In memoriam

ARMELLE

 

Armelle –comme j’aime ce nom si rare et si racé, ce prénom qui lui ressemblait et lui allait si bien,   elle qui avait à la fois la force des armes et l’envol féminin des ailes, de toutes les elles- Armelle ne doit pas partir sans que ses proches et ses amis, dans la mesure où ils en ont la force, ne disent simplement en ce lieu, au cœur de ce village, leur affection, leur gratitude, leur admiration, leur reconnaissance. L’espace de cette église en effet nous appartient à tous, quelles que soient nos convictions. Il n’a pas d’autre lieu pour rendre hommage aux disparus, la République, depuis plus de deux cents ans, n’ayant su créer ni Temple ni tombeau.

 

Soyons pourtant sans illusion : la mort pas plus que le soleil ne se regarde en face et si nous essayons de dire quelques mots c’est encore pour nous en détourner, pour nous divertir de cette absence qui nous glace le sang et qui nous décompose : pour rendre tolérable l’intolérable, supportable l’insupportable, pour entamer ce que l’on appelle, après Freud, un long travail de deuil.

 

Pour Béatrice et moi, c’est grâce à elle que nous sommes ici et son souvenir sera pour toujours associé à ce village qui nous a accueilli comme elle a su le faire la première en nous prêtant sa maison du haut de laquelle, croyez- moi,  on jouit de la plus belle vue du monde.

 

Ce que j’ai admiré chez Armelle c’est son incroyable pouvoir de séduction, son charme et son charisme ensorcelant et cet irrésistible éclat qui était celui de ses yeux au bleu intense, celui du joyeux joyau de sa voix, éclat qui, comme un soleil, la plaçait à chaque fois au centre des assemblées les plus diverses.  Il n’y avait qu’à se promener avec elle dans la rue les jours de foire et à observer : tout le monde sans exception la saluait sans mesure avec un sourire chaleureux plein de reconnaissance, dans tous les sens de ce terme. Elle était né sous un signe de feu, et son ardeur à vivre et à posséder était en effet terrible et ravageur, comme elle-même était terrible en amour et terrible dans ses haines. Elle qui n’était pas très grande, elle savait, par l’extraordinaire clairon de sa voix, s’imposer et dominer tout le monde comme elle l’a fait, pendant toute sa carrière, avec autant de drôlerie que d’autorité, avec des générations d’élèves. Professeur d’excellence, professeur par excellence, elle l’a été jusqu’au bout.

 

Et voilà qu’au seuil d’une retraite bien méritée, le bouvier des morts a frappé du bâton, comme dit le poète René Char. Pendant près de deux ans, avec détermination, avec acharnement, elle s’est battue contre cette maladie d’époque, contre cette maladie qui vient du dedans et qui, s’étend, prolifère et qui pousse de façon incontrôlée pour finalement vous pousser vers l’informe dehors. Elle qui n’avait jamais été battue au combat elle a été emportée, embarquée suivant l’expression que l’helléniste qu’elle était avait dernièrement utilisée devant moi, embarquée sur la barque qui descend la rivière du Tartare pour ne plus réserver aux trépassés qu’elle emporte que la frêle réalité d’une ombre.

 

Elle qui était si vivante, si entière, si rieuse, si rageuse, si moqueuse et qui, petite ourse mal léchée, comme me le disait Maxime, pouvait être aussi si teigneuse et si colérique, comme la mort lui va mal, comme le silence et l’immobilité sépulcrale lui font injure ! Comment allons-nous pouvoir supporter tout cela ?

 

Quand le bouvier des morts frappera du bâton, dédiez à l’été ma couleur dispersée, continue René Char.

En ce jour de solstice d’hiver où c’est toute la nature qui est entrée en deuil, où c’est toute la nature qui semble accompagner le deuil injuste et cruel qui nous frappe, essayons de sécher nos larmes et dédions à l’été qui viendra sa couleur, la vive couleur de ses yeux et de sa vie passionnément chahutée.  Armelle  la poétesse, Armelle la niçoise qui a tant aimé le soleil et la mer mais tant aimé aussi la haute culture qui exalte toutes les couleurs du monde et qui en ressuscite la noblesse, Armelle entre dans l’éternité, dans l’éternité  païenne et sacrée, celle dont parlait Rimbaud, le poète : Elle est retrouvée, quoi ? l’éternité ; c’est la mer allée avec le soleil.

 

Comment Armelle Bottet découvrit l'abri sépulcral des points rouges

 

Les morts dépendent entièrement de notre fidélité

Jankélévitch

 

On sait que la frontière entre science et non science est mouvante, que  les découvertes scientifiques n'obéissent pas à des règles fixes et qu'elles sont souvent l'effet du hasard.  Quelle meilleure illustration peut-on donner de cela que la manière dont Armelle Bottet découvrit la grotte des points rouges ? 

 

Si, de Quinson, vous allez à Montmeyan, cent mètres après le pont, sur votre droite vous prenez le chemin qui longe le Verdon et, après être passé sur la passerelle de bois, juste au dessus de la rivière, vous pouvez apercevoir une grotte, ce qu'on appelle en provençal une baume : une petite cavité de section elliptique, large à l'entrée d'environ cinq mètres, profonde de trois et demi, s'ouvre, en plein nord, à la base de la falaise verticale. C'est là qu'Armelle, alors agée de 8 ans, et qui se promenait avec ses parents, eut besoin de  s'isoler quelques instants. Arrivée sous la voûte, le regard tourné vers le haut de la baume, son attention fut immédiatement attirée par deux grands point rouges d'une vingtaine de cm,  alignés selon l'axe de la grotte.  Deux  ponctuations analogues mais  plus petites étaient situées sur le même axe. Elle alerta aussitôt sa famille. Son père Bertrand et son grand-père Bernard  qui avaient déjà rédigé le premier rapport scientifique sur la Baume Bonne qu'ils fouillaient depuis une dizaine d'années se rendirent immédiatement sur les lieux et se mirent au travail. 

 

Ils entreprirent un sondage central, creusèrent une tranchée transversale dans un limon calcaire qui contenait des éléments de rocher tombés du bord délité de l'abri et découvrirent ainsi des traces d'occupation : un foyer avec galets et des restes d'industrie (pierre taillée et poteries).  Et comme ils l'avaient présumé, juste au dessous des deux plus gros points rouges, une dalle de pierre de près de 400 kg était enfouie debout, face à l'entrée. Elle devait faire saillie de 80 cm par rapport au niveau primitif du sol. Cette pierre dressée est ce qu'on appelle un bétyle, mot qui vient de l'hébreu (belthel) et  qui signifie demeure divine. Le bétyle est en général un aérolithe, une pierre de foudre, une pierre tombée du ciel comme la pierre noire de la Kaaba, mais le mot désigne plus généralement toute  pierre sacrée. Le bétyle de Quinson est  "à la fois un symbole, un signal et une pierre du souvenir" ainsi que le disent B. et B. Bottet dans le Bulletin de la Société Préhistorique Française (Travaux de juillet 1954, p. 310 à 321). « Une pierre de mémoire » : à ses côtés gisait en effet le squelette d'un homme de l'âge du bronze soigneusement allongé. Sur le ventre du mort reposait, enroulée,  une ceinture de bronze(1) décorée de ponctuations et de bossettes au "repoussé" caractéristique de l'âge du bronze final (1350-750 A.C.).2  La grotte était bien une bouche d'ombre, un "trou d'homme" où le défunt avait été enfoui dans la Terre Mère, dans ce giron ou ce lieu matriciel qui est à la fois berceau et tombeau... 

 

La ponctuation rouge de la voûte est un signe ostensible marquant l'emplacement du défunt, un repérage correspondant à une inhumation humaine.  Mais il est singulier que le squelette fût retrouvé à côté d'une demi mandibule de sanglier qui se trouve à l'aplomb exact du troisième point rouge. Il y a là, comme en témoignent d'autres sépultures de ce passé lointain, le désir d'honorer un animal à l'égal de l'homme par l'inhumation séparée de ses restes, la partie (mandibule) valant ici pour le tout. 

 

De ce passé témoignent les restes, les traces,  et -au sens étymologique du terme- les reliques que nous laissons. Ceux qui aujourd'hui avec la mode dominante de la crémation voudraient,  par mesure d'hygiène et d'économie, réduire en cendres et poussière  le corps des trépassés, risquent bien de les effacer de la face de la terre,  d'en faire  disparaître toute mémoire et de gommer ainsi à jamais le fait mystérieux et profondément obscur qui est celui d'avoir été (3). Ces reliques relèvent du genre de ce que les Romains appelaient antiquitas, mot qui renvoie à un passé qui ne passe pas, à un passé qui éclaire et nourrit notre présent. Ainsi un scarmasaxe, arme germanique, retrouvée dans cette même grotte nous rappelle le passage dans notre pays de tribus germaniques comme ces Alamans qui donnèrent son nom à Allemagne en Provence et qui furent vaincus par Clovis en 496)). Antiquitas  s'oppose à vetustas, aux vieilleries, aux vétustés qui n'appartiennent qu'à un passé mort, dépassé et qui ne nous intéresse pas. Ces reliques, ces antiquités, il est de notre responsabilité de les faire parler pour empêcher qu'elles disparaissent et tombent dans un oubli définitif. 

 

Il est difficile d'oublier que celle qui, dans des circonstances insolites, découvrit l'abri sépulcral marqué de ces points rouges comme le sang, a été elle aussi, récemment, embarquée sur l'Achéron. Comme un viatique elle a été revêtue d'étoffe précieuse et elle repose à quelques centaines de mètres de cet abri, inhumée, devenue sujette, elle aussi, d'un rituel  millénaire qui nous a donné notre nom d'homme (4). Au cimetière de Quinson un caveau et une stèle font support de mémoire pour les générations à venir afin que longtemps  encore soient chantés ce que furent sa force, sa jeunesse et sa vitalité. 

 

 

 

 

 

 

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