La Seine des JO
Qu’on le déplore ou qu’on s’en réjouisse, la révolution de pensée qu’éprouve notre époque n’est pas sans analogie avec celle que le monde ancien connut. A la Renaissance, avec la révolution galiléenne, il passa, comme le dit le titre du livre lumineux d’Alexandre Koyré, « du monde clos à l’univers infini ». Ayant perdu son centre (il est « partout » et sa circonférence nulle part » disait Pascal), le monde, le cosmos, le cosmos musical et harmonieux des anciens s’était révélé être soudain illimité et silencieux et comme ivre de l’absence de Dieu. Une fois perdues les vertus et le confort des limites, le cœur des mortels avait abondamment saigné ! Pascal n’écrivait-il pas aussi : « le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie ? »
Or notre époque, selon les termes de Jacques-Alain-Miller commentant le livre d’Eric Marty (le sexe des modernes), est en train de passer du « régime phallique et de celui de la dyade sexuelle au multiple du genre », soit d’un monde fini, centré, hiérarchisé mais aussi clos et figé à un monde décentré, étale, infini, où il n’y a de lieu naturel, de place assignée et de repères pour personne, monde si bien symbolisé par l’arc en ciel sans limites dans lequel un nombre infini de couleurs se fondent insensiblement les unes dans les autres . ..
Et c’est bien par une rupture fondamentale, par une rupture d’époque que les organisateurs des JO ont voulu les marquer et donner le coup d’envoi à la French Pride, au « charivari grandiose » de son ouverture que l’on peut analyser sous quatre rapports. Combien d’entre nous n’avaient-ils pas été surpris, déconcertés et souvent horrifiés par une telle performance, se prenant même, pour certains, à se moquer et à regretter le temps où le chorégraphe Decouflé organisait avec maestria ses spectacles totaux lors de l’ouverture et de la clôture des jeux et des fêtes d’antan ?
1-Mais rien de tel ici, d’abord parce que c’est à une parade navale hors norme que nous avons assisté, remplie à foison d’événements déconcertants, ouvrant le champ à une exégèse infinie, à d’interminables discussions et même à quelques censures de la part de télévisions étrangères.
Au stade, au lieu clos qu’est le stade où hier les athlètes disciplinés défilaient, marquant le pas dans un ordre impeccable, s’est substituée la Seine, un lieu ouvert gouverné par la dynamique des fluides. Sur les péniches en mouvement perpétuel, le petit peuple des délégations était prêt à danser sous la pluie, conscient de toucher du doigt un événement mondial. Il brandissait ses drapeaux et on aurait envie de leur prêter ces paroles des Illuminations adressés cette fois aux aigris et grincheux de toute farine : « […] Quand nous sommes très forts, — qui recule ?, très gais, — qui tombe de ridicule ? Quand nous sommes très méchants, — que ferait-on de nous ?
Parez-vous, dansez, riez. Je ne pourrai jamais envoyer l'Amour par la fenêtre(…) J'ai tendu des cordes de clocher à clocher ; des guirlandes de fenêtre à fenêtre ; des chaînes d'or d'étoile à étoile, et je danse. […]». Que les pages des romans d’amour sortent des livres et des bibliothèques pour s’envoler, pour vivre enfin et que retentisse pour finir l’hymne à l’amour d’Edith Piaf image d’une société libre, ouverte, tolérante et, pour une fois, solidaire. Revanche sur le destin, elle était chantée par Céline Dion …
2-Cette haute note festive et conviviale maintenue plus de quatre heures durant, culmina avec le show délirant du chanteur gargantuesque Philippe Katerine, Dionysos nu et peint de bleu, allongé en compagnie de Drag Queens sur un plateau au milieu d’un buffet, personnage immédiatement pléblicité et rebaptisé Schtroumpf par des chinois hilares ! Une star ou un objet de moquerie ? C’est bien la question ! Un contraste saisissant en tous cas et particulièrement visible entre le goût de l’effort, la maîtrise et la culture de la discipline exigés par le sport et, comme un contre-point ironique, l’affirmation hédoniste des plaisirs du corps…
3- L’historien des pratiques corporelles, G. Vigarello, nous rappelle que les cérémonies d’ouverture des JO renvoient généralement à l’esprit d’une ville ou d’un pays, à la conquête de l’Ouest pour LA, à la Grèce des origines pour Athènes, à un passé enchanté et mythifié pour Pékin, par exemple. Rien de tel pour les jeux de Paris, ville qui est pourtant considérée comme la plus belle et qui est effectivement la plus visitée. Non qu’elle n’ait été absente pas plus que la haute culture de France, mère des arts et des lettres. Mais le choix de Thomas Jolly consistait justement à éviter cette référence et cette révérence, à ouvrir, à dépayser et à décentrer l’attention et à refuser « l’étrécissement identitaire du roman national » ou du génie national, « étrécissement » fondé sur le mythe d’une homogénéité ethnique du peuple. Notre grand historien Patrick Boucheron, professeur au Collège de France et auteur du livre collectif Histoire mondiale de la France, était évidemment à la manoeuvre ! Michelet, malgré son romantisme impénitent, l’avait déjà dit : il ne faut pas moins que l’histoire du monde pour expliquer la France ! Il faut donc donner sa pleine mesure au pari de l’étrangeté, à la diversité (ethnique et sexuelle), à la fraternité, à la sororité (celle par ex des dix statues de femmes en or en pendant à toutes les statues d’hommes)… Depuis Chauvet la France n’avait-t-elle pas été peuplée que de métis et de migrants ? Les chanteurs et les chansons venaient en tous cas de toutes les origines, les enfants de l’immigration et des Outre-mer menaient la danse, la culture savante et populaire depuis si longtemps séparées dans un pays fracturé étaient savamment mêlées et il a fallu quand même un certain culot et de l’audace peut-être, pour faire accompagner, devant l’Institut de France, la chanteuse franco-malienne Aya Nakamura par une Garde Républicaine tressautante en uniforme sur un Pont des arts, rebaptisé pour l’occasion Nakamura ! Les allusions à la tradition française étaient pourtant inévitables, la France des Droits de l’Homme est bien celle qui a fait la révolution mais les références, pour éviter tout raidissement nationaliste, auront été déplacées, ridiculisées et parodiées. La Vénus de Milo clignera de l’œil et à une fenêtre de la conciergerie c’est une Marie Antoinette décapitée, céphalophore, tenant sa propre tête dans ses mains comme Saint Denis, le premier évèque de Paris, qui s’égosillera en chantant : « ça ira, ça ira… » repris « dans une version « tout feu tout flamme » par le groupe métal français Gojira associé à une chanteuse lyrique classique. Ce dérapage d’un goût détestable était-il vraiment concerté, avait-il été contrôlé de même que la parodie de la scène de Vinci pour laquelle Philippe Katerine vient de demander pardon aux chrétiens offensés, alors qu’il s’agit de la parodie d’un autre tableau, véritable palimpseste il est vrai, et que la parodie de la religion fait parti, depuis le moyen-âge, de tous les carnavals.
4-Mais la note la plus nouvelle et la plus insistante de cette cérémonie a été certainement, pour la première fois dans les annales des JO, de conférer une autorité officielle et une audience mondiale à la propagande en faveur d’un arc en ciel LGBTQ+, donnant ainsi une résonance extrême à l’aventure du genre. Aventure car dans son spectre élargi à l’infini chacun peut désormais choisir son option, son orientation, son mode de jouir. Cette propagande accompagne depuis longtemps les revendications homosexuelles et l’on sait que le rose était la couleur de l’étoile qu’ils portaient dans les camps de la mort. L’on connaît aussi le terrible tribut que la communauté homosexuelle continue de payer à l’épidémie du Sida. L’extrême droite ne s’est pas fait faute de relever le paradoxe de cette promotion apportée par la victimisation et de dénoncer l’idéologie woke défilant en ordre de bataille et transformant des danses frénétiques en plateaux de Drag Queens, de Camp, de Gays et de Queers, spectacle décadent et satanique aurait dit Poutine ! N’est-ce pas sous un cœur rose tracé dans le ciel par la patrouille de France que s’est déroulée une partie des festivités ? C’est le rose aussi qui a colorié les ponts, les pompons, les culottes, les jupons…symbole d’une société inclusive et tolérante qui aurait évidement disparu en cas de victoire de l’extrême droite aux élections.
Il en va ainsi, le vin est tiré, nous avons changé d’époque et le cavalier d’argent continuera de filer jusqu’à la fin des temps sur les eaux de la Seine, eaux toujours nouvelles, eaux chargées aussi de douleurs, ô l’Algérie ! Cette cérémonie était nécessaire et elle nous l’a lourdement, nous l’a frénétiquement montré. Il nous reste à « comprendre » mais certainement pas à rire, à se moquer, à déplorer… Comme disait Spinoza.