Le don des larmes

 

LE DON DES LARMES

Qui ne pleure pas ne voit pas

Victor-Hugo

Le seul bien qui me reste au monde

est d'avoir quelquesfois pleuré

Musset

Avoir en vue l'imploration plutôt que la vision, adresser la prière, la joie, la tristesse plutôt que le regard

Derrida

Mais que nous est-il arrivé l’autre jour, alors que, sans l’avoir voulu, nous nous sommes retrouvés à l’office vespéral des petits frères de Foucauld ? J’avais accompagné Brigitte, ma nièce. Touchée par le récit que Théo, la veille, avait fait de sa vie, elle avait voulu aller leur apporter son obole, une obole à vrai dire royale. Comme ils n’étaient pas là nous avons été les rejoindre dans la chapelle où, à tour de rôle,  six frères rassemblés lisaient des textes bibliques. Et c’est là que tout naturellement nous avons pris notre place et notre tour de lecture jusqu’à ce que Brigitte se soit retrouvée soudainement en larmes. J’ai dû alors prendre le relais et continuer une lecture que des sanglots avaient interrompue. Mais à la sortie de la petite chapelle j’ai détourné mon visage du regard des frères car j’étais moi-même en larmes. Ma superbe comme disait le texte que nous venions de lire avait été enfin abattue et, désarmé et abandonné, ayant ainsi renoncé à toute position de maîtrise et de puissance, j’ai trouvé dans ces pleurs irrépressibles, dans ces pleurs qui ne dépendaient pas de moi, qui en moi étaient plus grands que moi, dans ces pleurs qui me saisissaient, me débordaient (comme peut le faire aussi le rire) une joie et une paix singulière. Ces larmes n’étaient pas amères elles étaient douces, l’expression d’une infinie gratitude, une forme de purification et d’illumination ; un saisissement, une expérience d’éveil en somme, cette conscience soudaine de notre mortalité et de notre finitude[1] qui nous incite à nous tenir vide de  toute chose, à mieux aimer ce qui nous est donné et à vivre de façon moins futile et plus authentique. Oeil moins destiné à voir qu'à pleurer et à implorer. Humble parmi les humbles j’avais, dans cette position de faiblesse assumée et au contact des petits frères, fait une épreuve de vérité, bienheureux en effet d’être parmi ceux qui pleurent, selon la parole de l’apôtre (Mathieu V, 12), joie, joie, joie, pleurs de joie comme Pascal l'avait griffonné et cousu dans la doublure de son pourpoint après sa "nuit de feu"..

On s’en voudrait de verser dans une sensiblerie ou un dolorisme qui ont sans doute ici sa part, mais il nous était vraiment arrivé quelque chose, nous avions eu ce qu’on appelle une expérience, une expérience que nous n’oublierons jamais. Cette ex-périence qui transit ou traverse de part en part tout le corps est le plus vrai des messages, une joie extatique et paradoxale qui nous fait être comme hors du temps, une passion qui pénètre l'âme, l'émeut et qui, par un don gracieux, l'enrichit et la fait passer à l'acte comme le disait Aristote. Expérience d’une parole interdite dans une gorge serrée, il vient d’abord du corps, passe tout langage et tout discours  et plonge la pensée dans l’abime de l’humilité (Syméon) ; comment ne pas le trahir ?

"Heureux ceux qui pleurent" dit le texte des Béatitudes "arachant la souffrance au secret et à la honte". Le don des larmes (gratia lacrymarum) était pour les pères du désert qui en développèrent la pratique et pour toute la culture médiévale un des plus haut charisme, un don  de l’Esprit, celui qui touche le cœur et fait sourdre en nous ce qui vient du plus profond de l’être. Seul en effet le cœur quand il est ainsi atteint, touché, seules les larmes quand elles arrosent la sécheresse, la dureté ou l’aridité du cœur peuvent vraiment nous faire voir, nous rendre voyant et visionnaire, nous rendre disponible à la présence d’un dehors.  Cette conviction des hommes du moyen-âge pourquoi ne pourrions-nous pas encore nous l’approprier, nous autres qui, dans une modernité désenchantée, désertée par le divin, avons reçu le christianisme en héritage mais qui ne croyons pas nécessairement ni en Dieu, ni en la résurrection de la chair, ni en la vie éternelle ?  Serait-il interdit d’approcher le sacré d’une manière purement profane, incroyance n’impliquant pas infidélité à ce qu’il faut bien appeler le spirituel, à ce spirituel devenu si absent ou si frelaté en notre temps ?

Toute la spiritualité du père de Foucauld s’exprime et culmine dans la prière d’abandon, d’abandon de sa liberté, que cet ancien militaire composa, mais aussi dans le choix de l’incognito, de la pauvreté et de la dernière place, dans l’attention porté aux plus démunis, dans la volonté de faire des indigènes, nos égaux et de commencer par connaître leur culture et d’étudier scrupuleusement leur langue, non pour les annexer mais pour les reconnaître dans leur étrangère vérité. On ne peut pas oublier en effet que c’est en terre d’Islam que le père de Foucauld a rencontré son chemin de Damas et décidé de fonder sa fraternité et qu’il appartient à cette frange de la spiritualité chrétienne qui, comme le grand orientaliste Louis Massignon, son correspondant et son ami, comme Henri Corbin pour le chiisme, a été fascinée par la ferveur de l’Islam. Contre les extrémismes de tout bord et la fiction entretenue d’un choc des civilisations, ils ont su reconnaître à l’Islam comme plus tard les malheureux moines de Tibhirine, une vocation abrahamique et un rôle providentiel ; on ne peut donc pas passer sous silence tout ce que cette spiritualité doit non seulement aux pères du désert mais à cette lignée d’Hagar et d’Ismaël, à ces exclus au désert enracinés dans la foi[2] qui ont fait vœu d’hospitalité sacrée et de fidélité à la parole donnée  : à ces vertus que l’occupation coloniale allait hélas irrémédiablement détruire. Toute la spiritualité du désert s’était en effet organisée autour de l'accueil de l’autre et de l’hospitalité de l'étranger et elle allait, avec Massignon, exercer une pression constante sur la politique[3]. Abraham est un étranger et un errant qui a reçu l’hospitalité au pays de Canaan. Dieu est l'étranger par excellence, l’anagramme du vide et non le tout  puissant des théologies politiques. Le Christ par sa passion montre que son Père est le Pauvre, le Dépossédé, celui qui attend de l'homme qu'il se fasse son hôte, comme Abraham accueillit les trois anges à Mambré, près d’Hébron. Dans le Magnificat, la plus belle des prières, Marie chante elle aussi le pur amour et son abandon au don de Dieu.  Dans un passage de Parole donnée intitulé La visitation de l’étranger Massignon écrit : Celui-la a regardé dans mon cœur. Il pleurait et je pleurai jusqu’à la venue de l’autre, puis Il m’a demandé : de nous deux, dis, quel est l’aimant ?

Ces larmes fortuites, furtives et fertiles qui ce soir là nous ont été données comme l'événement pur d'une grâce imprévisible et imméritée ne nous appartiennent pas ; elles ont été la marque, dans l’absolu dénuement, de notre ouverture vers le dehors, de notre sujétion à l’autre, à la touche de l’autre. Que pouvons nous en faire sinon les donner à notre tour comme une offrande fraternelle, une marque de gratitude à ces petits frères, avec la certitude que cette eau fertile a le pouvoir de faire refleurir les déserts. Nous ne pouvons en dire plus.

 

 

 

[1] « La mort est grande. /Nous lui appartenons,/bouche riante. /Lorsqu’au cœur de la vie nous nous croyons, / Elle ose tout à coup/pleurer en nous ». Rilke, Le Livre d’image, 1901.

[2] « Israël est enracinée dans l’espérance, la chrétienté est vouée à la charité, l’Islam est centré sur la foi ». Louis Massignon.

[3] Jésus pleura sur Jérusalem ; sans contester le moins du monde la nécessité d’une politique de l’immigration reconnaissons néanmoins qu’il y a une France et une bonne partie de l’Europe (la Suède, elle-même !) sur laquelle on pourrait peut-être aussi pleurer….  La politique était pour Massignon une pratique universelle de l’hospitalité : attention aux exclus, aux personnes déplacées, enseignement aux travailleurs immigrés, soutien aux prisonniers et à tout ceux qui, destitués de tout pouvoir, n'ont pas leur place dans notre monde et qui témoignent à leur insue d'une autre manière d'être vivant et d'exister en dehors du marché.

"La tendresse de coeur, voilà le don que la  nature témoigne qu'elle a fait au genre humain en lui donnant les larmes". Juvénal, Satire XV, 131-133. Et si tel était aussi et de même façon le don de Dieu dont Jeau nous parle en son Evangile ? "Si tu savais le don de Dieu..."

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