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Spinoza

 
Spinoza 1

 

David jouant de la harpe devant Saul. C’est sans doute sous les traits de cet homme excommunié de la communauté juive d’Amsterdam (Spinoza) que Rembrandt représente une grande figure de la Bible.

 

 

Spinoza expliqué à ma fille

 

« La seule chose dont on puisse se sentir coupable, c’est d’avoir cédé sur son désir ». Lacan

 

Tout homme a deux philosophies, la sienne et celle de Spinoza, disait Bergson, et c’est de cette dernière qui est si droite, qui est si franche, qui est si tonique que je voudrais parler à ma fille ainée qui, à l’évidence est née pour la joie et qui aurait mauvaise grâce de regarder ailleurs et de désirer changer[1] : elle m’a même toujours semblé avoir une nature si spinoziste ou si nietzschéenne (elle n’avait pas  2 ans que l’ami Léon Kossovitch, au Brésil, l’avait tout de suite ainsi perçue, et quelques 20 ans plus tard, à Marseille, à la grande émotion de ses parents qui l’ont vécu ainsi, elle sortait couronnée de son école d’ingénieur) que ce que je vais énoncer pourrait  apparaître, à la limite, totalement superflu. Tenir bon dans la même direction, s’accrocher à ce qui est comme une nécessité intérieure, celle qui finit par devenir pleinement vous-mêmes[2], ne jamais abdiquer, persister toujours dans la voie qu’on s’est choisie, trouver dans le mouvement même de son activité de quoi actualiser des possibilités éminentes de vie, c’est bien ainsi que je me la représente, elle, la battante, qui, d’accord avec elle-même, a toujours réussi ce qu’elle a entrepris. Ses activités effectives de mère, par cinq fois renouvelées, mais aussi de fille, d’amie, d’amante, de propriétaire, d’hôtesse du Domaine des Machottes, d’ingénieur, d’architecte d’intérieur… quelle est la voie où elle n’a pas excellé ? Et n’ont-elles pas, à chaque fois, renforçé, augmenté son être ou, comme dit Spinoza, sa force d’exister (vis existendi) ou sa puissance  d’agir (potentia agendi) ? Les choses sont pour Spinoza des puissances, des efforts contractés (tonos, tension, disaient les stoïciens), des quantités intensives qui ont des degrés et elles se définissent non plus par ce qu’elles sont (leur forme, leur limite, leur essence, homme = animal raisonnable) mais par ce qu’elles peuvent, par ce dont elles sont capable.

LA MALÉDICTION DU DÉSIR. Platon pensait que désirer c’est manquer, que désirer c’est toujours désirer ce qu’on a pas, de sorte que l’âme du désir serait alors le vide, l’absence, le néant. Il y a là l’origine de toute une tradition qui assigne le désir à une insuffisance d’être qui génère une culpabilité. Le désir serait alors un signe manifeste de notre imperfection. Tonneau des Danaïdes, il  se consume dans le plaisir, soulagement provisoire suivi d’une renaissance à jamais insatisfaite. « Notre cœur est inquiet jusqu’à ce qu’il repose en toi, Seigneur », écrivait Augustin qui s’empressait de réintroduire la transcendance dans l’immanence du désir, de doubler notre monde d’un autre monde, de le doubler d’un ailleurs qui contiendrait la clé du désir : plénitude perdue, à venir d’une terre promise à rejoindre. Entre la recherche frénétique et jamais comblée  de l’hédoniste et l’ascétisme de celui qui tente de suspendre cette inextinguible soif il n’y aurait pas de moyen terme. Schopenhauer méditant sur ce qui fait le fond de la sagesse bouddhiste n’a pas cessé d’enfoncer le clou : vivre c’est désirer et désirer c’est souffrir.

Or fort curieusement ce manque nommé désir c’est justement celui qui a été construit, imposé, organisé par le marché, par un marché qui créé, impose et organise partout l’insatisfaction et la grande peur de manquer, la superstition étant le meilleur moyen de gouverner la multitude. Le consommateur est justement celui qui porte en lui son désir comme « un trou noir où la production mondiale s’engloutit ». « Vous avez aimé le G 4 ? vous aimerez plus encore le G 5 qu’Apple vient de produire  pour vous», le marché marche ainsi à l’imagination, à la passion et, en nous assujettissant aux seuls impératifs des besoins vitaux immédiats, il travaille à notre servitude et vise une diminution de la vie. 

 

CONATUS. Je partirai de cette proposition qui, en un sens,  porte tout l’édifice et que Spinoza énonce en ces termes : l’essence de l’homme c’est le désir. Spinoza a-t-on écrit, nous apprend ainsi à reconnaître en nous une santé parfaite et un désir de durer sans fin que l’événement seul (la mort[3]) vient troubler. Position première du désir, positivité du désir, le désir en effet est essentiellement affirmatif, notre nature est dans le sens de la joie et dans la joie même elle puise un accroissement de force pour y tendre de plus en plus. Ce dur désir de durer comme dit le poète (Eluard) est ce que Spinoza appelle le conatus (du verbe conor, s’efforcer, tendre vers une limite, d’où l’importance de l’idée de tension) et la proposition liminaire de toute L’Ethique (le grand livre de Spinoza qui est en vérité un traité des passions) pourrait aussi être  : « toute chose autant qu’il est en elle s’efforce (conor) de persévérer dans l’être". "L'effort" ou l’appétit d'exister, autrement dit de persévérer dans l'être[4], ne répond à aucun impératif extérieur, c’est une force interne qui s’affirme comme puissance et constitue l'essence intime de chaque chose. Lorsqu’il est conscient de lui-même, voilà ce que Spinoza appelle le désir.

 

On le voit, le désir ne s’identifie pas aux besoins[5], aux envies ou à des désirs multiples vite assouvis, il ne se rabat pas sur le simple plaisir (malédiction lancée par le prètre (censure,castration) comme par le'exploitation commerciale (l'excitation factice, la pornographie)  qui lui ravissent sa diension poétique, il est plutôt la vérité unique, intime et indestructible de ce que je suis (on pense à Antigone), il s’identifie alors plutôt au streben (au s’efforcer, à l’aspirer, à l’ambitionner du désir demeuré désir) dont parlait Goethe[6], « le Spinoza de la poésie ». Platon pensait que désirer c’est toujours désirer ce qu’on a pas, de sorte que l’âme du désir serait alors le vide, l’absence, le néant ; mais le désir n’est pour Spinoza rien de négatif, rien de déterminé par le manque[7], il est d’abord affirmation, affirmation de l’être (dans le manque d’être ?), le ressort, la racine, l’aiguillon de toute activité humaine et il demeure, plutôt que la raison ou la volonté, le seul moteur de la vie éthique[8].  Le désir est une force plus forte que notre petit moi, une force inconsciente qui nous structure, qui nous oriente secrètement et qui est le véritable Sujet, celui qui dit « je » . Nous ne l’avons pas choisi, il plonge ses racines dans toute notre histoire, dans tout notre héritage, dans tout notre inconscient. C’est à cette force que je m’identifie sous peine de me sentir coupable dit, Lacan, et la culpabilité, la haine retournée contre soi-même, est toujours une des passion triste, celle que, avec la superstition, le prêtre et le tyran s’ingénient toujours à exploiter[9]. Désirer est donc une force et une puissance, le désir n’a surtout pas à être détruit (l'extinction du désir, de l'appétit de vivre n'est rien d'autre que ce malheur absolu que les théologiens appelaient l'acédie) mais, par la connaissance, à être orienté, canalisé, sublimé car il est en nous cette impulsion fondamentale (Schopenhauer le traduisit, en mode mineur, par vouloir vivre et Nietzsche, en mode majeur, par Wille zur Macht[10]) qui nous maintient en vie et qui est l’âme et la charpente de notre destin. On parle du besoin d’aimer mais il est plutôt en nous une force d’aimer, force qui nous constitue si totalement que renoncer au désir, comme nous le conseille l’idéal ascétique et mortifère de toute une tradition[11], ce serait renoncer à être ou à exister. Ne pas céder sur son désir, lui être fidèle, c'est vivre non conformément à l'image, toujours fantasmatique, que l'on a de soir mais vivre avec cette nécessité intérieure qui est plus forte que soi, avec une part de non-controlé, de contradicitons et de violence qui conduit à pouvoir dire, comme Montaigne au soir de sa vie : « Si j’avais à revivre je revivrais comme j’ai vécu ».

 

SERVITUDE. Rien pourtant de moins naïf que Spinoza qui fut aux prises avec l’intolérance et avec la violence de son temps (considéré comme athée[12], il fut exclu de la synagogue et de la communauté juive, victime d’une tentative d’assassinat… ultima barbarorum ! écrira-t-il en voulant placarder cette phrase au moment de l’ignoble assassinat des frères de Witt, ses protecteurs libéraux et pacifistes), rien de moins idyllique que le tableau de la condition humaine qu’il nous a laissé. L’individu en effet n’est pas, « un empire dans un empire » (imperium in imperio).  Dans l’empire de la nature qui est celui  de la nécessité[13], dans cet empire, semblable, dit Frédéric Lenoir, au Karma des hindouistes et des bouddhistes, dans cet empire dans lequel la concaténation des causes et des effets ne se desserre nulle part, l’individu en permétuel renouvellement grâce à ses relations avec son environnement (Peite physique, Ethique II, Pro. 13-14) n’est jamais qu’une toute petite partie de la totalité, aussi subit-il le contre-coup des choses extérieures sans être capable de les comprendre, sans en former des « idées adéquates ». Il est donc en proie à des passions qui, comme le nom l’indique, implique souffrance, passivité et servitude, et, dans l’ignorance, son désir au lieu d’aller vers la satisfaction s’éloigne le plus souvent de ce qui lui convient[14], de ce qui lui est vraiment utile pour s’orienter vers des objets dont il a une connaissance inadéquate[15] : autant d’objets fugitifs, de fantasmes, de mirages qui ne lui procurent aucun épanouissement. Tels sont les honores, divitiae, voluptates,  les honneurs, les richesses, les plaisirs sensuels, les faux biens que désirent ordinairement les hommes. Croyant posséder ces biens ce sont les hommes qui deviennent possédés, des possédés et ils accroissent ainsi leur dépendance, travaillent à leur impuissance et ne connaissent que crainte, envie, haine, vanité, mépris de soi…

Descartes pensait pouvoir surmonter les passions  en tablant sur le prétendu pouvoir de la pensée sur le corps[16] mais entre le corps et l’esprit (le mental, mens et non pas anima) il y a, pour Spinoza qui a une conception moniste de l’être humain, un stricte parallélisme car ils sont les deux faces d’une même réalité, ils disent la même chose dans deux langues différentes (Bergson). N’avons nous pas toujours l’esprit de notre corps, ne pensons-nous pas  avec notre corps même si le corps ne peut déterminer l’âme à penser ni l’âme le corps à se mouvoir ? Si je me réjouis en mon âme, commente J. Beaufret, c’est que mon corps s’épanouit, si je m’attriste c’est qu’il se trouve comprimé et je suis porté nécessairement à aimer ce qui favorise la puissance d’être de mon corps et à haïr ce qui la contrarie. L’homme est soumis à des sentiments qui ne dépendent pas de lui-même, mais de la fortune, dont le pouvoir est tel qu’il est souvent « contraint de faire le pire même s’il voit le meilleur » (IV, préface). L’impuissance de l’homme à contenir et à gouverner ses passions, Spinoza l’appelle Servitude. « Pareil au flots de la mer agitée par des vents contraires » (Eth. III, 59, scolie) le climat de la passion est un régime de paroxysme et d’instabilité qui comporte des joies violentes et des tristesses amères, des amours et des haines aisément déchainées, des espérances et des craintes chimériques suivant que le corps est agité de multiples façons par des corps extérieurs ce qui fait que la maîtrise des passions ne pourra jamais être totale et définitive[17].

 

INTELLIGERE. De toutes façons, la maîtrise des passions ne peut pas consister en un empire de l’âme sur le corps, mais seulement en une certaine maitrise de l’âme sur elle-même. Le remède aux passions ne passe donc pas par un dressage ou une domestication du corps, mais par une médecine de l’âme, à savoir l’exercice du pouvoir de comprendre (intelligere) qui se décline à trois niveaux : les célèbres trois genres de connaissance. « Toute pensée porte en effet en elle-même le pouvoir de revenir réflexivement à elle-même, dit J. Beaufret, de telle sorte que ce qu’elle pensait déjà lui apparaisse dans une lumière autre ». Les mêmes choses peuvent être ainsi connues de trois manières  différentes et l’effectuation et l’augmentation de notre puissance d’agir (que nous poursuivons nécessairement tous, (l’homme raisonnable comme l’homme dément) ainsi que la joie qui en découle sera, à chaque fois, de nature profondément différente.

1-La connaissance imaginative est par excellence le pays des passions. Les choses que j’imagine autour de moi sont tantôt favorables tantôt contraires à l’espèce de chose que je suis moi-même. Comment dès lors ne pas m’en réjouir ou m’en attrister, ne pas les aimer ou les détester, les espérer ou les redouter ? D’autant plus quand ces choses sont des hommes qui me concernent d’encore plus près ! Alors je les qualifie de bons ou de mauvais, d’amis ou d’ennemis, d’aimables ou de perfides suivant qu’avec eux je trouve ou non mon compte. Tout est une question de bonnes ou de mauvaises rencontres (occurcus) comme quand on se promène dans la rue et qu’en fonction des gens rencontrés, du degré de perfection ou de réalité des idées (modes de pensée représentatif) que nous en avons, notre puissance d’agir augmente ou diminue, nos affects ou sentiments (affectus, modes de pensée qui ne représentent rien) ne  cessant de varier, passant de la tristesse à la joie ou inversement. Et  la probabilité des mauvaises rencontres augmente nécessairement quand le corps vieillit, se fatigue et que diminue sa puissance d’agir. Les rencontres qui sont fondées sur la connaissance imaginative,  sur une idée inadéquate de la personne aimée génèrent des affects instables qui passent facilement d’un amour passager et illusoire à une haine inexpiable qui achève la décomposition, la destruction de rapports uniquement initiés par un « appétit bassement sensuel ». A ce niveau tout se rapporte à moi qui demeure encore comme un imperium in imperio .

2-Avec la connaissance discursive les choses qui m’entourent ne sont ce qu’elles sont qu’en obéissant à des lois générales qu’elles ne peuvent enfreindre. Et cette connaissance par la cause qui est adéquate désamorce pour ainsi dire le pouvoir des passions car elle me rend capable de ce qui est pour Spinoza l’essentiel : humanas actiones non ridere, non lugere nec detestari sed intelligere[18], ne pas tourner en dérision, ne pas déplorer ou se lamenter ni maudire mais comprendre. Quand quelqu’un m’humilie et m’insulte, commente Beaufret, si je réfléchis que mon adversaire n’est qu’une marionnette tirée par des ficelles et que, jouant son jeu, j’en joue aussi un autre, alors je cesse de jouer mais je comprends et contemple sub specie aeternitatis[19]. L’insulte ne m’atteint plus et je me réjouis au contraire sans arrière pensée.

3-Mais la connaissance discursive n’est nullement encore la connaissance intuitive du troisième genre, elle ne découvre que le premier plan d’une nécessité encore plus intime qui nous fait accéder à un monde de pure intensité où les essences ou les « choses singulières » sont supposées convenir les unes avec autres dans une espèce d’expérience mystique et athée. Une manière de comprendre ce troisième genre c’est de voir que le rapport proprement physique de la cause à l’effet tel qu’il se constitue d’un bout à l’autre de la nature  est lui-même sous-tendu par un rapport non plus physique mais mathématique celui de la conséquence au principe qui me permet de dire non seulement Natura sive necessitas (la nature ou la nécessité) mais bien Deus sive natura, Dieu ou la nature : la causalité immanente de la nature naturante est en effet le fond de la causalité transitive qui se déploie dans la nature naturée. Rappelons que dans l’histoire des hérésies l’accusation d’immanentisme a été l’accusation fondamentale.

 L’intelligence de l’ordre telle qu’elle s’affirme nécessairement à ce deuxième et troisième niveau de connaissance tient donc nécessairement en échec la force des passions. En effet, par la connaissance et la réflexion, « un affect qui est une passion cesse d’être une passion sitôt que nous en formons une idée claire et distincte ».  « Ceci vaut pour tous les affects ou sentiments (affectus), car « il n’est pas d’affection (affectio, état d’un corps en tant qu’il subit l’action d’un autre corps) du corps dont nous ne puissions former un concept clair et distinct ».

 

PASSIONS TRISTES. C’est E. Macron discutant pied à pied avec les ouvriers de Whirpool  qui a contribué à mettre en honneur cette expression spinoziste et à la porter sur le devant de la scène. "Je ne crois pas à la jalousie française qui consiste à dire que les gens qui réussissent doivent être taxés (...) Je veux qu'on célèbre ces réussites, ce qui est une passion joyeuse. Si on commence à jeter des cailloux sur les premiers de cordée, c'est toute la cordée qui s'effondre". La haine nous empoisonne et la culpabilité qui est une haine retournée contre soi nous empoisonne aussi. Avec la progression fulgurante du  national-populisme on assiste à un déferlement de haine, de peur, de colère, de mensonge, de violence, de honte, de regret, de vengeance, de désespoir, d’envie, de repentir qui sont toutes autant de déclinaison de la haine, et « la haine ne peut jamais être bonne [20]». Ces passions tristes, ce pessimisme et ce dénigrement systématique dont les français sont experts sont particulièrement délétères car elles nous séparent de notre puissance d’agir. Elles sont non seulement ruineuses pour le lien social mais elles nous détruisent d’abord nous-mêmes.

 

On voit qu’il existe bien en nous une forme de dualité mais elle n’est pas entre le corps et l’esprit ni entre la passion et la raison mais entre la joie et la tristesse : l’une est une affection positive qui augmente la puissance d’agir du corps (le sage n’est pas affectivement inerte, apathique, et, en un sens,  rien de grand ne se fait sans joie sinon sans « passion ») alors que l’autre, négative, la diminue. Si la tristesse est toujours une passion triste, la joie, au contraire, « passage d’une moindre a une plus grande perfection », peut être tout aussi bien une passion qu'une affection active qui n'enveloppe aucune passivité et c'est la différence entre la joie active et passive qui permet de distinguer la joie qu'éprouve l'homme sage de celle de l'homme ignorant. Cela demande quelques éclaircissements.

Les affects (affectus), par définition, sont des réalités psychophysiques qui expriment des modifications ou des affections (affectio) de la puissance d’agir du corps et de l’esprit. L’affect, pour Spinoza, désigne en effet « les affections (affectiones) du corps qui augmentent ou diminuent, aident (augetur) ou contrarient (cœrcitur) la puissance d’agir de ce corps, et en même temps les idées de ces affections ». L’affect, qu’il soit une action ou passion, recouvre à la fois une réalité physique (certaines affections corporelles) et une réalité mentale (les idées de ces affections), et il implique une corrélation entre ce qui se passe dans l’esprit et dans le corps.

Or selon que nous sommes cause totale ou partielle de nos affects, selon qu’ils nous expriment pleinement ou qu’ils reflètent l’impact de causes extérieures, elles n’ont pas exactement la même nature. Spinoza distingue ainsi deux types d’affects, l’action et la passion, en fonction de la cause qui les produit. Une passion joyeuse, comme une rencontre heureuse avec une chose (un aliment que je m’assimile ou un être que j’aime), va inciter à renouveler ce sentiment heureux, et, par conséquent, va avoir un rôle moteur chez l'individu : il devient dynamique, c'est la manifestation du conatus. Il va à présent rechercher des situations heureuses pour renouveler ce sentiment de puissance et en même temps, chercher à l'accroître. L’éthique renvoie toujours à un problème de puissance, jamais à un problème de devoir.

L’action désigne un affect dont nous sommes la cause adéquate, autrement dit une cause dont les effets s’expliquent clairement et distinctement par notre nature, expriment sa puissance propre et où, conquise, la puissance d’agir, n’est plus séparée de moi. La passion, en revanche, est un affect dont nous sommes la cause inadéquate, une cause dont les effets ne s’expliquent que partiellement par notre nature et qui demeurent confus de ce fait. « Si donc nous pouvons être cause adéquate d’une de ces affections, alors par affect j’entends une action ; autrement une passion. » Telle est la différence entre joie active (la béatitude) et joie passive. Mais comme le remarque J. Beaufret, « quand l’âme fait jaillir réflexivement d’elle-même la source d’une vie nouvelle,  à cet approfondissement réflexif de l’âme répond parallèlement une transformation de la nature  du corps » et, par exemple, « le corps du citoyen qui expose sa vie et remue bras et jambes pour le salut de la République n’est pas tout à fait le même corps que celui de l’individu qui n’a d’autre tendance que de persévérer dans son être individuel. Ne trouve-t-il pas en effet son épanouissement dans l’exercice d’autres aptitudes dont l’exercice suffisait jusqu’ici à sa perfection ?  » Personne en effet n’a déterminé encore ce que peut le corps (III, pro. 2) et tout le secret de l’éducation n’est-il pas dans l’augmentation des puissances d’affecter et d’être affecté du corps[21] ? De même que Dieu, la puissance absolument infinie, la « substance » hors de quoi il n’y a rien, est à la fois matière (étendue) et esprit (pensée),  de même on se sauve toujours corps et âme quand, dira Rimbaud, il nous devient « loisible de posséder la vérité dans une âme et un corps ».

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Si l’on pouvait utiliser le mot de « péché » qui, en hébreu, paraît-il, veut dire : manquer sa cible, on pourrait dire pour résumer d’un mot la pensée de Spinoza, pour conclure et pour être entendu de tous : il n’y pas de « péché » contre le désir, il n’y a pas d’autre « péché » que la tristesse,  l’éthique de Spinoza est de part en part un hymne à la joie.

 

 

[1] Warum soll ich mich verändern, wenn ich mich wohlbefinde? Schiller

Pourquoi devrais-je changer alors que je ne me suis pas encore pleinement trouvé ? Deviens d’abord ce que tu es (en puissance) ! Werde der du bist !

[2] Répondre aux déterminations de notre propre nature, intérioriser la nécessité jusqu’à ce qu’elle soit nous-mêmes, telle est la liberté pour Spinoza. « Quelle est le sceau de la liberté réalisée demandait Nietzsche ? ne plus rougir de soi » G.S. 275. Consentir à notre désir c’est aussi une façon de consentir au monde, d’aimer et de chérir ce que nous avons sous la main en nous inscrivant en lui, dans cette concaténation universelle (l’enchaînement des causes) qui n’est plus une contrainte dès que je la reconnais : telle est la seule liberté dont nous soyons capable. Le chemin qui conduit au bonheur est un chemin d’acceptation de ses désirs non un chemin négateur de renoncement.

[3] « La philosophie est une méditation de la vie non de la mort  et le sage ne pense à rien moins qu’à la mort ». La mort n’est-t-elle pas toujours une étrangère, un accident extrinsèque, une mauvaise rencontre, la camarde à la faux qui vient nous enlever une vie qui ne porte en elle rien de négatif mais qui est ouverte sur tout ce monde de l’extériorité ? Penser à la mort est la chose la plus immonde nous dit Deleuze, elle vous rend triste et stupide, incapable de former des « notions communes », des rapports entre corps affecté et corps affectant, des rapports qui  puissent nous convenir. Sur ce sujet rien de plus spinoziste que cet aphorisme de Nietzsche (nous l'avons commenté ci-dessus dans Djerba : "Il faut quitter la vie comme Ulyssse quitta Nausicaa en la bénissant non en pleurant sur elle (nicht beliebt)".

[4] Même dans la cité l’homme, pure puisssance de vie qui a des droits avant d'avoir des devoirs, ne peut renoncer à ce droit naturel de persévérer dans l’être, droit qui, contre l’absolutisme de Hobbes, vient équilibrer pour Spinoza le pouvoir du Souverain. Puisqu’il n’ y a pas d’Un supérieur à l’être qui se dit de tout ce qui est (univocité de l’être) la question politique pour lui n’est pas celle de la hiérarchie et de l’obéissance, elle se formule plutôt ainsi : comment être libre, comment effectuer ma puissance (la puissance est toujours en acte) de la meilleure façon ?

[5] « La conquête du superflu donne une excitation spirituelle plus grande que la conquête du nécessaire. L’homme est une création du désir non une création du besoin » écrira de son côté G. Bachelard. Le désir est infini, toujours insatisfait, il concerne beaucoup plus notre être que notre avoir. « Ce n’est pas dans la peine mais dans la joie » d’un désir essentiellement affirmatif que « l’homme a trouvé son esprit » continue Bachelard.

[6]Der Mensch soll immer streben zum Besseren; und wie wir sehen, er strebt auch
immer dem Höheren nach, zum wenigsten sucht er das Neue. L’homme comme nous pouvons le voir doit s’efforcer toujours vers le meilleur ou pour le moins doit s’efforcer à rechercher la nouveauté.

 

Chez Goethe immense est la fortune sémantique des concepts de force et d’énergie, des mots de  « Kraft » et de ses dé́rivés tels que « Drang », « Trieb », « Streben », « Tätigkeit » comme l’est, en grec et chez Aristote, le couple fécond dunamis/énergeia,  en latin vis, virtus, potentia, mais aussi momentus et en français, force, puissance, vertu, moment, action, effort, énergie, travail et pression et leurs équivalents dans les autres langues européennes. Streben  connote « une attitude héroïque de l’esprit et de la volonté, une sorte de tension orgueilleuse par laquelle l’individu s’efforce d’exalter toutes ses facultés pour se dépasser lui-même et franchir les limites où il a été placé par le destin. D’où aussi une inaptitude à se résigner à ce qu’il y a de borné et de fragmentaire dans la condition, le savoir et le pouvoir humains 

[7] Pour Spinoza comme pour Goethe il y a une identité de l’être et de la perfection d’où ce cers célèbre du Fiancé : « Wie es auch sei das Leben, es ist gut », quelle que soit la vie, elle est bonne, vivre est bon. La proposition 24 : « Plus nous connaissons de choses singulières, plus nous connaissons Dieu » sera aussi au centre de son panthéisme.

 

[8] Il ne faudrait pas, disait Ricoeur qui fut mon professeur, séparer l’ontologie toute positive de Spinoza qui ne peut comprendre la négation que comme destruction et l’ontologie toute négative de Sartre qui repousse symétriquement la positivité de l’être dans l’extériorité de la chose. "Notre effort, écrivit Rilke en utilisant le mot français, "ne peut tendre qu'à poser l'unité de la vie et de la mort... La mort (je vous conjure de le croire) est la vraie affirmatrice. Correspondance p. 533.

[9] Comme le dit si bien Deleuze, ils ont besoin de cette passion fondamentalement mortifère, ils ont besoin de la tristesse de leurs sujets, ils ont besoin de cultiver et de faire régner la tristesse, de les faire se lamenter, se plaindre de leur propre condition misérable afin de pouvoir juger, de les faire passer en jugement devant une instance supérieure à l’être (les « valeurs » qui réaliseraint notre essence d'être raisonnable, essence qui est alors prise pour fin) et développer mauvaise conscience, repentance, remords.

[10] « Le vivant veut avant tout dépenser sa force ; la conservation n’en est qu’une conséquence entre autres ». La puissance nous dit Deleuze n’est pas ce que veut la volonté (comme ceux qui ne peuvent conquérir le pouvoir qu’en cultivant un régime de tristesse) mais ce qui veut dans la volonté. Depuis La notion de dépense, comme un papillon attiré par la flamme, G. Bataille n’a cessé de tourner autour d’une telle pensée ce qui le conduira aussi à remettre implicitement en cause la proposition spinoziste (et leibnizienne) : le mal n’est rien. De la vient peut-être le fait que Deleuze dont, pendant 4 ans, j'ai suivi les cours à la Sorbonne avec beaucoup d'attention et un immense intéret, n'a jamais pris en considération la tragédie et le tragique, le fait que la disparition est la condition de possibilité de toute apparition. La question de la réalité du mal et en particulier du mal moderne m'a interrogé et requis toute ma vie.

[11]  Corps et esprit ne sont pas deux réalités séparées et le corps est de nature aussi divine que l’esprit. « User des choses et y prendre plaisir autant qu’il se peut, est d’un homme sage. C’est d’un homme sage de se réconforter et de réparer ses forces grâce à une nourriture et des boissons agréables prises avec modération, et aussi grâce aux parfums, au charme des plantes verdoyantes, de la parure, de la musique, des jeux du gymnase, des spectacles… dont chacun peut user sans faire tort à autrui ». Eth., 45 scolie. « La Raison ne demande rien contre la nature ; elle demande donc que chacun s’aime soi-même, qu’il cherche l’utile qui est sien, c’est-à-dire ce qui lui est réellement utile, et qu’il désire tout ce qui conduit réellement l’homme à une plus grande perfection » Eth. III, définition des  sentiments, IV, 24, démonstration. Bien loin de désirer le désirable en soi (le Bien transcendant), le bon est ce que nous désirons mais il n’est tel que si nous sommes éclairés par la raison. Eth. IV, 8, démonstration. L’éthique est donc  « par delà Bien et Mal », c’est une question de puissance et elle consiste, selon le tout puissant schème hébraïque,  à sortir de la maison de servitude et non à obéir à l’interdit religieux ou humain alors qu’il s’agit de lois, de rapports nécessaires. Notre désir d’être se confond avec l’éthique elle-même dira Jean Nabert. Il n’y a pas de méchants ou d’hommes de bien, il y a seulement des esclaves et des êtres impuissants, des manières d’être, des modes d’existence ou des styles de vie marqués par la faiblesse, la vulgarité et la servitude. Il y a des hommes qui ne sont jamais contents, qui passent leur temps à faire la somme de leurs malheurs, qui ne voient que le petit côté des choses, qui cherchent à abaisser toute chose en y dénonçant, par exemple,  l’intérêt qui s’y cache. Cf. Gai Savoir § 3.

[12] Ce que Spinoza appelle Dieu s’identifie avec ce qui est (Deus sive Natura), réalité suffisante qu’aucune autre réalité plus parfaite ne peut venir transcender et dévaluer et qui, si elle  n’est certes pas là pour nous faire plaisir, n’a pas la forme humaine trop humaine d’un roi ou d’un législateur.

[13] « Le propre de la raison est de reconnaître toute chose comme nécessaire et non comme contingente ». Rationalisme qui permettra à Spinoza de poser les fondements de la première lecture critique et historique de la Bible dans le Traité théologico-politique paru anonymement en 1670. Seule « la sagesse surhumaine » du Christ libérée du biais de l’imagination par lequel s’exprime le don de prophètie, possède, pour Spinoza, une valeur universelle.

[14] Celui qui est éclairé sur ce qui vraiment nous convient peut dire avec Spinoza homo homini Deus, l’homme est un dieu pour l’homme, car rien n’est plus utile à l’homme que l’homme.

[15] Une idée adéquate est une idée vraie ou complète ainsi l’idée astronomique du soleil est plus complète que la représentation optique (imaginative) d’un soleil qui se lève et se couche, idée d’affection qui ne connaît la chose que par son effet et qui indique beaucoup plus la constitution de mon corps que celle du soleil. Le propre d’une idée vraie est de s’affirmer d’elle-même, les idées ne sont pas « des peintures muettes ».

[16] Qu’est-ce qui agit lorsque c’est l’âme qui pâtit ? Spinoza tourne le dos à la tradition qui attribuait au corps la cause des passions. Exempt de toute responsabilité dans la formation des idées passionnelles confuses, le corps est réhabilité, recouvre son innocence et cesse d’être méprisé.

 

[17] « Il ne peut pas se faire que l’homme ne soit pas une partie de la Nature et ne puisse pâtir d’autres changements que ceux qui peuvent se comprendre par sa seule nature et dont il est cause adéquate. »
« De là suit que l’homme, nécessairement, est toujours sujet aux passions, qu’il suit l’ordre commun de la nature et lui obéit et qu’il s’adapte autant que l’exige la nature des choses ». Proposition IV de l’Éthique IV et son corollaire.  L’homme doit donc renoncer à l’illusion de la toute-puissance et cesser de croire que l’âme dispose d’un pouvoir absolu sur ses passions.

 

[18]  § 4 du premier chapitre du Traité politique. Il y a une raison des passions même si les hommes ne peuvent s’expliquer leur impuissance que par le recours à la théorie d’un vice de la nature humaine et vont la fustiger de manière tout aussi passionnée que les passions qu’ils dénoncent ; ainsi font les théologiens, les amuseurs publiques et les mélancoliques. Rien de plus spinoziste au contraire que le refus nietzschéen de l’aigreur maligne des négateurs, des moqueurs satiriques, des déçus de la vie et des nostalgiques  : tu ne jugeras pas ! disait déjà l’Evangile et Nietzsche : « Amor fati : que cela soit dorénavant mon amour. Je ne veux pas entrer en guerre contre la laideur. Je ne veux pas accuser, je ne veux même pas accuser les accusateurs. Détourner mon regard, que ce soit là ma seule négation ! Et, somme toute, pour voir grand : je veux, que quelle que soit la circonstance, n’être une fois qu’affirmateur ! » Gai Savoir § 276. Paul ne disait-il pas aussi du Christ : il n’y a eu que « oui » en lui » (Ep. Timothée).

 

[19] Sous l’aspect de l’éternité. « Expérimenter » hic et nunc que nous sommes éternels ne veut pas dire que nous nous sachons immortels et que nous pourrions durer éternellement mais que nous pouvons percevoir quelque chose comme existant hors du temps et de l’espace comme lors d’une contemplation de beauté où nous expérimentons que le temps s’arrête ou dans l’expérience mathématique. Les liens qui unissent aux principes les théorèmes de la géométrie nous introduissent dans le rapport tout intérieur ou immanent de l’un au multiple, de Dieu au monde ou de la nature naturante à la nature naturée.

[20] Ethique, quatrième partie proposition XLV.

[21] La capacité d’être affecté de multiples façons est fonction de la puissance d’un corps. Proposition 39, scolie. « Dans cette vie nous nous efforçons de faire avant tout que le corps de Bébé se change, autant que sa nature s’y prête et le souffre, en un autre qui soit apte à beaucoup de choses, et qui se rapporte à un esprit qui ait une grande conscience de soi et de Dieu et des choses. »  Mens sana in corpore sano, un esprit sain dans un corps sain,  c’est l’idéal de l’éduction humaniste, celle de Rabelais, Montaigne, Erasme ?

 

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