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Guerre et Paix

 

 

Carl Schmitt ou ce que politique veut dire

Carl Schmitt est sans doute le critique le plus intransigeant de l’individualisme libéral et s’il le stigmatise avec une telle violence c’est parce que celui-ci est fondamentalement aveugle à la nature propre du politique, parce qu'il l'assujetti à des catégories qui lui sont étrangères comme le bien et le mal, le juste et l'injuste. Le critère du politique, son principe directeur, ce n’est pas en effet la philia comme le pensait Aristote mais la relation ami/ennemi[1] qui génère une tension (Spannung) tragique entre un « nous » et un « eux » et qui impose au politique de discréminer de savoir choisir entre amis et ennemis. Le politique s’institue ainsi à partir d’un acte d’exclusion qui trace une frontière ou une limite mais qui permet aussi l’identification collective en constituant le peuple comme un peuple, en le définissant par contraste avec d’autres peuples[2]. Mais quand l’individu devient le terminus a quo et ad quem de la politique, alors, de même que, avec le parlementarisme, la vérité se dissout dans des discussions sans fin, de même l’Etat paralysé (Weimar !) dépérit par absence d’unité, d’intégration, d’homogénéité, de cohésion et de vertu politique. Par opposition à la conception purement procédurale et délocalisée (Entortung) qui est celle de la démocratie libérale (les institutions sont de simples techniques instrumentales, des règles de procédures sur lesquelles tout le monde s’accorde pour administrer l’Etat[3]), il faut reconnaître que le droit ne peut avoir de réalité et de profondeur historique que s’il s’enracine dans un espace propre (Ort), que s’il garde avec lui un lien originaire et substantiel, que s’il se maintient dans l’enceinte d’une clôture, d’une limitation (Hegung) qui seule permet de garder et d’entourer de soin (hegen) ce qui nous est propre. Régis Debray s’en souviendra dans son Eloge des frontières.

La politique commence ainsi avec Caïn, avec la possibilité du meurtre, la politique présuppose comme la pensée de Hobbes et toute la tradition réaliste l’ont affirmé, la dangerosité de l’homme pour l’homme, dangerosité que seul l’Etat peut non pas abolir mais contenir : « toutes les théories politiques véritables postulent un homme corrompu, c’est-à-dire un être dangereux et dynamique, parfaitement problématique ». Dans cette perspective la guerre n’est alors que la réalisation extrême de l’hostilité (Feindschaft), et avec la montée aux extrêmes qui se profile toujours derrière la guerre et l’hostilité potentielle, le combat devient la dimension fondamentale et tragique de l’existence et du politique. C’est, en dernière analyse, sur le fond mythologique du katekon (Paul 2 Th. 6-7), d’un combat ultime et apocalyptique (ce que fut pour lui le nazisme) qui pourrait ralentir l’avance de l’inexorable décadence que ce catholique aussi fascinant que sulfureux a pensé le politique en digne héritier du contre-révolutionnaire D. Cortès [4].

On comprend alors que Schmitt soit l’impitoyable critique du cosmopolitisme qui tente de dépasser l’antagonisme qu’implique la politique au profit de l’idée chimérique d’une humanité une et réconciliée. « Qui dit humanité veut tromper… l’humanité n’est pas un concept politique ». Le prétendu dépassement de l’Etat  au nom d’une libération de « l’humanité » ne reviendrait qu’à un déchaînement de violence dans un état de nature retrouvé. Les motifs humanitaires compromettent toujours la limitation de la guerre assuré par  le droit international classique, le déstabilise et ouvre la voie à une spirale sans fin d’interventions et de criminalisation de  l’adversaire. L’angélisme politique de Rousseau à Marx reposant sur les prémisses antipolitiques de la bonté naturelle de l’homme ne peut aboutir qu’à une telle régression.  Sans possibilité de sacrifice, sans autre horizon que la consommation et le divertissement il n’y a plus que nihilisme et décadence, c’est l’avènement du « dernier homme » (Nietzsche).

Schmitt est le premier théoricien de l’Etat totalitaire, celui qui, en 1929, oppose der totale Staat, l’Etat total  qui fait une « guerre totale » à un « ennemi total », à l’Etat neutre du libéralisme indifférent à l’économie et au social. L’Etat total investit la totalité de l’existence humaine et supprime le caractère privé de l’existence individuelle. Il devient un Etat de l’économie, de la culture, du bien-être, de la prévoyance, du placement… et n’a de compte à rendre à personne.  C'est le stato totalitario comme l’appelleront les fascistes italiens en l'opposant au stato fragmentario du libéralisme.

Il n’y a rien de plus schmittien que la phrase fameuse : « est souverain celui qui décide de l’état d’exception » (Théologie politique 1922[5]). Par  opposition au parleries du parlementarisme le souverain est celui qui a la capacité de trancher en dernière instance et de décider de l’état d’exception. Cet acte de décision solitaire et assumée n’obéit à aucune norme mais en crée une nouvelle, elle instaure une vérité par la seule vertu de l’autorité : auctoritas non veritas facit legem (Hobbes). Il y a chez Schmitt (comme chez Machiavel et contrairement à Aristote) un privilège ontologique  accordé à l’exception sur la règle, au miracle sur la loi[6]. L’exception est la source cachée de la norme, elle est ce qui ouvre le politique à sa vérité métajuridique. Cette conception a été progressivement intégrée aux dispositifs constitutionnels des Etats modernes. René Capitant, influencé par Schmitt, a inspiré la constitution de la 5e République qui renforce le pouvoir du Président et peut lui donner dans l’état d’urgence les pleins pouvoirs (pouvoirs spéciaux, dispositifs contre-terroristes…). Sarkozy et Hollande ont décidé d’intervenir en Afrique sans trop s’embarrasser des conseils du parlement mais leur décisionisme reste moral, encadré par les exigences de l’Etat de droit (aval de l’ONU, promesse d’un processus électoral…) pour que l’exception ne devienne pas, comme sous le 3e Reich, la norme ou que la « dictature du prolétariat », contrairement à la dictature républicaine romaine, soit indéfiniment prolongée. A gauche, Négri, Balibar et  Agamben ont interprété à leur façon cette thèmatique schmittienne en y cherchant des arguments contre le libéralisme. Depuis le Patriot Act (2001) axé sur l’état d’exception les USA ont, selon Agamben, des pratiques dignes des Etats totalitaires.

Le décisionisme de Schmitt s’oppose au conventionnalisme et au normativisme de Kelsen quand il s’agit de penser la nature du droit international.  Il y a, pour Kelsen, une rationalité propre du droit international destiné à limiter la violence même si l’instauration des normes ne s’oppose pas nécessairement à la nécessité de prendre des décisions. Qui doit être le gardien du droit international ? Qui doit garder les gardiens ? Quelle instance peut garantir la légitimité du droit et en surveiller l’application ? Voilà les vraies questions ! Pour schmitt la notion même de « droit international » semble être un oxymore vu que la souveraineté étatique, captant toute juridicité, ne peut être jugé par une instance extérieure. Alors que pour Kelsen un tribunal international est concevable puisqu’il offre un cadre pour la volonté des Etats désireux de s’entendre. Une juridiciarisation des relations internationales doit donc répondre à la carence du modèle schmittien qui ne compte que sur l’équilibre des puissances[7] pour assurer la paix et qui dénonce le simulacre hypocrite des instances internationales. La SDN ou l’ONU masquent en effet pour lui la conflictualité réelle qui est le fond du politique : les arrêts du tribunal de Nuremberg qui ont ménagé les criminels de guerre soviétiques ne sont qu’une émanation des vainqueurs.

Toutefois la souveraineté étatique s’arrime pour Schmitt sur « l’ordre des grands espaces » qui compose le « nomos de la terre ».  Le Nomos de la terre qui donne son titre à l’ouvrage de 1950 est cet acte de division spatiale qui est au cœur du droit, un acte qui ordonne un lieu, enclot un espace propre, délimite une « propriété ». Le droit est une combinaison d’Ordnung (ordonnancement, mise en ordre qui instaure une règle) et d’Ortung (détermination et appropriation d’un lieu –Ort-). Nomos n’est pas tout à fait Gesetz (loi), le mot nomos est apparenté à nemein qui signifie  prendre, nomos c’est la prise de terre, la division, le partage, la demeure et la pâture, la distribution originelle de la terre entre les puissances. Le droit international ne fait que traduire dans son langage formel propre cette structuration des régions qui précède l’Etat. Il nous faudra bien penser un jour la mondialisation juridico-politique par-delà l’opposition de Kelsen et de Schmitt, par-delà celle de l’utopie et de l’apologie ou de la légitimation de la puissance.

Schmitt a prophétisé l’existence d’un nouvel ennemi : le terroriste ou le partisan, ennemi sans visage et sans nom appuyé sur aucune armée conventionnelle  que le droit international est incapable de combattre : les guerres à venir seront des guerres religieuses. La guerre interétatique n’existe plus, la guerre à l’ère industrielle sera une guerre civile mondiale, une guerre totale qui s’étendra hors du domaine militaire : elle sera économique, technologique et idéologique et sera dominée par les USA, le plus puissant des Etats au nom d’une « mission démocratique » leurre venu du messianisme protestant. Les valeurs universelles ne sont jamais pour Schmitt que des masques pour les intérêts des grandes puissances. Les guerres justes seraient les plus inexpiables[1], il  n’y en a jamais eu et l’humanité sera toujours en guerre.

Guerre et paix

 

« La guerre est une science couverte de ténèbres dans l’obscurité desquelles on ne marche pas d’un pas assuré » écrivait M. de Saxe. Aussi, pour ne pas nous égarer dans ces ténèbres, pour limiter le sujet, nous nous proposons d’examiner cette affirmation de Raymond Aron : « Les Etats ne sont pas sortis, dans leurs relations mutuelles, de l’état de nature » et de l’éclairer en ayant recours à la pensée occidentale qui s’est toujours voulu discours de la paix –la philosophie est non violence, nous rappelle E. Weil- mais qui s’est toujours construite sur la guerre et autour de la mort. « Pourquoi y-a-t-il quelque chose plutôt que rien ? » répète la métaphysique depuis son commencement »…

L’instauration de l’Etat est, selon Hobbes, l’artifice qui permet aux hommes de sortir de la jungle de l’état de nature, d’apporter un frein à la violence native des hommes qui, à la différence des espèces animales, n’en connaît aucun. C’est par un  pacte tacite (et pax, la paix, vient de pacisci, le pacte) qu’on sort de l’état de nature. Chacun déchiré entre son appétit de puissance et la crainte de la mort violente se démet de sa liberté naturelle et se soumet aux lois d’un Etat qui dispose de la force pour assurer à tous la paix et la tranquillité.

On peut effectivement pensé que l’histoire témoigne à l’intérieur des Etats, d’une progressive substitution de l’ordre de la loi à celui de la force. Mais rien, en revanche, ne permet de croire qu’entre les Etats le devenir ait le même sens et qu’un jour ils remettront entre les mains d’un tiers leur droit naturel de se faire eux-même justice.

Il est significatif que Hobbes emprunte toutes les illustrations historiques de l’état de nature aux relations internationales. La description de l’état de nature en effet, état de guerre entre les individus, ne correspond à aucune société connue mais elle est en revanche d’une vérité éclatante lorsqu’il s’agit des relations entre les Etats : « Mais, même s’il n’y avait eu aucun temps où les individus particuliers aient été dans une condition de guerre les uns contre les autres, il reste qu’en tous temps les rois et les personnes douées d’une autorité souveraine sont, à cause de leur indépendance, animés de jalousie continuelle et se trouvent dans l’état et la posture de gladiateur » (Léviathan, I, XIII).

On assiste en effet à un singulier retournement lorsque l’on passe de l’ordre intérieur aux Etats à l’ordre entre les Etats. Le « Léviathan », le monstre de puissance qu’est l’Etat est à l’abri de toutes passions, purifié par sa puissance même puisqu’il ne connaît pas ces obstacles et ces limitations qui d’ordinaire pervertissent le désir humain. C’est parce que l’homme désire ce que l’autre désire que, par la compétition, le rivalité et la défiance, la violence s’empare des hommes et finit par menacer de dissolution toute communauté. Mais l’Etat qui est, chez Hobbes comme chez Hegel, la sagesse même, la raison en acte, redevient une puissance passionnelle lorsqu’il se trouve en face des autres Etats. Il redevient violent en retrouvant obstacles et limitations et, à l’échelle internationale, il peut entrer dans l’escalade d’une rivalité mimétique sans fin. Aussi Hobbes peut-il dire que, en l’absence de la soumission à une commune puissance, « la paix dont jouisse les Républiques n’est qu’une espèce de trêve et que leur état peut être retenu pour le véritable état de nature qui est celui de la guerre perpétuelle » (De Cive, Sirey, p. 213).

Ce serait donc une grande illusion de croire que l’on puisse penser le problème de la paix internationale sur le modèle de la paix intérieure aux Etats comme s’il n’y avait pas de différence de nature entre la politique intérieure et la politique étrangère. Le problème de la paix à l’intérieur de l’Etat peut trouver une solution « même s’il s’agissait d’un peuple de démons » (Kant, Projet de paix perpétuelle), il ne peut en trouver, pour Hobbes, entre les Etats. La présupposition de la méchanceté de l’homme n’est pas une vérité d’expérience, c’est une hypothèse rationnelle qui permet de fonder et de justifier l’Etat comme force de répression. « Quiconque veut fonder un Etat et lui donner des lois doit supposer d’aance que les hommes sont méchants » écrivait Machiavel. « Tout Etat en tant qu’institution fondée sur la contrainte, rappelle aussi Fichte, suppose les hommes nécessairement mauvais et seule cette présupposition fonde l’existence de l’Etat ». L’Etat fondé sur la contrainte présuppose la guerre de tous contre tous et, ajoute-t-il, son but consiste à produire au moins l’apparence de la paix.

Aucune transposition de cette problématique n’est possible au niveau international. Les Etats sont des êtres collectifs plus égoïstes et plus violents encore que les êtres individuels. La conscience d’appartenir à une même espèce est nulle dans une humanité qui ne parle pas la même langue et qui reste fragmentée en États nations exclusivement dominés par une sorte d’égoïsme tribal. La théorie de la souveraineté nationale interdit a priori un partage ou une soumission quelconque à une autorité supérieure. En cas de crise il n’y a pas d’autre loi, pas d’autre arbitre, pas d’autre instance que la guerre pour départager le droit des Etats. Si l’homme peut devenir un dieu ou un ami à l’égard de son compatriote, il est condamné à rester un loup ou un ennemi à l’égard de l’étranger.

Rousseau qui n’a pas cessé de dénoncer l’illusion du cosmopolitisme et la véritable chimère sur constitue le droit des gens, n’aurait pas démenti ce constat : face à la pluralité des Etats la volonté de synthèse et la prétention à l’universalité sont comme tenues en échec : les relations externes entre les Etats, déclare-t-il à la fin du Contrat social constituent un objet trop vaste pour sa courte vue (Pléiade III, 470) : être dans l’état civil avec ses concitoyens c’est prévenir les guerres particulières mais c’est dans l’état de nature où nous vivons « de peuple à peuple », « en allumer des générales qui sont mille fois plus terribles, en nous unissant à quelques hommes, nous devenons réellement les ennemis du genre humain » (III, 564, 610). Il ne suffit pas, pour Rousseau, d’appartenir au genre humain pour être porteur de la volonté générale. Celle-ci n’étant pas fondé sur la nature n’existe que dans le cadre limité d’un peuple, que fondée sur la contrat social qui assure seul un lien synthétique entre le droit et la force. Par opposition à Diderot le droit nait pour Rousseau avec le droit positif et le droit naturel est postérieur à lui. Il n’y a de citoyenneté en effet que dans une société limitée. Par opposition à Hegel aucune rationalité ne peut naître pour Rousseau de l’Etat du besoin qu’est la société civile : l’universalité de l’échange ne fonde qu’une union illusoire qui ne fait qu’universaliser la servitude. Les nouveaux philosophes (Helvétieus, Diderot) atomisent les individus et ne les réunissent pa le besoin mais le besoin est un principe de séparation ne l’argent, le plus abstrait des signes abolit les différences concrètes et ne fait qu’accentuer l’isolement (T III  240). Le cosmopolitisme n’est qu’un vœu désincarné, un alibi à l’absence de patrie, une façon de s’aimer soi-même en se dispensant d’aimer ses voisins (Emile, Pléiade IV, 848), une abstraction complice d’un despotisme généralisé. La grande ville cosmopolite ne fait qu’augmenter le déracinement car le sentiment de l’humain s’affaiblit en s’étendant. Il faut le concentrer comme Caton qui fut citoyen avant d’être philosophe et l’étendre comme Socrate l’apatride.

Mais la religion du citoyen ou la religion d’Etat qui resserre le nœud qui unit une société particulière peut rendre le peuple sanguinaire et contre cette dérive il ne faut pas craindre de réactiver un sentiment plus ancien, celui de la pitié et de la commisération qui a l’état de nature tient lieu de loi et de mœurs et qui –outil critique de la raison et fondement du droit naturel- empêche la clôture de l’humanité sur elle-même. A cet égard le Christ est une grande âme cosmopolite mais ce cosmopolitisme affectif à la fois moral et rationnel a peu de chose à voir avec le cosmopolitisme abstrait des philosophes.l’achèvement des principes du droit politique et le caractère de chantier inachevé que présente sa réflexion sur le droit interétatique

Il n’y a pas de guerre d’homme à homme – il est naturellement pacifique et craintif- selon « l’odieux tableau » tracé par  Hobbes (III, 601) il n’y a de guerre entre les Etats, de peuple à peuple. Le remède à la guerre ne peut être la constitution d’un Etat mondial ou d’une fédération universelle sur le modèle du Projet de fédération européenne présenté par l’abbé de Saint Pierre en ses  23 volumes : à la veille de l’effondrement des monarchies « nous approchons d’un état de crise et du siècle des révolutions » (Emile, 438) les accords entre les Princes ne peuvent être qu’hasardeux (595) et les guerres ne conduisent qu’à un despotisme généralisé. Seul une confédération pour les petits Etats peut modérer les conflits par l’observation du droit des gens (614) : en Europe on ne massacre plus les prisonniers et Rousseau, le promeneur solitaire, oppose à la folie du monde, un idéal d’autarcie pour l’Etat. La lucidité de Rousseau à l’égard du droit international traduit la conscience qu’il avait des limites de la politique et contraste avec l’optimisme qui était celui du siècle des lumières.

Il n’est pourtant plus possible, aujourd’hui où nous vivons à l’ombre de l’Apocalypse, de nous accommoder, comme Hobbes et Spinoza, de l’état de nature entre les Etats et d’abondonner la politique internationale au seul règne de la force. Peux-t-on penser la possibilité de la paix sans contester l’hypothèse de toute la tradition du réalisme juridique : il y a une différence essentielle entre la politique inter-etatique et la politique intra-étatique ?

I LA PAIX ENTRE DES PEUPLES DE DÉMONS : KANT

L’originalité et la force de Kant est d’avoir rejoint le camp des utopistes et des rêveurs (de la « Schwarmerei ») à partir d’une vision proprement désespérée de la nature humaine, c’est d’avoir tenté de réconcilier l’extrême réalisme et l’extrême idéaliste. La Nature travaille déjà à l’avènement de la paix, le seul jeu mécanique de la force des passions la rend possible de telle sorte qu’elle cesse d’être un rêve ; c’est une exigence de la raison préparée par le mécanisme de la nature.

1° La guerre est une nécessité naturelle.

2° « La sociale sociabilité »

3° Une fédération d’Etats libres

II « SALUT A LA GUERRE ! LA PERSPECTIVE HEGELIENNE

1° Le retour des héros

2°La nécessité interne de la guerre ou la mort « regardée en face »

3° Nécessité extérieure de la guerre

4° « Die Weltgeschichte ist Weltgericht

5° La fin de l’histoire

III L’ALTERNATIVE NON-VIOLENTE

Non-violence est une dénomination malheureuse d’une pensée qui se veut pleinement affirmative, une méditation de la vie, une expression active de la force véritable.

Toute la pensée occidentale est une polémo-logie (Héraclite ), une méditation de la mort (de Platon à Heidegger), une pensée du Pouvoir, du pouvoir sur la mort (Descartes) qui, par une étrange involution, s’accomplit comme doctrine du pouvoir par la mort et culmine avec l’avènement de  notre « thanatocratie » (M. Serres) qui met science et technique au service de la mort.

Une véritable irénologie (iréné = paix) ne peut se soutenir qu’en rompant avec cette tradition millénaire. On en trouve les prémisses chez Spinoza et même chez Niedtzsche aussi peut être dans la mesure où le concept de « volonté de puissance » porte en lui l’héritage de l’ontologie spinoziste du « conatus ».

Le « dur désir de durer » qui est en nous ne porte pas trace, montre Spinoza, de négation, il ne peut être détruit que de l’extérieur et ne saurait se définir, comme chez Hegel, en référence à la mort.

De même chez Nietzsche la lutte n’est jamais l’expression des forces actives mais le moyen qu’utilise l’esclave pour prendre et pour dominer. Dans le « Zarathoustra » c’est « l’enfant » et non le « lion » qui exprime la vie dans sa plénitude comme volonté de donner et de créer. J’ai trouvé la force, dit Nietzsche, chez des hommes doux et obligeants et souvent la cruauté et le désir de dominer me sont apparus comme des signes de faiblesse insigne[2].

Ces distinctions ne sont peut-être pas sans analogie avec celles que l’on trouve chez Gandhi chez qui la non-violence est la force pleinement positive de l’esprit, celle qui est capable de défier toutes les puissances de la terre. Mais elle ne peut s’affirmer comme telle que parce qu’elle a le pouvoir de disposer de la violence contraignante à laquelle elle renonce pour mieux défier l’adversaire au contraire de la lâcheté qui est soumission par impuissance (ce qui est le fait du « chameau » et de « l’âne » dans le bestiaire nietzschéen). La puissance de négation est toujours ici au service de l’affirmation contrairement à la pensée dialectique. Dans un autre registre Rousseau avait montré que c’est la force (fragile, instable) qui a besoin du droit sans jamais pouvoir le fonder. Le droit, lui, est assez fort pour s’affirmer sans recourir à la force brutale et sans se compromettre avec lui. Ainsi l’Inde, dira Gandhi, a fait reconnaître son droit à disposer d’elle-même sans faire couler le sang.

Ce que la pensée de la non-violence nous apprend à reconnaître c’est qu’aucune société, aucun ordre durable ne peut se fonder, comme le pensait Hobbes, sur la peur de la mort et que ce n’est pas à l’abri de la terreur et de la dissuasion que l’humanité pourra trouver la paix. Spinoza répondait déjà à Hobbes : « si la paix doit porter le nom de servitude, de barbarie et de solitude, il n’est rien pour les hommes de si lamentable que la paix ». Un Etat fort, au sens noble du terme, est un Etat qui n’a pas peur de la liberté des citoyens et qui fait régner la paix autrement que par la crainte. Nous pourrions ajouter, un Etat fort, à l’extérieur, n’est-ce pas celui qui, par grandeur, défie tous les peuples en disant « Adieu aux armes » ?. «  Se rendre inoffensif, tandis qu’on est le plus redoutable, c’est là le moyen pour arriver à une paix véritable…plutôt périr que de haïr et que de craindre, et plutôt périr deux fois que de se laisser haïr et craindre » (Nietzsche, V.O . § 284). La peur est toujours en effet une voie de servilité sans espoir et si « avoir la paix est la source de toutes les lâchetés, faire la paix est celle de toutes les grandeurs » (Péguy). Pas de plus grand combat que celui de la paix, guerre à la guerre !

La non-violence est sans doute une pratique utopique mais cela signifie qu’elle ne s’oppose pas au pouvoir mais qu’elle le mine se l’intérieur, qu’elle n’attend rien d’une libération future parce qu’elle exige tout, tout de suite, ici et maintenant. Sa valeur prophétique, sa vertu disruptive, son pouvoir intempestif et inaugural nous semblent bien avoir été mis en valeur dans l’œuvre de René Girard. Toutes les religions du monde, montre t-il, sont fondées sur le sacrifice d’une victime émissaire, véritable « pharmakos » (poison et remède) puisqu’elle est à la fois maudite et sacralisée (sacri-fiée). Tous les interdits, tous les rites et tous les mythes attestent que les religions ont toujours eu pour fonction d’enrayer l’escalade de la rivalité mimétique. Celle-ci, par contagion, menace de dissolution toute communauté qui cherche à transférer l’agressivité sur une victime émissaire. Ainsi l’humanité n’a pu se réconcilier avec elle-même qu’en donnant la mort et elle n’a toujours trouvé la paix qu’à l’ombre de ses idoles.

La seule voix à ne pas s’accorder au chœur de tous ceux qui ont ainsi sacrifié, est celle de la Bible. Celle-ci dénonce en effet cette violence impuissante à fonder quoique ce soit de durable et affirme l’innocence de la victime : le Christ meurt pour qu’il n’y ait plus de sacrifice. « C’est la miséricorde que je veux, non les sacrifices ». L’histoire cyclique, l’éternel retour de la mort et de la vie, le cercle sans fin de la mauvaise réciprocité et de la fatalité des représailles sont ainsi brutalement interrompus. Ce que nous apprend en effet la non-violence c’est qu’on ne renonce pas à violence en se contentant simplement de renoncer à en prendre l’initiative. Personne d’ailleurs ne croit jamais la prendre, toute violence s’apparaît elle-même comme légitime représaille : comme on dit, ce n’est jamais moi qui ait commencé le premier mais cette excuse est fallacieuse car  justement il y a toujours eu réciprocité et jamais commencement dans l’histoire de la violence. Renoncer à la violence ce sera donc renoncer  au droit de représailles et de légitime défense et, au lieu de reconduire indéfiniment la recherche des torts du côté des autres qui ont toujours « commencé les premiers », reporter sur chacun d’entre nous la charge de commencer la paix.

A une époque où les mécanismes victimaires ont cessé de fonctionner et où le niveau de la violence s’est démesurément élevé, l’humanité est placée devant le dilemme suivant : ou elle se résigne à son extinction prochaine ou elle renonce à la violence. C’est ce que fait le pacifisme dans sa forme la plus radicale : pour échapper à la logique au bord du gouffre qui est celle des « blocs » elle lutte pour un désarmement unilatéral et inconditionnel (B. Russell). Comment les maux dont la guerre est censée nous préserver pourraient-ils être pires que la guerre elle-même ?

Et pourtant sans méconnaître la grandeur éthique de la non-violence on peut se demander si une telle attitude ne relève pas de cette morale de la conviction que Max Weber opposait à la morale de responsabilité, qui est morale de la violence réglée, de la responsabilité calculée, morale de l’homme politique. Obéir à la morale sublime que l’on trouve dans le sermon sur la montagne c’est obéir à son cœur sans se soucier des conséquences de ses actes, c’est déserter le monde réel pour avoir la conscience en paix.

Par ailleurs, face aux grand phénomène de l’époque, la fantastique montée en puissance de l’U.R.S.S. qui dispose aujourd’hui d’une avance prodigieuse en matière d’armement  (dans la société non-militaire rien n’y fonctionne sauf la répression (Castoriadis), le pacifisme peut sembler incarner la dernière tentation nihiliste et suicidaire de l’Occident (Glucksmann). Le coût de l’asservissement qu’entraînerait une capitulation peut être en effet plus élevé que celui de la guerre : c’est quand on n’a plus de raison de vivre ou de sacrifier sa vie qu’on peut seulement vouloir n’importe quelle vie à n’importe quel prix ou, comme au moment de Munich, la paix à tout prix. « Plutôt rouges que morts » disent les pacifistes qui oublient que, « depuis Auschwitz, la mort signifie avoir peur de quelque chose de pire que la mort » (Adorno). L’horreur d’Hiroshima ne saura jamais nous faire supporter la nouvelle horreur des camps de la mort que le totalitarisme essaime sur toute la surface de la terre.

Le pacifisme, lorsqu’il se réclame de la non-violence, n’est bien sûr pas suspect de la même abjection mais il demeure tactiquement subordonné au respect, par les hommes en armes, de certaines règles. Face à la tyrannie la plus stable et la plus moderne de la terre il n’y plus de dialectique du maître et de l’esclave : le pacifiste aux mains nues ne deviendra jamais le maître du maître. La non-violence oublie toujours qu’elle a l’histoire contre elle. Si, au niveau d’une éthique individuelle elle garde tout son sens, au niveau des collectivités elle représenterait une démission si la question qu’elle pose n’était pas a priori exclue : quel Etat acceptera jamais d’être le Christ des nations ?

Enfin, il n’est que trop facile, hélas, de montrer que le pacifisme n’a jamais prévenu la guerre et qu’il n’a jamais été pour rien dans l’établissement de la paix. Faut-il alors se résigner à la course aux armements et à l’usage, symbolique ou réel, de la violence ?

On ne se résigne à la violence que si on la considère comme une donnée naturelle ou que si on renonce à en analyser la nécessité. Si l’exploitation et l’oppression sont des phénomènes historiques et passagers qui se rattachent « à certaines phases de développement historique de la production » c’est-à-dire finalement de la division de la société en classes, alors on peut affirmer qu’elles sont un jour destinées à disparaître. Le marxisme, réaliste et belliqueux sur le court terme, est ainsi, sur le long terme une forme de pacifisme. Si la violence est nécessaire pour anéantir les Etats de classe et l’impérialisme, elle n’aura plus de raison d’être avec l’instauration du socialisme. La suppression des enjeux économiques ouvrira une ère de non-violence.

Les économistes libéraux affirmaient que la cupidité rebaptisée « intérêt »  échappait à la fureur anti-sociale des autres passions et qu’elle était source de prospérité, d’harmonie et de paix sociale, alors que la guerre, elle, avait toujours un caractère délétère et ruineux.

Lénine, au contraire, retrouve la parenté d'essence affirmée par le mercantilisme entre le commerce et la guerre : "le commerce est une guerre perpétuelle" disait Colbert. La rivalité pour la conquête des métaux précieux qui fait la puissance des Etats est un jeu à somme nulle : ce que gagne l'un, l'autre le perd. La guerre entre les Etats qu'elle prenne la forme ouverte des combats ou la forme camouffle du commerce  est par conséquent la continuation de la guerre par d'autres moyens. A son stade suprême, dira Lénine, la capitalisme victime de la sous-cosommation sur laquelle sa prospérité est fondée-est contrait d''exporter des capitaux dans le tiers-monde. La logique féroce de l'exploitation est ainsi reconduite à l'échelle internationale : la richesse des pays industrialisés aura pour condition la pauvreté des pays sous-développés. C'est ains que l'exportation des capitaux comme l'exploitation des ressources et de la force de travail dans les pays dominés entrainent le partage du monde par la colonisation, la rivalité entre pays capitalistes et finalement la guerre : "le capitalisme porte en lui la guerre comme la nuée l'orage" pourra écrire Jaurès.

Le trait de génie de Lénine est d’avoir compris que le problème de la conquête des profits n’allait  plus essentiellement se poser à l’intérieur des nations capitalistes[3] mais à la dimension de la planète. Et pourtant la systématisation léniniste, pour séduisante qu’elle soit, confrontée à l’histoire et à la « pratique sociale », se révèle comme étant, à bien des égards, inexacte et datée.

Historiquement d’abord, la colonisation s’explique à ses débuts par des raisons de politique intérieure beaucoup plus que par des raisons économiques : ce n’est pas en Afrique mais en Russie où il n’y a eu ni conquête militaire ni domination politique qu’allèrent s’investir les économies des épargnants français. La prospérité des Etats-Unis, jusqu’en 1917, ne fut pas fondée sur l’exportation de capitaux mais sur le développement de la consommation et sur l’investissement intérieur. Quant à la guerre de 14, elle est imputable à des raisons qui sont moins qu’économiques.

L’impérialisme, par ailleurs, a précédé le capitalisme et lui a survécu. Il faudrait être singulièrement aveuglé par ses convictions politiques pour penser qu’aujourd’hui l’Impérialisme est l’apanage d’en seul camp. On peut même dire que le « social-impérialisme » russe , par le biais de la planification autoritaire,  cumule tous les types d’impérialisme dans les pays de l’Est, dans les territoires asiatiques et ailleurs. La théorie léniniste rend totalement inintelligible ce phénomène aussi bien que les antagonismes entre les pays socialistes.

Ce que mettent chaque fois en cause ces critiques, c’est la surestimation, par le marxisme, de la causalité économique et l’acharnement corrélatif qu’il met à dénier toute autonomie au politique. C’est la relation d’échange en tant qu’elle est fondée sur le profit qui, pour Lénine, implique l’exploitation économique et fonde la domination politique. Les pays capitalistes seraient condamnés, pour relancer périodiquement leur économie, à élargir leurs marchés coloniaux ce qui les conduirait à recourir à différentes formes de pressions et d’interventions pour protéger le marché  à l’intérieur de leurs « chasses gardées ». L’aide économique à l’étranger serait elle-même un moyen d’accroître la dépendance des pays assistés envers l’économie dominante. Celle-ci y freinerait toute forme d’industrialisation véritable pour y trouver un débouché.

Il est vrai que la surconsommation des pays riches et l’inégalité de développement entre le Nord et le Sud poussent à l’Impérialisme. Mais la dépendance d’un pays comme les Etats-Unis vis à vis de ses débouchés, si elle n’est pas négligeable n’est pas néanmoins décisive et tend à diminuer. Sa dépendance à l’égard de ses ressources venues de l’étranger ne représente que 4% de son PNB. Les Etats-Unis dépendent des pays étrangers beaucoup moins que ceux-ci dépendent d’eux. On ne peut dire que le Japon qui y exporte le tiers de sa production d’objets manufacturés tout en important une grande partie de ses matières premières exploite les USA !

L’impérialisme américain est d’abord une politique qui les pousse à faire la guerre (Viet-nam…), à soutenir des dictatures militaires ou des régimes corrompus, autant d’entreprises irrationnelles du point de vue des intérêts bien compris des Etats-Unis. La jeunesse et les intellectuels américains l’ont montré : cela ne conduit qu’à démasquer comme mensongère l’idéologie de liberté et de progrès qui couvre de telles entreprises, qu’à précipiter dans les bras des soviétiques les mouvements de libération nationale et qu’à travestir en valeur d’exportation l’idéologie communiste en faillite en Russie et discréditée en Occident : elle n’a jamais conduit qu’à fonder des sociétés bureaucratiques et totalitaires  incapables de résoudre les problèmes vitaux des populations. Depuis qu’ils sont entrés en concurrence avec une autre idéologie universelle –le marxisme-léninisme- les Américains tentent de faire la loi sur la planète et d’imposer un même modèle de société sans comprendre qu’ils sont en train de se couper d’une bonne partie du monde et sans reculer, quand il le faut, devant la violence la plus extrême.

S’appuyant sur la tripartition platonicienne des puissances de l’âme, Alain –qui avait fait la guerre de 14-  a montré (« Mars où la guerre jugée ») que la guerre n’est pas tête (Clausewitz- ni ventre (Lénine) mais cœur. « Mars est poitrine et non ventre », ce n’est pas les forces de l’économie qui poussent les peuples les uns contre les autres. Or rien n’exalte le cœur et ne déchaine les passions comme l’idéologie qu’elle soit politique (le nationalisme) ou religieuse. Les exemples abondent aujourd’hui de guerres plus dangereuses et meurtrières que les guerres d’intérêts et qui ne s’expliquent pas par la rivalité économique entre les pays capitalistes. L’impérialisme des nations européennes à la fin du XIXe siècle aussi bien que celui des superpuissances d’aujourd’hui n’est que l’ultime avatar de l’impérialisme millénaire qui a toujours voulu la domination pour la domination et qui, à l’époque de la technique et du totalitarisme fête ses saturnales (Heidegger). Tout se passe comme si, à l’Est comme à l’Ouest, la lourde machine impériale, nouveau Léviathan, nouvel automate, devait continuer, une fois lancée, dans son impulsion irrésistible, broyant tout sur son passage. Tout se passe comme si, tout systèmes économiques confondus- le « complexe militaro-industriel » avec ses hommes politiques, les militaires, son élite scientifique, son appareil bureaucratiques était condamné à fuir en avant et à se vouloir lui-même.

Les deux guerres mondiales ont détruit nos dernières illusions et ceux qui nous  promettent une lutte finale violente (bolchevisme) ou non-violente (pacifisme) nous bercent avec des contes de fées (Freud) et nous savons qu’il n’est pas possible de vivre sans angoisse, à l’abri de l’histoire et de ses incertitudes. Les pulsions belliqueuses se sont montrées réfractaires à l’espérance utopique la violence s’étant montrée aussi irréductible que la mort. Est-ce à dire que la violence échappe à toute logique, à tout contrôle, à toutes limitations et que l’humanité maintenant en possession de la bombe soit enfermée dans l’état de nature et condamnée à la catastrophe ?

APOLYPSE NOW ?

Nous sommes entrés dans l’ère atomique, qui peut prétendre, demandait Heidegger, être en mesure de penser l’étrangeté inquiétante de cette appellation, de cette époque de l’humanité caractérisée par l’atome, de cette humanité mise en possession de sa mort et dont l’existence précaire s’illumine soudainement sur le fond du rien…

L’invention des armes nouvelles d’une frappe sans commune mesure avec celle des « armes conventionnelles » ne peut plus désormais s’inscrire dans le jeu traditionnel de la lutte entre les Etats sans subvertir ou faire exploser toutes les catégories de la pensée stratégique.

Conformément à son concept, la guerre, dans son essence originelle, disait Clausewitz, est un duel ; la violence physique, trait distinctif de la guerre, est l’instrument d’une volonté qui vise à anéantir l’adversaire. Chacun n’atteint à la sécurité qu’à la condition de le désarmer. Seule une décision militaire, une bataille sanglante, peut mettre fin à une lutte à mort qui n’a qu’un seul but : la victoire absolue[4]. La bataille est ainsi l’équivalent du paiement en espèce dans les opérations commerciales. Le combat impose la décision et honore les traites de la politique. « La guerre, disait en ce sens Valéry, exige la présence et le versement des forces vraies, ouvre les coffres, oppose le fait à l’idée, les résultats aux renommées, l’accident aux prévisions, la mort aux phrases. Elle tend à faire dépendre le sort ultérieur des choses de la réalité toute brute de l’instant ». Et si apparemment la guerre semble être chaos, désordre incompréhensible, si l’homme y semble le jouet de forces incontrôlables (Tolstoï), essentiellement elle obéit à une logique et c’est la logique abstraite de l’hostilité et non les passions belliqueuses des hommes qui la conduit et qui la mène inexorablement à l’exacerbation des conflits et à l’ascension aux extrêmes (Steigerung bis zum Äussersten). Telle est « la guerre absolue » qu’avec l’entrée des masses dans la bataille, la révolution française et Napoléon ont enseignée à l’Europe et que celui qu’on a appelé le « Mahdi des messes et des massacres mutuels » a glorifié et théorisé.

L’avènement du nucléaire a pourtant sorti la guerre et la paix de cet espace clausewitzien dominé par le modèle napoléonien.

Le contexte politique est nouveau : non plus européen et multipolaire mais planétaire et bipolaire. Il y a plus d’un siècle Nietzsche écrivait : « Voici venir, inévitable, redoutable comme le destin, le grand impératif, la grande question : comment faudra-t-il gouverner la terre et en vue de quoi l’humanité devra-t-elle être dirigée et dressée ?… Le temps approche de la lutte pour la domination de la terre : elle sera menée au nom de doctrines philosophiques ». Dans le course à la puissance étendue à la planète entière, l’importance des enjeux idéologiques déchaîne les passions et conduit plus que jamais à l’ascension aux extrêmes. La cruauté de la guerre était hier tempérée par ce qu’elle conservait de non-sens. Mais lorsque les guerres deviennent « justes » et que les hommes croient à leur droit, alors ils deviennent vite des justiciers et des exterminateurs (Pascal). Comme le dit l’adage : « Summum jus, summa injuria », « Fait justicia, pereat mundus ».

Et le monde  cette fois-ci pourrait bien périr si justement le péril nucléaire ne venait bloquer l’ascension aux extrêmes, invalider le principe d’anéantissement, brouiller le partage entre la guerre et la paix, entre la guerre offensive et la guerre défensive et substituer à la décision par les armes la logique indécidable de la dissuasion.

Avec l’avènement du nucléaire  en effet il n’y a plus d’épreuve par la force pure, plus de victoire décisive, la guerre n’est plus la continuation de la politique mais le moyen d’un suicide commun : si l’un gagne c’est la destruction des deux. L’égalité du crime et du châtiment, la capacité de 2e frappe du rival, excluent une guerre d’anéantissement, la victoire n’est plus au bout du fusil. La guerre n’est pourtant pas tué la guerre, elle est devenue un luxe qui n’existe plus que dans les régions du monde où la dissuasion ne joue pas, dans les pays du tiers-monde que les puissances industrielles inondent copieusement d’armements. « La terre entière, écrivait Joseph de Maistre, continuellement imbibée de sang, n’est qu’un autel immense où tout ce qui vit doit être immolé sans fin, sans mesure, sans relâche, jusqu’à la consommation des choses » et tout se passe comme si, dans l’économie profondément dispendieuse de l’univers, les pays riches, par personnes interposées, payaient leur tribut à la part maudite qui exige que toute richesse excédante soit consumée, sacrifiée, dépensée en pure perte (Bataille). Ou encore comme si les pays pauvres étaient condamnés à assumer seuls cette fonction relaxatrice de destruction et de gaspillage nécessaire au fonctionnement des sociétés comme à l’ordre du monde (Bouthoul).

Toujours est-il que les conflits locaux se multiplient tandis qu’il est permis d’espérer que la guerre générale et totale n’aura pas lieu. L’équilibre de la terreur, la situation appelée MAD (mutal assured destruction : garantie de destruction mutuelle) au sigle significatif,contrait les plus belliqueux à la modération sinon à la sagesse. «  Guerre/paix, jour/nuit, satiété/faim », la respiration du monde selon Héraclite s’est comme suspendue. Il n’y a plus aujourd’hui ni guerre ni paix, les deux grands ont été conduits à construire une paix comme une non-guerre et à préferrer les aléas de la paix belliqueuse ou de la guerre froide aux risques démesurés de la guerre chaude. Une complicité sociale unit les frères ennemis qui se gardent d’ébranler les fondements de leur pouvoir et qui sont contraint à communiquer. Pour les mêmes raisons déjà l’Europe bourgeoise de 1914 avait, selon Lénine, réduit la guerre à une boucherie limitée. C’est maintenant l’ étiage, la moyenne, l’indifférenciation comme si l’atome loin d’être neutre, neutralisait, nivellait. La guerre, dit Heidegger, est devenue une variété de l’usure de l’étant, et celle-ci continue en temps de paix[5].

La bombe introduit par ailleurs un élément psychologique qui rend les rapports dissuasifs indécidables. « Je mens », dis-je la vérité ? Je dissuade, j’intimide, je menace mais comment cette menace peut-elle rester crédible alors qu’elle a pour but d’éviter le passage à l’acte ? Les deux grands préparent ainsi une guerre qu’ils ne veulent pas livrer mais la menace qu’ils brandissent ne peut garder quelque crédibilité que si les armes peuvent être utilisées effectivement. Combien de temps les traites de la diplomatie peuvent-elles circuler et rester crédibles sans être honorées par le combat ?

Malgré la nouveauté de ce paysage politique il n’est pourtant pas sûr qu’en soit invalidé ou modifié profondément la théorie de ceux qui ont tenté de penser et de maîtriser la guerre par un calcul stratégique et qui demeurent, en politique, une référence obligée : Thucydide et Clausewitz.

« L’impérialisme de la fin du XIXe siècle, écrit R. Aron, n’était pas de dernier stade du capitalisme mais le dernier stade d’impérialisme mercantile, lui-même dernier stade de l’impérialisme millénaire ». L’impérialisme qui habitait Sparte et Athènes, la puissance continentale la puissance maritime est le même que celui qui habite Moscou et Washington, l’ours et la baleine. Quoiqu’ils disent et quoiqu’ils pensent, nous dit Thucydide, les hommes et les Etats sont gouvernés par trois passions fondamentales : l’intérêt ou l’appétit des richesses, la crainte d’être misérable asservi ou détruit et le goût de la gloire. Comme « chacun, par nécessité de nature, étend sa domination à travers tout ce dont il peut se rendre maître » l’impérialisme est par conséquent le statut normal de tout Etat.

Thucydide reste encore aujourd’hui le maître terriblement lucide et sévère de la géopolitique comme celui de l’analyse des conflits et de la compétition pour la puissance entre les entités politiques ; Hobbes l’a traduit, Nietzsche et Lénine l’ont admiré.

Rien de plus symptomatique à cet égard que le fameux dialogue des Athéniens et des Méliens au livre V de La guerre du Péloponèse qui a la force dramatique et l’issue fatale d’un agôn de tragédie.  Les Athéniens en guerre contre Sparte, voulaient forcer les habitants de la petite ile de Mélos, alliée à Sparte de toute antiquité, et jusque là demeurée neutre, à se joindre à eux. Vainement les Méliens, devant l’ultimatum athéniens, invoquèrent la justice, implorèrent la pitié pour l’antiquité de leur ville, arguèrent qu’en cas de bataille ils auraient les dieux avec eux à cause de la justice de leur cause. Les Athéniens refusant « les grands mots » répondirent qu’ils ne voyaient aucun motif à le supposer et qu’ils n’essaieraient pas de prouver non plus que leur ultimatum est juste : « Traitons plutôt de ce qui est possible. Vous le savez comme nous, tel est constitué l’esprit humain, ce qui est juste est examiné seulement s’il y a nécessité égale de part et d’autre. Mais s’il y a un fort et un faible, ce qui est possible est imposé par le premier et accepté par le second ». Comme ils ne voulaient pas céder, les Athéniens rasèrent leur cité, firent mourir tous les hommes, vendirent comme esclaves toutes les femmes et tous les enfants.

L’empire (archè) des « maîtres de la mer » trouve son origine dans la brutalité du kratos ainsi que le résume très crument l’aphorisme célèbre : « Nous croyons, par tradition au sujet des dieux, et nous voyons par expérience au sujet des hommes que toujours, par une nécessité de nature, tout être exerce tout le pouvoir (kratè) dont il dispose.  Nous n’avons pas établi cette loi, nous ne sommes pas les premiers à l’appliquer. Nous l’avons trouvé établie et nous la conservons en incessante vigueur. Et c’est pourquoi nous l’appliquons. Nous savons bien que vous aussi, comme tous les autres, une fois une fois parvenu au même degré de puissance, vous agirez de même ».

Simone Weil a donné toute la plénitude de son relief à cette thèse de Thucydide par ce commentaire : «Comme du gaz, l'âme tend à occuper la totalité de l'espace qui lui est accordé. Un gaz qui se rétracterait et laisserait du vide, ce serait contraire à la loi d'entropie. Ne pas exercer tout le pouvoir dont on dispose, c'est supporter le vide. Cela est contraire à toutes les lois de la nature : la grâce seule le peut».

Comme les humains, les États sont des « égoïstes rationnels », engagés dans une rivalité permanente pour le prestige, pour les ressources, pour la sécurité, constamment habités aussi par la crainte d’une attaque. Ainsi, nous n'avons rien fait d'étrange ni de contraire à la nature humaine en acceptant un empire qu'on nous offrait pourront dire les Athéniens, et en le retenant d'une main ferme, dominés comme nous l'étions par les motifs les plus puissants, l'honneur, la crainte et l'intérêt. Quoiqu’ils disent et quoiqu’ils pensent les hommes et les Etats sont gouvernés en effet par ces trois passions fondamentales : l’intérêt ou l’appétit des richesses, la crainte d’être misérable, asservi ou détruit, et surtout pas la volonté de puissance et le goût de la gloire. « La gloire, (en effet est) le seul sentiment qui jamais ne vieillisse ; car dans la ruine universelle de l’homme périssant sous le poids des années, ce n’est pas comme quelques uns le prétendent, la passion des richesses qui survit, mais la passion de l’honneur » (Guerre du Péloponèse, Livre II, ch. 45). Pas de place pour la morale, pas de place pour le merveilleux, pas de place pour  le destin dans cette histoire, la volonté de puissance et elle seule est la force motrice de l’histoire. Ainsi la puissance navale d’Athènes et la crainte qu’elle a suscité ont été les véritables causes de la guerre du Péloponèse, les iles de Corcyre et de Potidée (comme peut-être aujourd’hui, entre la Chine et le Japon, les iles Senkaku) n’ont été que le prétexte qui l’a déclenché.

Si « chacun par nécessité de nature étend sa domination à travers tout ce dont il peut se rendre maître »,  alors il faut reconnaître que, comme ce fut le cas d’Athènes, à partir du moment ou se dégage l’émergence d’un surplus (périousia chrèmatôn), l’impérialisme est le statut  normal de tout Etat et que la logique du pouvoir consiste toujours à comprendre que le meilleur moyen de ne pas tomber sous la sujétion d’autrui c’est de l’assujettir, lui et les autres jusqu’à la domination totale ou à l’effondrement. Nul n’échappe » à cette logique et si, en politique, il y a un remède, il est physique et non moral : on ne peut se mettre à l’abri de la libido dominandi de son voisin qu’en cherchant à la neutraliser. Dans le champ conflictuel de la réalité on voit qu’il n’y a pas en effet, comme le pensent les philosophes, de lieu neutre, pas de tribunal suprême, pas d’instance d’arbitrage et d’accord qui échapperait aux rapports de puissance qui est le fond de l’histoire. Ce que les hommes appellent « justice » n’a d’autre origine que le rapport des forces et des intérêts : « c’est quand un conflit ne mènerait qu’à des pertes réciproques et sans résultats que naît l’idée de s’entendre et de négocier sur les prétentions de chaque partie », commentera Nietzsche plus tard.

Les Athéniens ont eu raison des Méliens par les armes mais leur victoire provoquera un scandale dans la Grèce entière et entamera durablement leur image de cité démocratique et ce au détriment de leur intérêt impérial. Bientôt ce sera le désastre de Sicile et la défaite finale. Si bien qu’on est en droit de penser qu’en écrivant ce dialogue alors qu’il connaissait la fin de l’histoire, Thucydide l’Athénien n’aurait pas voulu accorder aux Méliens une victoire, fut-elle posthume et symbolique. Il n’y aurait pas alors de morale à cette histoire pour la bonne et simple raison qu’elle n’est pas finie et que le débat, pour nous encore, reste ouvert.

 

Philosophie sèche, claire, sans illusion, pessimisme cru et vert que Clausewitz vient prendre en relais. Mais le théoricien de l’état de nature dans les rapports internationaux n’est pas seulement celui qui exalte la nécessité du choc brutal ou de la guerre éclair qui conduit à l’anéantissement de l’adversaire, celui qui reconnaît l’implacable logique qui conduit aux extrêmes ; c’est aussi celui qui a voulu que la violence militaire soit limitée et que s’établisse entre les nations cet équilibre précaire qu’on appelle sinon la paix, du moins la coexistence. La définition liminaire de la guerre dans son essence et sa perfection absolue se complique en effet lorsque Clausewitz réintroduit dans le concept pur de la guerre construit sur le modèle simplifié du duel, les éléments principaux qu’il avait négligé : l’espace, le temps, l’asymétrie de l’attaque et de la défense, éléments qui permettent seuls d’expliquer la suspension des guerres, la politique enfin dont Clausewitz affirme la primauté. On aboutit ainsi au terme du premier chapitre du traité « De la guerre » à une nouvelle définition qui noue ensemble « l’étonnante trinité » de la passion (celle du peuple, ce qu’on retint surtout à Pékin), de « la libre activité de l’âme » (le chef de guerre, ce qu’on a retenu à Washington) et de l’entendement (la politique, l’intelligence personnifiée de l’Etat, ce que depuis Lénine on a retenu à Moscou). A la logique abstraite de l’hostilité impliquée dans la première définition, se substitue celle des conflits réels qui peuvent viser des objectifs limités qui ne s’épuisent pas dans la pure et simple épreuve de force et à travers lesquels le dialogue entre les belligérants se poursuit. R. Aron l’a montré (« Penser la guerre, Clausewitz ») : la signification de ce deuxième versant de la pensée de Clausewitz repose sur l’interprétation de la fameuse formule : « la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens ». Réinsérée dans son contexte et référée aux couples des termes opposés (moyens/fins, tactique/stratégie) bien loin de considérer cyniquement politique et diplomatie comme interchangeables, aboutit à l’affirmation de la suprématie de l’intelligence politique sur l’instrument militaire (la guerre a sa « grammaire », elle n’a pas sa logique propre) ce qui est devenu une évidence à l’âge nucléaire. L’IDS (initiative de Défense stratégique) elle-même ou la « guerre des étoiles » qui implique le déclenchement automatique, à partir des stations orbitales, de la riposte visant à détruire au laser tout missile immédiatement après la mise à feu vise à débarrasser à tout jamais les USA de la menace apocalyptique du nucléaire. Mais elle n’est encore qu’un projet plus politique que militaire, une pièce supplémentaire sur l’échiquier diplomatique. Dans l’histoire de l’homme l’épée a toujours eu raison du bouclier et le bouclier spatial dit « bouclier de la paix » restera toujours vulnérable aux antimissiles balistiques. Les miracles de la technique n’aboliront jamais à eux seuls la guerre.

La pensée de Clausewitz bien loin d’être caduque garde ainsi tout son sens à l’âge planétaire :

-la multitude des guerres continuent de varier entre les deux positions limites de la guerre absolue et de la guerre de la guerre d’observation : mouvement d’ascension sous une forme belliqueuse (théorie de la réponse flexible ou graduée, théorie de l’escalade développée par H. Kahn dans « On escalation ») ou, sous une forme non-belliqueuse : course aux armements. Mais la disproportion entre l’enjeu et la catastrophe possible a rendu moins probable l’ascension aux extrêmes et plus probable la communication entre adversaires sous la forme de conférence sur la limitation des armements. Ce mouvement de descente rétablit la maîtrise de l’intelligence politique.

-c’est pour avoir méconnu la deuxième idée maîtrese de Clausewitz (la suprématie de l’intelligence politique) que les américains ont subi la première défaite militaire de leur histoire. Férus de stratégie fiction (construction de « matrices » inspirées par la théorie des jeux, élaboration de la théorie de la persuasion violent (« compellence ») de T.C. Schelling appliquée dans les bombardements du Nord Viet-nam), armés jusqu’aux dents, ils ont méconnu le sens de la formule : une guerre n’a pas sa fin en elle-même, elle s’insère dans la continuité des relations diplomatiques qu’elle n’interrompt pas. La politique donne son caractère à la guerre : « si la politique est grandiose et puissante, la guerre le sera aussi ». L’armée la plus riche et la plus puissante du monde a été défaite de l’intérieur par la force de l’opinion publique, par la contestation politique da la jeunesse américaine et par la résistance nord-vietnamienne qui donna une fois de plus raison à la thèse clausewizienne : le défenseur reste le premier a dicter sa loi à la guerre, c’est lui qui en fixe le prix.

La théorie maoïste de la « guerre prolongée » a par contre tiré toutes les conséquences de la leçon clausewitzienne.

-Toute guerre est politique, la simple supériorité technique n’est pas décisive et, face à la mobilisation du peuple, « la bombe atomique est un tigre de papier »[6]. Renforcer la politique du peuple sera donc le seul moyen d’enlever sa crédibilité au discours de mort des deux grandes puissances. La peur la mort définit absolument l’esclavage et la théorie de la terreur partagée ne pourra jamais fonder une communauté. Le peuple lui n’a pas peur de la mort.

-La théorie de la guerre prolongée développe la thèse de Clausewitz sur la supériorité de la force défensive par laquelle il est devenue maître à penser de tous les résistants. Les adversaires s’entredévoreraient comme l’eau et le feu , ils ne connaitraient jamais d’équilibre réciproque si la supériorité de la force défensive ne venait bloquer l’horlogerie guerrière et, comme « un cran d’arrêt », provoquer la suspension des hostilités. Dans le privilège de la défense qui exploite ses arrières et mène une guerre d’usure, Mao a découvert la puissance du peuple qui peut tenir tête, tranquillement, à la menace d’holocauste instantané.

Malgré son infléchissement nationaliste, malgré cette sinisation du marxisme, la théorie de la guerre populaire reste obéré par ses préjugés léninistes. Lenine le premier avait interprété Clausewitz à la lumière de la lutte des classes cause dernière de tous les conflits. Dans la proposition « toute guerre est politique » Lénine trouve le principe de discrimination entre les guerres justes et les guerres injustes qui est fonction de la classe qui conduit la politique. Par ailleurs la théorie de la lutte des classes conduit nécessairement à révéler l’ubiquité de la violence de sorte qu’on doit inverser la « formule » : toute paix dans une société de classe dissimule une violence cristallisée à la quelle doit répondre la violence progressiste et révolutionnaire. La politique est le moyen et la continuation de la lutte des classes qui doit conduire au triomphe de la classe opprimée.

Mais ici l’histoire a tranché en faveur de Clausewitz et contre Lénine. Le fait national auquel Lénine ne s’est pas intéressé pour lui-même a lui aussi « la tête dure ». La nation n’est pas une catégorie transitoire, la classe n’a pas la primauté sur la nation. Les Etats socialistes eux-mêmes sont devenus nationaux, ils sont entrés dans la compétition internationale, ils se sont conduit comme n’importe quelle autre puissance.  Le marxisme est devenu la couverture discursive de pratiques nationalistes et du même coup impérialistes. Le conflit sino-soviétique a infligé le plus cruel des démentis à l’idéologie dont se réclamaient Chinois et Soviétiques.

Pour ceux qui ne croient ni à l’Etat mondial hégélien, ni au salut par la révolution, ni à la paix d’empire ou d’hégémonie, qu’apporterait le triomphe du camp socialiste ? Contre l’apocalypse nucléaire il ne nous reste qu’à parier avec Clausewitz pour la raison et pour une paix d’équilibre entre les impérialismes. Cette coexistence précaire faite de constants rééquilibrages entre des tensions inévitables, représente un compromis entre l’état de nature et le règne de la loi.  La société internationale tente en effet à gérer l’angoisse du monde en imposant des normes à ses membres mais elle est dans l’incapacité d’interdire absolument le recours à la force. Cette paix d’équilibre n’est pas viable sans une réduction des inégalités de développement entre le Nord et le Sud     le plus important et le plus révolutionnaire des droits de l’homme, le droit à la non-discrimination conçu comme droit à l’égalité et droit à la différence implique la vocation de l’humanité à la diversité. Dans l’apprentissage de la coexistence cela signifie que les deux grands empirent renoncent à se considérer mutuellement comme « l’empire du mal ». Ainsi les Occidentaux ne doivent pas vouloir d’une paix à la Caton, Moscou ne doit pas être détruite. Mais les prétentions hégémoniques des soviétiques (dominées par une idéologie monolithique, agressive et dominatrice) qui utilisent jusqu’à l’aspiration des peuples à la liberté des peuples dominés pour placer leurs bases militaires, leurs missiles, leurs experts… doivent être limitées ou dissuadées.

Car nous sommes entrés dans le temps de la dissuasion où sont suspendues et les raisons de la force et la force des raisons. Glucksmann l’a clairement énoncé ; le droit à la dissuasion est comme le droit chez Kant, il se définit négativement, il retient de faire le mal plutôt que de prescrire persuasivement de faire le bien. C’est dans cet entre-deux de la force et de la justice que nous vivons, la paix étant toujours à recréer, la sécurité jamais garantie. Longtemps nous avons rêvé d’arriver au port, de jeter l’ancre, de trouver une assiette ferme mais nous savons maintenant qu’il n’y a pas d’assurance du bien et du vrai et nous avons appris que tous les rêves de sociétés bonnes impliquaient de terreur et de dévastation. Car c’est bien la certitude qui rend fou et le rêve de réappropriation ou d’immanence totale de l’homme à lui-même est au principe de la folie totalitaire. Nous ne sommes pas un siècle à paradis et, à la fin, il faut bien, nous dit Freud, quitter la maison du père et passer dehors… Et dehors il n’y a rien  qui ne soit fragile et incertain. Comme le danseur de corde il nous faut, à chaque instant, restaurer notre équilibre, sur l’abîme..

Si nous l’avions oublié le nucléaire nous rappelle que nous habitons tous une citadelle sans remparts. La bombe n’est ni notre salut ni notre perte, elle n’a pas tué la guerre et elle ne transformera en sanctuaire aucun pays. Elle n’a pas non plus inauguré le temps des génocides et des guerres mondiales : depuis toujours la peste était parmi nous. Elle fut inventée pour tenir en respect une tyrannie funeste et elle reste aujourd’hui une pièce maîtresse dans le jeu d’échec apocalyptique que nous jouons avec les soviétiques. Notre stratégie défensive ne nous dispense pas d’une lutte offensive et pacifique, d’une lutte idéologique contre « le fantastique attrait pour l’Un » dont l’alimente la tentation constante de la servitude volontaire (Lefort). Vivre ne saurait nous faire oublier cet irrésistible désir de liberté qui est notre raison de vivre et notre passion. Il est des politiques qu’on accepte de négocier au bord du gouffre. Dans le pire des cas le dernier acte ne varie guère : « Sil l’humanité ne périt pas à cause d’une passion elle périra à cause d’une faiblesse ; que préfère-t-on ?  C’est la question essentielle. Lui souhaite-t-on de finir dans le feu et la lumière ou dans le sable ? » (Nietzsche, Aurore, § 429)

 

 

 

[1] Summun jus, summa injuria. Fiat justicia, pereat mundus.

[2] S’il y a des guerres qui rendent les nations stupides et représentent un grand péril pour la culture (d’où l’antimilitarisme de Nietzsche en 1870) il a aussi des guerres nobles qui mettent l’amour à la place du ressentiment et sont disait Goethe la forme élémentaire de l’amour pour la vie ». Le sens d’un phénomène est toujours relatif au type de volonté qui l’incarne.

[3] De fait, grâce au grand mouvement démocratique et révolutionnaire, le capitalisme n’a pas entrainé la paupérisation des masses. L’Etat n’y est plus simplement un instrument de domination de la bourgeoisie mais le point d’équilibre entre différents pouvoirs, le lieu de confrontation entre une « logique de la domination » par laquelle des groupes, des lobbies tendent à s’accaparer le pouvoir et une « logique démocratique » dont la bourgeoisie n’est pas le maître et qui interdit toute soudure de la loi et du savoir dans la forme de l’Etat totalitaire (Lefort).

[4] La victoire à tout prix est le but ultime de la guerre. Tout doit être mis en œuvre pour obtenir la victoire. « Introduire dans la philosophie de la guerre un principe de modération serait une absurdité, la guerre est un acte de violence poussé jusqu’à ses limites extrêmes ». Pour Sun Tzu au contraire (L’art de la guerre, Ve avant Jésus-Christ), toute action de guerre doit se penser en fonction de l’après-conflit : est-ce que les morts et destructions qui résulteront de telle bataille ne seront pas néfastes pour l’état final recherché ? Si tel est le cas, un autre mode opératoire doit être trouvé. « L’art suprême de la guerre c’est de soumettre l’ennemi sans combattre. Jamais guerre prolongée ne profite à aucun pays ». La stratégie indirecte et le symbole de l’eau (Sun Tzu évite le choc car son armée est comme l’eau, évitant les points hauts et emportant la plaine) s’opposent à la stratégie occidentale d’origine biblique (la guerre sainte d’extermination) et de son symbole le feu, la guerre révolutionnaire de Mao à la guerre absolue de Clausewitz.

[5] La dévastation (Verwüstung) de la terre avec laquelle s’accomplit à l’Est comme à l’Ouest la métaphysique de la subjectivité triomphante. « La Russie et l’Amérique dont toutes deux, au point de vue métaphysique, la même chose ».

[6]  Les enseignements de Clausewitz doivent être sans cesse réinterprétés. Quand on est confrontés à une nébuleuse terroriste, à un conflit asymétrique contre un groupe non-territorialisé, la dimension politique est prépondérante.

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