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Féminismes

 

 

 

LA FEMME D’A CÔTÉ

Remarques sur les féminismes contemporains

François Warin

Hon. Lycée Perrin, Marseille

« Chaque problème cardinal trouve en nous un immuable « : « je suis comme ça ». Sur l’homme et la femme par exemple… »

Nietzsche

« Tant que l’homme est sans gratitude (danklos, sans merci) il demeure inhumain, il n’y a d’humanité véritable que dans le remerciement ».

Heidegger

Un des plus beau film de François Truffaut porte ce nom étrange : La femme d’à côté. La femme, jouée par Fanny Ardant, y est l’étrangère, l’autre, celle d’à côté, à la fois celle qui est facile d’accès mais celle aussi qui vient d’ailleurs, de la marge, celle qui avait été mise de côté. Rattrapée avec son protagoniste par une passion adultérine destructrice, elle va connaître la déflagration délétère d’un amour fou, un mal d’amour au cœur tragique qui va la consumer jusqu’au bout. Sans savoir vraiment qui mène la danse, chacun va perdre pied, incapable de contrôler le tourbillon et le vertige d’une passion dévastatrice et sans issue qui s’impose pourtant avec une nécessité absolue. Ce fin’amor, amour déchiré, intense et brûlant qui met au jour une part très sombre de notre sexualité -un fragment de nuit qui ouvre sur l’excès et nous fait frôler l’abime et flirter avec le chaos- les met à côté de la vie qu’ils traversent pour les faire exister à hauteur d’impossible, telles des étoiles filantes parties sans lendemain. Amour, éros « jamais battu au combat », amour, poison violent profondément asocial, indocile, rétif à toute domestication, aussi radicalement à côté, en marge, incompatible avec la banalité du réel qu’il peut sembler déplacé et quelques fois difficilement compatible avec les discours d’émancipation des théories féministes qui foisonnent aujourd’hui. Amour, Amor, Amour à mort, l’Amour est à mort comme le dira à son tour Alain Resnais et c’est bien à propos de cette expérience extrême où l’on abandonne toute une part de soi que l’on parle encore et toujours de « petite mort ». Que ce noyau de nuit, création d’un cinéaste qui « aimait les femmes » et qui scruta plus qu’un autre leur mystère, soit l’occasion de s’interroger sur sa quête et de revenir sur l’énigme du « problème cardinal »[1] de la différence sexuelle, celui que Nietzsche, le premier, semble-t-il, a élevé à pareille hauteur.

 

L’autre côté d’Adam…

Nous le savions, Nietzsche le disait, il est impossible de sortir de son angle, il n’existe qu’une vision perspective et il n’est pas possible, par exemple,  de dissimuler que le discours que nous allons tenir sur les femmes est celui d’un homme, celui d’un mâle qui n’a ces yeux que parce qu’il a des affects, une volonté, des passions dont il ne voudrait surtout pas être « châtré »[2]. Et cela fait des siècles qu’il en est ainsi : ce sont les hommes qui, en tout impunité, ont pris l’habitude d’écrire sur les femmes comme s’ils avaient seuls le droit de parler à leur place. Mais s’il est impossible de sortir de son angle il est possible en revanche de voir autrement, de changer d’angle en fonction de ses affects, de varier, de multiplier les perspectives et, à la limite,  de devenir comme un « argus aux cents yeux » .

Or il se trouve qu’un des textes les plus anciens et les plus prodigieux de notre culture, l’apologue mythique de la Genèse concernant la création de l’homme et de la femme est justement travaillé  par une différence d’approche, par une opposition de perspective, par une tension interne qui donne non pas à croire mais véritablement à penser.

La tradition a surtout retenu dans ce texte mémorable le cri d’exultation du premier homme rencontrant la première femme, « À ce coup ! C’est la chair de ma chair et l’os de mes os ! ». Ce cri, dans la tradition chrétienne, donnera tout son sens  à l’appel adressé aux époux, le jour du mariage, de « ne faire qu’une seule chair» comme si, dans l’ardeur de l’étreinte amoureuse, l’homme, être manquant, cherchait en effet à reprendre, à réintroduire en lui la côte surnuméraire qui en fut tirée pour en faire, en quelque sorte, sa moitié. C’est ainsi que l’homme a appelé la femme et c’est à partir de ce baptême qu’a pris naissance et que s’est développée l’interprétation traditionnelle selon laquelle la femme née d’une côte ôtée à l’homme serait par conséquent nécessairement seconde, subordonnée, infériorisée, dépendante…En nommant la femme comme il l’avait fait pour les animaux, en la désignant ainsi « tu es la chair de ma chair »,  c’est l’homme qui, sans en avoir l’air, s’est mis tout simplement au centre d’un dispositif sans se rendre compte que son émerveillement, que son ravissement extasié reposait sur une sorte d’aveuglement profond et rédhibitoire. Car la femme devient ainsi l’objet d’une relation unilatérale qui ne ménage jamais une quelconque réciprocité puisque qu’il ne reçoit d’elle aucun nom. Tu es « la vivante mère de tout vivant », dit-il encore, en ne la désignant qu’en fonction de la maternité par laquelle, juste retour des choses, « l’homme nait de la femme ». Il ne lui parle pas mais la comprend à partir de lui-même et de sa descendance potentielle, il souligne ce qui les unit plutôt que ce qui les différencie, bref il en dénie l’étrangeté.  Elle dépendra de lui puisqu’elle n’est qu’une partie de lui-même. Dominant, il est devenu le centre d’un dispositif dont, par son discours, il a repris complètement le contrôle.

En nommant en effet la femme en miroir, il l’a pensé à partir de lui même, il la minorée, il l’a abaissée[3]. Paul pourra alors demander à la femme (1 Co. 11) de porter le voile comme signe de sa secondarité et de sa soumission. Puisqu’elle a été crée en second, qu’il lui soit interdit de dominer l’homme et de prendre la parole (1 Tm, 2).

Mais tout autre est le propos du narrateur qui parle à partir d’un angle et énonce une thèse que ne contesterait aucun féminisme : homme et femme sont chacun un côté ou une partie de l’humain (de l’Adam) et leur différence est radicale. L’interprétation traditionnelle se trouve donc disqualifiée car, ainsi qu’il en est depuis la traduction de Jérôme[4], le terme hébreu çelà est traduit malencontreusement par « côte » alors que dans toutes les occurrences du texte biblique, il s’agit non de la côte mais du « coté », pleura dira plus justement la traduction grecque. La femme est l’autre côté d’Adam, de cet être pétri de glaise mais au sexe indéterminé, de cet être générique androgyne[5] créé « homme et femme », ish ve isha.  Il n’y a donc ni hiérarchie ni subordination mais égale dignité de la femme et de l’homme qui existent face à face dans un vis à vis qui implique pour des êtres essentiellement relationnelles, distance et confrontation. Pas de  place ici pour la complétion, la complétude, la complémentarité ou la fusion dans une totalité harmonieuse mais plutôt un appel aventureux à quitter le monde du même (« tu quitteras ton père et ta mère…) , la quête d’un soin dans le vis à vis d’un dialogue et d’une relation où chacun peut être, pour l’autre, un secours.

 En bonne théologie, puisque « Humain », Adam a été créé à l’image de Dieu et à sa ressemblance, on pourrait donc s’autoriser à parler de la féminité de Dieu comme il y a, pour les taoïstes, un côté féminin (sombre, passif…) de la réalité appellée le yin. Les féministes différentialistes, comme Antoinette Fouque ou Luce Iriguaray, choisiront de le magnifier dans sa spécificité et sa différence en affirmant, contre le féminisme universaliste, qu’ « il y a deux sexes » et que l’on est femme[6]. Pour parer à toute rigidité dogmatique, pour faire éclater des stéréotypes trop durcis et pour revenir au Tao on peut observer que dans l’icône qui symbolise l’opposition du yin et du yang, un point blanc dans la virgule noire du yin comme un point noir dans la virgule blanche du yang nous rappelle qu’il y a aussi du yin dans le yang et du yang dans le yin. Les hommes, par exemple, auraient bien tort de  continuer, pour se plier aux exigences et obéir aux condamnations du corps collectif, de se couper de leur féminité, de taire leur sensibilité, d’avoir honte de leur vulnérabilité. Il en va de même pour les femmes à qui on reproche à tort de se viriliser chaque fois qu’elles refusent passivité, soumission, docilité… tous ces caractères auxquels, exclusivement, les mâles, dans la suffisance de leur orgueil, ont tenté de les réduire et de les identifier.

Eve, la vivante n’est donc pas seulement l’alter ego, le même, l’identique, le semblable. Elle est surtout l’autre, l’étrangère, celle avec qui l’homme est appelé à vivre côte à côte ou face à face sans qu’il puisse y avoir jamais vraiment, dira Lacan, de rapport sexuel. La différence sexuelle, dans la Bible, est en effet l’unique et la seule différence qui soit donnée dès l’origine. La sexuation -et ce mot vient de secare qui signifie sectionner, séparer- l’appartenance à l’un ou à l’autre sexe, diversité éclatée, divisée en deux comme dans le mythe d’Aristophane (zweipältig) « réside « factivement » en tout Dasein »[7], elle est gravée dans le corps, portée par toute la biologie, « inscrite dans toutes les fibres de l’être » disait Feuerbach, dans la Selbstheit, dans l’ipséité la plus originaire de chacun. C’est elle qui marque notre ouverture à la question du sens de l’être, dira Heidegger. Et comment, sans différence, sans cette différence, le désir pourrait-il vraiment naître ?  S’il demande la réciprocité, il n’exige ni l’égalité ni la symétrie et ne vit qu’en résistant à la fusion et en maintenant le deux, la séparation et la distance. « Il créa Adam, l’espèce humaine, Ich ve Icha, « homme et femme » et la femme est ici l’autre, celle qui, pour le meilleur et pour le pire, appartient à un royaume auquel l’homme n’aura jamais accès et qu’il cherchera souvent à diaboliser. Ainsi Havah en hébreu, Eve, soit l’être et la vie est aussi, dans le drame biblique de la Génèse, la tentatrice, celle qui est d’intelligence avec le malin. Son pacte satanique trouvera sa sanction spectaculaire, au XVeme siècle, avec le terrifiant gynécide des sorcières institutionnalisé pat les inquisiteurs. Pour mieux les domestiquer, ils associeront les femmes (fe-mina, foi mineure) au mal et à l’adoration du diable. C’est ce qu’affirme le Malleus Maleficarum. Le marteau des sorcières que l’imprimerie naissante diffusa largement jusqu’en 1669 [8]!

Aujourd’hui, à côté de la question des femmes, bien des minorités sexuelles sont devenues maintenant sujettes de leur discours.  Bien loin de vouloir à nouveau en dénier l’étrangeté,  il nous appartient d’interroger la légitimité d’un argumentaire dirigé plus que jamais contre l’iniquité d’une société dite patriarcale à laquelle, en tant qu’homme et en tant que philosophe, peu ou prou, nous appartenons.

 

L’échange des femmes

L’anthropologie pourrait déjà donner un sens au discrédit dont les femmes ont pu être l’objet dans notre civilisation. « Eternelle dissidente »  (Hegel), l’extraterritorialité de la femme a toujours menacé l’empire masculin et ceci pour une bonne raison. L’interdit de l’inceste qui sépare chacun de son désir fonde notre humanité. Il impose à toute société la règle de l’exogamie et exige que ce soit par le truchement de l’échange des femmes que les hommes communiquent et établissent des relations d’alliance avec leurs ennemis[9]. Comme la femme vient ainsi toujours d’ailleurs, elle peut être considérée comme une traitresse ou même comme une sorcière en puissance … Un phénomène comme la sorcellerie est universel et depuis Theoris de Lemnos, la métèque, la guérisseuse, la prophétesse exécutée avec ses enfants pour empoisonnement et impiété 4 siècles AC, ce genre de femmes sont toute prêtes à servir de bouc-émissaire comme à l’époque de l’enclosure où il fallait les déposséder de leur terre avant de lancer les grandes conquêtes coloniales.

La sorcellerie est la seule religion proprement féminine : « pour un sorcier, dix mille sorcières », écrivait Michelet. N’y avait-il pas, pensait-on,  une complicité des femmes avec les puissances cachées de la mort et des morts, une complicité, comme à Éleusis, avec les mystères de la sexualité et avec les puissances telluriques de la fertilité et de la fécondité ? Le sabbat des sorcières était au moyen-âge comme la résurgence des cultes dionysiaques chez les victimes de l’ordre établi, une sorte de défi lancé au dieu-père que les rebelles de ce temps, femmes libres et sans enfant, femmes chassées de la sphère publique et renvoyées à leur foyer, se réfèrent encore aujourd’hui continuellement. Mais en retournant le stigmate et en se le réappropriant, nos « sorcières »  n’oublient-elles pas un peu qu’au temps jadis la torture et la mort sur le bucher leur étaient promises[10]

Histoire d’O…

La femme est « naturelle » et la nature, la physis (de phuein, croître, s’épanouir) a toujours été féminisée, mais la nature se dit selon la forme (formaliter spectata) et selon la matière (materialiter spectata). La méfiance et le mépris dont les femmes ont été l’objet dans notre culture provient aussi du fait que d’abord elle obéit plus que l’homme au jeu des lois naturelles. Faut-il rappeler l’épouvante qui fut longtemps attachée à la femme lunatique et lunaire, à la femme menstruée, enfant malade, douze fois impure[4], habitée, qui plus est, par cet être doué d’une vie propre qu’est l’utérus et qui fait, pensait-on, qu’elle est seule à connaître cette forme de déviance, de démence théâtrale et narcissique qu’on appelle l’hystérie (de husteron), maladie qui pourtant n’existe pas ?

La phusis  « principe de mouvement et de repos » selon la définition d’Aristote est aussi créatrice et procréatrice,  mais c’est toujours le père, le mâle qui, par sa semence, donne la forme, le type, la notion, l’idée : c’est lui le créateur. La Mater,  la matrice participe de la materia qui nourrit le fœtus. Toujours inadéquate, impuissante à transmettre l’universel elle est le principe des naissances monstrueuses La naissance d’une femelle est donc pour celui qu’on appelait « le maître de ceux qui pensent », la première des monstruosités. Est-on jamais allé si loin dans la tentative de minorer et de mettre la femme de côté[5] ?

 

Naturelle, la femme est « le contraire du dandy » dit Baudelaire et, dans toute l’ambigüité du terme, on l’a souvent considérée comme intéressée et  terre à terre. Il peut y avoir dans cette affirmation autre chose que du mépris et c’est la psychanalyse cette fois-ci qui pourrait nous éclairer. La femme-nature, la femme-mère, ou la femme-terre, la génitrice qui donne la vie possède toujours aussi une face d’épouvante, un côté mortifère.  La mère n’est-elle pas également celle qui veut garder son enfant, l’étreindre et le reprendre en son sein ? Son giron monstrueux et dévorateur, son amour captateur est une figure de la mort comme le montre l’analyse freudienne des trois coffrets[11]. La Terre porte graines, est aussi la terre porte morts (Du Bartas), celle qui donne la vie ainsi que celle qui la reprend et tente de l’étouffer.  Naître, orior, c’est déjà mourir, morior, la mère est aussi la marâtre, « la première demeure de l’homme » est déjà son tombeau. La femme est ainsi à la fois l’orient et l’avenir de l’homme (Aragon), d’où ce vers bien connu de Vigny : « On te dit une mère et tu es une tombe ».

Il en va de l’histoire individuelle, comme de celle qui nous est contée par Platon au livre 7 de la République[6]. Luce Iriguaray en a fait l’analyse dans Speculum[12]. Pas de naissance, pas de connaissance, pas de libération qui ne s’arrache au séjour ténébreux et fœtal qui est celui de la caverne. La sortie de l’enfance, l’accès à la parole et au symbolique se font au prix de ce que Françoise Dolto appelle la « castration ombilicale ». Il faut rompre le cordon, rompre la chaîne et le charme et s’arracher à la mère car la libido, si elle évitait la castration, mènerait aux portes de la mort. Le père est celui qui interdit l’inceste avec la mère, celui qui fonde et structure l’ordre psychique comme l’ordre social. Mais face à la loi du père, garçons et filles ne sont pas dans une relation symétrique. Si le garçon fait très tôt l’expérience de la loi, la fille, elle, a le plus grand mal à refouler la violence de ses pulsions archaïques et le rapport trop direct que la femme entretient avec la jouissance a toujours terrorisé l’homme. Impuissante à s’échapper d’elle-même, jouissant de son corps et de sa féminité, toute sa sexualité s’organise autour de la clôture ou de la circularité (oral, anal, vaginal). Et le fait est que dans l’inconscient de l’humanité, la femme éveille la méfiance à cause de son rapport au monde trop avide, trop captateur, trop enveloppant. En Afrique le fantasme de la mère dévorante est représenté dans les contes sous l’aspect d’une calebasse qui roule sur elle-même et qui avale tout sur son passage[13]]. Paradoxalement son sexe, cet O ou ce zéro,  béance et vide d’un orifice qui figure pour l’homme la castration, est précisément ce qui la tient en retrait du manque, du refoulement et de la symbolisation.

Refouler cette nature qui parle dans la ténèbre de la jouissance féminine, imposer coûte que coûte à la femme l’abandon de la jouissance, l’obliger à se désintéresser du sexuel,  telle fut sans doute, depuis le commencement des temps, la meilleure occupation des hommes.  Ils tentèrent de tuer dans l’œuf sa sexualité précoce par l’excision ou l’infibulation, de convertir la violence incestueuse de la femme-mère en objet d’échange, d’arracher la femme à l’ordre de la nature en l’assujettissant aux travaux les plus pénibles et les plus dégradants. Arriver à la neutraliser et à la rendre inoffensive se serait pourtant le priver d’une confrontation véritable à la différence des sexes et à une féminité aussi crainte qu’adorée, écrivait encore Baudelaire…

 

Mauvaises gagnantes ?

En ce jour du 8 mars, journée internationale du droit des femmes, on est sans doute bien loin de pouvoir comprendre ces paroles peu amènes qui semblent provenir d’un très abondant sottisier misogyne[14], reliquat d’un obscurantisme arbitraire et suranné. Après tant de droits conquis ou acquis par les femmes, on aurait plutôt envie de se demander avec Emmanuel Todd,[15] agacé par ces mauvaises gagnantes que seraient les féministes contemporaines prtes à dénier les victoires de femmes pour mieux dénoncer la domination masculine : mais que veulent-elles encore et, au fait, Où en sont-elles ? Selon cet historien de la parenté, elles seraient venues introduire un « trouble dans l’émancipation » alors que sur la très longue durée, la « famille originelle » était plutôt fondée sur « la collaboration et la solidarité » et non sur la guerre entre les sexes comme elles semblent le présupposer aujourd’hui. Et, s’il fallait encore parler de « patriarcat » (« il n’a jamais vraiment existé chez nous » écrit-il !), où sévit-il aujourd’hui sinon dans les pays conquis par l’islamisme et même en Algérie, par exemple, où le code de la famille est scandaleusement inégalitaire et le droit à la répudiation toujours en vigueur ? Car enfin, dans les pays occidentaux, les femmes n’ont-elles pas gagné sur toute la ligne et la mutation considérable qu’a connu le statut des femmes n’est-il pas un des rares domaines où l’on peut encore parler de « progrès » ? N’ont-elles pas fini par acquérir tous les droits, le droit au divorce, l’indépendance financière, l’accès à tous les  concours, à tous les métiers, la libération des chaînes pesantes de la femme au foyer[16], la maîtrise de la fécondité[17], le droit à l’avortement… Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, hommes et femmes vivent dans une société où la sexualité dérégulée n’est plus encadrée par des règles morales ou religieuses contraignantes et où chacun peut choisir le type et le nombre de partenaires, le type de relation et de pratique sous la seule condition du consentement. Le sexisme à l’égal du racisme qui se fonde lui aussi sur une prétendue inégalité de nature pour justifier une domination ou une oppression sociale et politique n’est-il pas devenu aujourd’hui une « abomination », la honte de notre humanité ?

Habeas corpus

Mais voilà que, comme un coup de tonnerre dans un ciel à peu près serein, le scandale de l’affaire Weinstein  et le déferlement  qu’ont constitué les mots clés ou hashtag Metoo et Balance ton porc  ont brutalement condensé toutes sortes d’impatience sous forme d’un authentique événement pour venir nous révéler l’envers d’un décor devenu soudainement intolérable : mais oui, le patriarcat était encore bel et bien une réalité et cinquante ans après le mouvement d’émancipation des femmes celles-ci continuaient, dans le monde du travail, du transport et de la rue à être soumises à des harcèlements permanents et à des violences psychologiques et physiques sans parler de l’espace domestique où elles sont encore assujetties aux mécanismes ancestraux de la domination masculine. Un féminisme de première vague avait sans doute déjà dénoncé tout cela mais les femmes en avait été finalement les grandes perdantes en restant encore assignées à la conjugalité, à la sexualité obligatoire, à la disponibilité privée.  Il avait fallu que le concept de féminicide vienne enfin distinguer et mettre en relief les exactions et les crimes concernant spécifiquement les femmes jusqu’ici noyés dans la catégorie des « homicides » pour que soit définitivement casser le mythe romantique du crime passionnel. Par opposition aux grandes hécatombes guerrières qui concernent d’abord les mâles, les féminicides ont ceci de singulier qu’ils s’inscrivent dans les processus « féminicidaires » qui se sont mis en place dès la sédentarisation néolithique.[18] Celle-ci est responsable d’une division sexuelle du travail et de l’organisation genrée de la société soit de sa matrice patriarcale rigidement binaire. C’est elle,  selon l’anthropologie et l’archéologie  féministe, qui aurait accentué le dimorphisme sexuel par une alimentation différenciée et des injonctions multiples relatifs au corps ce qui aurait achever de discriminer les femmes en tant que genre.  L’infanticide des filles, l’inceste des pères sur leurs filles[19], le rapt des femmes, l’esclavage sexuel, les mutilations et les exactions multiples perpétrées par des hommes devenus propriétaires du corps des femmes…  n’en seraient aujourd’hui que les lointaines et désastreuses conséquences.

Il n’y a donc rien de « naturel » dans cette domination inique et, si on a en effet libéré aujourd’hui la sexualité, on n’a pas touché au pouvoir social et économique des hommes. Ils continuent d’en user et d’en abuser, ce qui place les femmes, demeurées en général éloignées de la grande fortune comme de la propriété, de l’argent ou du prestige, « dans une position de vulnérabilité structurelle, dans un marché sexuel ouvert et dérégulé », écrit Eva Illouz. Nous sommes, avec le mouvement me too, cri de révolte planétaire, prise de conscience de haut potentiel des agressions réelles commises contre les femmes[20], en présence d’une mutation générationnelle qui a désormais une envergure mondiale. Elle donne sa pleine mesure à une véritable révolution anthropologique car elle constitue, pour les femmes, un véritable habeas corpus[21]. Ce qui est en question dans cet habeas corpus d’un nouveau type, dans cette appropriation par les femmes de leur propre corps, c’est d’abord que se voit enfin reconnu leur droit à en disposer et, pour parler clair, le droit de refuser, le cas échéant, une grossesse non désirée. Sans cette possibilité,  il n’y a ni égalité des sexes, ni dignité, ni autonomie des femmes. C’est là le roc, la pierre angulaire, le fondement, la condition proprement politique et géopolitique de tous leurs droits qu’ils soient sociaux, politiques ou économiques. Les régimes conservateurs, autoritaires ou fascisants, d’instinct, le savent très bien : en remettant en cause le droit à l’avortement, c’est l’édifice de tous les droits fondamentaux des femmes si chèrement acquis mais si fragiles et si « réversibles » (selon l’expression de Geneviève Fraisse) qui,  tout d’un coup, s’effondre. L’énorme émotion, l’indignation planétaire suscitée par les dernières décisions de la cour suprême des USA l’atteste à l’heure où ce sont maintenant des femmes mexicaines qui envoient à leurs sœurs américaines des pilules abortives.

Mais se réapproprier son corps c’est aussi se réapproprier une manière spécifique d’être au monde et le droit de dire « non » ne doit pas faire oublier celui de dire « oui ». Il faut rendre aux femmes la puissance du « oui » écrit magnifiquement la poétesse Andre Lorde, ce qui signifie pour elle, au delà d’un consentement affirmatif, explicite  et non tacite,  la puissance d’explorer, au delà de la binarité impératives des genres, non seulement le « génie lesbien », celui des femmes qui refusent de rester à leur place, mais les palettes arc-en-ciel les plus étranges (queer) de toutes les positions « genrées » possibles pour nous conformer aux usages de la novlangue en vigueur.

Le comble et le paradoxe sont pourtant là : c’est maintenant plutôt le père qui tend, aujourd’hui, à s’effacer, il est même devenu facultatif dans la procréation, la filiation sans père a été institutionnalisée et il est même des sociologues qui prêtent leur voix à la soit disant « crise de la masculinité », alimentant l’immémoriale rhétorique anti-féministe, arguant que la vie sociale serait désormais dominée par les femmes (Alain Touraine[22]). Dans une famille qui n’est plus soumise qu’à la seule « autorité parentale » et qui connaît une multiplicité de formes possibles, non seulement l’autorité du pater a perdu, dans cette société qu’on dit patriarcale, beaucoup de sa superbe, mais sa nécessité est de plus en plus contestée.  Aussi peut-il sembler discutable de faire reposer encore la condition féminine sur la seule domination masculine. Et puis, à entendre les menaces proférées par un certain féminisme qui réclame son droit au plaisir resté longtemps tabou, inverser une relation de domination ne la supprime évidemment pas, si les hommes se féminisent, les femmes pourraient être amenées à se viriliser.... Ne faudrait-il pas alors plutôt renverser la hiérarchisation sexuée du monde en affirmant avec le dandy friand de paradoxes, Oscar Wilde : « L’histoire de la femme est la pire forme de tyrannie que le monde ait connue. La tyrannie du faible sur le fort. C’est la seule tyrannie qui perdure ».

Le sexe fort

Mais parler de « tyrannie » et de « faiblesse » est pourtant bien impropre car c’est peut-être depuis toujours que l’équilibre des sexes s’est trouvé totalement et légitimement rompu en faveur des femmes, en faveur des mères. C’est la lecture que nous propose Bruno Bettelheim[23] des rites et des coutumes les plus immémoriales de l’humanité comme la couvade où après l’accouchement c’est l’homme qui s’allonge et reprend des forces tandis que la mère, debout, a déjà repris le travail. On pourrait citer aussi le transvestisme qui consiste à porter les vêtements et les accessoires du sexe opposé,  la subincision soit l’ouverture de la face inférieure du pénis, pratique courante dans l’Hawaï ancien,  comme si l’homme voulait se faire saigner, comme saignent les femmes, autant de rites et de coutumes qui témoignent, que les hommes, que les « virils » sont si fondamentalement jaloux des extraordinaires pouvoirs réservés aux femmes qu’ils cherchent à se les approprier symboliquement et cette jalousie va en Afrique jusqu’à refuser aux femmes de porter des masques. Dans certaines sociétés, le poro chez les Sénoufo, le joro chez les Lobi par exemple, de très longs rituels d’initiation qui peuvent durer la vie durant, seraient une façon, pour les hommes, de ravir aux femmes leur pouvoir d’engendrer, de guérir ou de compenser leur propre infériorité. En se réservant le monopole de l’éducation et de la création culturelle qui font sortir le petit d’homme de son état d’animalité première, les hommes laissent croire aux femmes que les initiés emmenés en brousse se sont perdus et sont réellement morts, mais qu’ils ont été rééngendrés par les hommes eux-mêmes. Une façon donc de reconnaître implicitement la supériorité du sexe qui donne la vie sur celui qui donne la mort. L’ « envie d’utérus » chez les garçons  (A. Fouque) serait plus fort que l’ « envie du pénis » (Freud) chez les filles. La dissymétrie est fondamentale. N’est-elle pas aussi vieille que la condition humaine même si, au paléolithique, comme nous le dit Marylène Fatou Matis, les femmes étaient aussi des cueilleuses et des chasseresses ? Quelque légitime que soit souvent leur combat, les nouvelles guerrières auront du mal ici à changer quelque chose... La proximité que la femme entretient avec la nature, ou avec la vie ou avec la terre fait qu’elle est souvent apparue à l’homme comme le chemin bienfaisant d’une salvation véritable. « L’homme est un étranger pour l’aurore », écrivait René Char, mais par ce mot « homme », si équivoque, on peut ici entendre restrictivement le vir, le mâle agressif qui n’est bien souvent, qu’un esprit malheureux et errant, qu’un mortel éternellement à l’écart, qu’un pauvre hère coupé de la vie et de l’être, un étranger pour l’aurore…Et combien de personnages masculins de roman tels ceux des Vies minuscules de Pierre Michon se montrent ainsi faibles, défaillants et presque absents face à l’omniprésence de la figure maternelle par le truchement de laquelle, seule, s’opère la transmission[24].  « Il faut,  disait Nietzsche, avoir éprouvé au tréfonds de soi combien la femme est un  bienfait » et l’on sait combien Nietzsche, malgré son antiféminisme forcené[25], a élevé la femme jusqu’à en faire le symbole même de la vie. Oui, « la vie est femme », oui « la vérité est femme », écrit-il, signifiant par là que vie et vérité sont apparence, fard, énigme, mystère équivoque, fascinant et terrible. « La femme n’aurait pas l’instinct de la parure si elle n’avait pas l’instinct du second rôle[26] ». La femme est symbolisée pour lui par la Sphinge énigmatique et impitoyable. En grec aussi bien qu’en allemand, la Sphinge est du genre féminin[27].

La « vérité » est « femme »

La question posée par Nietzsche prend à revers toute la tradition philosophique européenne et ouvre les portes de la modernité. En osant toucher à la valeur de la vérité, il dévoile l’étendue formidable de ce qui pourrait être l’autre de la philosophie en demandant : pour quoi avons-nous voulu le vrai à tout prix plutôt que le non-vrai et l’incertitude ? Mais cette question est toujours posée à l’occasion d’une autre question, celle de la femme : « à supposer que la vérité soit femme, n’est-on pas fondé à soupçonner que tous les philosophes… ne savaient guère s’y prendre avec les femmes » ? demande-t-il,  et c’est la première phrase de Par delà Bien et mal. Le néo-féminisme du XXIème siècle se nourrit de ce genre d’interrogation que les commentaires de l’intelligentsia française post-structuraliste entre les années 50 et 80 n’ont pas cessé de développer et qui constituent, nous dit E. Marty, comme la préhistoire du féminisme d’aujourd’hui et de l’emballement aussi libidinal qu’intellectuel que constitue la culture trans. L’évidence s’est alors imposée que vouloir fixer la vérité de la femme, de la féminité de la femme, de la sexualité de la femme, de tous ces « fétiches essentialisant » (Derrida)  était, pour la philosophie, signer sa perte et ouvrir son tombeau. A cet égard la position de Nietzsche apparaît comme totalement singulière tant elle s’écarte, tant elle se situe à côté de toutes les thèses traditionnelles, tant elle remet en cause et vient déranger et profondément troubler la doxa originaire, la croyance fondatrice concernant la différence sexuelle et préluder aux débats contemporains sur l’absence d’être ou d’essence de la femme. « La femme n’existe pas » disait simplement Lacan. Cela va promouvoir et mettre en scène avec une violence extrême l’image du travesti qui suspend la vérité et vient effacer « la » femme . Derrida l’analyse dans Glas à propos de la Divine de Jean Genet et Barthes à propos de Zambinella. Zambinella que scinde son Z cinglant -la lettre de la mutilation- est un castrat travesti, la beauté et l’art fait homme et femme comme son nom l’indique (ambi-nella). Son double, le sculpteur français Sarrasine[28] s’éprend de cette diva réellement castrée en qui il va contempler in fine sa propre castration, opération symbolique, origine de son désir.

La femme comme énigme irreprésentable est figure d’une « vérité » qu’accompagneront toujours chez Nietzsche des guillemets qui l’enlèvent et la mettent en suspens ; ils l’enveloppent d’un voile et d’un secret sans fond, tel le lèthè, le fleuve de l’oubli  qui en est la source vive : « vérité », c’est en grec a-lèthéïa, le dévoilement qui ne se dévoile pas sans en même temps se voiler et le mot « être » lui-même, disait Heidegger, ici si proche de Nietzsche, devrait toujours être barré.

file-20211221-18663-1q1ey17.jpegDans un mouvement de retrait, de réserve et de pudeur, -pudeur revendiquée comme la seule véritable éthique du philosophe-  ces vérités sur la « femme en soi » ne sont à coup sur, dit-il, que  « mes vérités »[29]. Mais surtout le féminin est, comme l’écrit Derrida, « ce qui à la vérité ne se laisse pas prendre » en ayant soin de mettre féminin comme adjectif et non comme substantif.  Le féminin n’est ici posé que pour être enlevé, démarqué par l’italique ![30].  La vérité c’est qu’il n’y a pas de vérité, de la même façon que la  femme cache qu’elle n’a rien à cacher[31], c’est pourquoi elle a le génie de la parure et le courage de l’apparence. Comme tout ce qui est profond, elle aime le masque, comédienne, elle est superficielle par profondeur[32]. La vie comme la vérité est « une femme (Weib) qui a ses raisons de ne pas laisser voir ses raisons », elle a tant de raisons de rester pudique[33] ! écrit-il de cette écriture toujours interrogative, provocatrice, joueuse et rusée qui fait éclater la question du sujet et qui met au défi toute théorie, qui ruine toute vérité affirmée a priori tout en ridiculisant à jamais le sérieux et la niaiserie des philosophes dogmatiques en quête de vérité et de certitude à tout prix. « Peut-être la vérité est-elle une femme, dont le fondement (Grund) est de ne pas laisser voir son fondement ? Peut-être son nom est-il, pour parler grec, Baubô ? », ajoute t-il dans la préface du Gai Savoir. Baubô, cette feinte artistique qui recouvre à la fois la question de la vérité et la question de la femme n’offre sous ce nom aucune prise aux catégories de genres biologiques, de genres grammaticaux, de genre de discours[34]. Baubô était chez les Grecs un personnage des mystères d’Eleusis. En relevant ses jupes et lui faisant voir son sexe et son ventre sur lequel était dessinée une figure (celle peut-être de Dionysos, -le dieu nu et le dieu du masque, le dieu à la sexuation aussi incertaine que la sienne- elle fait rire Déméter en deuil de sa fille Perséphone et cette réponse joyeuse à l’angoisse apotropaïque, effraye Hadès, rappelle à Déméter sa fécondité et relance l’éternel retour de la vie. Dans le geste de reprise vital face au désastre de la mort, dans le jeu de Baubô du voile de la pudeur et du dévoilement de l’impudeur, se fait jour une pudeur créatrice qui est celle même de l’art. Ce geste  ne s’oppose pas à la nudité mais il la recouvre sans l’effacer, sans dissimuler la perte de la même manière que le mythe apollinien recouvre lui aussi le mythe dionysiaque non pour l’éteindre mais au contraire pour le relancer.[35] Nous avons l’art pour ne pas périr de la vérité…

 « La nature aime à se cacher » écrivait simplement Héraclite, c’est une autre manière d’entrer dans la pensée de Nietzsche. La nature se crypte, elle s’encrypte au moment même où elle s’ouvre et se manifeste. La « nature naturée », celle dont on admire la beauté renvoie à cette phusis, «  nature naturante » qui est tout ce qui nait, tout ce qui pousse, tout ce qui engendre. Ainsi voit-on les plantes pousser et les animaux croître mais c’est dans l’inapparent que se situe la force qui fait pousser et qui fait croître.

Gynocentrisme

On aurait envie de dire que, sur le thème du féminin ou plutôt de  l’ « opération féminine » (Derrida) c’est, sans conteste, Nietzsche qui a pensé le plus profond et qui a été le plus loin, si on ne se sentait pas aussitôt pris en flagrant délit de ce dogmatisme que justement il dénonce…Bien des signes et des sculptures laissées dans les antres maternels que sont les cavernes préhistoriques attestent pourtant bel et bien que les premiers cultes de l’humanité sont ceux de la Grande déesse mère, principe de fertilité et de fécondité, toute-puissante parce que vaginale et non parce que phallique. L’écoféminisme (qui cherche aujourd’hui à faire condamner l’Etat français pour inaction climatique) soulignera plus qu’un autre ce lien étroit avec Gaïa, avec la nature que la maternité exalte (le premier courant féminisme avait cherché au contraire à affranchir les femmes de la maternité en défendant la contraception et le si fragile droit à l’avortement. Une euro-députée suédoise (Jytte Guteland) n’avait-elle pas voulu, en 2017, venir défendre un monde plus féministe, écologique et solidaire avec son bébé dans les bras ?

Donner à une époque géologique le nom d’anthropocène[36], soit le nom même de l’être humain (anthropos), de cet être humain qui aurait modelé par son activité la face même de la terre (le climat, la biodiversité, les écosystèmes…) et fini par épuiser ses ressources par sa gloutonnerie et sa surconsommation a été sans doute pour nous, modernes, la meilleure façon de prendre la mesure de l’impact planétaire et des redoutables dommages environnementaux provoqués par la technique. Mais on sait que certains chercheurs avaient essayer d’affiner, de préciser le concept d’anthropocène en proposant à cette mutation qui s’accélère avec la révolution industrielle celui plus pertinent de capitalocène, même si la teneur en méthane se développe déjà dans l’atmosphère avec la culture et l’élevage, 5000 AC. Dans Par delà l’Androcène (Seuil), Sandrine Rousseau, d’Adélaïde Bon et de Sandrine Roudaut tentent d’aller plus loin et de remplacer le concept d’anthropocène par celui plus fondamental d’Androcène.  Il aurait l’avantage de mettre en évidence les liens très puissants qu’entretiendraient depuis longtemps patriarcat, extractivisme, colonialisme et capitalisme.  Ce discours peut sembler appartenir à ces brulots féministes autoritaires et dogmatiques qui foisonnent aujourd’hui. Ne fait-il pas reposer sur la domination toxique des seuls mâles (anèr, vir…), des « chers conards » diabolisés pour le coup, la responsabilité de la catastrophe écologique ?  Ne témoigne t-il pas d’un mépris de toute « civilité sexuelle » ? Il peut se justifier pourtant si l’on fait un peu d’histoire et si l’on considère la façon dont avec la sédentarisation, au néolithique, s’est mis en place une forme d’organisation sociale hiérarchique qui visait exclusivement l’exploitation et la domination non seulement de la nature mais aussi du corps des femmes. Une discrimination sexuelle implacable serait devenue ainsi la racine principale des violences et des exactions dont seront victimes toutes les femmes au cours de l’histoire. En leur retirant tout contrôle sur leur propre corps elles ont pu alors être mises au pas, enlevées, raptées, mariées précocement, agressées sexuellement, persécutées, incestueusement violentées, mutilées, tuées à la naissance ou durant la grossesse, réduites en esclavage par ceux qui se considèrent comme leurs propriétaires et auxquels elles doivent obéissance[37].  

Il s’agit bien une nouvelle fois de régler son compte à l’anthropologie patriarcale comme l’avait fait depuis longtemps un éco-féminisme qui avait soutenu, par exemple, que la religion du  Dieu-père, celle de la Loi, de l’Ancien Testament, du Dieu Un avait dissimulé et refoulé une religion plus archaïque et plus puissante. Un gynocentrisme aurait pu ainsi précéder l’androcentrisme aujourd’hui dominant et dévastateur. Ne savait-on pas que le chromosome Y n’était lui-même qu’un à côté, bien postérieur à l’apparition du chromosome fondateur X, marqueur de la féminité ?

La psychanalyse nous apprend que tous les humains, traumatisés par leur naissance et par leur « sexuation » restent hantés par le désir de retrouver, par delà la mère,  la profondeur et les fascinants abysses de l’élément marin. La porte du séjour initial n’évoque-t-elle pas une sérénité à jamais perdue ? N’est-ce pas elle qu’au terme d’un voyage initiatique sans retour, les plongeurs en apnée du film  de Luc Besson Le Grand Bleu tentent de retrouver ? Par l’usage du neutre en son titre qui tient comme en réserve la division sexuelle, ce film qui conduisit tant d’adolescents à des tentatives de suicide, est l’énoncé même de la puissance effrayante et grandiose de l’Origine.

Dans cette perspective, la femme peut de nouveau apparaître, non plus comme le deuxième sexe, mais comme le sexe premier, comme le sexe fort, comme celui qui, psychologiquement, enveloppe les deux sexes dans la mesure où il est initialement bisexué. C’était la thèse de Freud, celle que Fliess lui a soufflée et celle d’Otto Weininger. D’une façon analogue, sur le plan historique, Johan Jakob Bachofen avait pu soutenir aussi que le matriarcat avait toujours précédé le patriarcat, thèse qui fait toujours partie des questiones disputatae

Le genre contre la discrimination

Parlons clair : ce n’est plus comme dans les années 70 la revendication de la liberté sexuelle mais la question du genre qui est devenue la pièce maîtresse du féminisme contemporain, du féminisme trans qu’il nous faut nécessairement examiné dans la mesure où il interroge la différence sexuelle et remet en cause aussi bien nos stéréotypes que nos comportements les plus familiers. La question du genre dit E. Marty[38],  est « la dernière grande idéologie de l’Occident adressée au reste du monde », elle représente un enjeu majeur de civilisation, un enjeu qui est en train de travailler et même de déchirer la planète entière. 

C’est pourtant au nom de La Civilisation que parlent les pourfendeurs de la théorie du genre. L’Occident, disent-ils, est en décadence, il est faible, efféminé, il a renoncé à la guerre et à la grande vie. Caton ne faisait-il pas déjà le procès de l'invasion, à Rome la virile, de l'esthétique hellénistique efféminée, grandiloquente et sophistiquée ? Mais ici leur argument récurrent, la marque décisive qui atteste de façon incontestable l’effectivité cette décadence relève du point le plus névralgique de la sphère sociétale. Poutine[39] le vise, le stigmatise et se gausse avec une méchante ironie de cette « théorie du genre » qu’il prend de façon privilégiée pour foyer et pour cible et qui est en effet, pour certains, le point nodal le plus sensible d’un ordre libéral et démocratique qui a placé la liberté en tête de ses maximes. En remettant en cause la structuration genrée, la binarité impérative du monde, cette théorie porterait en effet le coup de grâce au patriarcat qui fête aujourd’hui ses saturnales dans tous les pays autoritaires et totalitaires. Qu’on ne s’étonne donc pas si elle génère non seulement un trouble mais une véritable panique morale et une grande détestation chez tous les hommes de pouvoir tous prêts à entrer dans une lutte à mort avec l’Occident. Ce sont eux qui instrumentalisent la différence sexuelle pour promouvoir une hétérosexualité exclusive.  N’est-ce pas ce que signifie « la grande guerre de civilisation » engagée maintenant par le maître du Kremlin contre une Europe qui s’est pourtant  réveillée, qui se tient debout et qui, elle, pourrait dire fièrement, comme au temps des Royaumes combattants : « Que cent fleurs s'épanouissent, que cent écoles rivalisent ! ».

Il faut certes reconnaître que la frontière entre les sexes que l'on croyait naguère si tranchée et sur laquelle tentent de s’arcbouter les esprits réactifs de toute farine comme si elle était naturelle, sacrée, permanente et intangible est plus fragile et poreuse qu’on ne le pensait. C’est un fait, il peut y avoir non-cohérence entre sexe physique et sexe psychique (le genre) comme si « l’étroite couture » (Montaigne) que nous avons avec notre corps pouvait connaître quelque relâchement et comme si l’on pouvait s’ « incarner » dans des « enveloppes corporelles » différentes. La possibilité aujourd’hui donnée aux transsexuels de rétablir une cohérence et de changer de sexe, met fin à une souffrance toujours ressentie comme intolérable et rien sans doute  n’est plus légitime que de vouloir soulager ainsi la sensibilité des minorités et notamment de celles qui souffrent de ce qu’on appelle la « dysphorie de genre » ou des affres de la « trans-identité ». Comment pourrait-on continuer à vivre  dans un "mauvais corps" (comme dans la Gnose, le mal et le corps ont partie lié) et rester affublé d’un « déguisement de garçon »,  demande Galia Salino[40] qui, elle, a traversé la frontière des sexes et qui joue désormais avec bonheur, dans le monde du spectacle, le rôle de clown ou de grande folle naguère réservé au fou du roi. Comme la leçon terrible de la mort, celui-ci avait naguère licence de provoquer la raison et les prétentions des hommes, de dénoncer toutes les vanités du monde et d’en rire.

On peut entendre dans cette exigence de cohérence un kata moïra, comme disaient les Grecs, un désir de se tenir en accord avec ce qui nous revient en propre, avec ce qui nous a été donné en partage (Moïra). Il ne faudrait pas pour autant traiter systématiquement de « réactionnaire » ou de « facho » ceux qui se permettent d’élever quelques doutes ou de manifester une quelconque réticence à l’égard de la culture homo ou trans et de tout ce qu’elle présuppose. Cette culture venue des Etats-Unis est devenue chez nous, disons le, particulièrement envahissante. Ainsi quand on voit, aux Etats-Unis, le nombre de plus en plus grand de jeunes-filles qui se montrent particulièrement sensibles aux engouements à la mode et qui demandent à des cliniques spécialisées qui se multiplient ces transformations irréversibles qui leur permettront de franchir les frontières de genre, on peut s’interroger. N’est-on pas en présence d’une véritable production industrielle de matériau humain,  d’une forme d’ubris de la volonté où d’une manifestation, selon l’expression de Heidegger,  de l’inconditionnel d’un pur vouloir ensorcelé comme jamais par le règne de l’efficience (Machenschaft). C’est maintenant l’étant comme tel qui apparaît désormais comme fond disponible (Bestand), fond qu’il est constamment possible de commander et de commanditer, l’homme cherchant lui-même, dans cet horizon, à résilier le don du donné et, à son grés,  à se choisir, à s’autoproduire, devenant non pas athée mais autothée, Dieu lui-même, selon le mot de Péguy. C’est ce dont témoigne l’extraordinaire homogénéité que le discours trans entretient avec celui des publicitaires, des comportementalistes du self-making et du développement personnel  comme avec celui, managérial, des grandes entreprises. Dans sa brièveté, dans sa puissance performative, l’émergence brutale, à l’orée du siècle, du signifiant trans a réussi à dissoudre toutes les déterminations sémantiques et à nommer une nébuleuse proliférante qui reste pour certains encore bien énigmatique.

Les comportements bouffons des trans, il est vrai, diffusent souvent un épais malaise qui déstabilisent nos certitudes les plus confortables et provoquent un rire proprement nietzschéen. Mais cela est-il suffisant pour révolutionner toute définition de l’identité sexuelle et pour ériger l’indétermination sexuelle au rang de norme naturelle[41] ? Faut-il rappeler qu’à l’époque stalinienne, dressée contre « la génétique bourgeoise », une science corrompue par l’idéologie, la science scandaleusement frauduleuse de Lyssenko se faisait fort de transformer une espèce en une autre, l’orge en seigle, par exemple ? La sorte de lyssenkisme féministe initiée par Judith Butler participe de ce même négationnisme biologique. En faisant de l’identité sexuelle une pure construction sociale on entre en plein délire. Dissocier sexe biologique, genre et désir revient à penser que chacun est libre de toute détermination naturelle et qu’il est donc en droit de choisir son orientation sexuelle[42]. On n’est homme ou on n’est femme que lorsqu’on s’est auto-identifié comme tel (self-identified), n’importe qui pouvant  devenir homme ou femme, pour autant qu’il se juge tel, l’identité sexuelle étant devenue déclarative,                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                          auto-déclarative.

L’identification et la comédie

Parler d’auto-identification suppose pour le moins un certain jeu, un certain hiatus entre moi et moi-même, un dédoublement en moi même et ici, c’est encore Descartes qui reste incontournable : pour pouvoir m’interroger sur moi-même le « sujet » que je suis doit se dédoubler. Il se présuppose constamment lui-même et le cogito n’apparaît dans le Discours comme en un « tableau » ou comme en une « fable » . L’homme est cet être qui s’identifie en s’assimilant à un autre[43], il est celui qui joue toujours à être un autre à tel point que l’autre c’est finalement moi et que je ne suis que ce que j’aime. Nous nous imaginons autre que nous sommes, nous sommes double, nous pouvons nous dédoubler ou pour le dire autrement, nous sommes toujours en représentation dans la mesure où nous nous soumettons toujours à une certaine image sociale, à un rôle de genre, par exemple, ce qui nous montre, soit dit en passant, qu’il n’y a pas et qu’il ne peut y avoir d’humanité sans théâtre et sans masque. Dans un dédoublement qui peut être sans fin, dans le théâtre dans le théâtre, par exemple, c’est bel et bien le comble de l’artifice qui se donne alors comme ce que l’homme a de plus naturel.

A cet égard, pour reprendre l’analogie platonicienne, on pourrait lire les « petits caractères » de l’homosexualité masculine (et comprendre son mode d’identification), sur les « grands caractères » des travestis qui cherchent à exprimer leur identité de façon consciente, volontaire, temporaire et souvent contestataire dans le cadre du spectacle vivant. Lors des Marches des fierté ou des concours de beauté ou encore, aux USA,  lors des ministrel shows, généralement dans des cabarets ou des boîtes de nuit, des individus, le plus souvent de genre masculin, se construisent une identité féminine volontairement fondée sur des stéréotypes de féminité et sur des rôles de genre. On les appelle, depuis le bal masqué ou grand rag de 1870, Drag Queens.  Cette appellation appelle quelques remarques.

Jouer la comédie en changeant de sexe a toujours exercé dans toutes les sociétés une sorte de fascination et ce genre de spectacle, source par excellence de la comédie, est peut-être l’occasion de prendre la mesure de la labilité, de la fragilité, de l’instabilité de la différence sexuelle.

En nous donnant la possibilité de jouer le rôle d’un autre, le théâtre révèle la dimension d’altérité qui reste tapie au plus profond de nous-mêmes et cette altérite n’est jamais si radicale que lorsque l’on joue un rôle de genre, le rôle sexuel de l’autre, comme Zambinella, le castrat, dans « La comédie humaine ».

Le travestissement déchaine l’hilarité, l’homosexuel est un personnage équivoque éminemment comique, son affectation et sa coquetterie font rire, on le tourne en ridicule, on le traite de « pédé » ou de « tante » mais on ne peut pourtant pas vraiment si aisément s’en débarrasser. La gêne qu’il provoque témoigne d’une part qu’il est réellement ce qu’il montre, que cela ne relève pas seulement de la comédie et que d’autre part il nous est proche et que, son inversion, chacun, à la limite, pourrait la connaître. Le succès considérable, en France comme aux USA, qu’a connu La cage aux folles de l’outrageux, du flamboyant, du drag performer Michel Serrault,  témoigne de la fascination mais aussi de l’extrême violence que peut constituer la rencontre de la sexualité sous le forme profondément dérangeante du travesti, phénomène que ne connaît pas l’homosexualité féminine pour un certain nombre de raisons .

Dressed as girl

Le travestissement de l’homosexuel dans son affèterie et son outrageuse extravagance n’est pas seulement une des sources majeures de la comédie et de la mascarade, il a aussi une fonction subversive et politique,  il cherche à choquer, à troubler, à défier les normes, à ébranler la toute puissance d’une société demeurée essentiellement patriarcale et « coloniale », entièrement soumise, qui plus est, à la loi du marché.

On ne s’étonnera donc pas que ce soit aujourd’hui encore dans le milieu du théâtre vivant que ce soit développée la culture homosexuelle et transgressive des drag queen. La self identy pour narcissique qu’elle soit et l’incroyable acrobatie de s’engendrer soi-même hors de toute fécondité qu’elle voudrait réaliser se distingue pourtant de la captation imaginaire du sujet liée au « stade du miroir », elle implique l’accès à un registre symbolique, nous dit Lacan, l’identification à un « idéal du moi » qui rassemble images et traits constituant le rôle genré de la féminité.  Le nom de drag queen à l’étymologie inconnue pourrait néanmoins rappeler cette coutume ancienne : drag = dressed as girl. Pendant longtemps en effet et dans la plupart des civilisations, les femmes étaient interdites de scène si bien que c’étaient des hommes travestis qui tenaient leur rôle. Le Deutéronome[44], par exemple,  considère le transvestisme comme étant une « abomination » à l’égard de Yahvé et la plupart des sociétés l’ont toujours condamné.    

Il y a donc toujours eu une dimension politique et militante dans cette contre-culture joyeuse et festive des drag queens, nous rappelle le sociologue bordelais Arnaud Alessandrin. La réappropriation des codes subversifs (underground, critiques, subalternes) de la culture drag, au profit de l’entertainement, i.e du spectacle et du divertissement de la culture main stream et « capitalistique », si elle a donné une nouvelle visibilité et un vrai professionnalisme aux drag-queens aurait malheureusement recouvert et dissimulé l’enjeu politique de l’activisme transgenre, le divertir se serait séparé du subvertir. Dans les cabarets, les boîtes de nuit s’était développée toute une mouvance qui, suite aux émeutes répétées de Los Angeles, de San Francisco et de Washington, ont été à l’origine du mouvement de libération des homosexuels et de la reconnaissance des droits des LGBTQ+.  La liste des « nuances de gris » dans la farandole ou dans le bazar des sexes (agenre, asexuel, gender queer, pansexuel…il y a bien 75 items de la façon dont on peut s’assigner dans un genre, nous dit Laurie Laufe) n’est nullement limitative et indique simplement que désormais la binarité, dans sa rigidité, a vécu et que tout ce qui ne contribue pas nécessairement à la reproduction de l’espèce n’est pas pour autant déviance ou perversité sexuelle ainsi que le pensait le psychiatre Krafft Ebing…

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On peut toutefois se demander si à pousser la comédie si loin on ne tombe pas dans l’histrionisme ou dans le théâtralisme le plus complet. Car il est de vrais « hystériques » si affectivement dépendants qu’ils ne cherchent qu’à séduire et à plaire et qui ne semblent trouver que dans l’abjection une sorte d’affreuse liberté. Car à l’indistinction (à la non-différence) il n’est pas possible de s’identifier et quand l’être se retire, dirait Heidegger, le brouillage de l’étant peut effectivement parvenir à son comble et fêter de bien grimaçantes saturnales….

Le cas des homosexuels pourraient pourtant ici nous donner à penser et nous servir de guide. Ils sont en effet particulièrement contraints au théâtre, ils ont toujours été de grands amateurs de représentation et on les retrouve en nombre dans toutes les professions qui exigent une perpétuelle représentation comme les arts du spectacle, la mode, la politique et le sacerdoce. Cela ne signifie pas que s’exhiber leur plaise particulièrement mais ce genre de profession où l’artifice est une nécessité, leur permet enfin d’être naturel[45]- S’il peut provoquer le rire, il implique toujours en même temps une certaine complicité car le pédé, la tante on ne peut pas s’en débarrasser parce qu’il est toujours ce que, à la limite, poor players, nous pourrions, nous aussi, être. Dans le grand théâtre du monde, aurait dit Shakespeare, dans cette histoire racontée par un idiot, pleine de bruit et de fureur, ne sommes nous pas, hommes ou femmes, des comédiens portant le masque ? Et quand ce qui est humain est masqué, disait Bataille, il n’y a plus rien que l’animalité et la mort. Ainsi regarder Gorgô, ce masque qui paralyse d’horreur,  écrit de même J.P. Vernant, c’est bien voir, avec l’aveuglante nuit du chaos, la mort et la regarder en face.  Aurions nous là une façon de comprendre cette profession de foi impie ou ce serment paradoxale qui semble emporter dans le rire, dans le fou-rire des bouffons les plus sacrés des rites, ceux dont le théâtre sont sortis ? : « Nous ne prendrons plus rien à cœur, nous choisirons le masque pour divinité suprême et pour rédempteur »[46], Dionysos le dieu de l’affirmation vitale était bien aussi le dieu masqué, le dieu du masque.

Ce qui est fondamentalement en jeu avec la question du travesti, c’est l’affirmation profondément transgressive de la non binarité ou de « la fluidité de genre[47] », le mot de fluidité  étant devenu, pour certain(e)s, le sésame libérateur du nouveau monde, celui où, contre l’enfermement identitaire, s’inventent irrésistiblement un nouveau théâtre, « la métamorphose des formes en des corps nouveaux » (Ovide). Cet ambitieux projet est partagée par les féministes radicales trans, c’est-à-dire par celles qui, contrairement aux féministes cis (restées frileusement du même côté dit le latin[48]),  ne se reconnaissent pas nécessairement dans l’assignation de leur genre de naissance. Elles peuvent ainsi remettre en question la valeur et la légitimité de la différence sexuelle, soit ce qui est pour elles l’assise la plus profonde des relations inégales. Elles refusent de se laisser enfermer dans une condition minorée, de se laisser réduire à la fixité d’une essence ou à une identité féminine qui se confondrait avec leur corps sexuel ou maternel, avec ce corps qu’on prend surtout soin, dans notre société, de ne jamais leur faire oublier. Car c’est l’objectivation corporelle qui fait d’elles des dominées aussi bien dans l’espace public que dans l’espace domestique entièrement régi par les règles du jeu hétérosexuel. Une fois de plus c’est le corps qui les assigne à la conjugalité et à la sexualité obligatoire.

La liberté et la nature

Cette idéologie qui remet en question la primauté de principe de la différence sexuelle, qui procède à une forclusion risquée du sexe  (c’est une fille, c’est un garçon ! criait-on pourtant hier à la naissance d’un enfant)  semble être dans la droite ligne du mouvement d’émancipation des femmes qui est sans conteste le phénomène le plus marquant du 20ème siècle. Dans cet horizon le concept de genre peut être considéré comme « le dernier grand message idéologique adressé au reste du monde ». Il  est solidaire, avec le signifiant trans, du nouveau féminisme du XXIeme siècle. Le genre est venu désexualiser, dénaturaliser le sexe car c’est à chacun, dans son fort intérieur, de s’auto-identifier comme « homme » ou « femmes », comme « trans » ou « bi »… et l’abolition de l’antique clivage du « ou bien ou bien » ouvre à chacun, au creux de soi, de nouvelles possibilités et révèle une part d’étrangeté inédite dans le rapport aux autres. N’assistons-nous pas enfin à la victoire la plus décisive de la liberté sur la nature, de la subjectivité humaine sur la biologie ?

Dénoncé par certains au nom de "la liberté d’importuner" propre aux sociétés latines et judéo-chrétiennes, stigmatisé comme  développant un "climat totalitaire" et comme "le plus grand mouvement de délation depuis l’Occupation", mais faisant bon marché aussi de la présomption d’innocence et accusé même de développer un puritanisme empreint d’une « haine des hommes »[49], le procès interminable ouvert par le mouvement mee too a pourtant donné au féminisme un second souffle annonçant ces temps heureux que Rimbaud, dans La lettre du voyant, évoquait  déjà  en des termes aussi décisifs qu'implacables : « Quand sera brisé l’infini servage de la femme, l’homme, jusqu’ici abominable, lui ayant donné son renvoi…quand elle vivra pour elle et par elle, elle sera poète elle aussi… », et, pourrait-on continuer, avec « une chambre à soi » (V. Woolf) et de vrais modèles féminins d’identification, elle mettra fin à ce que Michelle Perrot appelle « la longue nuit du féminicide historiographique », à la longue nuit qu’a connu ce « peuple sans écriture » (A. Fouque). Eh bien oui,  l’abomination , on le voit, a changé de camp. Il disait dans cette incise d’ Une saison en enfer  et qui nous hante depuis toujours : « La vraie vie est absente, nous ne sommes pas au monde » en ajoutant :  « mais oui j’ai été bien sérieuse jadis ! c’était un Démon, vous savez, ce n’était pas un homme » disait « la vierge folle » s’adressant à « l’époux infernal ». Mais ce jeu du même dans l’homothétie du miroir,  ce Je qui est un autre et qui, désirant le « dérèglement de tous les sens » est pris, dans la cellule gémellaire, dans un affolant et infernal jeu de miroir [50], celui d’une gémellité monstrueuse ou d’un solipsisme amoureux se clôt par cette parole comme sur l’ouverture enfin d’une marche à l’étoile : « l’amour est à réinventer, on le sait ! [51] (…) tu verras, je hurlerai dans les rues. Je veux devenir bien fou de rage».

Cette réinvention emprunterait-elle jusqu’au bout les chemins du féminisme ? Rien n’est moins sûr dans la mesure où celui-ci relève encore de l’idéologie hyper-individualiste des sociétés occidentales reposant sur des présupposés métaphysiques qui l’ont rendu possible : Les interaction subtiles, la joie des jeux trompeurs du flirt et de la séduction des liaisons dangereuses ne peuvent peut-être pas être coulés dans les catégories globales et massives de la domination/soumission et éros n’a sans doute que faire de l’égalisation des jouissances et de la liberté des choix dans la société des individus[52]. « L’être de la liberté n’est pas ordonné à la volonté et moins encore à la seule causalité du vouloir humain » écrit encore Heidegger  C’est seulement à partir du moment où l’homme s’est trouvé déterminé comme sujet, à partir du moment où il s’est institué comme centre et mesure de toute chose que la ‘volonté’ est devenue sa détermination essentielle et que, depuis lors, il n’a pas cessé d’assurer sa posture de maîtrise jusqu’à se vouloir, aujourd’hui, augmenté comme si, pris dans un fantasme d’auto-engendrement, le matériau humain devait être de plus en plus artificiellement produit. La théorie du genre, nous l’avons vu, est étrangement similaire au discours entreprenarial. Ne serait-elle pas elle aussi une des ultimes tentatives de restaurer et d’étendre la posture de souveraine maîtrise du Sujet dans le royaume illusoire de sa toute puissance ?

Mais C’est justement  « l’inconditionnel du pur vouloir qui menace l’homme de mort », de mort de « son essence humaine » écrit Heidegger à Hannah Arendt.. Cette phrase nous semble emblématique du péril qui nous menace, elle nous enjoint de chercher un autre chemin, un autre rapport à tout ce qui est, celui, peut-être, de la Gelassenheit (laisser être). Faut-il rappeler en effet que l’homme ne choisit ni d’être mortel, ni de venir au monde, qu’il ne choisit pas non plus son propre corps, son sexe, ses parents, ni la contrée ni l’époque qu’il fait sienne, qu’il n’est pas lui-même son propre fondement… est-ce à dire  que, par exemple, la manière féminine d’être serait tout bonnement « naturelle » ? Mais l’idée de nature fige, essentialise, éternise les rapports entre les humains, elle est la source commune de tous les préjugés, la raison cachée de toutes les « idéologies » et en particulier de celle qui a nourri pendant tant de siècles des opinions arbitraires et des préjugés ancestraux  concernant la « féminité » des femmes.

La manière féminine d’être, répondrait Heidegger, n’est pas en effet « naturelle », elle est factive, au sens où elle relève d’un faire (facere), où elle a à être faite et où, disait Pindare, l’on a toujours à devenir ce que l’on est. Il incombe à l’être humain de prendre essor de son passé originel qu’il n’a pas choisi (sa naissance, son sexe…) pour l’ouvrir à l’avenir et y inscrire la forme de sa destinée dans l’horizon de sa finitude. Ainsi, dans l’abri du silence plus que dans les inévitables revendications qui continueront encore longtemps de rythmer nécessairement l’action, c’est en « pure offrande[53] » que s’accomplit la féminité. Elle rassemble la femme sur son être et c’est alors qu’elle dépasse, en les illuminant, les forces élémentaires de toute naturalité.

L’égalisation contractuelle des désirs

Dans la sphère de l’intimité, dans l’espace domestique demeuré longtemps hors du champ des droits fondamentaux, le nouveau féminisme entend  promouvoir une égalisation contractuelle des désirs et une liberté des choix. Mais vouloir introduire, sur le modèle de l’individualisme libéral, des rapports contractuels (affirmative consent, comme aux Etats-Unis) jusque dans les rapports intimes entre les êtres, en appeler à une « éthique du consentement » pour éviter finalement –disons-le, « d’être baisé »[54] n’a peut-être peu de chose à voir avec l’amour, avec les liaisons dangereuses de l’aventure amoureuse ouverte à tous les excès possibles. Il risquerait plutôt de tuer l’amour, de le refroidir, de le sécuriser, de le domestiquer, de l’embourgeoiser si, à chaque étape du processus érotique, le consentement devait se décliner sous forme d’un contrat explicitement verbalisé. L’amour ne serait-il qu’un « un accord consenti entre deux personnes libres, accord qui pourrait être rompu par une des deux parties dès qu’elle le souhaite » comme l’écrit Camille Froidevaux Metterie[55] ?  C’est là sans doute une condition nécessaire car un contrat explicite et non tacite permet de résister aux manœuvres toujours ambigües de la séduction du mâle qui démontre son endurance et arrive toujours à ses fins. Mais c’est oublier que l’amour est aussi une emprise, une aliénation positive, un souci pour autrui lesté d’une exigence d’absolu qui nous révèle que cette prétendue liberté, pensée aujourd’hui à partir de la « volonté » n’est peut-être pas la valeur ultime. Quand on aime on ne compte pas, on n’a pas à répondre aux mêmes exigences d’égalité que dans les domaines du travail, de la santé, de la famille[56]…la tranquille dignité de se lier tendrement ne se presse pas d’avoir besoin de puissance car toujours la grâce, disait Sophocle, donne naissance à la grâce. L’amour ce fut longtemps pour les Occidentaux le fin’amor, par exemple, l’amour purifié devenu fin comme l’or, comme l’or est purifié par le feu[57]. Dans l’éclair douloureux du désir, du désir intranquille « demeuré désir », le nouage du jauzir (jouir) et du sofrir a donné à l’amour en Occident un style bien particulier. Les Troubadours l’ont inventé au XIIème siècle en prenant pour modèle les rapports féodaux de vassalité où c’est la Dame inaccessible et déjà prise et possédée par un autre qui devient la suzeraine d’un homme qui n’est que son vassal. La vision strictement égalitaire des rapports homme/femme qui tend à s’imposer aujourd’hui ne risque-t-elle pas de manquer totalement la nature du désir, de le faire disparaître au profit du seul sexe ?  Faudrait-il alors parler, comme Eva Illouz, de « la fin de l’amour » ? Et si, de plus, renchérit Daniel Cohen, avec la révolution numérique, l’amour c’est Tinder, l’algorithme de Tinder, alors, en nous faisant gagner du temps, nous finissons par découpler sexe et sentiment amoureux[58] et par réduire au stricte nécessaire –just fuck- une interaction humaine devenue contractuelle, égalitaire aussi addictive et répétitive qu’affectivement neutralisée[59].  Si l’amour est quête de réciprocité, il n’exige pas pour autant l’égalité ou la symétrie, nous dit avec justesse Claude Habib[60]. La vie réelle n’est-elle pas pleine de relations asymétriques, sa multiplicité ne fait-elle la richesse de chaque individu ? Fourier, la dessus, est incontournable !

Occuper, dans l’acte d’amour, la place de celui qui pénètre a toujours été aussi bien dans les relations hétéro que dans les relations homosexuelles une hantise de la masculinité[61] et, pour Andréa Dworkin[62], comme il est impossible de se débarrasser de l’influence des structures de pouvoir propres aux sociétés patriarcales, le coït hétérosexuel reste nécessairement une démonstration de force, de pouvoir, un échange social inégal proprement prostitutionnel selon G. Pheterson et le « genre » serait inévitablement un facteur de domination.  Mais peut-on vraiment assimiler ainsi coït et viol ?  Le plaisir de posséder, de prendre, de dominer qui est aussi celui que les conquérants exercent toujours avec la même brutalité sur les peuples qu’ils cherchent à assujettir ou à gouverner[63], n’a peut être rien à voir avec l’entretien du désir ni avec ce qu’on appelle l’érotisme qui sait renverser les normes établies et jouer avec elles, qui sait frayer avec tous les périls. On sait que ce mot d’érotisme qualifie plus que tout autre l’œuvre entière,  littéraire autant que philosophique, de G. Bataille. Chez lui, ce n’est pas le chemin du consentement et du contrat mais celui du vertige, du vertige qui fait perdre pied qui est celui de l’érotisme[64]. Les rapports comme on le dit justement sont alors « dissolus » car se dissolvent en effet dans l’amour la fermeture, le propre i.e. la propreté et la propriété de chacun des ego. Cela commence dès le trouble inhérent à la séduction jusqu’à l’extase orgasmique. Dès l’époque d’Ambroise Paré (XVIe), à cause du frisson ou du court évanouissement qu’il provoque, l’orgasme avait été appelé très justement, « la petite mort ».

Frôler le chaos la main dans la main

L’amour ne nous rend donc pas plus puissant ou plus dominateur puisqu’au contraire c’est lui qui fend l’armure pour nous rendre complètement désemparé, nous invitant à descendre jusqu’à la pauvreté de l’ek-sistence. Avec son statut de grâce imméritée, l’amour fait justice de la  posture de maîtrise d’une subjectivité autofondée qui, profitant de l’inconditionnelle montée en puissance de la puissance, tente aujourd’hui de se fabriquer elle-même et qui projette de s’autoproduire. On ne dira jamais assez au contraire l’ampleur cosmique de la résonance que, dans la rencontre d’une altérité, la tonalité (Stimmung[65]) érotique peut faire vibrer et donner à entendre le monde qui est en moi au moment où je suis également en lui  de telle sorte qu’il me répond alors que je m’adresse à lui. Dans la pauvreté, nous ne sommes plus que remerciement pour ce dont nous n’avons pas la possession et qui ne peut que nous être donné. Aussi est-ce la nudité, que jamais les animaux ne connaissent ni ne connaîtront, qui met fin à l’état de discontinuité faisant de nous des êtres séparés, isolés, avaricieusement fermés sur eux-mêmes. En se délestant de nos vêtements comme d’autant de gages de discontinuité, de sécurité, de fermeture, de propreté, nous nous exposons, dans l’amour, l’un à l’autre, écrit Bataille. Dans le trouble,  nous nous exposons, « au va et vient des vagues qui se pénètrent et se perdent l’une dans  l’autre (…). Rien au fond n’est illusoire dans la vérité de l’amour (…), continue-t-il,  l’être aimé pour l’amant est la transparence du monde (…) et c’est à l’être plein, illimité, au fond de l’être, à la simplicité de l’être que nous sommes confrontés ». La mise à nu qui, avec nos vêtements, nous dérobe également nos rôles sociaux, n’appelle pas le besoin et la satisfaction mais un désir erratique qui est avidité d’impossible. « En chaque réalité accessible, en chaque être, il faut chercher le lieu sacrificiel, la blessure. Un être n’est touché qu’au point où il succombe, une femme sous la robe, un dieu à la gorge du sacrifice »[66]. La mise à nu est ainsi, selon Bataille, l’équivalent symbolique de la mise à mort et le « Je pense comme une fille enlève sa robe[67] » est sans doute la parole la plus emblématique d’une pensée qui ne fut jamais ordonnée qu’à la splendeur sans condition, qu’à l’abandon, à l’orage et à l’infini mouvement de dépense qu’est essentiellement le monde[68].

 

. « Qu’est-il du reste en notre pouvoir de faire, sinon de nous ouvrir l’un à l’autre et de laisser être ce qui est ? de le laisser être de telle sorte que cela nous soit joie pure et source vive » écrit Heidegger à Hannah Arendt. Elle était pour lui la femme d’à côté au sens où sa relation illégitime aura toujours le goût de l’inconnu et peut être celui du péché mais aussi au sens où sa proximité et sa réserve ne pouvaient être appréhendées que dans la pudeur et le respect de son éloignement. Le désir terrifiant qui toujours fait peur, la pulsion destructrice d’anéantissement où la jouissance cousine avec la solitude et la mort sont tenus en échec quand c’est main dans la main que l’on frôle le chaos. N’est-ce pas ce que dit à sa façon Heidegger en mettant alternativement l’accent sur le « tu » auquel l’amour s’adresse et sur « l’être » qui le fait immensément résonner ? Le 23 mai 1923, il écrit : « être en proie à l’amour, être reconduit à son existence la plus propre. Amo : volo ut sis, je t’aime-je veux que tu sois celui que tu es [69]», je veux que tu sois et je veux que tu sois tel,  présent de la présence dans le partage de l’être. A rebours de tout rapport de pouvoir à juste titre dénoncé par le nouveau féminisme, à contre pied de toute volonté d’emprise sur un objet considéré comme produit de consommation, l’expérience érotique expose infiniment, elle est par excellence l’expérience extatique d’une dépossession qui nous jette dans le trouble et qui est proprement indicible. Elle est le fait d’ek-sister[70] l’un avec l’autre, de remercier pour ce qui nous advient, nous échappe absolument, ne dépend pas de nous et donne la joie. On ne peut en parler qu’en se tenant là où nous demeurons le plus souvent, là où on parle, là on narre, là où on écrit, « dans la pièce d’à côté », disait ironiquement Pessoa.

RESUME.

Par delà le tire d’un film, cet article examine et interroge La femme d’à côté en tous les sens du terme c’est-à-dire d’abord l’abandon de la norme (féminine) par les féminismes contemporains. En se confrontant au « problème cardinal » de la différence sexuelle ceux-ci déstabilisent bon nombre de nos croyances et de nos certitudes. Philosophie et sciences humaines sont ici mobilisées pour examiner in fine le féminisme trans non sans maintenir une distance critique à l’égard de tout un courant de pensée qui marque profondément l’orée du XXIeme siècle.

MOTS CLÉS

Femme

Féminisme

Amour

Sexualité

Genre

Différence sexuelle

Identification

Travesti

Masque

Théâtre

IMAGES

Baubô, terracotta, p. 8

Nietzsche, Rée et Lou Salomé, p. 9

Warhol en travesti, p. 14

Un baiser, fresque du XVe, Italie, p. 23.

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[1] PBM, § 231.

[2] GM., III, § 12. Gai Savoir, § 374.

[3] L’épisode de la tentation et de la victoire du serpent de la convoitise confirmera sa position première et dominatrice, la domination étant un effet de la convoitise. L’homme, au moment de la transgression, se défaussera de toute responsabilité, se posera en victime, incriminera « celle-la qui m’a donné de l’arbre », affirmant ainsi sa supériorité. La femme le laissera dire sans jamais se poser « en vis à vis ».

[4] Nous suivons ici la lecture lumineuse que le théologien belge André Wénin a fait de Genèse 1-3. Recherches de Science Religieuse, 2013/3 (Tome 101), pages 401 à 420.

[5] La bissexualité bénéficie de l’autorité de Freud et, comme un réveil de l’immémorial, de celle de la mythologie qui évoque le jumeau, le double, le complémentaire, l’androgyne, les gémeaux, la balance… Le jeu des masques et du travestissement qu’il sollicite et met en scène  ne cesse d’en être hantés, « tout ce qui est profond a besoin d’un masque » écrit Nietzsche, (PBM.§ 40). Notons que chez les dogon ou les bambara du Mali, la bisexualité est une évidence. La justification courante de l’excision (clitoridectomie) et de la circoncision est fondée sur la présupposition de la constitution bisexuelle de tout être humain : en enlevant aux femmes ce qui leur donne l’illusion d’avoir un pénis, on construit la véritable pureté féminine de même qu’avec l’ablation du prépuce, dans la circoncision, on fait véritablement d’un homme, un homme. CF. F.W. La passion de l’origine, ellipses, 2006, p. 94 sq.

[6] Dans la Bible le fondement de cette différence échappe à toute prise, elle échappe à tout savoir et elle ne peut être qualifiée. Adonaï a fait tomber sur Adam une torpeur, il a été plongé dans le sommeil et cela avant la sexuation, avant la séparation des deux sexes de telle sorte qu’aucun des deux ne pourra jamais accéder à ce qui fonde leur différence, nature dirons les uns affirmant qu’il y a deux sexes, culture corrigeront les autres répétant avec Simone de Beauvoir qu’on ne nait pas femme mais qu’on le devient.  Mais l’essentiel est que chacun soit pour l’autre « un secours en un vis à vis », dit le texte, que chacun soit tout ce qui lui permet d’échapper d’abord à l’isolement mortel. Il demeure comme gardé et protégé par ce non-savoir essentiel de l’origine que d’aucuns aujourd’hui se font fort de dogmatiquement déterminer.

[7] Sur la factivité cf., plus loin, p. 19.. Cf. aussi Derrida, Différence ontologique et différence sexuelle, in Heidegger et la question, Champs Flammarion, 1990, p. 159.

[8] La tradition hellénique nous dirait-elle autre chose ? Dans la Théogonie d’ Hésiode Pandora, la première femme a pour nom pan-dora. Comme la terre, elle donne tout, ou encore elle est celle qui a reçu tous les dons, mais c’est en même temps un beau mal, kalon kakon, un Gift, un cadeau et un poison, un cadeau empoisonné envoyé par Zeus à des hommes victimes de l’ubris (démesure) de Prométhée. C’est elle aussi qui ouvrira la jarre dans laquelle sont contenus tous les maux… On ne s’étonnera donc pas de voir Baudelaire, à l’autre bout de notre histoire, jeter l’anathème et vouer à la malédiction la femme, en affirmant dans cet aphorisme des Fusées : « la femme est naturelle, c’est-à-dire abominable ». L’adjectif « naturel » est ici souligné et la féminité comme la malignité aurait leur foyer dans cette « nature » que Baudelaire, d’une façon plus manichéenne que chrétienne, stigmatise dans des textes célèbres : nature repoussante, ab-ominée, c’est-à-dire nature de mauvais présage (omen). La nature ici nommée est un règne particulier qui s’oppose implicitement à celui auquel l’homme viril appartient. On pourrait bien sûr s’interroger sur ce dualisme qui gouverne la pensée de Baudelaire et sur cette façon de parler en général de « la » femme qui suppose qu’il y ait une nature, i.e. une essence féminine ou un « éternel féminin ». La pensée moderne ne nous oblige-t-elle pas à réexaminer radicalement la pertinence de cette croyance en une nature immuable et éternelle ?

[9] Levi-Strauss l’a montré dans les Structures élémentaires de la parenté.

[10] Cf., Sorcières, La puissance invaincue des femmes, La Découverte, 2018, Mona Cholet

[11]  Essais de psychanalyse appliquée, Paris , Payot , 1913 ( 1933 ) , p . 87-103 .

[12] Editions de Minuit, 1974.

[13] Denise Paulme, La mère dévorante, Essai sur la morphologie des contes africains, Poche, Gall., 1986.

[14] A tel point que le mot misiandre revendiqué par Alice Coffin semble, par comparaison, un apax. Cf. aussi. « Moi les hommes je les déteste » de Pauline Harmange, Seuil et Rage Against the Machisme, de Mathilde Larrère, Paris, Éditions du Détour. Il est vrai que, par exemple, l’infâme vulgarité de Donald Trump « on attrape les femmes par la chatte » où la bassesse méprisante des invectives de Jean Cau à l’égard des lesbiennes : « vous êtes des moches, vous êtes des mal baisées, des pas baisables » relèvent d’un machisme qui a de quoi faire honte à notre espèce . Qu’on ne s’étonne pas dans ces conditions de la violence (symbolique) d’Alice Coffin qui veut « éliminer », les hommes, eux et leurs productions.

[15] Où en sont-elles ? Emmanuel Todd, avec Baptiste Touverey, Seuil, 2022.

[16] Lors de la guerre de 14 elles avaient découvert le travail et goûté à l’indépendance avant que tout ne rentre dans l’ordre (sans même être récompensées par le droit de vote, comme en Angleterre). Ce que Silvia Frederici appelle « l’invention de la ménagère » date de l’époque on l’on s’aperçoit du caractère contre-productif du travail des femmes en usine et où on cherche à la limiter et à l’interdire, « libérant » ainsi les femmes pour mieux exploiter leur travail domestique et les rendre disponibles pour « le repos du guerrier ».

[17] La loi Neuwirth autorise la pilule en 1967, le Manifeste des 343 (sous l’impulsion du MLF) en 1971, la loi Veil sur  l’avortement en 1974, la loi sur le viol considéré comme un crime en 1980. La parité est exigée  pour les partis politiques dès l’année 2000. Rappelons que le Deuxième Sexe paraît en 1949, que le droit de vote n’avait été accordé aux femmes françaises qu’en 1944.

[18] Cf., Christelle Taraud, Féminicide, une histoire mondiale, La Découverte, 2022.

[19] 85% des victimes d’inceste sont des filles abusées par leur père. Les interdits propre à l’exogamie et au tabou de l’inceste était ignorés des chasseurs cueilleurs

[20] On leur reconnaît enfin le droit de porter en justice les violences qu’elles ont subies.

[21] Habeas corpus ad subjiciendum, mot à mot « que tu aies ton corps pour le présenter devant le juge » afin qu’il vérifie son état physique et la légalité éventuelle de son arrestation.  Voilà ce qui, dès 1679, mettait un frein décisif aux arrestations arbitraires, aux lettres de cachet et qui ouvrait la possibilité d’une remise en liberté. Cette liberté renvoie au contrôle que l’individu doit avoir de son propre corps. Or c’est bien le corps des femmes qui est aujourd’hui enfin venu au cœur des questionnements (cf. toute la phénoménologie de Froidevaux-La Mettrie), c’est la volonté de disposer comme elles l’entendent de leur corps, de prendre en charge leur stimulation et leur jouissance (Sher Hite, 1976) qui est revendiquée comme c’est une exigence de transparence qui a gagné la sphère privée elle-même, tout homme politique devenant comptable de sa vie intime, les agresseurs présumés étant souvent protégés par un système de défense aujourd’hui dénoncé avec courage. Our bodies, ourselves c’était déjà le slogan venu d’une Amérique radicalisée en 1970.

[22] Cité par Francis Dupuis Déri in Cahiers du genre 2012, n° 52, « Les discours de la crise de la masculinité comme refus de l’égalité entre les sexes, histoire d’une rhétorique anti-féministe ».

[23][23] Les blessures symboliques, Tel, Gall. 1977.

[24] Tel est le rôle de la femme dans bien des sociétés, chez les Touaregs du Sahara par exemple ou chez les juifs, chez qui la judaïté se transmet par les femmes.

[25] Le pire obstacle à la reconnaissance de la féminité est sans doute de croire en une émancipation qui la rendrait identique et qui, comme à la suite d’une irréversible entropie, l’intègrerait à l’univers du même dans un insoutenable ennui. «Virilisation des femmes, c’est le vrai nom de « l’émancipation de la femme ». Cela signifie qu’elles se calquent sur l’image de l’homme d’aujourd’hui et revendiquent les mêmes droits que lui. J’y vois une dégénérescence de l’instinct chez la femme d’aujourd’hui : il faut qu’elles sachent que de la sorte, elles mènent leur propre pouvoir à sa perte ». FP 26 (361) 1884, PBM, § 239. Il faudrait ici distinguer le mot neutre Weib du vocable féminin et plus noble de Frau, « sensuelle comme la musique » ou encore opposer les aigreurs de Simone de Beauvoir entièrement formée à une pensée masculiniste à l’honnêteté de Colette : « Il est bien certain que, pour Colette, ce sont les femmes qui sont le sexe fort. C’est bien pourquoi elle n’a jamais revendiqué, ce qui reste la mesure de son honnêteté. Car évidemment, je pense aussi  à la Simone que nous avons dû subir, et qui a poussé à l’extrême tous les travers qu’on reproche traditionnellement aux femmes : l’esprit de sérieux, la contradiction du féminisme porté par une femme qui n’a dû son existence publique qu’au fait d’être le reflet d’un homme, reflet moins fidèle que durci, métallisé, tranchant, à la limite de la caricature ». Michel d’Hermies, L’ange de la nuit, Editions des crépuscules, 2022, p. 35.

[26] PBM, § 145. § 232.

[27] Derrida, Eperons, les styles de Nietzsche, Flammarion, Champs, 1972.

[28] Titre de la nouvelle de Balzac, l’auteur de La comédie humine. Le même zigzag tourmenté occupe le centre de  son patronyme. Elle a fait l’objet des lectures de R. Barthes (S/Z, seuil, 1970 ) et de M. Serres L’Hermaphrodite : Sarrasine sculpteur, in Honoré de Balzac, Sarrasine, Paris, Flammarion, GF, 1987..

[29] PBM § 231. les vérités générales que Nietzsche énonce ne sont  guère séparables de ses vérités, i.e. de la rancune qu’il a pu concevoir pour sa mère, pour sa sœur et même pour Lou Salomé dont il s’est approprié le fouet[29] , le fouet qu’elle brandissait dans une célèbre photo : « Tu vas chez les femmes, n’oublie pas le fouet ! » (APZ, II, Bouquins II, p. 334.).

[30] Eperons, Les styles de Nietzsche, Paris, Flammarion, 1978, pp 43-46.

[31] «L’homme est facile à connaître, disait Kant dans l’Anthropologie, la femme ne trahit pas son secret ».

[32] PBM, § 40 « Il n’y a pas que la ruse perfide derrière le masque, Il y a tant de bonté dans la ruse… Tout esprit profond a besoin d’un masque : plus encore, un masque pousse continuellement autour de tout esprit profond, du fait de l’interprétation constamment fausse, à savoir plate de toute parole, de tout pas, de tout signe émanant de lui ».

[33] Ibid., II, § 232, p. 679.

[34] Du nom de Baubô, un des symboles du sexe féminin, dérive le nom de Baubôn, nom du sexe masculin.

[35] Cf., La pudeur et « la question de la femme », Nietzsche dans le texte, texte en ligne dont nous reprenons les termes.

[36] Paul Crutzen, prix nobel de chimie en l’an 2000.

[37] Article 213 du code Napoléon.

[38]Le sexe des modernes, Fiction et Cie, Seuil 2022. Cf., vidéos en ligne.

[39] On retrouverait le même argumentaire dans la mouvance européenne d’extrême droite de la Renaissance conservatrice, chez le national populiste, l’inamovible Viktor Orban. Impressionné par les Etats « illibéraux » de la Chine et de la Russie il a mis fin aux études de genres dans l’enseignement supérieur, refusé un statut légal aux transgenres, interdit la représentation des LGBT dans les manuels scolaires et c’est lui qui fascine désormais toute la galaxie nationaliste, de Trump à Bolsonaro, d’Orban à Erdogan . Même attitude chez Marion Maréchal Le Pen ou E. Zemmour par exemple. Michel Eltchaninoff l’auteur de Dans la tête de Vladimir Poutine (Actes-Sud), nous rapporte que la négation du genre, un des pilier du wokisme (mouvement de lutte contre les discriminations raciales et de genre) est considéré pour le maître du Kremlin comme un délire idéologique, une chose monstrueuse « à la frontière du crime contre l’humanité » qui témoigne que l’Occident a perdu ses bases « morales, éthiques, axiologiques ». Philomag, avril 2022, p. 48.

[40] Quelque chose en moins… ou en plus. Robert Laffond, 2022.

[41] Soit, le cliché de la « féminité » comme celui de la « masculinité » est un fétiche essentialisant, le produit d’un devenir, le résultat d’une éducation et non quelque chose d’inné, acquis de naissance ou un fait de nature et cette reconnaissance ouvre le chemin de l’émancipation des femmes et de l’égalité des sexes. Mais il est plus difficile d’aller plus loin et de voir dans la catégorie « femme » qu’une catégorie politique, une construction sociale soit « la création du système oppressif qui pose pour norme l’hétérosexualité ».

[42] Nous écrivions dans La traversée des frontières (en ligne) : L’anatomie n’est plus aujourd’hui, comme le disait Freud, un destin et chacun peut choisir souverainement son orientation sexuelle, le genre n'ayant rien à voir avec le sexe. Judith Butler, à la suite de Derrida, a déconstruit ou démonté l’artifice de la domination masculine, dénaturalisé la féminité et cassé la matrice hétérosexuelle dominante qui alignait l’un sur l’autre sexe, genre et désir. La « théorie du genre » nous montre que le gender, dans sa performitivité est un rôle social, une construction culturelle dictée par l’histoire et non par la nature, le produit d’un conditionnement ou d’un apprentissage.  Or les stéréotypes de genre induisent des hiérarchies et des  inégalités entre les sexes et l’éducation traditionnelle (amputation de la bisexualité originelle) consiste d’abord en un formatage des corps qui prédispose à la passivité les filles, à l’activité les garçons.  La théorie du genre nous permet donc de sortir de cette assignation identitaire « destinale » qui était donnée hier par le fait d’en avoir ou pas. On peut ainsi vouloir comme les Suédois introduire, dès la crèche, à la place de l'opposition catégoriale masculin/féminin, la catégorie du neutre et intimer aux enfants de ne plus distinguer les deux sexes en les éduquant le plus tôt possible au déni de la différence sexuelle. Libre à chacun ensuite de choisir son orientation sexuelle, son identité de genre, d’apparaître comme bon lui semble et d’entrer dans  la farandole ou le bazar des sexes : homme, femme, homosexuel, hétérosexuel, bisexuel, transsexuel… à votre guise. Signe des temps : Le bazar des sexes a été le titre de la première exposition présentée à Marseille par le MUCEM.

[43] L'identification, écrit Freud, est « l’assimilation d’un moi à un autre, étranger, en conséquence de quoi ce premier moi se comporte, à certains égards, de la même façon que l’autre, l’imite, et dans une certaine mesure, le prend en soi. On a comparé, non sans justesse, l’identification avec l’incorporation orale, cannibale, de la personne étrangère. L’identification est une forme très importante de la liaison à l’autre, vraisemblablement la plus originale ». Nouvelles conférences, 1932.  Pour la psychologie l’identification  est le processus par lequel une personne se transforme, de façon provisoire ou permanente, en assimilant un trait ou un attribut, partiel ou total, d'une autre personne. C'est le processus par excellence de la formation de la personnalité.

[44] « Une femme ne portera pas un costume masculin, et un homme ne mettra pas un vêtement de femme ». Deutéronome, 22/5 33.

[45] L’ange de la nuit, op. cit., p. 78.

[46] Nietzsche, cité dans notre Nietzsche et Bataille, PUF, 1994, p. 318.

[47] Notre « genre » ne suit pas nécessairement notre sexe biologique, notre désir n’épouse pas nécessairement ce « sexe » ni même ce « genre », écrit Judith Butler, l’auteure de Trouble dans le genre, comme si le désir pouvait être totalement séparé de ce destin ou de cette fatalité quelque fois douloureuse qu’implique malgré tout la biologie. On voit que le mot « genre » qui recouvrait hier les modalités socio-culturelles d’expression des sexes (un cache sexe en quelque sorte), devient le synonyme du ressenti d’un humain qui a désormais le statut de sujet i.e. de centre d’un monde réduit à l’état de représentations. Ce ressenti prééxisterait au sexe comme un droit et effacerait la prééminence de la binarité sexuelle. Ne pas être binaire est devenu aujourd’hui une affirmation très à la mode. « C’est chose tendre que la vie et aisée à troubler », écrivait Montaigne attirant notre attention sur les effets pervers de ce verbe dont les modernes se glorifient…Sur la fluidité, cf. De Mathilde Ramadier, Vivre fluide, Les éditions du Faubourg, 2022.

[48] Position commune aux TERFS les « féministes radicales trans-exclusionnelles ».

[49] Cf., les interventions de C. Deneuve, C. Millet, F. Beigbeder, Michael Haneke publiées dans le journal Le Monde.

Il y a un féminisme qui vient du monde anglo-saxon qui a coutume de ne distinguer et de n’identifier que des minorités. La multiplication des Studies (subalern-Studies, Gender-Studies…), le démantèlement de l’Université, la déconstruction de l’Universalité s’effectuent généralement au bénéfice de la diversité multi-culturelle. Cela est profondément contraire à notre culture qui, depuis la Révolution au moins, s’est toujours affirmée comme étant le règne de l’Universel. Les droits de l’homme sont, par exemple, les droits humains et non les droits des seuls hommes. De même, dans le domaine de la langue, on ne dit pas, par exemple, « les nazis et les nazies » ou « les voyageurs et les voyageuses ». « Les nazis » ou « Les voyageurs » suffit, ce seul mot n’invisibilise pas les femmes, il a valeur de pluriel neutre, il concerne tout un chacun quel que soit son genre, il n’y a là aucune ambigüité et tout le monde le sait. Faudrait-il que les mâles se sentent stupidement offensés, dévirilisés ou invisibilisés quand on dit sa majesté ou, une star, une personnalité, une vedette…Il n’y a pas à corriger, à purger, à « dégenrer » la langue ainsi qu’à réécrire toute la littérature pour faire plaisir à quelque minorité militante que ce soit. Sans parler de l’écriture inclusive qui fait hoqueter et bégayer la langue et rend les textes illisibles, vouloir établir systématiquement une symétrie féminin/masculin est inutile, ridicule et artificiel même pour satisfaire les exigences des mouvements désignés comme intersectionnels dans l’insupportable technologie de la parole dont font montre les gens « in », insensibles à ce que le génie de la langue exige de nous. La culture communautariste anglo-saxonne qui, seule,  connaît vraiment le neutre et qui, effectivement, a ces temps-ci le vent en poupe, est par ailleurs une culture puritaine totalement opposée à la culture des peuples latins qui résistent globalement à cet emportement vers le neutre et l’indifférencié. Les  peuples latins auront au contraire tendance à stigmatiser le féminisme radical à l’américaine qui est prêt à sacrifier sur l’autel de l’égalité ce vénérable héritage d’une culture aristocratique qu’est la galanterie, la séduction à la française à laquelle, manifestement, ils ne comprennent rien. Mais le combat pour l’émancipation se joue-t-il vraiment au niveau de la superstructure idéologique dont relève encore la langue comme semble le penser quelques esprits échauffés et hors sol ? Malheureusement, dans le climat de terreur qui est le nôtre, tout débat semble devenu impossible ; on verra bien dans quelques années ce que la langue aura décidé de ce qu’il faut réformer et de ce qui vaut et qu’il faut conserver, car c’est elle qui respire, qui pense et qui, en dernier ressort,  décide. Tant que la langue française vivra -Nietzsche la comparait à une petite musique de chambre- il est toutefois permis de demeurer sceptique sur les chances de survie et de pérennité possible des « yel », des « femmages » et autres « matrimoines »…

[50] Verlaine et Rimbaud ont été ensemble de 71 à 73, l’espace d’une « saison ». Chacun de nous à un frère jumeau que toute sa vie il cherche en gémissant rêvant de s’enfermer avec lui dans l'étreinte sans fin d’une cellule gémellaire. Que cet autre en forme de miroir puisse susciter en même temps un désir de meurtre c’est le thème des Météores de Michel Tournier.

[51] Et qui a été repris dans le titre du beau livre, informé et pugnace de Mona Cholet : Réinventer l’amour (La Découverte, 2021). L’auteure y montre comment le patriarcat a tué l’amour, comment il l’a déséquilibré. Des hommes comme Pierre Loti ou encore comme le plus primitiviste des primitivistes, le peintre Paul Gauguin préféraient, en toute innocence bien sûr,  les femmes jeunes, sauvages, à peine pubères, celles qui se révèlent dévouées, consentantes, qui restent à leur place et surtout muettes comme de beaux objets. La colonisation des territoires a toujours été accompagnée de la colonisation et de l’appropriation du corps des femmes. Devenues de véritables esclaves sexuelles elles étaient appelées pudiquement « femmes de réconfort » par l’armée impériale japonaise.

[52] On ne trouve de facteurs d’égalisation que dans les coups d’un soir, le sexe banalisé, mécanisé, abstrait et sans attache, dans la drag naturiste, dans la rencontre purement sexuelle où l’on ignore jusqu’au nom de son partenaire.

[53] die frauliche Immer-nur-Schenken, cité par H. France-Lanord, Dictionnaire Heidegger, p. 480.

[54] Le mot tendre et délicat de « baiser » raconte à sa manière l’histoire d’un éloquent glissement sémantique qui, dès le milieu du XXe siècle, finit par donner à ce joli mot le sens argotique que l’on sait (« baiser = avoir des relations sexuelles) et par devenir synonyme d’abuser, d’humilier, de brutaliser et même de tromper comme si le sens le plus trivial de ce mot finissait par avouer ouvertement l’intention véritable des manœuvres ou des stratégies de séduction d’un mâle avide de conquête, de possession et de domination. « Là où la princesse attendait amour, considération et épanouissement, elle ne récolte qu’oppression, domination, humiliation, négation de son autonomie, de son désir et de son statut d’être humain et cela commence dès la première nuit, dès qu’elle a le malheur d’écarter les jambes devant son prince charmant », écrit Andréa Dworking dans Intercourse paru en 1987. La « baise » prend toujours la même forme, celle du coït et dans la position dite « du missionnaire », c’est un homme qui investit une femme, qui l’envahit intérieurement, qui la scinde par le milieu, qui la couvre physiquement, qui la force et la possède de façon plus totale, plus réelle que toute autre genre d’appropriation.  Le plaisir féminin n’a rien à voir dans cette histoire qui place la femme dans la position d’être dominée, prise, possédée, assistant momentanément à la destruction de l’intégrité de son corps occupé par un pénis. Dans  le contexte d’un rapport de pouvoir qui n’a rien de « naturel » Andréa Dworking assigne à cette vision du coït des enjeux éminemment politiques.

S’il peut paraître abusif d’assimiler ainsi le coït à un acte de violence, à une violation ou à un quasi viol, en revanche il est parfaitement juste de rappeler que les impérieuses et primitives passions de l’avoir et de pouvoir qui peuvent en effet se déchainer dans la sphère privée (la littérature en recourant à un vocabulaire souvent martial ou militaire l’atteste suffisamment ainsi que le montre l’auteure) n’ont strictement rien d’érotiques ; différence d’ordre aurait dit Pascal. Comment ne pas donner raison à l’auteure partie au combat comme son modèle inattendu, la pucelle d’Orléans « délibérée et militante, rebelle et intransigeante » que fut Jeanne d’arc, portant le costume des hommes pour repousser leurs assauts. Elle écrit ainsi « La violence dont rêvent les hommes et celle qu'ils exercent garantit leur solitude permanente ». A bon entendeur…

[55] La révolution du féminin, Gall., 2015. Le corps des femmes, la bataille de l’intime, Philosophie magazine éditeur, Un corps à soi, Seuil., 2021.

[56] « L’identité sexuelle c’est une fiction politique » écrit le philosophe Preciado qui a mené l’offensive la plus radicale contre la discrimination de genre considérée comme un carcan ou une prison aussi contraignante qu’arbitraire et qui est responsable du concept de « terreur épistémique » développée contre la psychanalyse. Le  médecin Magnus Hirscchfeld  dans le Berlin de 1035 luttait déjà contre le binarisme et contre la normativité héritée de la psychanalyse triomphante. Paul B Preciado (né Beatriz), a traversé des identités de genre en s’administrant de la testostérone,  il revendique aujourd’hui le nomadisme identitaire d’une personne genderless c’est-à-dire, n’appartenant à aucun des genres masculin et féminin tout en ayant choisi une identité civile masculine. Il a vécu en couple dix ans durant avec Virginie Despentes, écrivain trash, postpunk, underground qui, de transgression en transgression, a su se mettre, plus d’une fois, en danger. Son King kong théorie (2006) livre de résistance à la violence du patriarcat écrit avec sa vie et avec ses tripes, peut-être considéré comme le manifeste du nouveau féminisme. Elle y défend une sexualité d’avant la distinction de genre. Après son viol, l’auteure a voulu se reconstruite en dehors de toute identité de genre. Dans la société alternative nouvelle que défend aussi Preciado,  seul un « contrat contra-sexuel » refusant les normes de genre et ouvert à toutes les déviances sera toléré.  Conscient d’inaugurer une véritable révolution copernicienne, de changer le centre de la sexualité qui était liée au pénis et au vagin, c’est l’anus (et le godemichet) qui deviendront le nouveau centre universel contra-sexuel, un nouveau centre qui n’est pas cette fois-ci discriminant. Ainsi seront abolis tout forme d’identité sexuelle aussi bien que les privilèges et les devoirs qui y sont liés, (des utérus artificiels prendront en charge la question de la reproduction et libéreront les femmes de cette funeste sujétion).  Il faut reconnaître de l’inventivité ainsi qu’un véritable potentiel subversif et une grande  drôlerie à cette utopie appelée « pornotopie » par P. Preciado. Il nous permet en tous cas de mesurer jusqu’à quelles extrémités, jusqu’à quelle extravagances le mouvement féminisme radical pro-sexe, mâtiné du mouvement queer et du mouvement « transgenre non binaire » est capable de parvenir. et jusqu’à quelle affreuse liberté ce qui ressemble à un cabotinage dégenté pourrait conduire. Mais pour ce spécialiste des technologies du genre, nous sommes vraiment entrés dans une ère pharmacopornographique révolutionnaire, celui d’un capitalisme tardif de surconsommation dans lequel s’est mis en place un immense bordel dans lequel sont infiniment connectés par les media les sphères du travail, du social, les techno-corps prostitués et les techno-corps clients et qui vise l’augmentation de la potentia gaudendi (force orgasmique), « force de travail » du capitalisme pharmaco-pornographique. Il est dans l’ordre que Paul Preciado ait reçu le prix Sade de l’essai en 2011. Comme chez lui, la sexualité semble essentiellement révolte ou sédition contre l’ordre naturel, le désir, en son noyau de nuit, est fondamentalement désordre , il nous fait toucher l’absence de fond ou mesurer la clocherie de l’être comme le dit Lacan. L'excentricité de l'être humain fait qu'il n'est nulle part vraiment chez soi. Il est "au sein de l'étant, l'unique catastrophe", écrit Heidegger commentant le mot deinos de l’Antigone de Sophocle qu'il traduit par das Unheimliche : ce qui proprement s'oppose à la quiétude du chez soi, l'étrange, l'effrayant, le terrible.

[57] Cf. notre article dans la revue de l’APPEP, L’amour courtois ou le chant de l’amour impossible. 2019/5, (70e Année), également en ligne.

[58] Amour, sexualité, mariage contractuel ne peuvent pas toujours être confondus, ils relèvent d’ordres et de régimes bien différents et l’insistance de la culture judéo-chrétienne sur la monogamie sexuelle confinée dans le mariage peut être considérée comme une sorte de folie qui continue de tourmenter les humains et de leur faire bien du mal.

[59] Daniel Cohen, Homo numericus, la « civilisation » qui vient, Albin Michel, 2022.

[60] Connue pour avoir écrit sur La galanterie à la française, Gall., 2006 et pour faire l’éloge du couple (Le Goût de la vie commune, Flammarion 2014), elle croise le fer avec Camille Froidevaux-Metterie dans le beau débat de Philomag n° 153, dont nous nous inspirons. Son dernier livre concerne La Question trans, Gall. 2011.

[61] La hantise d’être pénétré est une hantise majeure de la masculinité. Les maîtres à Rome aussi bien que ceux d’ Athènes violaient régulièrement les esclaves. La performance sexuelle était une performance de pouvoir dont se félicite celui qui est actif, qui joue le rôle du mâle et qui utilise son sexe comme d’une arme. Aujourd’hui encore, en pays méditerranéen surtout,  « enculé » (et non « enculant » le participe présent est la marque de l’activité) est par excellence l’insulte infamante. Notre culture est encore pour beaucoup une culture du viol dans laquelle les hommes jouissent du plaisir de dominer alors que, le plus souvent, la sexualité n’était devenue pour les femmes qu’une corvée. Il ne faut pas s’étonner si c’est alors entre elles qu’elles recherchent un plaisir érotique. La durée de l’échange sexuel dure effectivement beaucoup plus longtemps chez les lesbiennes que dans les couples hétérosexuels (une heure trente au lieu de vingt minutes, précise Eva Illouz), nulle éjaculation ne venant mettre un terme au rapport sexuel. Mais si on parlait d’amour et de désir et non simplement de sexe ?

[62] Coïts, éditions du remue ménage, Editions Syllepse traduction de Martin Dufresne. Intercourse, 1987.

[63] L’occasion de saluer le travail de réparation des femmes outrageusement violées qu’effectue le gynécologue Denis Mukwege en R.P. du Congo.

[64] La chatte aux « traîtres yeux » aime  à paraître mais cette « idole qui se dore pour être adorée », cache dans ses voiles, ses bijoux et ses parures, sa « nature »  c’est à dire, pour Baudelaire, ce qu’il y a de plus commun et de plus vil. C’est encore ce jeu de la beauté et de l’horreur qui rend la femme désirable, dira Bataille, le désir étant toujours, finalement, désir de sombrer. C’est aussi parce que la femme est mauvaise et dangereuse qu’elle repousse et fascine Baudelaire. Instrument de perdition, elle attire comme la nuit attire et comme le gouffre aussi attire.

[65] L’ouverture du monde, l’ouverture du « là » dans la tonalité (Stimmung) est liée à un « comprendre » (verstehen) qui est en vérité un « entendre » comme on le dit plus aisément en français. L’être se donne à entendre comme voix, comme Stimme, Stimme dont le cœur silencieux, tel celui du cri de Munch, est le déchirement. La tonalité n’a rien d’un sentiment (Gefühl) subjectif, intérieur et évanescent puisqu’elle nous met à l’unisson des choses et nous accorde à la mesure du monde.

[66] Le coupable, OC, V, p. 261.

[67] L’expérience intérieure, O.C. V.

[68] G. Bataille, La notion de dépense, OC I.

[69] GA 81, 109, cité in Dictionnaire Heidegger, p. 100.

[70] Le ek grec dit mieux que le ex latin l’ouverture, la manifestation ek-statique, l’espacement sans dedans ni dehors. Dictionnaire Heidegger, op. cit., p. 467.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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