Islamisme

Palmyre

 

 

 

PONEROPOLIS

ou le triomphe de DAESH

 

Qui n’a pas été frappé de stupeur et saisi d’une sorte de terreur sacrée, qui n’a pas éprouvé un mélange de fascination et d’horreur devant les déclarations, les exactions et l’irrésistible ascension de Daesh ?   Viva la muerte ! Je me rappelle le cri d’horreur et le discours courageux du philosophe Unamuno, recteur de Salamanque, quelques mois avant de mourir. C’était dans l’enceinte sacrée de l’Université, le temple de l’intelligence disait-il,  le 12 octobre 1936 déclaré "Jour de la Race" : "Je viens d'entendre un cri nécrophile et insensé : Vive la Mort ! … ce paradoxe barbare est pour moi répugnant… vous vaincrez parce vous avez plus de force brutale qu’il ne vous en faut mais vous ne convaincrez pas car pour convaincre, il vous faudrait avoir ce qui vous manque : la Raison et le Droit dans la lutte… »

Mais que dire alors après l’ appel lancé par le porte parole de l’organisation Etat Islamique qui est monté encore d’un degré dans l’échelle de la provocation et de l’horreur : Nous aimons la mort comme vous aimez la vie. Aussi, tant que nous serons en vie, jamais vous ne trouverez  la tranquillité… La thanatopolitique, le triomphe de la mort et dans la mort, la recherche délibérée de la mort qui s'inscrit dans le discours nihiliste et millénariste axé sur la fin des temps de Daesh (comme il l'était au XIe siècle dans celui du pape Urbain II désireux de reconquérir Jérusalem, voie d'accès à l'éternité) est la grande nouveauté du djihadisme actuel qui n'envisage en rien l'idée de vivre dans une société islamique. La mort est ici à la fois chatiment des mécréants et expiation, purification des musulmans, "furieux désir de sacrifice" dit Ben Salah : elle est vécue par le jihadiste au-delà du principe de plaisir comme jouissance auto-destructrice et affirmation narcissique suprême d'une existence qui était déchue et qui s'imagine enfin régénérée : retournement morbide de la haine supposée que la société leur voue, l'indignité se transforme par le truchement de la mort en dignité suprême car celui qui ne craint pas de mourir se considère comme supérieur ("la mort je l'aime comme vous vous aimez la vie" disait M. Merah) et le heros négatif se sacrifie et meurt non pas pour que les autres vivent mais pour qu'ils meurent avec lui (Farhad Khosrokhavar). Quelques jours après, le « califat » fêtait dans le sang l’anniversaire de sa création en proclamant tout azimut sur les médias  : que ce mois de ramadân soit un mois de malheur pour tous les mécréants. La décapitation en France d’un chef d’entreprise et l’exhibition de sa tête ensanglantée entre deux drapeaux noirs confirmait l’importance que revêt, dans la stratégie de Daesh, la Communication, le Spectacle et la Représentation sous toutes ses formes. Introduire le Grand Guignol dans le fait divers et le sacrifice humain dans la politique fait partie de la mise en scène de la  terreur qui est son mode opératoire et sa marque de fabrique. Elle a déjà suffi, à elle seule, avant tout combat, à Palmyre, à mettre en déroute l’armée d’Assad. En disant cela nous savons très bien qu’il faudrait penser toujours à un tel ennemi (à la fois hostes et inimicus) sans jamais tenter d'en parler sous peine de tomber dans le piège retors et pervers tendu par l’Organisation qui cherche prioritairement à capter l’attention mondiale par une pornographie de la mort… Que la spectaculaire immolation du pilote jordanien brûlé dans sa cage de fer ou l’égorgement des 21 coptes égyptiens sur les plages libyennes ne fassent pas pourtant illusion ! le nombre  de morts dont est responsable Daesh est sans comparaison aucune avec celui des victimes du boucher de Damas (1).

Mais comment d’abord ne pas éprouver un sentiment d’incompréhension devant cette épidémie de folie qui justifie au nom d’Allah un des plus puissants réseau de corruption qui alimente sans fin le Moyen-Orient en armes, drogue, esclaves, prostituées … ? La compétition emballée entre les djihadistes vers  une radicalité suprême (islamisation de la radicalité  dit Olivier Roy mais aussi radicalisation de l'islam selon la  correction de Gilles Keppel, la misère et l'inégalité ne pouvant être séparée de la percée du salafisme, comme l'offre ne le peut de la demande),  l’obsession de pureté des fondamentalistes qui détruisent temples et mosquées non conformes à des Salaf mythiques (Muhammad al Wahab, 1703-1792) -en dehors de l'Islam, le désert !- et qui édifient leur nouvelle élite par identification à l’origine, sont pour nous si hermétiques ou si indéchiffrables que cette démence barbare est celle d'un islam depuis longtemps malade (Abdelwahab Meddeb) et nous semble ne pouvoir émaner que d’un fond obscur essentiellement pathologique qui induit un passage à l'acte parce que la parole a été décrédibilisée par une société qui ne les a jamais écoutés.

Et pourtant, comme vient de le révéler ce qu’on appelle le Mein Kampf de l’EI.,  « l’Administration de la sauvagerie » (sous titrée la phase la plus critique à travers laquelle l’Oumma (la matrie -oum c'est la mère- l'unité originelle et la communauté organique des croyants régie par la charia opposée à la patrie, à la loi des Etats nationaux enfermés dans des fronières, watan) devra passer, le Manifeste de Daesh rédigé par Naji au début du siècle et découvert par les autorités saoudiennes, la stratégie de Daesh, loin d’être démente ou improvisée est parfaitement rationnelle, elle est, dit Fethi Benslama, construite et intelligente et c’est elle qu’aujourd’hui, tous les commandants de brigade de l’EI ont lu et mettent en pratique. Ainsi l’horreur a été savamment pensée, justifiée et théorisée et les déprédations elles mêmes sont soigneusement distillés en temps voulu pour narguer la coalition et la renvoyer à son impuissance. Comment ne pas évoquer à ce propos cette ville du mal et des méchants (Ponéros) fondée en Cyrénaïque par Philippe de Macédoine dans la Lybie actuelle justement ?  Elle était peuplée de scélérats, de parias, de traitres incorrigibles mais c’était une véritable polis qui a pris le nom de Ponéropolis et Platon lui-même dans la République (351 c-352 c) avait penser le caractère ruineux que pourrait avoir une société de méchants ou comme dit Kant, un peuple de démons. De même ce qui porte le nom de l’EI. est constitué de trafiquants, de délinquants et de criminels de toute farine :  la garde sanguinaire de Sadam Hussein y a importé les méthodes bassistes d’une extrême brutalité et le recrutement est alimenté par des populations sunnites frustrées et par tous les jeunes cabossés par la vie qui arrivent par milliers. Mais pourtant, même si par vocation il refuse par principe d'enfermer l'Oumma dans des frontières, l’EI sera bientôt  effectivement  un Etat, un  Etat bien nommé qui aura la stabilité et la durée dans les veines : déjà il s’autofinance (pétrole et pillage archéologique), frappe monnaie, créée hôpitaux et écoles,  enrôle, mobilise les masses (troupe de 100 000 hommes), juge, prélève les taxes... assure en somme tous ses pouvoirs régaliens.  « La société des hommes se tient et se coud, à quelque prix que ce soit. En quelque assiette qu’on les couche, ils s’appilent (se mettent en pile) et se rangent en se remuant et s’entassant. Aussi continue Montaigne relatant l’épisode des forbans macédoniens « j’estime qu’ils dressèrent des vices mêmes une contexture politique entre eux (…) Je pense, qu’ils établirent une société qui ne fut pas pire que les autres » (III, 9).  L’ordre  peut-il ainsi naître du désordre et la généralisation du chaos constituer le laboratoire d’une véritable contexture politique ?

C’est en tous cas cette idée qui fait le fond de la stratégie très cohérente et très efficace de Daesh. Elle s’exprime clairement dans le programme d’Abu Bakr Naji qui repose sur un certain nombre de principes patents ou latents qu’il convient de passer au crible et d’analyser si l’on veut un jour envisager de tenir tête enfin au monstre conquérant et de revenir sur ce qui est, après le nazisme avec lequel il partage le fantasme totalitaire d'une régénération de l'humanité, l’une des plus grandes régressions, l'un des plus grands enténèbrement de l’histoire.

Territorialisation. Par opposition à leurs rivaux d’Al Qaïda qui  voulaient déterritorialiser le combat et s’attaquer en priorité au Dar-al-Harb (domaine de la guerre) et en particulier à la puissance américaine,  Naji suivi en 2005 par le syrien al-Suri, inaugure la troisième vague du djihadisme : il substitue un terrorisme reticulaire  ou en en réseau à l'organisation pyramidale d'Al Qaïda et  reterritorialise l’action djihadiste en proposant une stratégie à la fois locale et globale, « glocale » selon le mot de Nabil Mouline. Tout en continuant de perpétrer des attentats ciblés sur plusieurs théâtres d’opération afin de semer une terreur globale de par le monde notamment dans le ventre mou de l'Occident qu'il identifie à l'Europe décadente, les djihadistes de l’EI s’intéressent non au Dar-al-Kufr (domaine de la mécréance) mais au Dar-al-Islam (le nom de leur magazine en ligne) et ils se sont dotés en conséquence d’une base territoriale, condition de l’existence d’un Etat et point de départ local d’une conquête du monde qui passera par la prise de la ville sainte de la Mecque. En nous désignant comme ennemis, l'EI réalise la structure basique de l'Etat total qui, pour Carl Schmitt, trouve en effet son ciment le plus puissant dans la distinction entre l'ami et l'ennemi.

Post-colonialisme. Il s’agit d’abord de sortir définitivement de l’ère coloniale, d’abolir les frontières créées par la France et l’Angleterre sur les ruines du dernier Empire musulman, réunir les Etats nés du dépeçage colonial et du partage arbitraire et inique de Sykes-Picot en 1916, quelques années avant l’abolition du califat par Atatürk (1924), formidable traumatisme, véritable désastre, effondrement d'un idéal de souveraineté mortelement blessé et détruit par la modernité qui, quatre ans après, en 1928, a donné naissance au mouvement anti-Lumières des frères musulmans et donné le coup d'envoi à l'islamisme radical.  Ici se trouve l'origine du formidable désir de revanche, du processus de victimisation rancunière, de l'idéologie vengeresse du monde musulman dont Daesh, le justicier, ne représente qu'une branche morte (Sansal) et à terme condamnée. On retrouve la même dimension politique anti-impérialiste (François Burgard), la même logique postcoloniale alimentée par la toute puissance d’un très ancien ressentiment contre l’Occident dans les actions de Boko Haram qui se perpétuent sur les lieux mêmes du Califat de Bornou au carrefour du Niger, du Cameroun et du Nigéria. Pour laver l’islam de sa séculaire humiliation tous les moyens sont bons, toutes les atrocités permises ; ce sera l’effroi et les massacres. Après des siècles de progrès qui ont mené le monde à un point d'apoplexie et d'obsolescence, ce qu'on a appelé l'islamo-fascisme a bien pris le relais des passions et des fureurs du romantisme révolutionnaire qui, dans le passé, avait eu comme point de fixation l'anarchisme et le fascisme, il est essentiellement réactif (pour être membre de l'état major il faut avoir été prisonnier) et comme l'action est toujours plus forte que la réaction, on peut penser qu'elle finira bien un jour par l'emporter. 

La terreur sacrée. Frapper les esprits, les stupéfier, les sidérer, les rendre captifs ou interdits, jouer sur tous les ressorts de l’émotivité est l’objectif essentiel des spécialistes de la communication de l’EI. A Wannsee les nazis avaient décidé à huis clos de la solution finale, la Tcheka et le Guépéou torturaient dans des caves à l’abri des oreilles et des regards mais les nazislamistes de l’EI, filment, enregistrent, proclament, rendent publiques, magnifient, médiatisent en direct toutes leurs exactions afin de frapper les esprits, de les terroriser, de les hanter à jamais. Semer la panique dans le rang des médiocres débilités et affaiblis par la consommation c’est aussi exalter les plus forts, « amener les masses dans la bataille », séduire et prendre les jeunes dans leurs filets. Ironie du sort et puissance du symbole, en plantant le drapeau noir d’un pouvoir barbare sur la porte de l’amphithéâtre de Palmyre au pied de laquelle ont été abattus, agenouillés, 25 soldats syriens, ils ont porté à sa plus haute puissance la polarité d’un contraste dont la puissance de déflagration a en effet de quoi provoquer l’effroi et laisser interdit  : mise en servitude d’une cité cosmopolite et tolérante, d’une cité commerçante de haute culture, conjonction du plus haut et du plus bas, de l’abjection et du sublime, du surhumain et de l’inhumain… Comme on n’a pas manqué de le signaler c’est ici même, trois siècles avant notre ère, que le philosophe Longin écrivit en grec dans le premier grand  traité du sublime (péri upsous) : « quand le sublime vient à éclater où il le faut, il renverse tout comme la foudre ». Que dans leurs mises en scène macabres les islamistes puissent jouer ainsi de la terreur sacrée - l’affect majeur du sentiment du sublime - n’est sans doute pas le moindre des paradoxes. 

Prophétisme. Le messianisme et la force visionnaire, la profondeur de l'engagement moral sont du côté de nos adversaires qui, ressortissants de 120 pays, constituent désormais le plus grand mouvement de contre-culture mondial et la plus grande force de lutte extra-territoriale depuis la seconde guerre mondiale (Scott Atran). Ils se battent parce qu’ils croient en quelque chose et parce qu’ils espèrent une transmutation de leur fragilité identitaire dans un devenir martyr qui les dote de toute puissance, un born again par-delà le périlla mort n'étant pas pour eux une fin mais une matrice qui les enfante à nouveau vers un monde de jouissance absolue dans lequel les attendent les Houris du paradis.  C’est particulièrement le cas des bandes de jeunes abandonnés et privés d’avenir,  de ces enfants perdus de la mondialisation (O. Roy) qui  font l’expérience d’un retournement du stigmate et, d'Untermensch deviennent des Über-musulmans, des surmusulmans et des justiciers (Fethi Benslama) : leurs épreuves quotidiennes deviennent le signe de leur élection et, victime d'une dérive paranoïaque, armés par l’ange de la mort et le Dieu des armées (Voltaire), ils partent faire le djihad pour des raisons personnelles, pour en découdre, pour se venger, pour l’aventure, pour trouver une place dans la société, pour donner du sens par leur mort et c'est dans la puissance sans mesure de la religion, dans l'islam "qui a réponse à tout" et dans l'islam seul, dans la lecture criminelle du coran des fondamentalistes musulman qu'ils ont pu trouvé de quoi alimenter leur haine et une raison de déclarer une guerre sans merci à un Occident méprisé et  honni. L’ivresse des armes et la fraternité guerrière leur ont fourni une raison d’être et un principe d’appartenance auquel nous n'avons rien à opposer, aucun sens, aucune valeur, aucun but. C’est en effet le nihilisme d'un monde sans esprit poussé jusqu'à son point de rupture qui explique pourquoi un tel délire a pu prendre, c'est le nihilisme marchand de notre société libérale-libertaire (notre fondamentalisme économique) pour laquelle tout s'achète et tout se vaut (équivalence généralisée disait Marx) qui nous revient en boumerang, c'est lui qui a produit et produira encore, dans l’aire islamique essentiellement, ces réactivations violentes d’un religieux primordial qui sont autant de réactions adaptatives (Marcel Gauchet) au défi identitaire, à la désolation et à la désagrégation que provoque une mondialisation dont le foyer délétère et maudit a été identifié à la contrée du soir et du déclin (Abendland dit-on en allemand pour Occident). Tout avait été précisément prévu dans le manifeste de Naji : la défaite des Américains au proche orient, leur retrait des zones de combat, mais aussi l’effondrement d’un certain nombre d’Etats, la reconfiguration du Moyen-Orient…  Ces prophéties sont advenues ou en passe d’advenir, les troupes américaines se sont retirées d’Irak, les printemps arabes ont explosé, les 5300 raids aériens ont été sans grand effet, les djihadistes s’adaptent, se déplacent dans de petits véhicules et déménagent leur QG dans des maisons de civils, le régime d’Assad n’en n’a plus pour longtemps, l’Irak continue de se déliter, la rivalité shiites/sunnites rend toute alliance précaire, ambigüe et difficile, l’EI est à 40 km de Damas et Ramadi, tombée sans résister, n’est qu’à une heure de Bagdad, ville qu'ils continuent à démoraliser. L’état de chaos, de désordre ou de sauvagerie est enfin arrivé, c’est le moment idéal  pour les djihadistes de prospérer et de passer à l’action et c'est la performativité de l'action qui réalise effectivement la prophétie : elle leur donne la légitimité que tous les religieux leur refusent.  

Gestion du chaos. Les populations sunnites marginalisées et frustrées par l’arrivée au pouvoir des chiites à la suite de l’absurde et désastreuse intervention de Bush en Irak continuent d’alimenter le recrutement de l’EI. Au début de l’hégire les populations prises en tenaille entre l’empire byzantin et l’empire sassanide avaient aussi accueilli les cavaliers d’Allah comme des libérateurs. L’EI sait mobiliser l’imaginaire et se rendre populaire et il tente à chaque fois de rejouer l’histoire fantasmée de l’islam au moment où, divisé, blessé et malade, le souvenir de sa grandeur passée attise plus que jamais la haine et le ressentiment à l'égard des mécréants.  Ses troupes sont ainsi entrées dans la vallée de Ninive avec des pickup flambant neufs suivis de purs sangs arabes ! Mossoul, ville sunnite, est, elle aussi, tombée sans opposer aucune résistance à ses assaillants. La dure loi de la charia devra, dit le Manifeste, « unir le cœurs des gens » mais elle ne le fera pas sans fournir aussi argent et moyens de subsistance, sans développer services publics et administratifs, œuvres caritatives et religieuses auprès d’une population abusée, terrorisée et mise au pas mais désireuse avant tout de trouver salaire, position, logement, paix et relative prospérité. Le problème de l'Etat, écrivait Kant sous l'influence de Hobbes, peut être résolu même dans un peuple de démons. Mais ce peuple de démons que constitue Daesh, s'il gère avec brio la situation avec la complicité de tous les pays limitrophes, reste déchiré entre la volonté  d'incarner dans sa pérennité le rêve arabe grâce à une organisation rationnelle, celle de l'Etat si bien nommé, (comme le souhaite les anciens basistes qui se servent des djihadistes  comme d'idiots utiles) et une pulsion mortifère, suicidaire et autodestructrice dont témoigne le djihad planétaire et généralisé.

Fédérer. Le califat est une réponse à l'effondrement politique et social du moyen-orient, il devait chercher à fédérer autour de lui les autres groupes djihadistes pour étendre sa domination. Depuis que Bagdadi, dans l’habit des dignitaires omeyyades (période de la plus grande expansion de l’islam),  a doublé ses concurrents, Al-Qaïda et Al-Nosra, en se proclamant de façon précipitée calif à la tête du « califat », (l’EIIL devient alors l’EI), l’expansion de Daesh a été fulgurante. Un an après sa création l’EI s’étend sur 300 000 km2, contrôle désormais les villes de Syrte et de Derma en Lybie, et a obtenu l’allégeance de dizaines de groupes djihadistes dans 18 Etats différents,  dont celle du groupe égyptien, l’ansar Beit Al-Maqdi qui, aux portes d’Israel, contrôle la « province » (wilaya) du Sinaï et, en Afrique noire, celle de Boko Haram.

 L’Occident et son double. La propagande parfaitement maitrisée de Daesh utilise la théorie géopolitique du choc des civilisations pour renforcer les préjugés essentialistes et justifier l’appel à la guerre sainte contre l’Occident. Mais comme l’a montré Olivier Roy dans La sainte ignorance, l’islam mondialisé est complètement déconnecté de son univers culturel d’origine. Il a construit un « universel en miroir de l’Amérique […], une oumma où l’uniformisation des comportements se fait sur le modèle dominant américain ».  L’univers coranique dans lequel il s’inscrit est complètement fantasmé, il relève d’un imaginaire orientaliste proprement hollywoodien et son imaginaire n'est que le revers du nôtre. La paradoxe est que tout chez Daesh est occidental : les armes sur lesquelles ils ont fait main basse, les technologies et les outils de communication, les  canaux médiatiques qu’ils créent ou utilisent comme le ferait une multinationale sur le marché de la terreur, la stratégie  inspirée de Clausewitz, de Mao ou Guevara (La guerre est un duel à grande échelle qui monte aux extrêmes, un acte de violence qui vise à continuer une politique et à imposer à l'autre d'exécuter notre volonté,  « le pouvoir est au bout du fusil », "il faut attiser la haine pour transformer l'homme en machine à tuer"... ce sera donc par la violence seule que l’islam triomphera et contraindra le monde à se convertir, le Califat n’étant qu’un point de départ pour une réislamisation du monde) mais aussi la conception politique et administrative de l’Etat, modelée sur le patron occidental de l’Etat-nation. C’est lui qui est en train de générer un nationalisme qui s’exprime en termes religieux et une société homogène totalement étrangère à un monde islamique profondément pluriel et divisé.

Face à une stratégie aussi élaborée que celle de Daesh, l’Occident arrêtera-t-il enfin la sienne ? La transformation du mouvement terroriste en Etat, les exigences de l’exercice du pouvoir l’amènera t-il a faire des compromis ? L’effet de contexte lui fera-t-il connaître cette contexture politique dont parlait Montaigne ? Bien malin, dans la confusion actuelle, celui qui pourra le dire.

13 Novembre 2015. En quelques heures, ce vendredi 13 Novembre, jour de la prière, Paris est devenue  capitale de la douleur. Les attentats de Paris  n'ont cette fois-ci ciblé ni les juifs, ni les mécréants qui se permettent de rire du prophète, ils ont visé la France en tant que telle non pour ce qu'elle fait mais pour ce qu'elle est, pour ce qu'elle incarne plus que toute autre nation : la liberté et le plaisir de vivre, l'égalité de tous et le refus du communautarisme, très exactement tout ce que refuse une idéologie nihiliste dominée par la haine du corps et du plaisir. Dans leur rhétorique grandiloquente et fleurie Paris est devenue la capitale de la perversion et de l'abomination. Les auteurs du carnage qui voudraient qu'on leur fasse cadeau de notre haine, plus que des « combattants » ou même des « barbares » ne sont tristement que de petits exécutants déclassés, une meute de voyous hallucinés (Debray), des ignards et des délinquants méthodiquement décérébrés, des âmes mortes qui ont perdu leur singularité, des automates transformés en machines à tuer et même comme vient de le révéler le cas de Salah Abdelslam, des loosers, des sociopathes qui tuent pour faire des images, pour obtenir le sentiment pré-mortem de toute puissance et qui ont fait du terrorisme le chemin de plus court pour assouvir leur narcissisme : plûtot se faire exploser et obtenir "un quart d'heure de célébrité" et de notoriété dans la lumière d'une vie scénarisée que de mourir dans l'anonymat d'une vie insignifiante ! Laisser sa carte d'identité dans l'instrument du crime est la façon la plus banale d'accéder à la reconnaissance

Mais ces massacres marquent par là sans doute aussi la première défaillance de le stratégie de Daesh, son pas de trop, celui qui, hier, en Algérie, a réduit la base de soutien du GIA : loin  de diviser, de déchirer ou de déstabiliser la France  en vue de créer une situation de guerre civile, les attentats l'ont rassemblée, l'ont mise debout et elle s'est vue créditée dans le monde d'une énorme légitimité, légitimité à laquelle elle a su dignement répondre.  Loin de sombrer dans un individualisme et un hédonisme émollient elle a   déclaré au monde entier son insoumission et son insolente fierté.  Cette  unité  ou cette union sacrée n'est-elle que l'exaltation incantatoire et fugitive d'une civilisation que l'on dit épuisée ? Cet unanimisme n'est-il qu'une défaite de la pensée ? Cette union sacrée, celle d'un peuple véritable corps mystique du christ n'est-elle qu'un myrhe incompatilbe avec la division, la diversité et le conflit qui, disait Claude Lefort (Permanence du théologico-politique, 1986), fonde la démocratie seul régime à ritualiser le conflit dans les élections et à n'avoir que faire de l'unité organique qu'asssure le théologico-politique qui obnubile des sociétés totalitaires ?

L’islamisme alimente le nationalisme xénophobe (l"Arabi fora" des ratonades à la Corse) qui à son tour rejette certains musulmans du côté des extrêmes de sorte que monte en puissance simultanément le radicalisme djihadiste et le FN. Ce cercle vicieux ne risque-t-il de nous soumettre à un régime de double peine ? Après les attentats, le FN, après la violence, le déshonneur… Serions nous pris dans la mâchoire mortifère de l’islamisme vs nationalisme ? Les français qui, à défaut de pouvoir manifester, se marquent le front de nos trois couleurs sur les réseaux sociaux,  s’étaient pourtant réapproprié une Marseillaise qui était passée à droite et les pays libres du monde entier qui avaient couvert leurs monuments de nos couleurs avaient pris soudainement conscience de toutes les "valeurs" universelles (ce mot usé, trop invoqué, sonne creux mais Valere c'est être fort et cela a donné le beau mot de valeureux) que représente la France : un peuple "franc" ou affranchi qui s'est souverainement déclaré tel, un style de vie, une culture conquise de haute lutte qui ont contribué à former un roman national que rien ne pourra défaire. Ce que nous rappellent nos couleurs et nos devises : le bleu d'azur de la liberté, le blanc très pur de l'égalité et le rouge sang de la fraternité.

Les attentats vont par ailleurs peut-être marquer un tournant et faire évoluer la  situation internationale ; malgré les rivalités, la différence des agendas et les arrières pensées des uns et des autres les lignes ont bougé comme si seul  le malheur pouvait réunir les peuples.  la Russie,  en plein Sinaï, a été touchée par Daesh et plutôt que de continuer de soutenir sans condition un Assad qui a tout fait pour que l'EI monte en puissance, fait mine de rejoindre la "coalition" anti-daesh (tout en ciblant les Turkmènes et ce qui reste de l'armée syrienne libre...). Cette coalition devrait inclure l'Iran chiite et bien des pays qui ont joué jusqu'ici double jeu : l'Arabie Saoudite sunnite et wahabite, théoricienne (elle trouvait dans le wahabisme le principe de sa légitimité) et pourvoyeuse de fonds du djihadisme international, l'iran des Mollah  et  la Turquie d'Erdohan qui a laissé porte ouverte à l'organisation prédatrice et criminelle.

Ce qui est sûr c'est qu'il n'y aura pas de solution purement militaire. Sur le plan diplomatique, la résolution du G 20 à Antalya n'est encore qu'une façade hypocrite. Combattre le terrorisme n'a aucun sens quand, dans ces empilements historiquement stratifiés des conflits (sunnites/chiites, Turques/Kurdes, Turquie/Russie, Russes/américains) chacun désigne par ce mot autre chose que son voisin et quand le champ d'intervention reste divisé et miné par la lutte à mort que se livrent sunnites des petromonarchies (aux prises avec les Houthis) et chiites iraniens ... Carl Schmitt disait que l'Etat-nation théorisé par Bodin était né au 16e siècle après cent cinquante ans de guerres de religion et devait être compris comme une tentative de neutraliser  la religion (qui n'a jamais été une affaire politique).  La fonction de l'Etat est en effet d'assurer la paix par la diplomatie sur la base d'un équilibre entre les puissances ennemies. Régler, civiliser et limiter la guerre (Jus belli) a toujours été depuis Grotius le but poursuivi par les juristes. Mais ce qu'on appelle la communauté internationale est entrée dans la logique perverse et dangereuse de guerres justes qu'on n'a pas déclarées (jus ad bellum) , de guerres justes qu'on ne peut terminer parce qu'il n'y a pas de victoire finale contre la terreur ou contre le crime, de guerres justes qui n'ont pas d'issue parce qu'on ne vient jamais à bout des criminels qui ne font pas de quartier des civils (jus in bello) et qu'il n'y pas moyen de s'entendre avec des commanditaires qui nous ont désignés comme "ennemis", comme l'Empire du mal des "croisés" et qui ont ensanglanté la "capitale de la perversion et de l'abomination".  Une guerre totale a été ainsi déclarée envers un ennemi total qu'il faut "éradiquer", une guerre totale d'un nouveau genre, une guerre diffuse contre une nébuleuse  mobile et indistincte, une guerre sans adversaire identifiable, une guerre qui n’est plus la continuation d’une politique déterminée, une guerre asymétrique sans perspective de paix ni de reconstruction des communautés et des Etats (jus post bellum). En multipliant la liste de ses ennemis (Sinaï, Ankara, Beyrouth, Paris, Bamako, Ouagadougou...)  Daesh comme ses rivaux avec lesquels il se livre à une surenchère sans fin, se sent comme légitimé par l'hostilité du reste du monde. "La guerre sainte », l''ultime bataille qui verra dans un effroyable bain de sang la victoire des Fidèles" sont enfin en vue ! Daesh qui attend depuis longtemps cette heure d'apocalypse lors delaquelle Dieu distinguera entre amis et ennemis, croyants et mécréants, ce combat ultime contre un ennemi absolu, ne rêvait que de nous attirer sur ce terrain,  que de nous engager dans cette course folle au précipice qui risque d'accélérer les migrations, nous mettre à dos les sunnites de Syrie, disperser le terrorisme dans tous les pays, diviser et fragiliser l'Europe bientôt noyée sous un flot continue de réfugiés... Nous resterait-il qu’à nous habituer à vivre avec le terrorisme dans l'horizon de la mort imminente, d'une guerre de cent ans  et d’un interminable combat ? Ce n’est qu’un début, disait le communiqué… Faudrait-il vraiment attendre la victoire finale pour lever l'état d'urgence qui accuse les clivages et défait le lien social ? "Si l'on ne peut repondre à̀la question : quand la paix reviendra-t-elle ? écrivait Heidegger dans les années 40, ce n'est pas parce qu'on ne peut apercevoir la fin de la guerre, mais parce que la question posée vise quelque chose qui n'existe plus, la guerre elle-même n'étant plus rien qui puisse aboutir à une paix ».

Les bombardements massifs de la Russie (la seule à avoir une stratègie : rien entre Bachar et l'EI)  pour reprendre Alep, la deuxième ville de Syrie, et pour couper la route de ravitaillement des assiégés vers la Turquie remet en selle Bachar, inverse les rapports de force, risque de jeter dans les bras de Daech ce qui reste de l'opposition syrienne, réduit le champ politique à deux acteurs essentiels (Bachar/EI) , fait de la Syrie un gigantesque  trou noir et met fin, à court terme, à tout espoir.

 

14 Juillet 2016. On aurait tort de ne voir dans les pertes territoriales de l'EI en Irak et en Syrie que le signe avant-coureur de son déclin. La carnage de Nice est parfaitement conforme dans sa charge symbolique (la fête et la fin de l'ancien régime), dans l'étendue atroce de son massacre, dans sa logique apocalyptique de destruction massive et de nihilisme absolu, dans sa cruauté irrationnelle et son retentissement médiatique au modus operandi prôné par Al Suri (la gestion du chaos) et par Abou Mohamed al-Adnani (tuer par tous les moyens, écraser avec sa voiture "les méchants et sales français"). Il inaugure une sorte d'intifada globale où, grâce à la simplicité extrême des moyens employés, on peut commettre des massacres de masse à la barbe des autorités et des forces policières et se moquer impunément des parapets branlants de la vielle Europe : de l'offensive de la coalition.   Bien loin de constituer des actes désespérés et nihilistes ou des barouds d'honneur, les attaques suicides répétées, partout en recrudescence, sont la pièce maîtresse d'une tactique  de contre-offensive au service de la stratégie murement méditée d'une guerilla devenue mondiale. Elle vise à instituer le chaos, à détruire la confiance des masses en leurs dirigeants, à supprimer la zone grise entre croyants et infidèles. En dressant finalement les musulmans contres les non-musulmans, en suscitant avec la fitna (la désunion) des pogroms anti-musulman, il s'agit bien de hâter la victoire finale de la révolution, de clore et de dévoiler (apo-calypse) définitivement le sens. La violence sacrificielle implacable et non symbolisée génère ainsi des crimes qui sont perçus non comme des actes de désespoir mais comme des actes de rédemption individuelle et de salut collectif. Une idéologie religieuse particulièrement sommaire qui exige le sacrifice peut en effet  libèrer et anoblir, sacraliser la pulsion meurtrière et antisociale de quelques déséquilibrés.  En dépit des pertes territoriales l'archipel djihadiste continue ainsi de s'étendre, de prospérer, de faire des émules et des recrues en Europe,  notamment dans les territoires perdus d'une République qui a échoué à renouer le contact avec les "quartiers", à donner du contenu à son idéal égalitaire.  On n'en finira pas de sitôt  de payer le lourd tribut de la colonisation et les conséquences désastreuses de la guerre aveugle menée par l'administration Bush en 2003. "L'EI résiste et s'étend" tel est le cri de guerre qui résonne maintenant de par le monde et qui signe la montée en puissance de l'EI. 

A nous de vivre avec le malheur et de continuer envers et contre tout de « vivre ensemble" en résistant sans trembler au vœu des djihadistes comme à la pulsion de mort fasciste et au désir de vengeance qui s'emparent de quelques citoyens. Ils déshonnorent jusqu'à certains membres de l'élite politique.  En s'abandonnant à la surenchère sécuritaire ils  "ajoutent, comme on l'a dit,  le ridicule à la douleur". 

 

 

1 Les Aztèques éventraient couramment dans leurs temples du soleil quatre-vingt mille croyants par semaine (Céline)... Amenez-moi les enfants que je les égorge, que je me couronne de leurs entrailles et que je m'assoie dans leur ventre vide écrit à la même époque P. Morand. C'est des choses qu'on a du mal à comprendre avant d'aller à la guerre. Mais quand on y est tout s'explique et les Aztèques et leurs mépris du corps d'autrui, continue Céline. Aujourd'hui c'est le religieux sacrificiel (Bataille) qui se mêle au politique et il est difficile de dire qui donne l'intelligence de l'autre...

 

 

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