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La traversée des frontières

FINITUDE ET SOUVERAINETÉ

 

Je ne m’intéresse… qu’aux gens qui ont délibérément tenté de forcer les frontières . Doris Lessing. Le Carnet d’or.

Au commencement il y avait le voyage.Théo Angelopoulos

  

 

S’il y a une frontière que j’aimerais pouvoir traverser c’est celle qui sépare ceux qui ne croient pas au ciel, à la religion du progrès, et ceux qui, au contraire, y croient, celle qui divise la droite et la gauche, les sédentaires et les nomades, les enracinés et les déracinés, celle qui oppose Athènes et Jérusalem, celle qui distingue le cerveau gauche du cerveau droit. Cette frontière passe en moi, elle me partage, me divise, me déchire. D’où le titre de mon intervention : Finitude et souveraineté, titre qui nous oblige d’abord à déterminer ces deux philosophies qui se combattent : une pensée de la finitude, une métaphysique[1] de la souveraineté.

La première, la pensée de la finitude, est la conscience profonde que l’homme ne peut être homme qu’à l’intérieur de frontières déterminées. Ces frontières font de lui un être fini, caractérisé de part en part par le fait de recevoir, d’accueillir ce qui lui est donné, d’être exposé à l’être. Ces frontières sont non seulement celles de son pays, de sa contrée, de sa langue, mais aussi celles de son corps et de son sexe, par exemple.  Mais la finitude est d’abord ce que la mort nous apporte, une mort qui est moins une limitation que la condition du déploiement de notre être, une mort qui est moins terminale que germinale car elle pénètre la vie d’un sens fondamental pour faire de nous, fondamentalement, comme le disaient les Grecs,  des mortels. Et il n’y a  pas, pour moi, de pensée et de liberté sans un enracinement dans le sol de la finitude comme il n’y a pas de savoir vivre sans savoir mourir.

Mais j’ai voulu en même temps mettre en exergue de ce discours deux paroles. La première est empruntée au Carnet d’or de Doris Lessing et elle dit :  Je ne m’intéresse… qu’aux gens qui ont délibérément tenté de forcer les frontières ». La seconde est du grand cinéaste grec Théo Angelopoulos, l’auteur du voyage d’Ulysse, Ulysse, l’homme du poros, des passes et des passages et elle dit simplement : Au commencement il y avait le voyage (et l’on pense au voyage d’homo sapiens qui, parti d’Afrique, colonisa la terre entière !) Au commencement il y avait non les frontières mais le voyage qui, l’une après l’autre  traverse,  transperce, transcende les frontières et l’on peut aligner ainsi bien des mots composés avec le préfixe trans. Celui qui, animé par un irrépressible désir d’infini veut forcer les frontières, force souvent aussi notre intérêt et notre admiration. Et l’on pense bien sûr aux matelots et aux capitaines attirés par le grand large et l’Océan sans limite. Grâce à eux, très concrètement et au péril de leur vie, la terre est devenue un globe, une bulle, une boule, une sphère sans limite, un espace sans dehors. Ils ont donné sens au projet le plus radical et le plus audacieux de la modernité : tomber les frontières, faire advenir ce qu’on appelle justement une globalisation, faire entrer tous les peuples de la terre dans une histoire potentiellement universelle sur une « planète » désormais unifiée, comme le disait Augustin : une seule patrie, le voyage, In via, in patria.

On songe aussi aux grands d’esprit, aux Galilée et aux Descartes qui ont repoussé les frontières du monde aristotélicien, aux poètes et au plus grand d’entre eux, à l’homme aux semelles de vent dont le bateau ivre est finalement venu s’échouer à Marseille. J’ai nommé souveraineté cette insoumission majeure qui refuse toute limite et tout assujettissement et je voudrais dédier ce travail à tous ceux qui, depuis si longtemps, comme Augustin Giovannoni au lycée Nord de Marseille, travaillent aux avant-postes et aux frontières, en communion d’impatience avec tous les insoumis et tous les  borderline de la terre.

Souveraineté est sans doute un mot qui, depuis Bodin au moins, appartient d’abord à la langue politique. Le roi est le maître ou le souverain[2], une nation est souveraine lorsqu’elle n’est assujettie à aucun autre pouvoir, est souverain ce qui est à soi-même sa propre fin et sa propre autorité, ce qui n’est pas subordonné à autre chose que soi et l’on peut penser à l’Empire chrétien sans dehors que voulait constituer Charles Quint, lui qui envoya Magellan faire le tour du monde. Mais ce mot de souveraineté me semble connoter un sens plus large, un sens plus large en tous cas que celui que leur réservent aujourd’hui les « souverainistes » qui font l’éloge des frontières. La souveraineté est un idéal de maîtrise qui traduit  peut-être le projet le plus radical  du monde contemporain dominé par le paradigme prométhéen.Le souverain c’est l’homme, le sujet roi créateur de lui-même, maître de lui comme de tout l’univers,  celui dont parle Pic de la Mirandole, à la naissance du monde moderne, dans ce passage du De Dignitate humanis inspiré du Protagoras de Platonqui sert d’épigraphe à L’oeuvre au noir de Marguerite Yourcenar[3]. Nous le mettrons au centre de notre propos. Nous le verrons, grâce à la science, ce sujet-roi est désormais en mesure de bouleverser la condition humaine, de constituer une transhumanité, transgénique, transgenre et transfrontalière.

Je voudrais éviter de tenir un discours hors-sol, hors de tout lieu eu ou ou-topique. Or c’est de Marseille que je parle[4], c’est que se tient ce colloque sur les frontières, à Marseille, dans une ville à l’identité excentrique créée par des gens venus d’ailleurs. Mais Marseille est aussi une ville frontière fortifiée par de Clerville (qui n’oublia pas de braquer quelques canons en direction de la ville rebelle),  une ville populaire où la gentrification et la résidentialisation fermée étaient hier limitées,  une ville qui est en même temps un port. Un port, soit une ville cosmopolite et passante, une ville qui n’aime guère les frontières et qui pourtant, l’abstention et la trahison des clercs aidant,  envoie au parlement européen un député frontiste, affront à l’Europe[5] et honte à la France  –le vieux port, à Marseille, n’est pas toujours celui qu’on croit. Sur cette ambigüité j’ai construit mon discours : la frontière peut êtreobjet de haine et objet d’amour, elle est à la fois maudite et bénie la frontière est un pharmakon, un remède mais aussi un poison.

 

Voilà sans doute ce qui rend ce sujet si difficile  : la frontière a des vertus paradoxales, elle peut être ce qui protège et libère mais aussi ce qui enferme, confine, rétrécit, opprime et la phobie de l’enfermement identitaire, la hantise de toute forme de cloisonnement, ce n’est rien d’autre que la pensée elle-même. Dans un monde où le principe démocratique et égalitaire a malgré tout majoritairement triomphé, la frontière tend à perdre de sa légitimité et apparaît surtout sous un jour négatif, comme un obstacle qui fait barrière à la liberté, celle de circuler par exemple, qui fait barrière à l’égalité en introduisant un principe de discrimination entre les hommes. Comme les stoïciens cosmopolites[6] nous nous sentons être d’abord des hommes avant que d’être des Français et les frontières qui dans les sociétés d’ordre d’ancien régime séparaient les nations entre elles,  les nobles de la roture, les hommes des femmes, les adultes des enfants, les maîtres des serviteurs, nous sont devenues insupportables.

Le paradoxe est que nous sommes pourtant dans un monde fou de prison, dans un monde fou de cloison, dans lequel des Alain Soral[7], des Dieudonné, des Florian Philippot, des Eric Zemmour, par haine du mondialisme, cherchent à ériger de nouvelles frontières entre les noirs, les arabes et les blancs et, dans une sorte de racialisation des conflits de classes,  à dresser Noirs et Arabes contre les juifs perçus comme un groupe nomade, errant, déraciné et déterritorialisé. Mais l’Europe des droits de l’homme elle-même, l’Europe de l’espace Schengen qui a aboli les frontières et qui a l’ambition d’être potentiellement toute la terre[8], s’est constituée en bunker ou en forteresse redevenant ainsi, bien malgré elle, un corps géopolitique et un Empire.  A Ceuta, à  Melilla ou à Lampedusa, par exemple, il ne se passe pas de mois sans qu’on ne ramasse les corps sans vie des exilés de la faim ou de la peur venus, pour la plupart, d’Afrique sub-saharienne. Cette Afrique aura 2 milliards d’habitants en 2050 et il faudra bien trouver un moyen plus humain et plus efficace de réguler l’immigration. Et dans les pays dits développés l’inégalité entre les hommes est devenue si monstrueuse et criante que, dans les espaces compartimentés des grandes villes, les plus riches se protègent des plus pauvres par alarmes, hautes clôtures, capteurs thermiques, vidéo-surveillance ou comme dans les Gated Communities (enclaves résidentielles protégées) par lignes électrifiées, vigiles armés et chiens policiers… Au Brésil, à Sao-Paulo où j’ai vécu, les plus fortunés n’accèdent à leur logis que grâce aux hélioports aménagés sur les gratte-ciels.

 

A l’évidence on n’en a pas fini avec les frontières. Pour faire un peu d’histoire, à quelques kilomètres du lieu où j'habite, à la charnière du pays méditerranéen et des premiers contreforts des Alpes, on a découvert les fondations d'un temple de limes. Ce limes, simple sentier entre les champs, a séparé, jusqu’au moyen-âge, l’évêché de Fréjus de celui de Riez.

Le limes était, chez les Romains, la matérialisation physique de la frontière. Ce limes, à Rome, était protégé par des bornes inamovibles et les Romains honoraient le dieu Terme ou Terminus[9] protecteur des bornes, le dieu vengeur qui frappait de malédiction celui qui usurpait des terres ; car pour ces paysans arpenteurs rien n’était plus sacré que les limites d’un champ. Je veux voir dans ce temple de limes consacré à Minerve une sacralisation de la frontière et comme un redoublement de l’interdit que signifie la limite. Le limes, la frontière sépare l’intérieur de l’extérieur, l’autochtone de l’étranger, le civilisé du barbare, l’ami de l’ennemi, le même de l’autre, l’ordre du chaos ou l’entre soi du tout autre. Il y a donc bien quelque chose de sacré dans le limes qui sépare, clive, discrimine si l’on rend au mot sacer la charge inquiétante de son ambivalence : le sacré c’est le séparé, le tabou, l’intouchable, ce qui est protègé, retranché et isolé du profane, du pro-fanum, de ce qui est devant l’espace  consacré, devant le templum[10]. On ne touche pas à la frontière et le sacré, le sacer, l’auguste est aussi le maudit, le digne de vénération est aussi ce qui suscite l’horreur et qui est chargé d'une souillure ineffaçable.

Le limes avait en général une visée défensive, douanière ou politique et aux portes[11] de l’Empire on pouvait rencontrer des chemins de patrouille, déboisés et semés de fortins quand ce n’est pas de gigantesques barrières érigées pour protéger et défendre l’intérieur de l’Empire. On connaît, en Grande Bretagne,  le mur d’Hadrien qui aurait retrouvé sa fonction si l’Ecosse s’était séparée du Royaume uni. L’on songe aussi à la grande muraille de Chine construite pour repousser les assauts des insaisissables Mongols et plus près de nous à notre célèbre ligne Maginot avec ses casemates et ses tourelles, ou au mur de l’Atlantique et au rideau de fer.

 

Les frontières n’appartiennent pas seulement à l’histoire et elles auraient plutôt tendance à se multiplier. A vrai dire, le monde d’aujourd’hui semble soumis à un double mouvement : une dynamique très puissante d’unification provoque comme  en retour un mouvement de fragmentation, comme si la globalisation appelait une balkanisation accrue. Régis Debray remarquait que les frontières se sont multipliées (37. 000 km depuis 91) et l’éclatement des Empires a joué ici un rôle majeur[12]. Toutefois la  tendance la plus lourde de l’époque est  à la suppression des  frontières au sens propre comme au sens figuré, de celles qui défend notre identité nationale, comme de celle qui protège notre identité sexuelle ou tout simplement notre identité d’être humain. Et cependant l’idée d’un monde sans frontière, même à l’époque de la mondialisation, reste une utopie et un fantasme. C’est ce que nous nous proposons de montrer.

 

Athènes. Les anciens, les Grecs en particulier donnaient à la limite un sens positif et non, comme nous, un sens négatif ou péjoratif. La limite en grec c’est la péras (on retrouve le mot dans notre périmètre) et l’in-fini, marqué par le alpha privatif, se dit apeiron, ce qui -étymologiquement-  est sans limite, sans forme, sans frontière, sans borne. Ce qui est sans rivage est sans visage et imparfait et le fait que notre pays ait la configuration et la bonne forme d’un hexagone donne un sentiment de satisfaction à notre orgueil gaulois. L’être et la limite, l’être et la frontière adviennent toujours ensemble et il n’y a pas de vivant, pas de cité, pas d’Etat, pas de civilisation qui ne se développe au sein d’une peau, d’une protection, d’une enveloppe, d’une frontière, d’un horizon qui fait qu’il y a un dedans et un dehors. N’oublions pas que la Grèce était constituée de cités indépendantes  et que ses horizons découpés avec netteté par une lumière implacable étaient toujours compartimentés et bornés – « horizein » signifie précisément : limiter – Ces paysages ont vu naître les frontières et, avec la philosophie, la séparation tranchée des concepts (le chorismos qui permet aux formes, selon Aristote, de s’isoler clairement) par lesquels la pensée peut s’approprier le réel  mais aussi une morale de la sobriété et un sens de la mesure qu’illustrent dans les tragédies le refus de l’hubris.

Pour poursuivre ce symbolisme géographique, ces paysages s’opposent aussi bien aux steppes du Nord qu’aux immensités de l’Asie, à l’infini de l’Océan qu’au désert sans repères et ce sont effectivement les vastes étendues du Moyen-Orient qui ont vu naître les religions monothéistes et l’idée d’un Dieu transcendant, infini et donc parfait. Infini = perfection, telle fut la nouvelle équation. Nous avons été ainsi conduits, nous autres modernes, à inverser les signes et, malgré l’étymologie, à donner à l’in-fini  une nouvelle  positivité aussi bien dans les domaines mathématiques que physiques, que théologiques. Même chez nous, "Dieu" n'est infini qu'à  partir du 14e siècle, un peu avant que le beau monde clos, limité ou fini (cosmos, mundus) lui-même n'explose et ne devienne cet univers infini et silencieux qui nous effraie.

Romulus. Tracer la saignée ou le sillon d’une frontière avec le soc de la charrue est depuis toujours l’acte politique par excellence, l’acte fondateur du politique qui institue et partage les lieux et définit les places. Pas de polis, pas de politique, pas de cité, pas de civitas et de civilisation sans ce  trait, sans  ce tracé  qui divise, distingue, sépare, disjoint l’intérieur de l’extérieur, l’ordre du chaos, et qui permet à un peuple d’être un peuple et de faire corps contre les barbares qui  piétinent toujours aux murailles de ses villes. Romulus traça ainsi, à la charrue, le sillon, la veine sacrée, le Pomerium, qui allaient déterminer ou définir les limites, les frontières de la ville éternelle. La politique commence bien avec la délimitation stricte d’un espace sanctuarisé, d’un espace de non-violence car Romulus interdit, sous peine de mort, à tout homme en armes de franchir ces frontières. Mais on sait  que l’histoire commence aussi avec le meurtre de Rémus qui s’empressa de franchir en arme la frontière et qui fut la première victime de son frère jumeau. Rome a été aussi fondée sur ce meurtre et sur cette frontière sanglante : une manière de nous rappeler que les frontières ont toujours été l’enjeu de conflits violents, de sacrifices héroïques qui les ont pourtant proprement consacrées. Comme dans la gent animale, nous disait Michel Serres, l’appropriation des territoires, le marquage des frontières est toujours sale et ce sale ne devient jamais propre.

Jérusalem. Malgré l’opposition classique d’Athènes et de Jérusalem (les religions monothéistes ont toujours une invincible pente vers l’infini et la mort elle-même y est conçue comme pouvant être rachetée), dans Genèse I, il nous est dit que Dieu lui aussi créa le monde en traçant des frontières, en distinguant des places,  en opérant par divisions binaires. Il sépara ainsi la lumière des ténèbres, les eaux d’avec les eaux, le sec de l’humide, et lors de la deuxième création de l’homme, comme le Zeus du Banquet de Platon, il fendit en deux l’Adam androgyne, créé « homme et femme » et cela s’appela la Création.  Au commencement était donc le choix binaire, le Binary digit, le bit qui fend en deux le neutre, le chaos et l’indifférencié. Le chaos du déluge aussi bien que l’épisode de la tour de Babel sont, nous dit Marie Balmary, autant de façons de retourner en arrière, autant de façon retrouver l’indifférencié, le fusionnel, la matrice, la chaleur communautaire. La fourmilière humaine affairée à bâtir la tour tente en effet de relier ce que YHWH[13] avait séparé : le Ciel et la Terre, mais aussi les hommes entre eux ou les nations entre elles.  Mais YHWH relance  la création en dispersant les langues, en renvoyant les hommes sur toute la face de la terre, en arrêtant le retour à l’indifférencié, au tohu bohu, en empêchant le mortier primaire et fusionnel de prendre.

C. Schmitt. Faut-il ouvrir les frontières ? La question qui nous est posée peut paraître insensée ! Rien de tel ici que de nous affronter, que de nous confronter avec l’impitoyable critique du cosmopolitisme que l’on trouve chez Carl Schmitt, le grand juriste de triste mémoire que nous ne pourrons suivre jusqu’au bout. Le cosmopolitisme cherche en effet à dépasser l’antagonisme ami/ennemi[14] qu’institue la frontière, l’antagonisme fondateur qu’implique pour Schmitt la politique au profit de l’idée chimérique d’une humanité qui serait une et réconciliée. Mais l’humanité n’aurait jamais existé, ce  qu’on appelle la « communauté internationale » n’a ni consistance, ni réalité, ni pouvoir ; il n’y a jamais eu que l’innombrable diversité des cultures ou la multiplicité des civilisations. « Qui dit humanité veut tromper… écrit Carl Schmitt, l’humanité n’est pas un concept politique ». Le prétendu dépassement de l’Etat  au nom d’une libération de « l’humanité » ne pourrait provoquer qu’un déchaînement de violence dans un état de nature retrouvé. Les motifs humanitaires compromettent toujours la limitation de la guerre assurée par  le droit international classique, ils déstabilisent les Etats et ouvrent la voie à une spirale sans fin d’interventions et de criminalisation de  l’adversaire. L’angélisme politique de Rousseau à Marx qui repose sur les prémisses antipolitiques de la bonté naturelle de l’homme ne pourrait selon Schmitt aboutir qu’à une telle régression. 

Un monde sans frontières. Il est cependant revenu à nous autres hommes de ce temps d’être sensibles plus qu’aucune autre humanité au versant nocturne du limes à tel point qu’on pourrait dire que le monde dans lequel nous sommes entrés est de plus en plus un monde sans limite, un monde qui se voudrait  sans frontières. Pour nous comme pour Spinoza, toute détermination est une négation, toute délimitation est une amputation et les frontières, quelles qu’elles soient, nous apparaissent comme des constructions artificielles et arbitraires qui ne demandent qu’à être traversées, transpercées, transcendées… Tous ces modes du trans marquent le pas au-delà et l’universalisme républicain nous a appris que nous étions homme avant d’être français[15] et que choisir le local contre le global, le particulier contre l’universel s’apparenterait toujours à ce que Julien Benda appela une trahison des clercs.  Cette révolte contre la limite est fondamentalement une révolte contre l’interdit et le tabou, contre le « non » du père qui toujours s’acharne à mettre des limites, à décoller l’enfant de sa mère pour le tourner vers l’autre, on appelle cela l’interdit de l’inceste[16] ou la loi d’exogamie. Cette révolte contre le père a été marquée et emblématisée historiquement par la révolution culturelle de Mai 68 qui est un jalon capital de notre histoire.

Mai 68 et le parricide. Platon dans le Sophiste, (241 d) nous avait invités à perpétrer le parricide à l’égard du père de la philosophie, Parménide[17].  Si nous voulons articuler notre langue, si nous voulons penser et penser par nous-mêmes il faut alors que, d’une certaine manière,  le non-être soit. Ce parricide symbolique  perpétré, il est  vrai, de génération en génération, est le sens profond des événements de mai 68 qui furent comme une bouffée d’air frais ayant changé notre vie quotidienne, nos comportements, les relations entre sexes, entre générations, entre maîtres et élèves. Les frontières qui passaient dans nos têtes jusqu’à nous étouffer et qui faisaient de nous des êtres timides, peureux, respectueux et honnêtes, des bêtes de troupeau promis à la névrose, ont été brutalement transgressées.  Révolte anti-institution, anti-autoritaire, dit-on, qui a brisé la table des valeurs patriarcales et nous a soustraits aux normes des pères et des mandarins. Elle a perpétré à grande échelle le parricide et inauguré le règne de l’individu, sujet-roi qui a donné le coup d'envoi à l'extension illimité et à la logique folle des droits de l'homme (droits à l'enfant, droit à la mort...) en une progression infinie et aveugle.

En pleine époque de la guerre du Viet-nam et de la décolonisation l’enjeu était bien de  décoloniser non seulement les peuples de couleur mais de décoloniser l’enfant, les jeunes, les femmes, les fous… tous ceux qui refusent la servitude volontaire et l’esprit de conformité. L’esprit de toute une époque trouve sa cohérence dans le Sous les pavés la plage des étudiants en colère, il se reconnaît dans le bréviaire de la pédagogie libertaire « Libres enfants de Summerhill », il fête ses saturnales à Woodstock et invente l’écologie, la libération sexuelle, l’émancipation des femmes et l’antipsychiatrie. « A 8 ans tous les enfants sont à la fois poètes, révolutionnaires et idéalistes. Mais à 10 ans, à quelques exception près, ils sont tous morts » écrivait l’antipsychiatre David Cooper. On a assisté alors à une sorte de résurgence du rousseauisme. Rousseau est en effet le premier a avoir vu dans l’érection des frontières le principe de l’inégalité parmi les hommes : tout le monde connaît l’attaque, l’incipit de la deuxième partie du Discours sur l’inégalité : Le premier qui ayant enclos un terrain et trouva des gens assez simples pour le croire… mais  aussi l’affirmation péremptoire de L’Emile qui participe du même esprit : notre éducation est barbare et l’âge de la gaîté qui est celui de l’enfance se passe dans les pleurs et la servitude. Toute la pédagogie moderne dominée par les sciences de l’éducation est sortie de là. Il faut décoloniser l’enfant, faire table rase de tout ce qui a été hérité et qui s’impose à lui comme donné.  L’enfant lui aussi doit être libre, doit être lui-même, construire lui-même ses savoirs et il est mis en demeure de s’auto-construire et de s’engendrer lui-même. On s’est ainsi attaqué directement aux idées de transmission et d’instruction en valorisant le désir de l’enfant, en lui accordant le statut d’individu autonome et responsable, en lui reconnaissant ses rythmes propres, en préférant la spontanéité à la soumission, la complicité à la sévérité. La pédagogie d’aujourd’hui représente la plus belle victoire des modernes sur les anciens et comme Pascal l’avait déjà annoncé dans la préface au Traité du vide, les modernes sont bien supérieurs aux anciens, puisque même s’ils sont petits ils voient plus loin qu’eux. Aujourd’hui ne sont-ce pas les plus jeunes qui enseignent, l’informatique par ex, aux adultes ? L’homme n’est produit que pour l’infinité, l’homme passe infiniment l’homme et le voilà lancé dans une course sans poteau d’arrivée, invité à se dépasser, à reculer ses limites, à pulvériser sans cesse ses records.

Le mouvement de mai a constitué comme un séisme à l’intérieur d’un  processus qui a échappé à la maîtrise des acteurs – l’homme fait l’histoire mais il ne sait pas l’histoire qu’il fait- qui a accouché du nouveau capitalisme destructeur de frontières de la société libérale libertaire. Aujourd’hui cette filiation est  devenue pour nous une évidence. Ce n’est pas par hasard si David Friedman, le fils de Milton Friedman, a placé son projet de société anarchocapitaliste sous l’égide du slogan de Mai 68 : il est interdit d’interdire ». Avec l’ultralibéralisme qui a poussé à son terme la seconde mondialisation, la chute des interdits et des frontières allait se poursuivre et, dans une conjonction nouvelle d’influence, donner naissance à un projet très réel et plus du tout utopique, celui que l’on appelle transhumanisme.

Mondialisation. Mais d’abord la grande aventure du monde contemporain n’est plus celle des pays, des Etats-nations, des cultures : c’est celle de l’humanité, d’une humanité en voie d’unification, et parler des frontières à l’ère de la globalisation pourrait presque apparaître comme une provocation. La mondialisation désigne en effet le triomphe sans partage du néolibéralisme qui fait de la planète un vaste marché ouvert à la concurrence et géré par l’OMC[18] mais aussi la révolution que provoquent les SIC[19] dans l’intégration planétaire. C’est pour nous l’évidence : grâce à la révolution numérique, nous sommes maintenant traversés de flux multiformes, pris dans des réseaux transfrontaliers ultrarapides qui font circuler argent, commerce, sciences, techniques, images, chansons etc... à tel point que les frontières entrel’intérieur et l’extérieur, l’intime et l’étranger, le secret et le divulgué, le privé et le public, le voilé et le dévoilé,  le caché et le manifeste s’effritent au profit d’une mise à nu généralisée et d’une société de transparence. Ne sommes nous pas tous amis sur Facebook[20] ? De façon inéluctable et irréversible la planète s’unifie par le développement des flux financiers, des transports et des SIC. Par ailleurs l’ampleur de la question écologique, l’urgence du réchauffement climatique, la férocité de la dictature de la finance, la nécessité de la maîtrise des flux migratoires, l’impératif de la sécurité… posent des problèmes qui ne peuvent trouver de solution qu’à un niveau mondial  ce qui rend dérisoire, nulle et non avenue la volonté de repli sur soi que peut susciter, chez certains, la crainte du monde qui vient.

La chute du mur de Berlin en 1989 peut être considérée comme un événement majeur dans ce processus de mondialisation. La chute du mur a bouleversé notre vision du monde qui était structurée par la polarité Est/Ouest et Nord/Sud. On sait que la perception de ce bouleversement est dominée par deux grandes thèses concurrentes et antagonistes. Une thèse mondialiste et unitaire, et une thèse pluraliste et conflictuelle, celle de Francis Fukuyama (1989) qui annonce la fin de l’histoire et le triomphe  de la démocratie libérale et de l’économie de marché d’un côté, celle de Samuel Huntington (1993) du clash des civilisations, de l’autre.Le réveil du fondamentalisme musulman (Salafisme piétiste) et le terrorisme islamiste (Salafisme djihadiste) semblent donner raison à Huntington. La machine de terreur qui a pris le nom d’Etat Islamique est en train  de bouleverser l’histoire entière. Il n’est pourtant que le double symétrique et inverse, le produit et la perversion de l’Occident missionnaire[21], un universel en miroir de l’Amérique auquel il croît s’opposer. Il entend briser les frontières érigées par les mécréants et il s’abandonne, sans mesure, à sa pente vers l’infini : cruauté sans limite, territoire sans limite (qui après Bagdad et Damas doit s’agrandir à la terre entière), califat regroupant tous les musulmans du monde, pouvoir absolu et sans partage, idéologie violente et exterminatrice inaugurant l’ère d’une politique acéphale (elle décapite les Occidentaux) et anti-culturelle (la Sainte ignorance refuse toute médiation humaine, détruit tous les temples et interdit tous les livres), prétention à l’omnivalence planétaire conformément au droit islamique qui ne reconnaît face au dar el islam que le dar el harb, i.e. le pays de la guerre qui doit être conquis un jour ou l’autre. On peut sans doute annoncer avec Olivier Roy l’échec de l’islamisme politique, notre ennemi principal, celui que l’on a mis du temps à reconnaître comme tel, mais cet échec, hélas, n’est sans doute pas pour demain…

 

Transhumanisme. La tentation de franchir ou plutôt d’effacer les frontières qui avaient jusqu’ici permis à l’homme de se définir a pris corps et est devenu réalité  avec les projets transhumanistes. Le transhumanisme est la reprise du vieux rêve progressiste qui fut celui de Descartes, de Francis Bacon, des philosophes des Lumières, de Saint Simon, d’Auguste Comte, rêve qui s’est fracassé, pour nous autres Européens, sur le « mur de sang » de la guerre de14. Mais, aux Etats-Unis, les apprentis sorciers ne partageant pas le doute qui a saisi la vieille Europe, ils ont repris le flambeau et croient plus que jamais au « progrès ».  Le divorce entre les Etats-Unis et nous, entre philosophies atlantiques et continentales est devenu si total[22] que nous sommes à peine informés de l’explosion technologique qui  s’y passe. Il faut savoir pourtant que nous sommes à la veille d’une explosion technologique de grande envergure qui bouleverse le statut d’une humanité qui était prise hier entre deux frontières, celles qui la séparait et des animaux et des dieux.

1-Les NBIC, les nanotechnologies (qui nous permettent d’agir à l’échelle de nos cellules c’est-à-dire au milliardième de mètre), les biotechnologies, l’informatique[23] et les sciences cognitives ne tiennent plus aucun compte de la frontière inférieure, celle qui séparait l’homme de l’animal puisque tous les phénomènes mentaux ne sont, dans l’échelle des êtres, que des phénomènes naturels plus ou moins complexes. Ainsi l’esprit est semblable à un ordinateur, c’est une machine que l’on peut améliorer. Les 100. 000 milliards de cellules dont nous sommes constitués ne sont que de petites usines que l’on peut réparer, reprogrammer ou « interfacer » comme on dit dans la novlangue des biotechnologies. Grâce aux NBIC la science fiction d’hier va devenir médecine de demain. Les NBIC sont en train de générer une médecine de combat capable de lutter contre la maladie, le vieillissement et la mort. Le développement de l’électronique du cerveau, de la robotique chirurgicale et de l’ingéniérie du vivant vont nous rendre capables de reprogrammer nos cellules, de régénérer nos tissus (utilisation des cellules souches) et de créer des organes entiers comme l’a fait récemment l’ingéniérie tissulaire pour le cœur et le larynx. Le séquençage de la totalité de notre ADN est désormais réalisable à bas coût (100 dollars). Nous serons ainsi bientôt tous séquencés ce qui nous permettra de lutter efficacement contre le cancer et les maladies dégénératives : aujourd’hui une personne sur quatre meurt du cancer (maladie de l’ADN) et seul un ordinateur surpuissant comme Watson peut interpréter les 10 000 milliards d’informations du séquençage ADN d’une tumeur. On voit qu’il ne s’agit de rien de moins que de changer, grâce aux nouvelles technologies, le cours de la destinée humaine en modifiant notre génome, (il tiendra dans le creux de notre main sur un clé USB), en augmentant technologiquement nos compétences cérébrales qui seront « interfacées » sur ordinateur, en prolongeant indéfiniment notre espérance de vie.

2-La frontière supérieure séparait les mortels des dieux immortels. Elle pourra alors être effacée elle aussi puisque le temps est venu « pour la mort de mourir » (le livre de Laurent Alexandre, propriétaire du principal opérateur européen de séquençage ADN dont le futurologue Michel Legrand fait grand cas, a pour titre « la mort de la mort », titre absurde s'il en est car quelques soient la sophistication des prothèses qu'on nous prépare la mort restera toujours notre possibilité la plus propre -Heidegger- vivre plus longtemps n'est pas ne plus pouvoir mourir) et, comme Pic de la Mirandole l’avait annoncé, pour l’homme de choisir l’immortalité et de conquérir l’éternité en gagnant dans quelques temps les exo-planètes. Nous aurons alors basculé (et le jeune Descartes y croyait lui aussi) dans une ère posthumaine, dans l’ère des cyborgs produits de la fusion entre technologie et intelligence humaine.

3- Il faut savoir aussi que ce projet n’est pas celui d’une secte d’illuminés. Il a pour épicentre, dans la Silicon Valey, la Singularity University[24] où collaborent les entrepreneurs des géants de l’internet aux capitaux astronomiques (Google, Amazon, Facebook…), des informaticiens spécialistes de l’intelligence artificielle et des idéologues libertariens. Les libertariens, inexistants en France, sont des anarcho-capitalistes qui font partie de l’aile droite du parti républicain (Ron Paul a talonné Mitt Romney à la primaire républicaine de 2012). Ainsi le fils de Milton Friedmann, le pape du néolibéralisme et le conseiller du général Pinochet, David Friedman, en appelle à une dérégulation généralisée et à la privatisation de l’école, des routes, des rues, de la police, de l’armée, de la justice…  Comme leur égérie Ayn Rand qui vendit 6 millions d’exemplaires de son roman Atlas Shrugged avant d’écrire la « vertu d’égoïsme[25] » (The Virtue of selfishness), les libertariens  voient dans la liberté individuelle de l’ego capable de se faire lui-même le seul fondement de la société et  dénoncent la stérilité et l’irrationalité de notre souci du prochain. Ils militent ainsi pour l’abolition du salaire minimum et des impôts, pour la suppression de l’Etat providence et des barrières douanières. Un certain Anders Sandberg propose le concept de « liberté morphologique » sur laquelle j’aimerais insister, parce qu’il pousse aussi loin que possible le vœu d’une souveraineté illimitée sur soi-même. 

J’ai été frappé cet été par la vogue des pratiques de tatouage et de piercing qui connaissent un développement exponentiel et font partie de cette « liberté morphologique ». Sans se soucier des limitations ou des frontières imposées par une prétendue dignité humaine, l’individu a la liberté absolue de se faire lui-même, il a le droit de se transformer et de transformer sa condition. Le marquage du corps bien loin de constituer, comme dans les sociétés primitives, la marque d’une appartenance tribale en prise avec le cosmos est tout au contraire une façon de se singulariser et de se réapproprier son propre corps en le surinvestissant et en le mettant en scène. Comme le remarque David Le Breton, ce sont surtout le nombril et la langue qui sont les lieux privilégiés du piercing car il s’agit bien de se réapproprier les lieux symboliques d’une finitude et d’une dépendance que nous n’avons pas choisie pour qu’ils deviennent enfin notre propriété. Nombril et langue renvoient à notre ascendance, à la mère qui nous a donné la vie mais qui nous a aussi nourris avant de nous introduire dans le monde de la culture en nous transmettant la langue maternelle. Tatouage et piercing sont ainsi les marqueurs forts d’une identité remaniée, l’affirmation d’un statut de sujet, d’un sujet qui, ainsi refondé ou autofondé, peut enfin pleinement dire « je ».

Mais cette liberté morphologique se limitait à la modification de l’apparence (par vêtements, cosmétiques, tatouages, piercing, chirurgie plastique). Or les nouvelles technologies  permettent à l’individu d’intervenir sur ses fonctions corporelles elles-mêmes, donc de s’auto-modifier, de se faire soi-même. Cela pousse à son comble la revendication d’une autonomie souveraine et accomplit pleinement une rupture générationnelle qui est la marque notre temps : je suis beaucoup plus que le fils de l’homme et de la femme puisque, normé par l’autonomie[26], je me suis réformé, régénéré moi-même. Non seulement la vie n'est plus un miracle (un enfant nous est né !), un événement inappropriable, une surprise, un mémerveillement pour moi-même, non seulement elle peut désormais être programmée, façonnée, produite dans un monde désormais sans extériorité (et on peut se plaindre des malfaçons, ce qui est fabriqué peut être réparé),  mais ma vie est  strictement réduite à mon existence individuelle, elle peut alors se couper des générations passées et futures qui n’ont plus d’importance à mes yeux et je peux accéder de fait à une classe sociale améliorée (grâce aux neuro-améliorations biomédicales et à la génétique dont les enfants des plus riches, au QI augmenté, peuvent bénéficier) qui liquide l’idée même d’une condition humaine commune dans laquelle la vulnérabilité est pourtant du côté de ce qu'il y a de plus humain en nous [27]. "La pensée d'un monde où l'organisation artificielle assurerait la prolongation de la vie humaine évoque la possibilité d'un cauchemar" disait Baudrillard.

L’affirmation de l’individu souverain rejetant tout lien social, sa libération conquise sur la dérégulation du marché et d’une morale traditionnellement altruiste a été le fait de la droite, de la droite libérale, celle de Reagan et de Thatcher ; mais c’est plutôt à gauche, du côté d’une gauche progressiste qui met, elle, l’égalité avant la liberté, qu’on a cherché à déréguler la société, à faire sauter les frontières, les interdits, les normes  par une série de réformes sociétales qui avaient aussi pour but  de libérer l’individu, de lui permettre de « jouir sans entraves » mais également de lutter contre les discriminations dont souffraient femmes et homosexuels.

Post ou « transgendrisme ». L’abolition des frontières qui, dans la vie sociale, économique, politique, séparaient naguère les hommes des femmes est une caractéristique fondamentale du monde contemporain et une raison légitime de sa fierté. "Quand sera brisé l’infini servage de la femme, quand elle vivra par elle et pour elle, l’homme, – jusqu’ici abominable, – lui ayant donné son envol… » prophétisait Rimbaud en 1871. Eh bien, ce temps est venu, les femmes sont devenues, ou presque, des sujets à part entière, elles ont le droit non seulement de monter à l’échafaud mais de monter à la tribune comme le demandait Olympe de Gouges.

Il y a plus. La frontière entre les sexes que l'on croyait naguère si tranchée et sur laquelle s’arcboutent les esprits réactifs de toute farine comme si elle était naturelle, sacrée, permanente et intangible est plus poreuse qu’on ne le pensait. Il peut y avoir non-cohérence entre sexe physique et sexe psychique (le genre). La possibilité aujourd’hui donnée aux transsexuels de rétablir cette cohérence et de changer de sexe met fin à une souffrance toujours ressentie comme intolérable.

Pour reprendre à Freud en la détournant et en la retournant une formule à l’emporte pièce disons que l’anatomie n’est plus aujourd’hui un destin et que chacun peut choisir souverainement son orientation sexuelle, le genre n'ayant rien à voir avec le sexe. Judith Butler, à la suite de Derrida, a déconstruit ou démonté l’artifice de la domination masculine, dénaturalisé la féminité et cassé la matrice hétérosexuelle dominante qui alignait l’un sur l’autre sexe, genre et désir. La « théorie du genre » nous montre que le gender est un rôle social, une construction culturelle dictée par l’histoire et non par la nature, le produit d’un conditionnement ou d’un apprentissage.  Or les stéréotypes de genre induisent des hiérarchies et des  inégalités entre les sexes et l’éducation traditionnelle (amputation de la bisexualité originelle) consiste d’abord en un formatage des corps, à la passivité pour les filles, à l’activité pour les garçons.  La théorie du genre nous permet donc de sortir de cette assignation identitaire « destinale » qui était donnée hier par le fait d’en avoir ou pas. On peut ainsi vouloir comme les Suédois introduire, dès la crèche, à la place de l'opposition catégoriale masculin/féminin, la catégorie du neutre et intimer aux enfants de ne plus distinguer les deux sexes en les éduquant le plus tôt possible au déni de la différence sexuelle. Libre à chacun ensuite de choisir son orientation sexuelle, son identité de genre, d’apparaître comme bon lui semble et d’entrer dans  la farandole ou le bazar des sexes : homme, femme, homosexuel, hétérosexuel, bisexuel, transsexuel… à votre guise. Signe des temps : Le bazar des sexes a été la première exposition présentée par le MUCEM.

Mais il y a plus encore : la fécondation in vitro, la GPA (gestation pour autrui) ou le recours à l’utérus artificiel permet de réaliser l’égalité entre les sexes, de réduire la frontière homme/femme, ce qui était déjà le vœu du féminisme cyborg dans les années 70.   « On dit que je suis fils de l’homme et de la femme ; cela m’étonne je croyais être plus », écrivait Lautréamont. Et je suis effectivement maintenant beaucoup plus dans la mesure où je peux m’affranchir de cette zone obscure de l’origine que demeure la sexualité[28]. Tirésias lui aussi, dans l’antiquité sépara des serpents en train de s’accoupler, image insupportable de la scène primitive, mais il le paya au prix fort.

Modeste transition pour dire à nouveau le sentiment d’horreur que l’on peut ressentir en face de la démesure de ces tentatives de fécondation ex-utero, hors mère, hors sexe (quand il n’y a pas de raisons médicales) comme s'il fallait se débarasser ou se délester d'un corps de mort qui nous enferme dans notre finitude. Bien sûr, lutter pour l’égalité des droits est essentiel mais pour le reste on a besoin d’altérité et un homme n’est pas une femme. Bien sûr il faut lutter contre les discriminations de genre quand elles induisent des hiérarchies et des inégalités mais discriminer consiste aussi à savoir distinguer et ce savoir fonde notre intelligence et le goût que nous avons pour le monde. La première parole que chacun de nous a pu entendre c’est le  "c'est une fille", "c'est un garçon". Cette parole nous invite à nous affirmer et à nous assurer dans la fierté de notre sexe en nous identifiant au parent du même sexe que nous ; cette assomption est un préalable nécessaire au respect égalitaire de l'autre sexe. Libre à chacun d'entre nous de s'éloigner ensuite de la norme, de s'offrir à une infinité de sexes, de les combiner entre eux en réactivant le mythe renaissant de la métamorphose généralisée (Derrida, Anne Fausto Sterling)  mais non de feindre de l'ignorer[29]. « Il y a eu la civilisation athénienne, il y eu la Renaissance, et maintenant on entre dans la civilisation du cul » disait J. L. Godard. Avec le string, écrit à peu près Dany-Robert Dufour, on cache le devant et on montre le derrière : fin de la discrimination en effet, un pauvre trou en vaut un autre.

On éprouve  le même malaise et le même  dégoût à l’égard de la plupart des thèmes à la mode venus d'outre-atlantique qui tentent de rendre poreuses ou inexistantes les frontières qui nous constituent, les frontières entre l'homme et l'animal (Peter Singer), entre l'homme, l'animal et le robot (Donna Haraways, entre l'homme et la femme (John Money, J. Butler, Anne Fausto Sterling), entre la vie et la mort, entre l'humain et le surhumain et, ajouterons-nous entre ce qu'il faut bien appeler le bien et le mal...  Ces propos pourraient sembler bigots et réactionnaires, demeurer encore captifs du dualisme cartésien ou du créationisme pour lesquels l'homme n'est pas un animal comme les autres,  si on méconnaissait la sensibilité nouvelle à la souffrance animale qu'a provoqué La libération animale, le livre de l'utilitariste Peter Singer paru an 1975. Il semble aujourd'hui acquis pour qui est à peu prèt sain d'esprit que l'homme doive défendre les droits des "non-humains" et que réduire drastiquement sa consommation de viande est une exigence non seulement ethique mais un impératif utilitariste : la libération de l'animal libérera l'homme aussi, améliorera sa santé, permettra d'alimenter sans problème 9 milliards d'individus et sera bénéfique pour l'environnement (réduction de l'émission de CO2). Mais cela n'implique pas que l'on mette à égalité l'homme et l'animal et que l'on défende, par exemple, comme Peter Singer la bestialité où, autre démesure et extravagance, qu'on désigne comme un  génocide, une déportation ou comme "le plus long esclavage de tous les temps", l'élevage animal.

C'est en se fondant sur ces dérives ou  ces abérations  que J.F. Braunstein dans La philosophie devenue folle. Le genre, l'animal,  la mort (Grasset 2018).  tente de montrer que tous ces courants de pensée procèdent d'une révolution anthropologique qui considére le négatif comme pathologique  (c'est bien le propre de notre happycratie) et qui a pour ambition d'aboir toutes limites et d'évacuer de la vie toute tragédie.  Il en va ainsi particulièrememnt du trans-humanisme venu lui aussi d’outre-Atlantique et qui participe comme le transsexualisme ou le « transgendrisme »,  d'une revendication de toute puissance qui vise à façonner, à contrôler, à fabriquer sans surprise de l’humain ou du post-humain en quête de performance absolue. Tout se passe comme si le hasard, la loterie génétique frabricatrice d'hybrides, comme si "le vieux monstre de 'l'impuissance" (Mallarmé) avait été défénitivement vaincu. Il ne s'agit pas, bien sûr,  de bouder la technique. Comment pourrions nous le faire ? Elle a fait de nous ce que nous sommes, le mythe du Protagoras, repris par Pic de la Mirandole, nous le montre bien et l’on ne peut effectivement que se féliciter des progrès fulgurants des projets technologiques et biomédicaux. Mais la pensée hors sol[30] des Américains qui assimile la mémoire à une clé USB ou l’esprit au calcul et à la « computation » d’un ordinateur (qui, avec une syntaxe sans sémantique, manipule des symboles sans en comprendre le sens) est une pensée oublieuse, une pensée sans âme et sans esprit qui inaugure l’habitation la moins « poétique » qui soit de notre terre en prétendant nous exclure de ce que Robert Antelme appelait l’espèce humaine de sa fragilité et de sa vulnérabilité. Soustraire la vie humaine à la vulnérabilité sous prétexte de vouloir tout maîtriser dans la vie, céder au culte de l'autonomie c'est se rendre incapable d'aimer et se préparer une vie obtuse et appauvrie, comme l' a montré Martha Nussbaum.   La folle et naïve tentative de transformer, de transgresser la condition humaine comme le firent Icare ou Prométhée,  était punie dans l’antiquité par la déesse Némésis : n'aspire pas, ma chère âme, à la vie immortelle.... Mais aux Etats-Unis mêmes, elle suscite  des films de science fiction comme Terminator, Matrix, Gravity, des dystopies donc plutôt que des utopies puisqu’ils mettent en scène les menaces  des nouvelles technologies ; les robots nous tuent, le virtuel nous absorbe et nous engloutit, la terre, dans l’aventure spatiale, devient notre seul refuge...  Alors, plutôt que de l’augmenter ne faut-il pas d’abord préserver la condition humaine, empêcher que le monde ne se défasse comme le demandait Albert Camus[31] ?

Le monde ? Occasion de revenir sur la mondialisation. La langue française  appelle  « mondialisation » ce que toutes les autres langues appellent « globalisation » mais c’est là une mauvaise traduction. Pour qu’il y ait monde au sens du kosmos des Grecs qui signifie à la fois monde et parure, pour faire monde, il faut nécessairement selon Hannah Arendt, une pluralité, il faut que soient maintenus des divisions, des séparations, des conflits, des différences entre les hommes  et il faut également que soient conservées des distinctions entre les sphères d’activité économique, politique, culturelle. Mais, et c’est le cas avec la globalisation, quand la seule dimension de l’économie domine, quand la seule logique du marché et du profit envahit  la sphère politique et la sphère culturelle (celle de l’action et des oeuvres dans le langage d’Hannah Arendt), alors, ce régime d’équivalence générale de toutes les sphères de l’existence,  provoque la destruction de la saveur et de la beauté du monde. La globalisation est donc proprement immonde.  Voilà pourquoi on assimile souvent l’Occidentalisation du monde à la dégénérescence morale et au triomphe d’un matérialisme sordide et satisfait qui se confond avec la gloutonnerie consumériste et la course obsessionnelle à la jouissance. La modernité n’apparaît à beaucoup que comme une entreprise mortifère de déracinement, une perte en monde radicale qui fait le lit des fanatismes religieux qui vont longtemps encore empuantir le monde.

On l’aura compris : je n’ai pas voulu choisir entre finitude et souveraineté, « frontiérisme » et « transfrontiérisme »[32], me bornant à montrer qu’il y a des frontières qu’on répugne à franchir. Quand aux autres frontières, elles sont pour la plupart bonnes et nécessaires et l’image du pont qui figure sur les billets de la zone euro et dont Régis Debray se gausse[33] (les comparant à des billets de Monopoly) est finalement une belle image. Elle implique la reconnaissance de l’identité des Etats-nations à l’intérieur de leurs frontières mais en même temps l’élan du pont est la marque d’un mouvement vers l’altérité, d’un mouvement vers l’autre qui est gage de stabilité et de paix. L’identité européenne c’est cela : elle est excentrique, son rapport à soi passe par le rapport à l’autre.

Pour franchir les frontières il faut bien en effet qu’elles existent et l’on ne pose des frontières que pour les transgresser[34].  Vouloir les dissoudre, les liquider comme on nous y exhorte de tous côtés[35] dans un monde que l’on dit justement liquide est un projet insensé[36]. Parce que les frontières nous retiennent, nous contiennent, nous structurent, nous pouvons non seulement être et penser  mais nous pouvons aussi les dépasser, les franchir, les transcender. Pourvu que l’on distingue transgressions fécondes et l’hubris des transgressions perverses, nous pouvons donc, pour finir, reprendre sans hésiter l’aphorisme de Doris Lessing : « Je ne m’intéresse…qu’aux gens qui ont délibérément tenté de forcer les frontières  ». Cet appel à l’infraction des interdits, au dépassement des frontières, à la subversion des catégories prenons la comme une invitation à l’éveil de la pensée et précisons la et transformons la en cet autre : Roi de la finitude, debout ! (König der Endlichkeit, erwacht ! Hölderlin[37]). Souveraineté n’est pas maîtrise et la souveraineté s’avilit quand, prise dans une répétition spéculaire de soi dégagée de toute hétéronomie inconsciente, elle se substitue à Dieu et succombe au désir servile de garder en réserve, de sauver et d’améliorer sa vie. La parole du poète qui humblement habite la terre, garde seule le pouvoir de manifester une souveraineté qui demeure, en son sommet, déchirée.

 

Résumé : A partir d’une certaine idée de la finitude, nous avons voulu simplement dénoncer le fantasme d’un monde sans frontières.

 

 

[1] Comme nous le verrons, c’est bien de métaphysique qu’il s’agit si la métaphysique est à  la racine de  cet humanisme qui définit l'homme comme sujet auto-fondé, qui le dresse au sein de l'étant dans une posture de maîtrise qui porte à son comble l'oubli de l'être. L'homme conçu comme sujet émerge à la Renaissance au moment même où, avec l'invention de la perspective, l'observateur décide de l'apparence du monde suivant son point de vue et construit le tableau, au moment aussi où le moi devenu central mérite d'être peint : c'est l'émergence de l'autoportrait. Ego est devenu le point fixe, le point archimédique du monde comme le dira peu après Descartes et le monde n'existe qu'en tant qu'être représenté : l'être de  l'étant est amené devant l'homme en qualité d'objet et « fixé dans son domaine d'assignation et de disponibilité". Bientôt le monde en totalité se donnera comme fonds disponible et manipulable livré à un homme devenu le seul et unique sujet.

[2] Le bas latin superaneus dit la supériorité dominatrice du pouvoir qui, détenteur de richesses en excès, comporte aussi une dimension ostentatoire, « consumatrice » ou dilapidatrice, celle qui, pour Bataille, caractérise proprement, la souveraineté profonde en tant qu’elle se distingue de la maîtrise (Herrschaft) qui appartient au maître hégélien. L’art et la poésie prendront la place de tout ce qui dans le passé étaient sacré et majestueux et garderont « le pouvoir de manifester la pleine souveraineté » ( OC XII, 342). Désir de souveraineté et de métamorphose qui se trouve comme fourvoyé dans les « anthropotechniques » (Sloterdijk) qui nous promettent de « devenir soi-même », « entrepreneur de sa propre vie », de « réussir sa vie » par une « augmentation » illimitée de la puissance en se conformant aux normes néo-libérales et sans dehors du management.

[3] « Je ne t’ai donné ni visage, ni place qui te soit propre ni aucun don qui te soit particulier… afin que ton visage, ta place et tes dons tu les veuilles, les conquières et les possèdes par toi-même… Nature enferme d’autres espèces en des lois… Mais toi que ne limite aucune borne (que) par ton propre arbitre tu te définisses toi-même… Je ne t’ai fait ni céleste ni terrestre, ni mortel ni immortel, afin que, souverain de toi-même (quasi arbitrairus honorariusque), tu achèves ta propre forme librement, à la façon d’un peintre ou d’un sculpteur ». De dignitate hominis, 4-7, Œuvres philosophiques, PUF, 1993, Epiméthée, p. 5. Avec cette citation nous touchons non seulement l'esprit vivant de la Renaissance  refusant l'enseignement scolastique au profit de l'héritage de l'antiquité (sens faible et historique du mot humanisme), ni, commem on l'entend communément  la reconnaissance d'une dignité à tout homme mais l'essentiel humanisme au sens fort qui est le coeur de la civilisation européenne. Pour les hommes de la Renaissance déjà il s'agit moins d'imiter l'antiquité que d'affirmer un humanisme radical, l'autodétermination de l'homme par l'homme, le sujet moderne qui, disait Descarte dans le Discours, n'ayant "besoin pour être d'aucun lieu" s'institue lui-même en s'abstrayant de tout Umwelt. Le rève de l'homme est de présider à sa naissance et d'assiter à son enterrement fantasme égologique qui peut aussi conduire à de terribles aberrations. Se pênser comme auteur de sa vie, dit le Taoïsme, génère malheur et chaos.  Mandelstam en entrant au Goulag disait : Je suis entre les mains des humanistes. 

[4] Il me faut assumer ma position de sujet, ma position d’énonciation ou d’énonciateur. Ce procès de « subjectivation » comme on dit à la suite de Foucault, se fait toujours dans l’inconfort, l’insatisfaction, l’incertitude, choses inhérentes au fait de penser, de discerner, de discriminer, de juger. C’est plus encore le cas aujourd’hui où le monde est prodigieusement complexe, l’avenir imprévisible et où nul, et moi moins qu’un autre, ne saurait maîtriser le moindre dossier.

[5] Le pont sur les billets de banque est le vrai symbole de l’EU. Il s’agit moins en effet d’effacer les frontières que de lancer des ponts au-dessus d’elles, des ponts qui nous permettent de rencontrer l’autre. L’identité de l’Europe est excentrique, son rapport à soi passe toujours par son rapport à l’autre.

[6] « Ma cité et ma patrie, comme Antonin, c’est Rome et en tant qu’homme c’est le monde » écrivait Marc-Aurèle. Même opposition que l’on trouve dans l’Emile de Rousseau :« En rompant les nœuds qui m’attachaient à mon pays je l’étendais à toute la terre et j’en devenais d’autant plus homme en cessant d’être citoyen ».

[7] Il cherche à réaliser une union sacrée entre la droite traditionnaliste et les musulmans radicaux de France hostiles à l'égalité des sexes et au mariage gay.

[8] On peut reconnaître là en effet le programme singulier de l’Union Européenne. Ce curieux corps  politiquement non-identifié dont on ne cesse de dénoncer la bureaucratie, la technicité la technocratie, repose pourtant sur un projet moins technique que mystique.  Les frontières des États nations ont toujours été « belligènes », générateurs de guerre et de conflits sans fin, le nationalisme est synonyme de fermeture et de haine et l’U.E n’a jamais manqué l’occasion d’humilier les Nations. L’alternative à la Nation c’est l’Empire mais l’Europe se rêve comme un Empire sans impérialisme, comme un Empire non agressif, comme un Empire ou une fédération d’Etats potentiellement étendue à toute la terre. Pas de frontière mais un catalogue de valeurs, de valeurs d’ouverture, de tolérance, de respect de l’autre. Voici pour la première fois dans l’histoire du monde une réalité politique non-violente qui ne se définit pas à partir de ses frontières. Est européen, comme le reconnaissait Husserl à la veille de la guerre,  l’Etat de droit qui adhère aux principes universalistes des droits de l’homme.

Mais cette ouverture ne peut être illimitée et l’Europe ne sera jamais en vérité qu’un ensemble géo-politique, une civilisation qui ne peut, à l’évidence, englober le monde entier.

[9] Représenté par une tête sans bras et sans pieds comme un Hermès planté à la lisière des champs, il était un signe de résistance à tout changement de place.

[10] Découpage fondateur de l’espace sacré, lieu inauguré par les augures et coupé des humains, lieu désigné par les haruspices d’après le vol des oiseaux, orienté selon les directions cardinales dont l’intersection donne à la ville ses axes principaux.

[11] Au seuil (limen) ou à la lisière (limbus) ou aux confins (fines) ou aux termes (terminus)…

[12] Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes a été fatal aux Empires. Dès que l’on parle de démocratie et que l’on convoque le peuple, disait M. Walzer,  il arrive avec ses tribus et c’en est fait des Etats-nations.

[13] Exode III, 14-18. Troisième personne du verbe hyh, hayah, « être ». YHWH (Il est) reprend le ehyeh (je suis) d’Ehyeh ascher ehyeh soit la formule circulaire de l’autofondation, je suis celui qui suis.

[14] C’est souvent l’autre qui nous désigne comme étant l’ennemi et non pas nous qui le choisissons répondait Julien Freund à Jean Hippolyte.

[15] « Je suis nécessairement homme, je ne suis français que par hasard » écrit Montesquieu.

[16] Notons qu’en Allemagne l’équivalent de notre comité national d’éthique, dans certains cas, ne  considère plus l’inceste comme un délit.

[17] Le parricide est toujours la voie étroite de la fidélité. Platon dans le Sophiste, (241 d) inaugure une tradition, celle de la rupture. Le parricide que Platon accomplit à l’égard de Parménide sera suivi par celui d’Aristote à l’égard de Platon, de Descartes à l’égard des scolastiques, de Leibniz à l’égard de Descartes, de Kant à l’égard de Leibniz, de Hegel à l’égard de Kant, de Marx à l’égard de Hegel, de Heidegger à l’égard de Husserl…

[18] Organisation mondiale du commerce qui avait aux commandes le social-démocrate Pascal Lamy, chantre de la mondialisation heureuse.

[19] Sciences de l’information et de la communication.

[20]  Même dans une société d’exhibition, d’espionnage et de délation qui veut tout dévoiler, la transparence absolue n’existe pas. Seule la mort réduit tout à une pure extériorité dans laquelle il n’y a rien à voir.

[21] Ce qui économiquement distingue l’Occident, c’est d’avoir inventé le capitalisme.  Celui-ci entretient la frénésie d’un mouvement perpétuel dans l’espace infini d’une fuite en avant permanente qui recule sans cesse la limite et passe toujours au-delà de toute frontière ; c’est le capitalisme qui a généré la plus formidable machine à produire et pour cela même la plus effrayante machine à détruire. Races, sociétés, individus, espace, nature, mers, océans, forêts, sous-sol : tout pour lui est utile, tout doit être utilisé, tout doit être productif, d’une productivité poussée à son régime maximal d’intensité, cela sans répit et jusqu’au bout. Ce système est devenu planétaire et sans dehors, on ne lui connaît pas d’alternative. Il caractérise  ce qu’on appelle la globalisation qui est elle aussi une occidentalisation.

 

[22] La mer sans frontières, symbole de la perte des limites, est pour Carl Schmitt l'élément fondamental des Anglo-saxons et celui... des juifs, disciples du monstre marin Léviathan.

[23] Un ordinateur, appelé exaflop  capable de réaliser un milliard de milliards d’opérations par seconde va voir le jour en 2018.

[24] La singularité technologique est analogue à la singularité gravitationnelle. De même qu’au voisinage des trous noir à  la densité infinie, les lois de la physique traditionnelle sont abolies, de même avec la Singularité technologique qui créera une entité plus puissante que l’intelligence humaine, toutes les lois de l’Histoire vont être modifiées et nous basculerons dans l’ère post-humaine. Cf. Philosophie magazine n° 83 Liberté Inégalité Immortalité. Tel est le monde que nous prépare la silicon Valley, tel est l'incroyable utopie et le naïf optimisme hérité du mariage du puritanisme, de la contre-culture californienne et de l'industrie militaire dont Fred Truner a fait l'exégèse : les trois utopies pour lesquelles l'amélioration du monde et l'augmentation de l'homme sont affaire de réseaux et de technologies, a global force for Good.

[25] Depuis Bernard de Mandeville et Adam Smith, la frontière entre vice et vertu, égoïsme et altruisme  n’existe plus.

[26] A. Erhenberg, la société du malaise, Odile Jacob, 2010, p. 13.

[27] «L'aphorisme du «tout est possible» est devenu le trait qui caractérise nos sociétés modernes» écrit le psychanalyste J. P. Lebrun. Demain tout sera possible nous répètent les techno-prophètes, nous sommes entrés dans un monde sans limite et c’est la catégorie de l’impossible elle-même qui a disparu, mettant fin à castration et symbolisation. La mort apparaît comme un accident qui peut être surmonté, elle est devenue incongrue et c’est l’appartenance à un sexe elle aussi qui est remise en question, l’anatomie n’est plus un destin.

[28] Il s’agit toujours à chaque fois de s’affranchir des limitations du corps, l’homme comme dans le manichéisme gnostique apparaît comme un pur esprit enfermé dans la prison de son corps. Demain grâce à la technique soit par sélection génétique soit par implantations électroniques on pourra sortir des limites de la condition humaine et créé des transhumains que pourront être  choisis « à la carte » (comme les commanditaires de la GPA en Australie qui, des deux jumeaux, ont gardé le mieux conformé et laissé l’autre à la mère porteuse). 

[29] Accepter ou refuser, Sartre nous l’a appris, tel reste en effet l’absolu pouvoir de notre liberté.

[30]  A l’heure des flux, des réseaux transfrontaliers, de la télécommunication, de la mobilité incessante, du trop grand, trop gros, trop nombreux, trop rapide, nous avons besoin plus que jamais d’avoir des ancrages, de faire des haltes où nous reposer, de nous enraciner dans un territoire : c’est une condition de tenue pour l’être humain. Sache que tu es mortel et que ce savoir seul commande ton métier d’homme, en notre finitude seule se déploie notre liberté car ce que nous avons à être se mesure à notre enracinement dans la finitude, à notre enracinement dans le pays, dans les trésors du passé dont nous avons hérité et cet enracinement est étranger à tout repli identitaire. « L’enracinement est peut-être le besoin le plus important et le plus méconnu de l’âme humaine, écrivait Simone Weil… Chaque être humain a besoin d’avoir de multiples racines, de recevoir la presque totalité de sa vie morale, intellectuelle, spirituelle, par l’intermédiaire des milieux dont il fait naturellement partie ». (S.Weil, Œuvres, Gall., p.1052).

On a envie ici de reconnaître dans ces projets transhumanistes le déchaînement sans mesure de la fureur totalitaire qui s’empare de la totalité de l’étant pour en totaliser le maximum de puissance  au moyen du calcul et de l’organisation dont parle Heidegger. L’homme n’habite plus la terre poétiquement (Hölderlin) mais occupe la planète. Avec cette négation de toute mesure et cette dénégation de la finitude, l’homme qui ne peut plus se trouver en paix se déchaine de manière effrénée.

 

[31] « Chaque génération sans doute se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde ne se défasse ». Discours de Stockholm.

[32] Pour utiliser un autre langage on pourrait dire que notre identité d’Européens a une structure à la fois névrotique et perverse : le névrosé est un sujet aliéné et dépressif, un sujet qui souffre de la loi, qui reste dans ses frontières, captif d’un territoire, d’un paysage et d’un lieu.  Le pervers au contraire est un sujet libre et actif sans surmoi et sans mémoire  qui récuse la loi et qui occupe la position du maître ou du souverain. Il est  partout chez lui et ne doit rien à personne.  Quant elle n’ouvre pas sur la psychose et ne met pas en question la loi fondatrice (l’interdiction de l’inceste) l’attitude du pervers a quelque chose  de libérateur et de sain. Le névrosé et le pervers sont les deux faces d’une même médaille, les deux faces contrastées de Janus, le dieu des frontières.

[33] Eloge des frontières, Gall., Folio, 2013, p. 18.

[34] « Il faut que l’homme se sente d’abord limité dans ses possibilités, ses sentiments et ses projets par toutes sortes de préjugés, de traditions, d’entraves et de bornes, comme un fou par la camisole de force, pour que ce qu’il réalise puisse avoir valeur, durée et maturité ». L. Wittgenstein, Remarques sur le Rameau d’or de Frazer. Hannah Arendt disait de même : « c’est précisément pour préserver ce qui est neuf et révolutionnaire dans chaque enfant que l’éducation doit être conservatrice ». Au 18e siècle déjà, Montesquieu écrivait que l’éducation que nous recevons du monde renversait toutes les idées de l’éducation que nous recevions de nos pères et de nos maîtres.  « Aujourd'hui nous recevons trois éducations différentes ou contraires : celle de nos pères, celle de nos maîtres, celle du monde. Ce que nous dit la dernière éducation renverse toutes les idées des deux premières». Que disait donc cette dernière ? Que l’existence, nous l’avions reçue, et que cela constituait ce que l’on appelle la finitude.  Que penser, c’était remercier pour ce dont nous n’avons pas la possession et qui ne peut nous être que donné. Tant que l’homme est sans gratitude il demeure inhumain. De façon proprement  délirante, l’éducation que nous recevons du monde nous dit que la liberté consisterait à décider de tout et plus aucun principe éthique, plus aucun interdit, ne semble plus tenir face à l’exaltation d’un choix infini et illimité, à choisir, par exemple,  son nom, son sexe, sa nationalité… Mais le nom se reçoit, se transmet ; on ne choisit pas plus son nom qu’on choisit de naître, d’être homme ou femme, français ou allemand… C’est ce non-choix qui donne la liberté d’être un sujet et de pouvoir dire « je ». Sans contrainte, il n’y a plus de sub-jectum, c’est-à-dire d’abord d’assujetti. La réception du nom c’est la cicatrice générationnelle, le sacrifice de la toute puissance qui place chacun de nous dans l’espèce. Quels enfers devra-t-il encore traverser pour apprendre qu’il ne se fait pas lui-même, qu’il ne choisit ni d’être mortel, ni de venir au monde, qu’il ne choisit ni son corps, ni son sexe, ni ses parents, ni son pays ni l’époque dans laquelle il vit ?  

 

[35] Ainsi Edwy Plenel dans La découverte du Monde qui rappelle que depuis 1492  la mondialisation n’est pas uniformisation mais un moment d’ouverture et une source d’invention et il chante « cette nouvelle immensité sans contour, sans limite » et craint « ceux qui voudraient nous contraindre à rester au quai, qui redoutent tout ce qui branle, bouge et se meut, qui sont en quête de frontières, de barrières et de partages… qui se croient encore des terriens au lieu de se laisser emporter par cette mer d’humanité qui n’est que mer et embrun, flux et reflux, mélange et brassage ». Cf. aussi Worldphilosophie et Pierre Levy : « nous voici les planétaires, nous écoutons les musiques de tous les coins du monde… nous sommes des touristes, nous lisons à la grande bibliothèque mondiale unifiée, nous mangeons à la table universelle… » cité par Finkielkraut dans l’émission France Culture, Réplique du 4/10/14.

[36] L’interdit et la transgression se doivent l’existence l’un à l’autre, finitude et transcendance sont inséparables chez Heidegger et la souveraineté, maître mot de G. Bataille, a partie liée avec la mort.

[37] Hymne an die Freiheit, 1793.

 

 

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