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Baudelaire

CORRESPONDANCES

 

Le poème  de la poésie.

C’est la poésie elle-même qui est, dans ce poème, prise comme sujet et qui se trouve ainsi comme mise en abîme. Ce poème en effet n’est pas seulement un art poétique, une leçon théorique sur les correspondances, mais c’est un exemple de poésie qui, sous la forme finie d’un poème, est figurée dans son essentielle infinité. Son importance est marqué par sa place à l’entrée fleurs du mal  ; historiquement il donne aussi le coup d’envoi de toute la tradition symboliste[1] ; comme dans Elévation le poète y apparaît comme le médiateur entre la nature et les hommes.

La nature et l’art.

C’est donc de l’art poétque qu’il s’agit et de la fonction du poète dans son rapport à la nature. Ici ce n’est pas tant l’art qui imite la nature, selon la formule d’Aristote, que la nature qui est perçue à la lumière de l’art : art architectural, la nature est un temple avec ses vivants piliers, ses forêts de symboles, elle est le lieu sacré d’une révélation. Art poétique : seul le dire poétique est à même de porter à la lumière les paroles primordiales mais confuses que nous tiennent les choses et de rendre clairs ces symboles qui nous observent et auprès desquels les hommes passent, le plus souvent, un indifférents. Chambre d'écho de la nautre, l'art est en même temps, un moyen d'accéder à son intellgibilité.

Comparaison, comparution.

Cela veut dire que la nature, la totalité de ce qui est, ne peut apparaître, ne peut comparaître dans son unité secrète que grâce au dire poétique : la poésie dans son excès nous donne accès à ce qui est, la poésie qui dans son opération majeure repose sur le « comme » répété ici sept fois de la comparaison ou sur le rapprochement entre les symboles qui, à l’origine, sont ces morceaux de tessons qui sont de signes de reconnaissance entre deux groupes. Ainsi les choses rapprochées par le poète, perçues dans leurs correspondances, rendent possible connaissance (co-naissance dira Claudel) et reconnaissance. Si tout allait s’en dire, si nous voyons les choses même, si les choses apparaissaient d’elles-mêmes, si le monde avait lieu, spontanément, il ne serait nul besoin de poésie. Mais la nature se cache, elle est cryptée, d’où la nécessité du poète qui doit décrypter, déchiffrer, traduire, conduire dans l’ouvert, rendre à son éloquence et à son harmonie première le discours mystérieux que nous tient la nature.  Dans ce discours tout est « significatif, réciproque, converse, correspondant (mais) hiéroglyphique ». Le poète apparaît ainsi comme le voyant, le clairvoyant, le visionnaire, il est celui qui voit dans l’unité tout se répondre et se correspondre, tout se recueillir, se rassembler et se ressembler et harmonieusement, musicalement, s’accorder.

L’universel analogie.

Le grand recueil de la poésie repose ainsi sur ce que, depuis Platon et Aristote, on appelle l’analogie de proportion qui est une identité de rapport, une forme transgénérique d’unité qui permet de montrer que, malgré les distinctions de genre, il n’y a pas de séparation ou de cloison étanche entre les choses. Elles sont toutes tournées (versum)  vers l’un (unum), vers une ténébreuse et profonde unité dîner pour former l’uni-vers. Nous sommes, avec ce sixième vers, au cœur du poème. L’inépuisable le fond de l’universel analogie  comme le dit Baudelaire, va être exploré dans sa double dimension et permettre tous les transports, (méta-phoros) de sens.

La croisée du monde : horizontalement, verticalement.

Dans le poème ce sont d’abord les différentes sphères sensorielles qui sont analogues ou qui se correspondent comme l’affirme le vers 8[2]. À la synesthésie entre l’odorat –les parfums- la vue –les couleurs– et l’ouïe –les sons–, l’exemple ajoute le toucher, les sensations tactiles– : on a ainsi l’identité de rapport suivant : une certaine qualité  x des parfums est à la fraîcheur des chairs d’enfants, ce que la douceur est au hautbois et le vert aux prairies et cette analogie implique que toutes ces qualités sont tournées vers l’unité qui est ici l’idée morale de pureté. Nous voici passés dans l’ordre vertical : correspondance entre le sensible et l’intelligible, le visible et invisible, le terrestre et  le céleste, le charnel et le spirituel… Qui, explicitement, et l’objet du poème après la six sur marqué par le tiret. De la pureté on passe par contraste au domaine luxurieux et luxuriant d’une vie tropicale, éveillée par la violence de parfum énivrants (vers 11 et 12).

Parfum.

Si tout commence chez Baudelaire avec l’odorat, ce n’est pas à cause de son histoire personnel, de sa complexion ou de la prépondérance qu'aurait chez lui cette partie la plus archaïque du cerveau qu’est le rhinencéphale. L'odorat est un sens conducteur irréductible aux autres sens  parce que les odeurs, les parfums, les senteurs  ont un pouvoir d’amplification, de propagation, de dilatation et d’extension infinie. Ils sont ainsi la figure ou la pétaphore de ce mélange ou de ce jeu du fini et de l’infini qu’est essentiellement la poésie. Dans La chevelure ce sont les lourdes tresses aromatiques, « aux senteurs confondues/De l’huile de coco, du musc et du goudron » qui favorise la fusion de tous les sens et conduisent à ce "port retentissant où mon âme peut boire/ à grand flot le parfum, le son et la couleur ».

La forme : la composition du fini et de l’infini.

Impossible de ces pubs de séparer la forme du fou en courant à la forme la plus contraignant est la plus ramassée de la poésie que le sonnet, Baudelaire, à l’ intérieur de ce cadre étroist, se donne toutes liberté suggère par les allitérations ce plaisir infini qui se confond pour lui avec la poésie. À Boutté Europe Austen pas toujours sur ce rapprochement contrasté du fini et de l’infini, du transitoire et de l’éternel, du classique et du moderne (ou du romantique). Les effets d’écho à l’infini sont rendus par la répétition des sons vocaliques (long écho, se confondent) ou  par celles de consonnes identiques (dernier vers, comme de longs qui de loin se confondent). Mais c’est surtout finalement une impression d’harmonie que donnent les alexandrins tous régulièrement coupées à l’hémistiche, la scansion 6/6 se démultiplie même en 3/3, dans le dernier vers.

Conclusion : l’habitation poétique.

En ce poème capital qui succède à deux textes évoquant la condition malheureuse du poète, il semble que toutes les inclinations platoniciennes, chrétiennes et même manichéennes[3] de Baudelaire soient comme neutralisées par la vertu sacrée du verbe poétique qui seul permet à l’homme d’habiter sur la terre. Ce poème ne relève en effet ni du spleen qui porte le poète à l’ennui et au dégoût de vivre ni de l’idéal qui est le porte au contraire, à s’échapper, assez validé de la prison de ce monde vers un ailleurs quelconque. C’est ici à la nature d’ordinaire absente ou rejetée pour sa laideur dans l’œuvre du poète, que la parole poétique est ordonné ». Loin de nous détacher du monde, la poésie, en multipliant les correspondances nous y fait pénétrer. Le monde, par la poésie, devient de plus en plus lui-même et l’imagination en révélant à l’infini les échos, les harmoniques de chaque chose, bien loin d’être une maîtresse d’erreur et de fausseté se manifeste comme « la reine des facultés » et « la reine du vrai ». Les deux séries de correspondances sont la croix ou la croisée qui tient, retient et  maintient le monde. Le haut et le bas eux-mêmes, le divin et le satanique font partie du site que nous habitons, ils ne sont pas au-delà du monde sont deux possibilités toujours présentes en l’homme, deux provinces du vrai.

« L’homme habite en poète, disait Hölderlin ; habiter le monde ce n’est pas seulement avoir en lui un site familier, une demeure ou une patrie c’est pouvoir s’ouvrir du sein de cette demeure à un dehors plus vaste ou à la possibilité du plus lointain. Le monde rendu manifeste par la poésie est « vaste comme la nuit et comme la clarté » : cet oxymore est précisé par la suite : c’est dans l’infini ou l’immensité de la pureté ou de la luxure, que le poète est précipité ; qu’importe que cet « océan mystique » soit de Dieu ou le diable, l’essentiel est l’ivresse et l’extase, la possibilité de sortir de soi. Comme c’est l’empire du mal qui a été depuis toujours été refoulé, c’est sur ce dernier que s’achève le poème. Mais là encore, dans cette extase ou ce transport final il est impossible de dissocier le charnel du spirituel : « qui chantent les transports de l’esprit et des sens » : l’unité se trouve donc, une nouvelle fois, affirmée.

 

 

 

[1] ) « La clé de la prison mentale réside dans le jeu livre et illimité de l’analogie » et encore : « quand les mots font l’amour, l’esprit s’abandonne au vertige du tout « , dira encore André Breton.

[2] « Les arts pourront ainsi se prêter réciproquement des forces nouvelles. Les peintres n’introduisent-t-ils pas des gammes musicales dans leurs peintures » ?

[3] « Il y a dans tout homme, à toute heure, deux  postulations simultanées, l’une vers Dieu, l’autre vers Satan… il y a dans l’homme une force mystérieuse dont la philosophie ne veut pas tenir compte et cependant sans cette force innomée, sans ce penchant primordial, une foule d’actions humaines resteront inexpliquées, inexplicables. Les actions n’ont d’attrait que parce qu’elles sont mauvaises, dangereuses, elles possèdent  l’attirance du gouffre. Cette force primitive, irrésistible est la perversité naturelle qui fait que l’homme est sans cesse et à la fois homicide et suicide, assassin et bourreau ».

 

C'était, dans sa douce langue natale,

le poème préferré de ma mère.

L’invitation au voyage

 

Parmi les poèmes des fleurs du mal publiées par Baudelaire en 1851, aucun ne donne plus à rêver que celui intitulé : L’invitation au voyage. Il appartient à la section Spleen et idéal et plus précisément à la section consacrée à Marie Daubrun, femme souvent évoquée pour ses mystérieuses yeux verts, ses yeux de chat et ses « prunelles mystiques ».

Ce poème dont le titre est calqué sur l’invitation à la valse de Weber se présente comme une balade, c’est-à-dire comme une chanson, comme une chanson à danser avec son refrain et ses trois strophes de vers courts et souples (penta et heptasyllabes) mais cette forme populaire va devenir ici très savantes ; cette forme primitivement musicale est par ailleurs associée à la peinture.  Le poème fait non seulement appel à la vision, au « voir » mais le paysage est vu à travers la peinture hollandaise et il se présente sous la forme d’un triptyque, d’un tableau formé de trois panneaux qui représentent ici successivement : la femme-paysage, l’intérieur hollandais, la ville enfin.

C’est le jeu des correspondances à l’intérieur du système des beaux-arts comme à l’intérieur du poème auquel il est fait appel, que nous nous analyserons d’abord.

Nous montrerons ensuite en quoi consiste l’esthétique de Baudelaire et mettrons en relief le rôle qu’y joue l’imagination et le rêve. Nous analyserons notamment le refrain car il condense ce que le poème met en œuvre.

Nous verrons enfin que l’unité originelle qui est le fond des « correspondances » et qui fait signe vers celle qui existe entre le réel et imaginaire et qui fonde la beauté, se ramène toujours à l’unité du même et de l’autre.  Telle est l’ambigüité de l’amour qui est à la fois merveilleux et impossible. C’est pourquoi, à l’amour, parce qu’il est ce jeu du même et de l’autre, on ne peut jamais qu’y être « invité ».

 

Le jeu des correspondances.

L’amour n’est-il pas d’abord, le seul voyage, la seule aventure qu’il nous reste encore dans le monde organisé et planifié d’aujourd’hui ? À cette correspondance majeure amour/voyage s’ajoute celle qui met en harmonie toutes les ressources des Beaux-Arts. La poésie, la peinture ou la musique « réforment » la nature, transfigurent ce que peut avoir de commun et d’ordinaire l’expérience quotidienne pour lui donner cette infinité et cette profondeur que l’on voit dans les miroirs (miroirs naturels aussi bien qu’artificiels, les canaux de la peinture hollandaise). Ut pictura poesis- la poésie comme la peinture, c’était, de la Renaissance au XVIIIe siècle, la formule traditionnelle répétées par les artistes et les peintres ; la peinture est la poésie qu’on voit comme la poésie est une peinture éloquente et la peinture (ou l’architecture pourrait-on ajouter) n’est pas autre chose qu’une musique pétrifiée : quoi de plus baudelairien !

C’est par exemple, la musique ou le rythme du refrain, la régularité du premier vers (une note suivie de deux mesures identiques 1/3/3) et le rythme croissant ou le mouvement d’expansion du deuxième vers (« Luxe, calme et volupté » 1/2/4) qui traduisent l’impression de bonheur, d’harmonie, de plénitude et de paix dans lequel baigne tout le poème.

 « Les parfums, les couleurs et les sons se répondent. » ; ici la couleur et la senteur de l’ambre est chaude (par opposition aux couleurs froides du spleen) comme l’harmonie de ce couchant doré que l’on voit, comme la douceur de cette langue natale que l’on entend et qui est celle du paradis perdu.

Mais c’est surtout, bien sûr, le regard de la femme lui-même qui évoque, qui induit  la « splendeur orientale» de cette Hollande qui est « l’Orient de l’Occident » ; ainsi parle Baudelaire dans le poème en prose qui porte le même titre et où il demande encore à la « sœur d’élections » : «ne serais-tu pas encadrée dans ton analogie, et ne pourrais-tu pas mirer, pour parler comme les mystiques, dans ta propre correspondance ? ».  «L’inépuisable fond » de cette analogie déjà exploitée dans le poème « ciel brouillé » (« on dirait ton regard d’une vapeur couvert ») se retrouve ici. On a l’identité de rapport : yeux/larmes = soleil/brumes, de telle sorte que tout est ici vu de l’intérieur.

Le jeu du réel et de l’imaginaire : l’esthétique de Baudelaire

L’expérience vécue est transfigurée par la magie, par la « sorcellerie évocatoire » de l’art ; seule l’imagination en effet peut développer toutes les harmoniques que recèle le présent, peut révéler dans sa teneur, dans sa richesse, dans sa capacité d’expansion l’expérience amoureuse. D’où ce balancement entre ici et là-bas, entre le maintenant et l’autrefois (ou le jadis), entre le clos et l’ouvert, le repos et le mouvement qui finit par porter au langage l’état de grâce, l’instant d’éternité, le don ou le présent de l’amour. Plutôt que de voir dans l’art une fuite, une escapade, une évasion vers l’idéal conçu comme un ailleurs merveilleux et illusoire qui viendraient disqualifier la pauvreté de l’expérience, il faut comprendre plutôt que l’imagination vient au contraire célébrer, glorifier, affirmer ce présent ponctuel qui apparaît soudainement, dans le temps et dans l’espace, comme gros, riche, gorgée de possibilités infinies. C’est notamment le cas avec l’évocation de la « douce langue natale » de l’âme. Ces paradis perdus, ces souvenirs (« j’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans »), ces réminiscences de la « vie antérieure », ce sentiment du déjà vu viennent enrichir et dilater le présent ; le génie qui est celui qui à gardé le pouvoir d’émerveillement de l’enfant (« le génie c’est l’enfance retrouvée à volonté ») les retrouve d’instinct. L’Imagination, « facultés « cardinale… apparentée à l’infini  est la « reine du vrai » : elle rend  voyant et  visionnaire, elle est réalisante plutôt qu’irréalisante.  C’est ce dont témoigne le passage de « songe » de la première strophe comme de l’indicatif présent du conditionnel de la deuxième (Décorerait…Tout y parlerait…)  au « vois » de la troisième. Par ce jeu entre le « ici » et le « là-bas », le maintenant et le jadis, le familier et l’exotique, le même et l’autre, la nature transfigurée par l’art apparaît dans sa beauté.

Cette impression miraculeuse de beauté repose sur la tension entre des notions antagonistes comme c’est le cas en particulier dans le refrain. La beauté intègre d’abord les valeurs attachés au classicisme (l’ordre, le calme, l’accord, l’harmonie) ce qui se traduit concrètement dans le poème par la paix, la douceur, la lumière dorée qui transit tout le poème et qui témoigne de la réconciliation de l’homme et du monde mais aussi par le caractère savant (« tous les arts sont en nombre » écrit Baudelaire) et extrêmement concerté des rythme berceur, par les scansions, les oscillations entre la régularité et l’irrégularité, par le boitement entre le pair et l’impair, entre le même (la parité) et l’autre (l’imparité) : n’est-ce pas ce qui est programmée dès le premier vers dont les cinq pieds se répartissent en 3/2 (« mon enfant, ma sœur ») ? Mais la beauté en même temps, et ici Baudelaire est à la fois romantique, baroque et « moderne » le voluptueux, le luxueux, l’excessif, le bizarre, le riche, le rare, le précieux et l’inutile (« L’hyacinthe et l’or ») que le poète a exalté dans Le peintre de la vie moderne en faisant l’éloge du maquillage. La beauté est donc ici tout ce qui rend le monde moins commun, tous ce qui défie la médiocrité ignoble de ce monde bourgeois qui est en train de s’installer au mépris de toutes les valeurs aristocratiques (« être un homme utile m’a paru toujours quelque chose de bien hideux »). Cette tension entre des valeurs antagonistes est aussi celle qui existe entre le rêve poétique qui invite aux débordements et à la démesure, qui a partie liée, comme le voyage, avec l’immensité et l’infini (« Homme libre, toujours tu chériras la mer ») et la cadence, la régularité et la symétrie qui, savamment, œuvre, travaille le problème et fouette sans pitié un rêveur toujours en passe de s’égarer.

Le jeu du même et de l’autre l’ambiguïté de l’amour

Toutes les équivoques, les contradictions que nous avons relevées sont finalement entièrement ordonnées, dévolues à l’élucidation de l’ambiguïté de l’amour qui est l’unique thème du poème. La femme aimée qui est d’abord l’autre maléfique, l’étrangère, la traîtresse (« traîtres yeux »), celle qui vient toujours d’ailleurs (loi d’exogamie) est réintroduite incestueusement dans l’enceinte familiale. Elle est en même temps la même que moi, la « sœur » qui me ressemble et l’enfant que je chérie, que je berce et protège tendrement. L’amour par ailleurs est vécu comme un voyage, un éclatement hors de soi mais il est en même temps bonheur et paix, abolition de toute dureté et de toute violence (lumière filtrée, contours incertains, angles érodés « polis par les ans»), moment de grâce dans un temps et un espace dilaté. La métaphore aquatique du port ou du canal, eau immobile, induit, comme chez Rousseau ou Lamartine, une sorte d’extase, une expérience d’éternité et de plénitude où le moi, rendu à lui-même, peut s’affirmer.

Pour le dire autrement, l’amour qui est voyage au pays de la vie et de la naissance, est en même temps voyage au pays de la mort et du soleil couchant (« aimer et mourir », « dormir ces vaisseaux », « le monde s’endort / dans une chaude lumière ».

Ce voyage paradoxal où l’on ne part jamais, ce voyage qui est seulement une promesse évoquée, ce voyage auquel on est plus invité qu’invitant (la femme « mystérieuse » est la source et l’origine du rêve et de la recherche) est à la mesure d’un désir qui ne saurait se réaliser ou s’actualiser sans connaître la déception. La satisfaction reste promise, suspendue, remise à plus tard, différée : ces vaisseaux remplis de promesses sont la seule porte de sortie évoquée. De là  les contrastes entre l’invitation au départ marqué par un rythme impair qui casse la symétrie et interdit le repos de la satisfaction et ces « vaisseaux » dont l’humeur seule est vagabonde, vaisseaux qui ne partent pas mais reviennent plutôt pour dormir, bercés par les eaux dans l’espace clos du port et de la ville qui rappelle celui de la chambre. Tous se passe comme si le bonheur et la satisfaction n’avait jamais vraiment lieu, comme si l’amour ne pouvait que donner à rêver ou donner à parler, puisqu’aussi bien,  c’est une même raison qui fait qu’on aime et qui fait qu’on parle (les mots ne sont-ils pas la présence d’une absence, le substitut de manque ?). Donner à parler ou plutôt donner à poétiser : dans ce poème, la pensée la plus rêveuse et la plus vagabonde est entièrement accordée à la rigueur et à la maîtrise d’une forme qui dans ses assonances en majeur (« an » comme dans enfant, ensemble, ressemble, ans, chambre, mêlant) et en  mineur ( « eu » comme dans sœur, douceur, fleurs, odeurs…) et dans ses répétition évitent l’égarement et ramène le flux de l’imagination  à l’identité ou au même. Le libre jeu du même et de l’autre qui est celui de l’amour retentit ainsi dans tous les ordres et à tous les niveaux jusqu’à s’identifier au poème lui-même : « Le poème, écrirait René char, est l’amour réalisé du désir demeuré désir ».

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