisant désormais partie des équipes soignantes. Intitulé Sur le fil, le film est une fiction et non un documentaire. Aurait-on pu choisir meilleur titre ? L’on sait que rien n’est plus difficile, plus délicat que de faire rire des enfants souffrants et malades en vue de les apaiser, de les libérer du stress et de faciliter leur guérison. Rien, dans cette métaphore, ne renvoie mieux à la situation inconfortable, instable, dangereuse,  susceptible de mal tourner pour les intervenants ! Mis au défit, ils sont en effet « sur le fil », tant les points de bascule font légion sur une ligne de crête où chacun risque, à tout moment, de verser, de tomber, de se fracasser. Nietzsche, qui fit du funambule un des personnages conceptuels majeurs du Zarathoustra, n’avait-il pas écrit que, pour ne pas sombrer en vérité, nous avions l’art ? Le fil évoque bien sûr un danseur de corde qui, sans son style ne pourrait échapper à la catastrophe.

L’incarnation d’une actrice

Ce titre est aussi une façon de rappeler qu’historiquement le clown a été précédé dans le circus où tournaient les chevaux montés par les écuyers, talentueux équilibristes. Les « clowns » appellés aujourd’hui « circassiens » se sont mis à parodier les écuyers en feignant des chutes, alliant ainsi exploit physique et comédie. Avec ce titre, le film trouve son unité, sa cohérence, l’essentiel de son rythme et de sa structure dramatique. Non seulement, comme il est rappellé de façon insistante, « le  clown est un acrobate blessé », celui qui cache sa tristesse sous le rire, mais cette affirmation, historiquement justifiée, va trouver une incarnation magnifique avec l’actrice, la musicienne, la circassienne Aloïse Sauvage. Sous le nom de Jo, elle campe avec une grande justesse une talentueuse acrobate dont l’histoire contrastée nous est contée et qui donne au film sa tension créatrice et son équilibre dynamique. Au cours d’une représentation, du haut du chapiteau, Jo a chuté et s’est gravement blessée. Mais elle va profiter de ses six mois de rééducation pour se reconvertir. Mise en contact de l’association nez pour rire, elle se transformera par étapes, trouvera un costume, inventera un personnage, découvrira en elle son clown. Sous le nom de Zouzou, elle sera un clown libellule formée en compagnie de deux professionnels. De chambre en chambre, ils vont l’accompagner tout au long du film jusqu’à ce que sa très exigeante patronne, la puissante et mystérieuse black incarnée par Elsa Wolliaston, la mette momentanément à la porte pour sa gestion calamiteuse d’une adolescente rescapée d’une TS, comme on dit avec pudeur...

Avec de beaux sentiments…

Ce scénario d’une fiction réparatrice serait donc banal, dénué d’invention et dégoulinerait de bons sentiments, et, crime des crimes il serait rassurant (si la science rassure, l’art n’est-il pas fait pour troubler ?), comme l’écrit à peu près Murielle Joudet dans Le Monde. Et l’on n’est pas sans ignorer le sous-entendu de ce syntagme : avec de « beaux sentiments », écrivait André Gide dans son Dostoïevski, « on fait de la mauvaise littérature… », et de bien mauvais films ! La trame de ce scénario n’a sans doute rien de nouveau, il est un peu usé, conventionnel peut-être, mais la fiction ici à l’avantage de mettre en perspective et en tension toute une histoire qui résonne infiniment en nous. Elle prend appui sur des scènes bien articulées, axées sur des leitmotiv déterminants dans lesquelles la mort, bien qu’il soit tabou d’en parler, reste omniprésente. Tout en mettant en évidence les ressorts du rire ou des rires avec leurs humeurs et leurs timbres si divers, ces scènes sont empruntées à l’expérience très singulière des clown-docteurs, blancs, apparemment sérieux ou autoritaires, ou augustes, des bêtas dont on se moque. Dans leur diversité, jamais les clowns ne se ressemblent, chacun a sa spécialité et sa signature. La vie, quand elle est véritablement vivante, se serait-elle jamais répétée ? Sous la respectueuse blouse blanche, les membres de la joyeuse troupe portent leurs déguisements chamarrés et poursuivent de leur irrévérence « les gens atteints de sérieux chronique », les « vieux ridicules noyés dans leur austérité ».

Réparer les vivants

Voici donc l’histoire d’une chute et d’une résurrection qui devait avoir nécessairement une happy end. Ne s’agit-il pas pour tous, dans un hôpital, de tenter de réparer les vivants ? Si l’on se réfère aux trois penseurs qui se sont penchés avec perspicacité et profondeur sur la stupéfiante énigme du rire - Bergson, Nietzsche et Freud - il n’y a rien de plus réparateur, que ce « rire de tout », rire capable de tout ébranler, de tout briser : non seulement nos mesquineries et toutes nos petitesses mais le sens lui-même et notre cher petit ego, farce dérisoire et absurde dans l’infinité des mondes ! Rire de soi et de ses malheurs et pour aller jusqu’au bout, rire de la mort, mou-rire devrait-on écrire en inscrivant ces deux mots apparentés dans le cercle qui émouvait Bataille et qui associe l’un à l’autre, par delà le pessimisme, le mourir de rire et le rire de mourir. Rire pourtant affirmatif et jubilatoire qui exprime la santé car il dit « oui » à une réalité dont il ne s’agit plus de se venger, mais qu’il entend tout simplement aimer. Ce rire « rassemble tout ce qui est méchant » pour le sanctifier, le sublimer en joie approbatrice. Comme l’humour, le rire est « un moyen de défense contre la douleur », dit aussi Freud, une manière de supporter l’absurde, de transfigurer le pessimisme et, pour celui qui est vraiment un maître, de se moquer de soi-même. « La bête qui souffre le plus sur la terre s’est inventé le rire » si bien que « le plus malheureux, le plus mélancolique des animaux est, comme de juste, le plus gai ! » écrit, par exemple, Nietzsche. Les clowns apportent cette gaieté aux enfants avec le jeu et le rêve en usant de toute une batterie de techniques, en utilisant le langage du corps et en jouant sur la gamme des émotions primaires (la peur, la tristesse, la colère, la joie…).

Quel plaisir de voir ce petit garçon de cinq ans, leucémique au crane tout lisse qui hurlait précédemment dans sa chambre, s’ouvrir aux autres et de son rire retenu, apaisé et silencieux, sourire à nouveau devant les bulles de savon. Elles s’envolent, se colorent de soleil et de pourpre, volent dans la chambre pour subitement trembler avant d’éclater, comme le disait joyeusement, mélancoliquement, le poète Machado…Féérique alchimie que celle de ces clowns qui arrivent à transformer le lourd, « l’esprit de pesanteur », en légèreté. Pour un peu, ne pourraient-ils pas faire tenir à leurs jeunes patients ce discours jubilatoire ? « Maintenant je suis léger, maintenant je vole, maintenant je me vois au dessous de moi, maintenant un dieu danse en moi ! Je ne pourrais croire qu’en un dieu qui saurait danser ! » (…)La perspective de la mort elle même ne pourrait-elle pas mêler à toute vie une délicieuse et odorante goutte de légèreté ? His glassy essence (Shakespeare), son essence de verre est si étincelante, si tremblante, si fragile qu’elle est susceptible, à chaque instant, de se briser…

Le paradigme de la chute

En écrivant dans Le rire : « un homme, qui courait dans la rue, trébuche et les passants rient », ils prennent plaisir au malheur d’autrui mais avec bonne conscience, avec innocence, sans intention malveillante. Bergson a bien ramassé dans une simple phrase ce qui pourrait constituer la scène primitive d’un comique qui nous libère de la nécessité, qui permet au dégoût de l’absurde de se décharger et de donner satisfaction. N’est-ce pas toujours d’une chute que l’on rit, n’est-ce pas toujours de la mort que l’on rit même si on cherche alors à la tromper ? Le rire est forcément moqueur et cruel mais on ne rit que parce que l’on sait que notre prochain, dans sa chute, ne s’est pas fait mal, qu’il est indemne. La tension psychique provoquée par l’écart, le décalage, l’effet de surprise, l’incongruité de l’événement  peut alors se relâcher et procurer plaisir et soulagement. On dira alors que le rire a une fonction cathartique ou purgative. Mais on ne rit pas seul et Bergson montre que le rire a aussi surtout une fonction sociale. En riant de celui qui s’écarte de la norme ou de la moyenne, de celui qui est original, excentrique, subversif et qui n’est pas conforme, le groupe l’humilie, le stigmatise, le montre du doigt ou même le tue. Le rire est donc un cruel gendarme anti-subversif qui permet à un groupe de s’unifier, de faire corps aux dépends d’un bouc émissaire, aux dépend de celui qu’il entend corriger, qu’il rejette où qu’il exclut.

Analyse pertinente qui pourrait servir à comprendre ce que la film montre bien, même si c’est sur un mode ludique et en version soft : le rapport entre le groupe des médecins et celui des clowns ne va pas sans tension et sans rivalité. Ceux-ci, les excentriques, ont mis un certain temps à intégrer l’équipe soignante, quelques uns, parmi les doctes et les docteurs, s’étaient demandé : a-t-on le droit de rire ici,  dans les services d’hématologie des enfants malades, par exemple ? Les clowns de leur côté se montrent souvent rétifs non seulement à l’uniforme, à la blouse blanche mais aussi à la rigidité de la routine hospitalière qu’il leur arrive de moquer. Une façon de vérifier la thèse la plus célèbre de Bergson. Elle date de l’année 1900 et elle est contemporaine de la naissance du cinéma burlesque : le comique c’est du mécanique plaqué sur du vivant. Agir comme un automate, c’est n’être plus qu’un personnage dont les mouvements mécaniques sont punis par le rire de la société car ils tournent le dos à la vie et la vie est création continue d’imprévisibles nouveautés. Le rire est non seulement un rappel à l’ordre social, il est aussi un rappel à l’ordre vital, au souci du care, à l’importance de l’attention à l’autre, à son essentielle fragilité. Il y a près de trois millénaires Lao Tseu n’avait-il pas déjà dit : Dureté et rigidité sont compagnes de la mort/fragilité et souplesse sont compagnes de la vie ? formule à laquelle fait écho celle de Montaigne : C’est chose tendre et fragile que la vie et aisée à troubler…

Le cirque où se produisent les clowns, le cirque si souvent magnifié par Fellini n’est-il pas le lieu naturel, la source, l’origine de tous les arts du spectacle vivant, du cinéma en particulier qui était donc bien fondé, une nouvelle fois, à lui rendre hommage ?

L’humour, l’amour

Profitant peut-être de la lucidité, de la distance par rapport aux émotions que donne la formation théâtrale -elle permet de tracer une frontière entre la réalité et la fiction- un acteur du film lâche subrepticement : « on admire l’acrobate mais on aime le clown » et on l’aime justement, dirons-nous, à cause de l’envers mélancolique, du signalement d’égaré, de la fêlure secrète qui accompagnent et dissimulent le rire. L’humour n’est-il pas la sobriété du rire, la politesse du désespoir ? La blessure, l’abandon, la solitude qu’on devine sous le masque du clown permet une communication intime et profonde avec celui qui tombe comme un paquet, son corps prenant le pas sur l’âme. Ce fut le cas, naguère, avec Thalès contemplant les astres et tombant, lui aussi, mais dans un puits ce qui suscita le rire de la servante thrace. Réaction identique envers celui qui trébucha sur les trop réelles réalités du bas corporel comme notre Don Quichotte contemplant l’étoile... Rire ? rappel à l’ordre, châtiment des rêveurs candides et des coureurs d’idéal que guette malicieusement la vie bien vivante… « Sur le plus haut trône du monde on est toujours assis sur son cul » nous rappelle comiquement Montaigne et il y avait bien sûr un pétomane parmi l’équipe de clowns de Sur un fil !  En nous arrachant rires et larmes, ce film s’adresse à l’animal malade que nous sommes et excède évidement la portée qu’aurait pu avoir un simple documentaire sur la thérapie des magiciens de l’âme. Bien loin d’être une façon de réagir naïvement à des topoï éculés ni l’expression d’une quelconque mièvrerie ou sensiblerie, rire aux pitreries d’un paillasse à haut potentiel burlesque est bien la marque très fidèle de notre appartenance à l’humaine condition, celle que chacun porte en soi comme un sceau, comme un poids, mais aussi comme une dignité, une charge et une responsabilité. Pour tout le monde, la vie n’est-elle pas boiteuse, n’avons nous pas tous un pied enflé qui nous condamne à toujours boiter, comme le fut Œdipous ? Partout il y a des taches indélébiles, un des clown du film en frotte une avec énergie sans parvenir à l’effacer ;  rien à faire, il nous faudra composer avec l’imperfection et avec la finitude. Les clowns n’arrêteront donc pas de déranger, de provoquer amicalement la routine et la rigueur trop sévère de l’espace hospitalier, se souvenant que, au commencement était le chaos et que, dans le boucan assourdissant qu’ils sont capables de faire, casser l’ordre établi peut aussi rajeunir, renouveler et ouvrir la voie à la communication. Dans ce monde fou de prison, c’est alors que quelque chose pourrait peut-être encore, advenir…Le fou du roi qui dit tout haut ce que tout le monde pense, les bouffons de cour, tout le peuple des saltimbanques, des polichinelles, des pierrots un peu stupide et des clochards célestes, l’humour juif des Charlot et des Buster Keaton, regardez les, ils sont tous là, fidèles, innombrables, muets… Etoile du ciel ! Notre rire et notre folie vous révélera, ô vous qui avez choisi la vie et notre mort vous rejoindra !

Dernière salve

C’est justement dans l’ancienne chapelle d’un hôpital, de l’hôpital saint Joseph, chapelle transformée en salle de cinéma, dévolue donc au divertissement que, dans une petite ville du Haut-Var, à Barjols, nous avons vu Sur le fil. Une façon de prendre conscience que maintenant la messe était dite, que Dieu était mort, que Marx était mort (ajoutait Ionesco) et que « nous n’allions pas très bien » comme il disait encore. Il n’était donc plus question de prétendre sauver personne. A la fin il ne nous reste donc plus qu’à saluer le film et à saluer les jeux du cirque et les clowns. A la fin, quand on approche du but, on ne marche plus, on ne va plus d’un point à un autre, mais on danse ce que le clown fait très bien, à sa façon. Plus guignol que saint homme, s’il ne peut sauver personne, il apporte l’humour, le sourire, l’empathie, l’attention aux autres et le divertissement du rêve. Et si, en effet, pour finir "le plus grand des sérieux n'avait rien de sérieux" ? C’est ce que Nietzsche écrivait avec un éclat de rire et c’est ce que le film montre bien lui aussi, Jo filant à toute allure sur sa trottinette et s’étonnant elle-même d’être aussi joyeuse

Créer un site internet avec e-monsite - Signaler un contenu illicite sur ce site

×