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L'arrière pays

Ste croix f

 

 

 

 

 

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L’ARRIÈRE PAYS

 

 

Rien n’aura eu lieu

Que le lieu

Excepté peut-être

Une constellation.

Mallarmé

C’est là que je réside, c’est là que j’habite, que j’ai séjour. J’y suis ! Ainsi pourrait-on peut-être traduire et s’approprier l’être là, le Dasein allemand car c’est bien le y qui s’abrite au cœur du . Après la fuite des dieux, après la mort de Dieu, il fallait chercher quelque chose d’autre que l’homme, qu’une subjectivité autofondée, pour endurer une telle absence et nous disposer à habiter un monde que le sacré garde encore pourtant sauf. Dasein sera le mot par lequel Heidegger a répondu, à cette absence de pays ou de demeure natale, à cette Heimatlosligkeit qui transit l’aliénation moderne et celui aussi par lequel il a mis un terme aux errements de ce qu’il appelle la métaphysique de la subjectivité, l'inconditionnel du pur vouloir qui menace l'homme de mort. Il a réussi à faire entendre dans ce mot l’intrication inaugurale de l’être (Sein) et du lieu (Da), intrication que l’on retrouve dans le il y a français, expression avec laquelle s’ouvre ce lieu d’être qui appelle à être puisqu’aussi bien être, en français, peut se dire avoir lieu. Ce lieu d’être n’apparaît qu’au moment où, soi-même, on se surprend exister non pas en affirmant sa posture de sujet mais en répondant à l’inouï qui, pour chacun, nous interpelle et nous regarde. Il en a cure, il en prend soin, il en a le souci, il y veille, il y pense, en a l’intelligence ce qui le tient debout. Se tenir, soutenir cette tenue face à l’être c’est ce que dit le latin sistere que l’on entend dans le mot ek-sister ; sa note est profondément lyrique. Voilà de quoi donner le cœur d’habiter, de séjourner, de voisiner, face à l’étrange et dans le dépaysement, dans la constellation de la maison du monde. Ce il y a dit lui aussi : « là où il y a la réalité », le Y venant du latin ibi, « là » et hic « ici ». Être, c’est être là (Da-sein) mais pas comme la pierre qui est là et qu’on a sous main (Vorhandene) car être vraiment ce n’est pas in-sister ou subsister en soi-même, c’est, en perpétuel décentrement, pouvoir aussi être au loin, vers le ciel qui nous déborde, c’est excentriquement ek-sister, avoir depuis toujours été frappé d’ouverture, venir et être au monde à en mourir plus encore que d’être dans le monde.

J’y suis ! nous dit notre langue maternelle toujours bien plus pensante que nous, cette langue qui, d’abord nous a mis au monde, j’y suis, voilà comment un certain monde s’est ouvert pour moi, à partir de là où je suis, voilà comment il apparaît comme porteur de vie, comment il se dévoile en lui-même, comment il se découvre et vient à notre rencontre lorsque gravissant, pas à pas, le chemin du vieux Quinson, par exemple, je grimpe un peu sur la colline, que le premier plan ne fait plus écran et que s’élèvent au loin les croupes successives de montagnes, et une somptueuse épiphanie qui fait partie du chant du monde.

 

J’y suis ! Alors, arrêter donc de le sommer, ce pays, de le réduire à un ensemble d’indice de « développement », de le mettre en demeure de le faire fonctionner afin qu’il fournisse un effet utilisable et touristiquement exploitable ; soyez Y plutôt, soyez à la naissance, à l’embranchement ou à la croisée des chemins pour suivre le tracé, la distension, l’écartement, l’ouverture  de la lettre Y qui souffre et s’offre, le blason du corps féminin, le pictogramme de l’origine du monde. J’y suis ! Hiersein ist herrlich ! (Rilke), être ici est merveille ! Le coup de foudre attendu ne peut manquer de venir avec la jubilation qui vous met au ton de la proximité de l’origine, qui vous permet de demeurer là où nous sommes déjà !

« J’aime énormément la configuration de mon pays » écrivait Cézanne d’une Provence aujourd’hui devenue par excellence en effet le pays de Cézanne, le pays, la patrie, la puissance de la terre que le peintre a vraiment habité en poète et ouverte à l’universel. Cette configuration était paysanne, nourrie d’influence botanique, géologique, minérale, saisonnière et elle a constitué le socle, le siège de ces impressions morales et mentales qui ont gouverné sa destinée. « Toute chose essentielle et grande n’a jamais pu naître que du fait que l’homme avait une patrie et qu’il était enraciné dans une tradition » (Heidegger). La racine de Heimat parle encore dans le hameau français, dans le home anglais et est sans rapport avec la naissance, avec le nascor latin que l’on entend dans le mot natal et le mot nation, avec ce relent de chauvinisme que le terme de « patrie » a pris en français.

Comme la Chine  millénaire, l’Europe était depuis la Renaissance une civilisation paysagère et à Florence ou à Sienne les peintres représentaient ensemble la Città et le contàdo, la ville et le retrait, l’abri, la réserve, la source plus initiale et secrète de l’arrière pays, offrande qui donne aux choses la libre ampleur de leur séjour propre. Le « paysage » est un mot daté (1493), il n’était pas vraiment vu avant que n’existe un genre pictural, il est lié à la représentation artistique de la nature. Le paysage est un concept médiateur entre le sujet  percevant et l’environnement perçu, il est générateur de lien social parce qu’il donne à percevoir le sens du monde, le sens de ce monde où nous vivons, comme l’écrit le géographe Augustin Berque.

Pourquoi avoir pris ces photographies comme à sauts et à gambades ? Ne finissent-elles pas par dire plus et autre chose que ce que peut-être on voulait leur faire dire ? Pour le dire d’un mot, d’un mot sans doute un petit peu trop pompeux, elles sont gratitude ou reconnaissance, un hommage à ce qui nous est donné, elles  répondent à la terre et la saluent, à la terre qui de siècle en siècle et quelques puissants que puissent devenir les moyens de l’exploiter, reste merveilleusement ce qu’elle est : « Je te salue ô terre, ô terre porte grains, porte blé, porte fruits, belle immobile, toute parsemantée d’or… écrivait Du Bartas au XVIe, chantant et célébrant la terre qui engloutit, enterre et enracine en la faisant paraître à la mesure de l’ouverture d’un monde. Loin d’exiger quelque chose pour nous, nous nous en remettons au contraire à celle que nous saluons. C’est ce que fait à sa manière le paysan car s’il ne savait plus saluer comment pourrait-il encore être paysan ? Un exploitant peut-être comme on dit aujourd’hui ? Mais plus originaire que l’exploitation du sol est la salutation de la terre, comme plus originaire que la prose est la parole poétique. Sans le chant des Muses que serait vraiment la « réalité » ?

Aujourd’hui la photographie a repris à la peinture l’invention de la fenêtre, de ce cadre et de cet oeil  qui institue le pays en paysage.

Mais sans agriculture il n’y aurait pas non plus de paysage et ici c’est le travail millénaire des paysans qui l’ont construit, défrichant sur ces collines de petits champs quadrillés à perte de vue, petits champs  bien peignés par le passage de la herse et de la moissonneuse. Campagne paisible, plaisante, riante, sagement apprivoisée et façonnée par l’homme. Mais pas vraiment domestiquée ou colonisée, c’est plutôt un mélange étonnant de nature sauvage et de nature cultivée limitée au loin, on l’entrevoit ou on le préssent, par les premiers versants montagneux des Alpes.

Vidal de la Blache pensait que l’identité d’un Etat était fondé sur le socle le plus archaïque qui soit, celui du sol et du climat. Ce socle détermine en effet la production de l’espace, la façon de cultiver, la forme des instruments et façonne un écoumène, un territoire de vie commune qui témoigne d’un bon rapport avec le pays chaque fois qu’on prend en garde ce qui vient à notre rencontre et qu’on respecte mémoire et patrimoine.

 

Il suffit de s’éloigner un peu de la grand-route où déferlent en été les longues files de voitures de l’Europe en vacances pour être soudainement confronté à toute la douceur du monde et à l’éternité de l’éphémère : à une éternité qui nous sort du temps, nous fait expérimenter un pur présent, nous installe dans la pose d’un présent qui semble durer : temps suspendu, cœur de l’éternel.

Il porte le beau nom de Valensole, c’est un immense plateau raboté de vents, une haute assise de terre rase desséchée, abandonnée des hommes, écartée des hommes et toute ensevelie sous l’ombre des dieux. Pays perdu, perdu dans ces confins du monde habité, sur lequel l’homme a si peu de prise et qui retentit encore de la voix d’une origine archaïque, d’un bruissement originaire de la vérité.  Grandiose est cette sauvagerie, entre vaux, entre vallées, entre veines de montagne, entre plis et failles  escarpées, grandiose cette ténacité du sol, cette impassibilité au vent dans laquelle l'homme se trouve presque écarté, presque oublié.

 

C’est un très vieux pays qui remonte jusqu’à nous en un seul matin à travers des millénaires, comme disait Camus de son Algérie natale, un très vieux pays tout parsemé de petits champs caillouteux, grillés par le soleil, gagnés sur la forêt. Les collines et les massifs de poudingue sont des roches sculptées par l’érosion, roches composées de galets naturels cimentés entre eux et appelés poudingue par analogie entre la roche et la cuisine. Elles sont le résultat de matériaux arrachés aux Alpes entre 7 et 12 millions d’années, des alluvions transformées en roche dure sous l’action de processus physique et chimique. Ces massifs de poudingue témoignent encore des énormes poussées glaciaires du quaternaire, signes infiniment lointains de l’immémoriale présence de la mer.  C'est même le dieu sauvage, le dieu bouc, le grand Pan lui-même, écho du divin -pure et resplendissante apparition de l’apparaître- que Giono a pu voir  monter en une belle journée d'été comme une vapeur de la terre dans ce monde pastoral aride. Il est si rugueux que partout il montre l’os. Et sans doute il y a bien longtemps que le grand Pan est mort et que les longs sanglots qui avaient alors secoué la terre à sa mort se sont étouffés. Mais son souvenir est ici marqué dans la poussière, embouti dans les choses et dans un  paysage qui résiste encore à l’immense entreprise d’asservissement initiée avec ce que l’on appelle aujourd’hui, l’anthropocène. Ils vibrent toujours d’une altérité et d’une souveraineté qui, absolument, n’est plus vraiment humaine.

L’ARRIÈRE PAYS

 

 

 

 

C’est là que je réside. J’y suis ! Ainsi pourrait-on peut-être traduire et s’approprier le Dasein allemand. Après  la mort de Dieu il fallait trouver quelque chose d’autre que l’homme et Dasein sera le mot par lequel Heidegger a répondu à cette question et mis un terme à deux millénaires d’errements de ce que qu’il appelle la métaphysique. Il a réussi à faire entendre dans ce mot l’intrication inaugurale de l’être et du lieu, intrication que l’on retrouve dans le il y a français. Ce il y a dit lui aussi « là où il y a la réalité », le Y venant du latin ibi, « là » et hic « ici ». Etre, c’est être là (Da-sein), ce n’est pas in-sister ou subsister en soi-même, c’est ek-sister, avoir depuis toujours été frappé d’ouverture et être au monde. 

J’y suis ! Voilà comment un certain monde s’est ouvert pour moi, à partir de là où je suis, voilà comment il apparaît comme porteur de vie, comment il se dévoile en lui-même, comment il se découvre lorsque gravissant pas à pas le chemin du vieux Quinson, on s’élève un peu sur la colline, que le premier plan ne fait plus écran et que s’élève une épiphanie somptueuse.  J’y suis ! Arrêter donc de le sommer, ce pays, de le mettre en demeure de fournir un effet utilisable ; soyez Y plutôt, soyez à la naissance, à l’embranchement ou à la croisée des chemins pour suivre le tracé, la distension, l’écartement, l’ouverture  de la lettre Y, le blason du corps féminin, le pictogramme de l’origine du monde. J’y suis ! Hiersein ist herrlich ! (Rilke), être ici est merveille !

 

Pourquoi avoir pris ces photographies qui finissent par dire plus et autre chose que ce que peut-être on voulait leur faire dire ? Pour le dire d’un mot, d’un mot un petit peu trop pompeux peut-être, elles sont gratitude ou reconnaissance, elles  répondent à la terre, la célèbrent et la saluent, à la terre qui de siècle en siècle et quelques puissants que puissent devenir les moyens de l’exploiter, reste merveilleusement ce qu’elle est : « Je te salue ô terre, ô terre porte grains, porte blé, porte fruits, belle immobile, toute parsemantée d’or…écrivait Du Bartas au XVIe. Loin d’exiger quelque chose pour nous, nous en remettre au contraire à celle que nous saluons, ce que fait à sa manière le paysan car s’il ne savait plus saluer comment pourrait-il encore être paysan ? Un exploitant peut-être comme on dit aujourd’hui ? Mais plus originaire que l’exploitation du sol est la salutation de la terre, plus originaire que la prose, la poésie.

 

C’est un immense plateau raboté de vents, une haute assise de terre rase desséchée, abandonnée des hommes, écartée des hommes  et toute ensevelie sous l’ombre des dieux. Pays perdu, perdu dans ces confins du monde habité sur lequel l’homme a si peu de prise et qui retentit encore de la voix d’une origine archaïque, d’un bruissement originaire de la vérité.  Grandiose est cette sauvagerie, entre vaux, entre vallées, entre veines de montagne, entre plis et failles  escarpées, grandiose cette ténacité du sol, cette impassibilité au vent où l'homme se trouve presque écarté.

 

C’est un très vieux pays qui remonte jusqu’à nous en un seul matin à travers des millénaires (Camus), un très vieux pays tout parsemé de petits champs caillouteux grillés par le soleil, gagnés sur la forêt. Les collines et les massifs de poudingue témoignent encore des énormes poussées glaciaires du quaternaire, signes lointain de l’immémoriale présence de la mer.  C'est même le dieu sauvage, le dieu bouc qui est l’écho même du divin, le grand Pan lui-même que Giono a pu voir  monter en une belle journée d'été comme une vapeur de la terre dans ce monde pastoral aride ; il  est si rugueux que partout il montre l’os. Et sans doute il y a bien longtemps que le grand Pan est mort et que les longs sanglots qui avaient alors secoué la terre se sont étouffés mais son souvenir est ici marqué dans la poussière, embouti dans les choses et dans un  paysage qui résiste encore à l’entreprise d’asservissement initié à l’anthropocène. Ils vibrent toujours d’une dimension non-humaine.

Il suffit de s’éloigner un peu de la grand-route où déferlent en été les longues files de voitures d’une Europe en vacances pour être soudainement confronté à toute la douceur du monde et à l’éternité de l’éphémère : à l’éternité qui nous sort du temps pour  expérimenter un pur présente, pour nous installer  dans la pose d'un présent qui dure :  temps suspendu, il est le cœur de l’éternel.

 

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::Library:Containers:com.apple.mail:Data:Library:Mail Downloads:60C16549-5520-4E6B-981B-73376A2DD391:Puimichel oratoire 2.jpgL’architecture rurale, ces modestes maisons de galets si parfaitement adaptées au milieu, si soigneusement serrées, composées et ajointées, le  plateau vallonné ceint de montages, les chemins caillouteux qui serpentent…  chaque élément du paysage est le résultat d’une histoire qui se compte en milliers d’années. Villages perchés, belvédères sur la vallée, châteaux vénérables, anciens sentiers pierreux  qui reliaient les villages communiquent le sentiment fort de l’énergie et de la vie et nous donne l’intelligence de ce qu’a pu être vraiment la pauvreté, la force inépuisable du simple : ne manquer de rien, avoir tout d’emblée, très simplement, en soi, être riche.

Et puis il y les personnages, leur bonne intelligence qui se trouve comme soudainement fortifiée dans l'infinie solitude d'exister que dispense ce pays perdu ; regardez ici, face au paysage, ils baignent dans un rayon de lumière ; là, de dos, passé l'humble oratoire de pierre, vestige oublié de la mémoire chrétienne, ils se rendent à la chapelle de Puimichel comme  à on ne sait quel culte aussi cher que délaissé ...

::Library:Containers:com.apple.mail:Data:Library:Mail Downloads:DF7B2AD3-63A5-4FEB-A761-11917902CE08:Entrevennes coulée1.jpg

::Library:Containers:com.apple.mail:Data:Library:Mail Downloads:36297782-E20C-4A90-A860-DAFF1F6A1419:Chapelle.jpgOn conçoit ici comment « l’art », le moindre édifice de pierre dressé à la croisée d’un chemin peut permettre à la nature de se déployer comme nature, peut la faire venir à elle-même, la rendre présente et la faire resplendir. La rencontre inopinée de cette haute note jaune, la coulée des blés durs, la nappe « de la jaune félicité des champs d’été » (Nietzsche) sur la croupe de la colline et, la jouxtant, de cette autre haute note violette, celle des lavandes accrochées un peu plus bas, près d’Entrevennes, comme sur un manteau d'arlequin, cela fait comme un silence soudain ; silence que cette chapelle toute simple plantée à la cime de la colline, ouvrant un lieu et dominant un paysage aux replis très secrets, semble dilater et faire retentir à l’infini.

Mais déjà les panneaux solaires dans ce pays si totalement irradié par l’astre du jour disputent l’espace aux champs de lavande ou de sauge. Tout se passe comme si l’extensio géométrique découplée de la subjectivité humaine avait neutralisé les topoï, les lieux au profit d’un espace universel uniforme et continu totalement vidé de sa densité propre.

Il est bien sûr hors de question de contrevenir aux impératifs écologiques qui nous obligent à développer des énergies renouvelables mais l’écologie est une science qui ne dit rien des raisons pour lesquels un pays peut nous parler où ne pas nous parler et qui, étrangère à la beauté de la contrée, reste peu regardante quant aux lieux d’implantation de ses infrastructures. Transformer une région, une contrée en de vastes étendues de panneaux solaires n’est-ce pas prendre le risque de geler et de tuer le paysage à travers des réalisations qui uniformisent, dégradent notre environnement et en tous cas le rendent totalement muet ? « Il n’y a plus que des emplacements, et non des lieux[1] ».

En regardant ces panneaux solaires se multiplier et s’étendre à perte de vue je pensais à la métaphore utilisée par Husserl dans la Krisis[2], (la crise des sciences européennes au moment où, pourtant, leur réussite n’avait jamais été si éclatante),  à « ces vêtements d’idées » que l’objectivité mathématique, avant-coureur de la technicisation du monde, jette impérieusement sur les choses. Et à ce vœu de fidélité à la terre, de fidélité à ce monde où nous vivons dans toute notre chair qui est celui de la phénoménologie, de cette parole pudique qui en effaçant le toi et le moi cherche à se loger au cœur de l’apparition, à permettre aux choses de pleinement déployer leur présence et de se manifester à la mesure d’un monde. Mais on peut aussi, c’est vrai, être sans merci et se jeter sur elles pour impérativement les gouverner et les utiliser. Curieux vêtements de ce qu’on appelle, cédant à l’emprise de l’esprit de la technique, éco-système que ces nouveaux artefacts : l’obscurcissement du monde, son cauchemar, son retrait sans doute, mais non son abolition.

::Library:Containers:com.apple.mail:Data:Library:Mail Downloads:2E939F18-C92C-4E4D-AFE1-6E85925C6456:panneaux.jpg

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Il y avait pourtant une affinité autrement profonde entre art et nature et, aussi étrange que cela paraisse, c’est même quelquefois la nature qui en vient à imiter l’art. Avant Cézanne, par exemple, qui avait vu, vraiment vu, la Sainte Victoire ? On pourrait dire la même chose de ce pigeonnier construit dans la falaise pour nous si familière de l’aspre. Jalon de notre promenade quotidienne, il fait tellement partie de notre environnement que nous ne le voyons plus. Or voilà qu’il nous a est soudainement révélé dans son mystère et son inquiétante étrangeté par le tableau de Geneviève Mouly. simplement intitulé : le pigeonnier. Et peu importe finalement que les peintres peignent « sur le motif » (comme Cézanne) ou d’après une image quand ils sont vraiment  « motivés » par un paysage comme, à l’évidence, c’est ici le cas. Le tableau alors imite moins qu’il ne figure et donne stature de sorte que c’est l’image qui est active et déploie une puissance qui ravit ; elle produit et non pas reproduit la réalité qu’elle montre.

Cette partie de la falaise bien connue des amateurs d’escalade est donc un lieu-dit (magnifique et profonde expression) appelé en occitan provençal « aspre » (les topographes du XIXe avaient entendu et transcrit « aspect », les villageois ne prononçant par le « r » ). Ce mot  vient du bas latin asper qui signifie âpre, rude, rugueux. Or n’est-ce pas justement le nom de ce lieu-dit que le tableau nous permet d’abord de pleinement entendre ? Rude falaise ténébreuse en effet, barrière hautaine, rochers escarpés et abruptes que cet aspre ; sous ce ciel d’orage oppressant et changeant lugubrement éclairé, il nous menace d’ombre et de silence.

On sait que le peintre d’Aix examinait toujours, avant de peindre, une carte géologique, et que dans les carrières de Bibemus où les terres rouges sortent d’un abime, il fit l’épreuve physique du poids du fond des temps et qu’il eut, plus qu’un autre, face aux gonflements des plis de la Sainte Victoire, la révélation stupéfiante que livre le temps géologique : celui d’une terre sans homme. Faut-il rappeler, pour suivre cet exemple, que cette falaise calcaire abrupte de l’aspre est soudainement apparue à la suite de ce formidable labour de l’écorce terrestre qui, à l’époque des puissants mouvements sismiques de la tectonique alpine, a vu s’effondrer le bassin dans lequel notre village est situé ? La falaise jaillit, elle se dresse devant nous de manière effrayante, elle émerge de l’ombre noire de la forêt, elle est sombre et par un effet de  clair obscur, sa masse d’ombre est dramatiquement  mise en valeur par le contraste violent d’un dernier rayon de lumière. Il illumine intensément le mur bâti du pigeonnier niché dans l’anfractuosité de la muraille rocheuse. Le combat titanesque qui oppose la force ténébreuse de la falaise sauvage et la blancheur de la trace domestique, infime témoin de la présence humaine, attire le regard,  bouscule et donne à rêver.

On pourrait retrouver dans ce tableau un héritage à la fois romantique et symboliste. N’est-ce pas le romantisme qui a mis ainsi en avant la nature ? Et celle-ci n’était-elle pas déjà si chargée d’allusions et de symboles qu’elle permettait à chacun d’y projeter ses émotions et ses propres hantises ? Paysages vides et sublimes débarrassés de l’homme, lourds nuages des cieux ouverts sur l’infini de Caspar David Friedrich… Ce pigeonnier désaffecté aux allures de columbarium et son halo de nuit peut aussi rappeler la nécropole des Enfers (die Toteninsel) dArnold Böcklin. Lumière/ombre, jour/nuit, blanc/noir, civilisation/nature, ici/là-bas… tout prédispose ce lieu contrasté de l’entre-deux à l’épouvante, à la tragédie et au cauchemar.

Nous disions « notre Quinson » sans bien nous rendre compte que toute chose se ferme à qui la prend.  Racheté par EDF, le pigeonnier désormais n’appartient plus à personne et Geneviève l’a rendu à son mystère. Cette falaise sauvage et sa tour du silence ne sont ni à toi ni à moi, pas plus que le ciel et ses nuages ou la férocité tapie au fond du caractère provençal. L’icône mélancolique coupée du vacarme et du reste du monde nous menace à jamais de son silence. Elle ne met en gloire et ne célèbre pourtant pas d’autre énigme que celle de la visibilité.

::::::::Desktop:cimetière 2.JPGDe son côté, la peintre Réjane familière de ces lieux a su trouver ici dans les couleurs éclatantes et libérées de sa palette « fauve » de quoi traduire et enchanter  de son coup de pinceau vif et hardi l’incroyable vigueur, l’irrésistible poussée de ces cyprès épais qui défient le temps et marquent si fortement de leur silhouette altière, de leur verdure persistante et profonde, le paysage provençal et la couronne méditerranéenne. Arbres de vie, ils sont signes de bienvenue à l’entrée des maisons auxquels ils apportent, dit-on, santé et longévité (leur bois réputé imputrescible a l’odeur de l’encens). Mais, depuis l’antiquité grecque, les cyprès montant interminablement vers le ciel étaient aussi perçus comme des arbres funéraires, des compagnons de douleurs associés aux régions souterraines des enfers et dans la célèbre tableau d’Arnold Böcklin dont nous avons parlé, ce sont encore eux qui donnent à L’ile des morts (1886) son allure d’outre-monde. Supplique adressée aux dieux, arrêt de mort, arrêt de la foule assemblée, arrêt de l’arbre immobile  résistant au vent-maître (Lou mestre, le mistral) dans le flux incessant du devenir, support de mémoire pour les générations à venir, tels ils sont restés pour nous dans ces lieux sacrés de silence et de paix où chacun peut faire mémoire de sa fragilité.

Comme pour les japonais cherchant l’âme des saisons cachée dans certains mots-clefs de ces brefs poèmes qu’ils nomment haïkus, ici c’est l’âme auguste de l’été qui se cache dans les moments fugitifs que révèlent, comme dans une goutte virginale de rosée, ces tableaux, ces photographies.

En chaque goutte qui tombe

D’une vie si brève

L’éclat[3].

 

[1] Heidegger, à propos du musée où la Madone Sixtine de Raphael avait été déplacée. GA 13, 120)

[2] « Galilée, dans le regard qu’il dirige sur le monde à partir de ce qui apparaît comme sensible et est mathématisable, fait abstraction des sujets en tant que personnes, porteuses d’une vie personnelle, abstraction de tout ce qui appartient à l’esprit en quelque sens que ce soit, abstraction de toutes les propriétés culturelles qui échoient aux choses dans la praxis humaine ». se constitue dès lors « l’idée d’une nature en tant que monde-des-corps réellement séparé et fermé sur soi ». Partant, deux mondes s’isolent désormais et s’ignorent, le monde de la nature et le monde de la conscience. C’est ce sillon que creusera Heidegger. Le concept scientifique d’une nature mathématique représentable est par là déjà technique. La physique mathématique somme  la nature de se montrer selon les conditions et les résultats déjà calculés de même que la technique provoque, met au défi la nature de fournir, pour un homme devenu consommateur, des stocks d’énergies selon les exigences a priori des représentations scientifiques. Le règne de la consommation rend impossible l’apparition des choses.

 

[3] Haïku de Notuse Otoshi.

 

 

 

 

 

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