Ecologie bataillienne

 

La première version de ce texte Ecologie Bataillienne était depuis longtemps sur le site quand Christian Limousin l'a découvert et m'a demandé de bien vouloir  la faire paraître dans le livre collectif qu'il a dirigé avec Jacques Poirier : La part maudite de Georges Bataille. La dépense et l'excès. Classique Garnier 2115. Je l'ai alors remaniée et réintitulée : Coup de foudre. A propos d'écologie : Nietzsche, Bataille et les autres...

En vertu des engagements que j'ai pris auprès des éditions Garnier qui se réservent l'excluisivité de la publication j'ai procédé alors à un certain nombre de coupes ; on ne trouvera l'intégralité de ce texte que dans le livre ci-dessus mentionné.

 

 

 

 

Walter de Maria. The lightning field. 400 mats d’acier, 1 mile x 1 km, nouveau Mexique, 1977.

L’exubérance est beauté

William Blake

La part maudite parut en 1949. G. Bataille travailla avec passion dix-huit années durant sur cet ouvrage d'économie politique qui avait pour ambition de donner une explication générale de l'histoire fondée sur l'économie. L'abondance des notes et des esquisses rassemblées dans le tome VII des œuvres complètes témoigne de cet intérêt passionné et de la ténacité avec laquelle il poursuivit sa recherche. Bien loin d'être marginal, ce texte est, avec l'Erotisme dont il est si proche, le cœur battant de l'œuvre de Bataille et il y propose un renversement dont l'ampleur n'aurait dû échapper à personne. Il se heurta pourtant à un silence quasi total. Que plus de soixante ans plus tard, ce texte ait pu trouver, chez les penseurs de l'écologie radicale, l'écho et le prolongement qu'il mérite, constitue sans doute un de ses plus surprenants paradoxes. Contre toute attente on se réclame en effet de lui aux États-Unis comme en France et Allan Stoekl[i], Yves Cochet[ii] ou le Roumain Nicholas Georgescu-Roegen[iii] s'y réfèrent avec faveur.

 

Il n'est peut-être pas sans intérêt de rappeler que La part maudite devait être le titre d'un triptyque constitué par La Consumation, L'Erotisme et La Souveraineté. Dans cette trinité où chaque terme renvoie aux deux autres, il est singulier que ce soit le curieux barbarisme de consumation (le mot n'est pas dans le Littré mais on conçoit que Bataille, en bon terroriste, dirait Paulhan, ait pu le préférer au vocable si beau mais trop policé de consomption) qui exprime sans doute le mieux ce qui est comme la matrice de toute la pensée de G. Bataille[iv]. "Comme une flamme je brûle et je me consume" écrivait Nietzsche dans le Gai Savoir. Que, de façon récurrente, l'on retrouve chez l’un des plus grands penseurs de la finitude comme Bataille, cette image de la flamme pour dire l’appartenance intime de la vie et de la mort n'est pas, bien sûr, un hasard. La flamme en effet est vie, mais elle n’est vie qu’en épuisant et en brûlant la vie, qu’en se consumant dans une mort incessante jusqu’à ce que la mort définitive vienne y mettre fin. Sans le verzehren (consommer, consumer, dépenser, miner, ronger, ruiner,  anéantir…), sans la mort ainsi à l’œuvre, comment parviendrions-nous jamais à la joie et à la douleur du jour ? La prétendue thanatophilie de Bataille n'a pas d'autre mystère, elle n'est que l'expression d'une pensée essentiellement affirmative. « Aimer la mort » cela seul signifie « aimer la vie sans restriction, l'aimer jusqu'à la mort y compris » comme l'écrit Laure (Colette Peignot) qui pendant cinq ans partagea avec Bataille la fièvre d'un amour avide d'excéder les limites. Dans les dernières lettres qu'elle lui adresse, cette économie de la perte -si tant est que l'on puisse utiliser cet oxymore- s'exprime avec rage et violence : « disperse, gâche, détruis, livre aux chiens tout ce que tu veux, lui écrit-elle à l'agonie ».

 

Mais, en mode mineur et pour prendre un modèle plus « réduit », la consomption à l'état pur nous est donnée quotidiennement avec le tabac, objet de don et de contre-don, avec le tabac qu'on allume et qui ne scintille et ne rutile que pour se consumer. Il n'y a pas de gaspillage plus banal, en effet, que celui de la cigarette qui incarne ce consentement, cette ardeur à perdre qui frappe de nullité tous les discours moralisateurs contre le tabagisme. Cette dépense luxueuse touche à peu près toutes les bourses et il y a, reconnaissait Bataille, une sorcellerie cachée dans les fêtes de la fumée, dans les volutes de la fumée qui ne cessent de se dérober. Pessoa, l’émissaire sans roi, en savait quelque chose. Celui qui fume est « en accord avec les choses, la fumée s'échappant doucement de la bouche libère un moment du besoin d'agir et donne à la vie, la liberté, l'oisiveté qu'on voit aux nuages»[v].   Au-delà du besoin, au-delà du nécessaire, le tabac est la dépense en pure perte ou la dépense à fonds perdu. Ce pur plaisir de la gorge - plaisir de l'auto-affection- est celui là même de la vie, mais de ce plaisir bien vite il ne reste rien, l'incinération du tabac, denrée consomptible par excellence, est d'emblée vécue comme une conduite de deuil, mais comme une conduite de deuil un moment maîtrisée puisque, si nous sommes fumés par le temps qui nous réduit en cendre, en fumant je renverse un instant  la relation de sujétion.

 

On ne peut penser l'expérience de G. Bataille que dans l'horizon des événements du XXe siècle notamment dans celui des crises de surproduction qui allaient mener l'humanité au désastre de la guerre mais aussi de la fabuleuse accumulation des richesses que nous avons pu connaître dans la société d'abondance des Trente Glorieuses[vi].  Le développement exponentiel du capitalisme avait réussi, en un temps record, à réduire la misère sur la planète, à donner à l'homme ou du moins à l'homme d'Occident un niveau de confort que, dans la courte histoire de l'homo sapiens, il n'avait jamais connu.

 

Et pourtant dès la première crise du pétrole, les « Verts » avaient sonné l'alarme, et, en 1974, René Dumont pouvait déclarer sans détour : « Si nous maintenons le taux d'expansion actuelle de la population et de la production industrielle jusqu'au siècle prochain, ce dernier ne se terminera pas sans l'effondrement de notre civilisation »[vii]  Dans le compte à rebours qui s'est enclenché, nous savons désormais que nous risquons fort d'assister, très rapidement et en direct, à cet effondrement. A l’époque de ce qu’on a pu appeler l’anthropocène, la pression que l'activité humaine, , exerce sur l'environnement peut se mesurer par la surface des terres et des eaux dont chacun a besoin pour produire les ressources qu’il consomme et pour absorber ses déchets. Elle est inégalement répartie puisqu'elle est de 9,5 hectares pour un américain et de 1 hectare pour un africain mais, de façon globale, depuis  plus de 20 ans, l'empreinte écologique de l'humanité excède les capacités de régénération des écosystèmes de la planète, ce qui se traduit par la déforestation, l'épuisement des « stocks » de baleines, de poissons, le lessivage des sols,  la raréfactions des énergies fossiles etc. Dans ces conditions, l'alternative à l'apocalypse en marche serait donc la croissance zéro inventée en 1972 par les industriels et les fonctionnaires  du club de Rome, devenue aujourd'hui impératif de la décroissance  : ne pas épuiser notre capital naturel, consommer moins pour produire moins, manger bio, être frugal, se déplacer à bicyclette, réduire son empreinte carbone, pratiquer le covoiturage, recycler ses déchets... il s'agit à chaque fois non de prôner le « développement durable »[viii], expression oxymorique produit de compromissions hypocrites, mais bien  d'enrayer le « développement » afin que l'écosystème dure defaçon soutenue (sustainability disent les anglophones qui dominent cet étrange marché). Mais nous savons que durer et brûler n'ont jamais fait bon ménage et il est clair que la logique dépressive du « rationnement » ou le tiède conformisme de la « restriction » pour reprendre l’expression de Hans Jonas ou encore que « l'ivresse joyeuse de l'austérité  partagée »  prônée par le nouveau prêtre des objecteurs de croissance, Serge Latouche, sont autant de passions tristes qui sont aux antipodes de la dépense glorieuse et improductive, négativité sans emploi, que Bataille célébrait dans l'article de 1933 : La notion de dépense.

 

Distance vertigineuse que l'on peut mesurer autrement. Les vertus célébrées par l'écologie qui chez certains ont pris rang de nouvelle religion – religion qui a son paradis (le monde "bio"), son péché originel (l’empreinte carbone) et son diable cause de de toutes nos transes et de tous nos cauchemars  (le réchauffement climatique)– sont celles-là même que Calvin, pourtant né à l'ombre de la cathédrale de Noyon, avait prêché dans la République de Genève. Le génie latin, le génie baroque du catholicisme avait alors fait place à l'austérité et à la frugalité vantées par l'imprécateur genevois. On connaît la thèse de Max Weber : le protestantisme, sa morale puritaine et sa théorie angoissée de la justification par la foi est une des causes de la revalorisation du travail, de la gestion rationnelle du capital, de la condamnation de l'oisiveté et des dépenses somptuaires et constitue ainsi le substrat culturel du  capitalisme. La prospérité du capital fondée sur la réduction des coûts et le réinvestissement des bénéfices donne au croyant l'assurance (Bewahrung) qu'il recherche et est interprétée comme le signe, dans le monde, d'une élection suprême. La cupidité et les .passions avaricieuses condamnées par l'Eglise sont rebaptisées du nom d'« intérêt » et sous l'influence du protestantisme vont non seulement être considérées comme honorables mais vont se transformer en vocation (Beruf). L'épargne et la frugalité relèveront alors de la vertu et de l'ascèse. La haine de la dépense devient désormais la raison d'être de cette bourgeoisie que Bataille honnit et qui, dans sa rapacité sordide si affreusement petite, constitue pour lui la plus sinistre mutilation, la plus radicale annulation de l'homme et de toute espèce de communauté que l'histoire ait connue.

 

A la limite, on pourrait faire plutôt de l'œuvre de Bataille une célébration avant la lettre du capitalisme postmoderne dans la mesure où celui-ci s'est constitué en rupture complète avec les valeurs traditionnelles de l'ethos bourgeois que nous venons d'énumérer (sobriété, frugalité, calcul, prévision...).  Sa façon de prendre du risque, de dilapider aveuglément toutes les ressources dans l'espoir d'un profit à court terme, de faire de la part maudite sa motivation suprême et de la vie normale une révolution et un carnaval permanents... ne trahit-elle pas sa ressemblance avec le rituel du potlatch, ainsi que le soutient J. J. Goux[ix] ? Avec les nouveaux carnassiers sans scrupules et sans pitié de la finance lâchés dans la jungle du marché mondialisé, nous voici en présence d’un capitalisme énergumène dont le mode de dépense et le gaspillage illimité sont, dans l’histoire, sans précédent. Comme si elle était traversée par une dynamique sacrificielle, la rage puritaine des affaires (l’enrichissement sans fin) n’est plus la cage d’acier dont parlait Max Weber, elle s’empare de nos affects et en vient à comporter une sorte de vitalité expansive, de démence, de compulsion catastrophique et perverse génératrice de besoins imaginaires, de simulacres, de déchets et de gaspillage dont l’évolution aurait pu intéresser Bataille comme elle a intéressé Klossovski. (...)

l’espace social n’a pas de centre, il est hétérogène et contradictoire et il faut tout faire pour le protéger et faire proliférer les différences en  valorisant les sociétés qui fonctionnent au désordre, à l’incertitude, au désaccord, au conflit, à l’hétérogène. La métaphore du jardinier utilisée par Hayeck est éloquente. Comme le jardinier qui cultive son jardin et ne donne aux plantes, avec une bonne terre, que les moyens de croître et de se développer, l’intervention néolibérale ne peut elle aussi qu’instituer le marché, que libérer la concurrence, que préparer les cadres et les structures qui vont permettre à un maximum de choses imprévues de se produire. Le penseur libéral connaît en effet les limites de la connaissance et, en bon disciple de Hume, il sait que le monde social lui échappe, qu’il n’est pas homogène et totalisable et que, en conséquence, ne pouvant augurer des résultats, il sera toujours confronté à la venue de surprises imprévues. On voit ce qui intéresse Foucault dans le néolibéralisme : celui qui donna le coup d’envoi de l’édition des oeuvres complètes de Bataille retrouve dans le néolibéralisme une pulsion anti-totalitaire dirigée contre la folie d’Etat, une pulsion anti-autoritaire qui rend attentif à l’extrême diversité des luttes sociales. Et cela n’est pas sans évoquer bien sûr l’insistante fascination que connut Bataille pour ce qu’il appelait l’hétérogène[xi] : l’hétérogène, ce qui est radicalement étranger au monde homogène du travail et de la valeur d’échange (dont la mesure est l’utilité, la production et l’argent), ce qui est rebelle à toute connaissance identifiante et homogénéisante est, pour Bataille, tout ce qui a été refoulé et exclu de la société bourgeoise, tout ce qui pourrait sauver le monde de l’équivalence générale et de la platitude dans lequel il s’enlise.

 

On a vu que le modèle du jardin était l’expression chez Hayeck du scepticisme qui fait le fond du néolibéralisme et de l’attention qu’en conséquence celui-ci portait à l’infinie variété du monde social. En un sens voisin, jardiner la planète, mot d’ordre de certains écologistes, c’est aussi la soigner, la cultiver (colere), refuser de la soumettre à la volonté hégémonique des humains qui, avec l’agriculture intensive, cherchent à en devenir maîtres et possesseurs. Mais on sent bien ici que, pour approcher l’hétérologie de Bataille, il faudrait changer quelque peu de modèle, de dimension, de métaphore. Le sable de l’incommensurable désert qu’illumine nuitamment le feu du ciel, le jardin devenu champ de foudre serait sans doute plus à même de traduire ou de figurer ici sa pensée. « Champ de foudre » (lightning field) est le titre de la célèbre installation de l’artiste américain Walter de Maria. Cet artiste du land-art aux préoccupations écologiques installa au cœur du désert, dans l’Etat du nouveau Mexique, quatre cents poteaux d’acier dressés vers le ciel.  Comme ces quatre cents mâts d’acier régulièrement plantés pour attirer la foudre et en attendre la venue, l’œuvre désœuvrée de Bataille est elle aussi, entre ordre et désordre, a lightning field.  L’affinité entre art et nature, entre l’homme et le paysage est ici portée à sa plénitude et c’est le ciel qui ici se pense en nous et révèle en même temps, nous le verrons, une part de nous-mêmes ; l’éclair me dure écrivait sobrement René Char…[xii], l’éclair qui touche à la limite (sub-limis), l’éclair qui ravit et ravage, l’éclair d’or -ainsi l’appelait Nietzsche[xiii]- inappropriable consomption, figure de l’Ereignis, de l’événement, de ce qui a lieu, de ce qui arrive, sauvage, suprenant, imprévisible, singulier et qui cependant, intimement, nous correspond (sich eignen).

 

 Le jardin d’Hayeck n’est donc pas le champ de foudre et le rapprochement  entre la frénésie du capitalisme postmoderne et la pensée de Bataille ne peut être que stratégique, provisoire, circonstantielle. La gouvernementalité néolibérale base d’un capitalisme différencialiste postmoderne ne fait droit à la diversité et ne respecte l’infinie différence des pratiques et des choix identitaires que pour mieux les unifier par le marché. En se fondant sur le principe d’utilité pour gouverner la société elle produit des effets d’homogénéité et un nouveau régime normatif dans lequel l’intéret occupe encore une place centrale, dans lequel l’économique reste toujours au coeur du social, du culturel ou de l’identitaire[xiv]. Ce capitalisme postmoderne dont la vitalité nous fascine reste ordonné à la seule recherche de l'utilité qui constitua la première cible de Bataille dans l’article de 1933,  La notion de dépense. Normalisé, banalisé, ce capitalisme n’a en tous cas guère de rapport avec l’intimité, l’hétérogène, le sacré et la dépense glorieuse dont parle Bataille. A l’évidence, Il nous faudra faire intervenir des distinctions plus subtiles.

 

Mais il reste que faire à l’inverse le portrait de Bataille en écologiste peut sembler quelque peu déplacé et saugrenu. Les propositions  d'économie sous toutes ses formes que les « Verts » cherchent si laborieusement à mettre en œuvre ne semblent guère en phase avec le tumulte somptuaire, la rage sacrée de destruction et la fureur dépensière du potlatch qui a été pour  Bataille comme une illumination dès la lecture de l'Essai sur le don de Marcel Mauss[xv]. Le déchaînement inouï de la révolution sociale a été interprété par lui aussi comme un potlatch, comme la forme la plus grandiose de la dépense sociale et la propagation de la vie elle-même ne saurait être comprise qu’emportée dans cette fête ou cette bacchanale cosmique qui conduit à l’immense gaspillage des gamètes et des oeufs. Nous sommes ici à des années lumière des préoccupations des gestionnaires de la biosphère ou des experts de la bio société soucieux de développement pérenne,  éco et citoyen. Leur limitation et peut-être leur aveuglement les conduisent nécessairement à ignorer ou à condamner toute cette humanité de prodigues, de jouisseurs, toute la foule des oisifs, des buveurs, des parias et des vérolés illustres qui démentent par leur seule existence l'ordre homogène de l'intérêt et de la continence et qui échappent par leur altérité aux principes de l’économie restreinte. L'idée « d'un monde paisible et conforme à ses comptes » qui serait dominé par la nécessité primordiale de produire, d’accumuler et de conserver était pour Bataille une illusion que contredisait son expérience de l'érotisme et de la poésie comme tout ce qui relève du paradigme sacrificiel, mais aussi un grand nombre de phénomènes sociaux sur lesquels, après Marcel Mauss, son ami ethnologue Alfred Métraux avait attiré son attention. L'accord entre son expérience et sa représentation du monde ne pouvait pas être ici plus totale. L'auteur de ce livre d'économie, écrit-il d'ailleurs dans La part maudite[xvi], se situe à la suite des mystiques de tous les temps et c'est en effet le même point d'ébullition qui éclaire et qui brûle sa double trajectoire : l'objet de connaissance embrase son sujet et l'accumulation ne prend sens que dans ce qui la contredit. La vie, écrit Bataille  reprenant  un schème érotique éprouvé, est semblable à un long orage qui ne peut être délivré que par la foudre seule ; et la foudre c’estl’ekphanestaton du Phèdre (ce qui se manifeste avec le plus d’éclat), l’éclair érotique, le choc, la fulgurance qui nous arrache à notre monde familier mais aussi la déflagration fécondante/destructrice qui frappa le ventre de Sémélé enfantant Dionysos ou la décharge qui vint enfin à bout de Don Juan, le seigneur méchant homme… Il y a manifestement une différence de style entre ce champ de foudre, ce mysticisme noir et le calcul prudent, hygiéniste, parcimonieux qui est celui de certains écologistes. Et tout n’est-il pas une question de style ? Plus que le domaine des représentations, le style et l’allure révèlent en effet, comme le fait aussi la démarche corporelle ou le grain de la voix, la puissance des affects : ils viennent tout droit du fond de l’inconscient. En aucun cas ils ne sauraient tromper.

 

Artistes, donnez-nous donc des fêtes ! répétait à l’envi le peintre André Masson, l’ami le plus proche de Bataille, celui qui révéla l’Eros noir, le moteur troublant du mythe, celui qui dessina l’icône d’Acéphale, la revue dédiée à la mémoire de Nietzsche. On est de nouveau ici aux antipodes des préoccupations écologiques. Et c’est sans doute ce même  nietzschéisme qui motive en sous main le récent brulot que Pascal Bruckner vient d’adresser au catastrophisme écologique et à ses sombres prophètes[xvii]. « On a vécu comme des princes mais désormais la fête est finie[xviii] ! » proclament-t-ils, et  le venin du ressentiment qui se cache dans l’idéal ascétique, la peste analysée par Nietzsche dans la Généalogie de la morale, de revenir en force ! La vie est une expérience trop coûteuse, disent-ils à la manière du dernier homme[xix], aussi faut-il la préserver, la prémunir, la protéger de tous risques en érigeant autour d’elle le rempart des précautions et, pour respecter une nature romantiquement idéalisée, dire toujours « non » au luxe, au progrès, au développement, à la croissance. Car –c’est une évidence pour l’écologisme, ce nouveau manichéisme qui sera sans doute l’idéologie dominante du XXIe siècle–   ce sont toujours les hommes qui sont coupables ! Ils sont coupables de distinguer encore le monde humain du monde animal, et au nom d’un espécisme[xx] aussi condamnable et dirimant que le racisme, de continuer de dévaster la planète et d’augmenter de façon exponentielle leur empreinte carbone. On parle de catastrophes naturelles mais il n’y a pas de catastrophes naturelles ! il n’y a pas de tragédie, il n’y a pas d’adversité, il n’y a que des adversaires, des ennemis, des scélérats et ce sont les prodigues, les dispendieux, les dissipateurs qu’il faut punir et mettre en examen. Car la voie du rachat ou de la rédemption est celle du renoncement, de l’austérité, de la rigueur, du minimal. Il faut économiser, rogner, se serrer la ceinture, réduire son impact sur la planète, rester chez soi, se priver, ne rien jeter, ne rien dépenser, garder ses moindres déjections, retrouver la passion infantile, la passion anale des ordures, tel est le nouveau catéchisme de l’austérité[xxi]. Et cette nouvelle religion séculière, pour mieux dominer les esprits, cherche à imposer ses pulsions mortifères, sa volonté de néant, sa vision de fin du monde, sa haine de soi, son dégoût de vivre et les passions tristes de la revanche, de l’expiation et du repentir. L’esprit de ressentiment, le dénigrement, la calomnie du monde tel qu’il va, tels sont, ô mes frères ! les nouveaux avatars de l’idéal ascétique qui disqualifie l’ici-bas en nous faisant croire qu’un autre monde est possible !

 

L’écologie politique la plus radicale, celle qui, aux Etats-Unis, s’est constituée dans le sillage de Lovelock, est bien, accrochée à ses certitudes,  une véritable religion séculaire qui met en accusation l’espèce invasive et prédatrice qu’est l’homme. N’est-ce pas lui qui a altéré la splendeur première de la Terre Mère, la très sainte Gaïa ? Sans aller jusqu’à souhaiter la disparition complète de l’espèce humaine, nos objecteurs de croissance partagent avec ce courant le même programme malthusien, le même idéal de privation et de régression dissimulé sous l’oxymore de frugalité heureuse ou de sobriété joyeuse. Ces mesures d’économie -le downshifting préconisé par Thoreau[xxii]- visent pourtant à réinsérer l’homme dans l’économie générale de l’univers et ce souci leur a permis de trouver en G. Bataille un précurseur.

 

Il y a en effet dans ce livre foisonnant qu'est La part maudite des idées qui ne pouvaient trouver leur prolongement et leur véritable portée que dans l'expérience contemporaine. La plus importante et la plus opératoire d'entre elles est certainement celle dont vont s'emparer les théoriciens de l'écologie, celle d'économie générale. L'essentiel de cette idée se trouve déjà dans l'article de la Critique sociale de 1933 intitulé  La notion de dépense et plus précisément dans le passage particulièrement dense et fulgurant qu'Yves Cochet cite avec faveur dans l'anthologie qui suit chacun des chapitres de son Antimanuel d'écologie[xxiii].

 

« La vie humaine ne peut en aucun cas être limitée aux systèmes fermés qui lui sont assignés dans les conceptions raisonnables. L'immense travail d'abandon, d'écoulement et d'orage qui la constitue pourrait être exprimé en disant qu'elle ne commence qu'avec le déficit de ces systèmes : du moins ce qu'elle admet d'ordre et de réserve n'a-t-il de sens qu'à partir du moment où les forces ordonnées et réservées se libèrent et se perdent pour des fins qui ne peuvent être assujetties à rien dont il soit possible de rendre des comptes. C'est seulement pour une telle insubordination, même misérable, que l'espèce humaine cesse d'être isolée dans la splendeur sans condition des choses matérielles ».

 

Nous avons là pour le moins une thèse ontologique qui s'accompagne d'un double énoncé : l'un d'ordre méthodologique, l'autre d'ordre éthique ou prescriptif. Il nous reste à les analyser soigneusement, à montrer les prolongements qu'ils ont eus dans la pensée de Bataille et à nous demander à quelles conditions ils peuvent constituer le socle de l'anthropologie nouvelle que les écologistes veulent constituer.

 

L'affirmation de l'indissolubilité de la réflexion sur l'homme et de la réflexion sur le monde détermine d'abord une révolution méthodologique, une mise à l'envers ou un décentrement copernicien de l'économie politique traditionnelle[xxiv]. Ce décentrement la fait apparaître dans son abstraction et la frappe d'invalidité. Celle-ci étudie en effet des phénomènes isolés puisqu'elle reste focalisée sur les échanges entre humains et qu'elle exclut le monde biophysique. Plus tard, dans La part maudite, Bataille entendra, lui,  réintégrer l’économie humaine dans l’économie générale de l’énergie sur la terre. Là se trouve, à n'en pas douter, l'idée mère, l'idée la plus fondamentale de l'écologie politique qui cherche en effet à réenchâsser l'économie politique dans l'économie générale de la nature. Sous le nom d’écosophie, quarante ans plus tard le fondateur de l'écologie profonde, Arne Naess, ancrera l'écologie dans le même sol en s'inspirant cette fois-ci de Spinoza et de Gandhi[xxv], qui eux aussi ont  surmonté le clivage délétère opéré par notre culture entre l'humain et le non-humain comme le dit Philippe Descola dans un livre décisif[xxvi].

 

En mettant au centre de l'économie générale le concept d'énergie, Bataille non seulement renouait avec l'ontologie grecque (energeïa est pour Aristote le nom même de l'être tel qu'il se déploie pantélôs, en plénitude, même si ce nom regarde aussi vers ce qui prévaudra finalement, vers l’ergon, vers l’actus, vers l’action, vers l’efficace d’un faire) mais rappelait qu'elle est, plus que jamais, la source de toute richesse et que l'économie humaine et l’économie naturelle étaient soumises aux lois inexorables de la thermodynamique. Dans la même direction, l'économie biophysique ou la bioéconomie de Nicholas Georgescu-Roegen[xxvii], cherche à surmonter l'approche économique classique qui se limite au couple travail/capital comme facteurs de production et commence par les « intrants » en  inventoriant les sources d'énergie et de matières premières qui circulent sur la terre et qui sont exploitées par l'homme. Viennent ensuite les activités humaines d'exploitation, de fabrication et de consommation. En fin de circuit, restent les « sortants », les rejets de ces activités dans l'environnement quand ils ne sont pas intégrés dans un processus de recyclage. Cette restitution intégrale de la circulation de l'énergie sur la terre met en évidence la tache aveugle de l'économie et fait apparaître que les vrais coûts de l'énergie ne sont pas les coûts d'extraction et de distribution mais les coûts de production biophysiques (il a fallu par exemple 100 millions d'années pour que la nature produise du pétrole) auxquels s'ajoutent les coûts de pollution qui peuvent être considérables si l'on songe au coût du réchauffement climatique sans oublier les coûts de remplacement dans l'hypothèse où il y aurait une alternative sérieuse aux énergies fossiles. Les trente Glorieuses et deux siècles d'abondance et de faible prix du pétrole nous ont permis d'ignorer la Nature, de méconnaître le coût de l'énergie et d'oublier que pour les sociétés chaudes d'Occident qui, comme les machines à feu, fonctionnent à la différence (avec l'esclavage, la colonisation, la domination géo-stratégique... elles ont emprunté leur énergie en dehors d'elle-même), la facture ou la dette[xxviii] thermodynamique (la production de désordre et d'entropie que génèrent toute croissance et production de l'ordre) pouvaient être considérables, l'anthropologie devenant progressivement, selon le mot de Lévi-Strauss, une entropologie.

 

Dans ce passage de La notion de dépense, l'énoncé proprement éthique[xxix]ou ce que nous avons appelé tel (il contrevient en fait à la morale tournée vers la conservation de la vie entièrement dominée par la lutte contre l'entropie) concerne le rôle de l'homme dans cette histoire de la vie dominée par le rythme ou l'alternance cosmique accumulation/dépense. De ces deux fonctions qui sont comme la respiration de la vie, il est clair que seule celle de la dépense, celle de l'expiration  permet à l'homme qui ne cherche pas à retenir son inspiration d'être en accord avec « l'accomplissement inutile et infini de l'univers » et d'habiter véritablement un monde qui n'est pas un Eden mais un champ de foudre, un mouvement de dérive sans fin, violent et tumultueux. La pensée de Bataille est tout entière dans ces affirmations paradoxales et définitives qui ne manquent pas de panache : l'homme par son industrie a ouvert à la vie des possibilités nouvelles et c'est pourquoi il est par là même un sommet de dilapidation, le plus apte à consommer intensément, luxueusement, l'excédent d'énergie,  il est essentiellement un rieur, un danseur, un donneur de fêtes[xxx]. Seules les opérations glorieuses à la mesure des cycles  sans but, sans intention et dépourvus  d'intérêt de la nature sont signes de souveraineté.

 

L'écologie politique est ici encore en phase avec la pensée de Bataille dans la mesure où elle s'oppose à l'arraisonnement du monde par l'économie et à son assujettissement à l'utilité qui en est le principe métaphysique[xxxi]. On songe à Arne Noess qui a donné à l'écologie sa première expression philosophique. Dans l'antique combat de la terre et du monde dont nous parle Heidegger, combat devenu aujourd'hui celui de la terre et d'une mondialisation dominée par l'énorme Léviathan du capitalisme financier[xxxii], Arne Noess  a su entendre la souffrance et la plainte de la terre et mettre en garde contre la tentation de s'en rendre maître : alpiniste exceptionnel il était avant tout épris d'activités simples qui n'avaient de finalité qu'en elles-mêmes, insubordonnées, aurait dit Bataille.

 

Il est difficile pourtant de ne pas entendre une fois encore la différence d'accent qui oppose l'approche de Bataille et celle des écologistes, comme si une ontologie de la rareté répondait à une ontologie de l'excès[xxxiii]. Il met en exergue de La part maudite la parole de William Blake : l'exubérance est beauté tandis qu’Yves Cochet stigmatise l'exubérance énergétique d'homo sapiens[xxxiv] qui en deux siècles a épuisé ce que la nature avait mis des millénaires à constituer. L'une et l'autre démarche procèdent sans doute d'une prise en compte typiquement écologiste de la limite au sens d’abord où la limite est considérée comme  étant interne à la biosphère et où, par ailleurs, c’est bien le sens de la limite qui fait justement cruellement défaut au monde qui est le nôtre[xxxv].  Mais ce sens de la limite est appréhendé, semble-t-il, de deux points de vue différents. Bataille se place du point de vue de la masse vivante en général et c’est pour lui la limite de la biosphère qui met un frein à la croissance de la vie et rend nécessaire la dilapidation ; s’il n’y avait pas de limite, il n’y aurait pas d’excès et c’est l’excès qui rend visible la limite. Dans le cas de l’écologie c’est la perspective restreinte de sociétés humaines se disputant leurs parts de ressources qui est prise en compte et c'est la limitation de ces ressources qui commande l'austérité. L’énergie solaire est sans doute, comme le dit Bataille, inépuisable mais elle n’est ou elle n’était vraiment disponible que sous la forme concentrée des énergies fossiles, et ce sont ces énergies qui justement ne cessent de se raréfier aujourd’hui. Le monde fini, suivant l'expression de Valéry, a déjà, depuis longtemps, commencé et nous savons aujourd’hui que toute une civilisation fondée sur le pétrole et les innombrables esclaves énergétiques qu’elle rend possibles est en passe de s’effondrer.

 

La proposition liminaire de La part maudite : le soleil donne sans jamais recevoir,  pose l'être, le il y a, comme richesse excédentaire, comme donation, il lui faut se donner, se perdre sans compter : j’aime celui qui toujours donne et ne cherche pas à se conserver, écrivait Nietzsche en son Zarathoustra. La gloire et la merveille qu’est notre vie,  écrit lyriquement Bataille, n’est que le rejaillissement éphémère de la vague qui nous lie au bruit immense de la cataracte du ciel[xxxvi]. La vie ainsi commence par accumuler l’énergie solaire, la photo-synthèse initiant la chaîne alimentaire et par  la ramure de l'arbre et l'aile de l'oiseau, elle conquiert tout l'espace disponible ; mais bien vite elle va étouffer dans les limites trop étroites de la biosphère. C'est alors qu'en excès sur toute consommation possible, elle entre en ébullition dans un état voisin de l'explosion, la sexualité et la mort représentant à cet égard la dépense et le luxe le plus coûteux[xxxvii]. Toutes les civilisations dès qu’elles ont réussi à faire émerger un surplus (périousia chrèmatôn disait Thucydide) ont été confrontées à la nécessité d'utiliser cet excès. Pour consumer la part de la richesse excédante, les Aztèques ont inventé le sacrifice sanglant, les Indiens le potlatch, le lamaïsme la vie monacale, l'Islam la conquête, le christianisme la déferlante des cathédrales... L'accumulation capitaliste en accroissant démesurément l'excédent représente à cet égard la plus grandiose et la plus dangereuse des impasses dans la mesure où la dépense catastrophique de l'énergie excédante qu'est la guerre, par delà les finalités pratiques que les hommes peuvent consciemment lui assigner, apparaît de plus en plus comme la seule issue. La guerre serait propre à assumer une fonction de détente et de relaxation si l’apocalypse nucléaire et l’horizon d’un monde vitrifié ne mettaient radicalement en cause notre existence même.

 

Inévitablement, nous retombons sur cette proposition qui paraîtra déroutante pour tout écologiste et qui est, en effet, particulièrement renversante au moment où le monde en crise souffre de disette et de pénurie, où les hommes au chômage sont dans la nécessité ou le besoin, où rien moins qu'un milliard d'hommes souffrent encore de la faim : « Ce n'est pas la nécessité mais son contraire le « luxe » qui pose à la matière vivante et à l'homme leurs problèmes fondamentaux ».  Malthus, il est vrai, incriminait lui aussi un excès, celui de la croissance démographique alors que c’est d’abord, semble-t-il, la rareté des ressources qu'il faut incriminer et mettre en cause. Mais on voit bien que l'excès et la rareté sont ici des termes relatifs, que l'excès suppose toujours la rareté et inversement. Ainsi c'est la rareté de l'espace, la limitation de la biosphère qui motive, pour Bataille, la nécessité de la consumation : l'impossibilité de continuer la croissance donne, à un moment, le pas à la dilapidation, à la dépense improductive sans contre-partie. La rareté par ailleurs ne pose que des problèmes techniques de répartition des richesses ce qui n'est pas le cas  du luxe, de la pléthore, de la prolifération, du surplus que toute société produit et qui devient aussi très vite l'enjeu des affrontements et des luttes sociales. Car le vrai problème est là : c'est du trop que nous souffrons, à force de vouloir accumuler plus de richesses, à force de vouloir qu'il n'y ait que de la vie et que croissent niveau de vie et durée de vie, on fait qu'à la fin, il n'y a plus que de la mort. En faisant l'économie de la mort on a fondé une économie de mort. Aujourd'hui plus que jamais c'est de l'excès que vient la menace et tout le monde sait obscurément que la croissance matérielle à laquelle tous les économistes se confient comme si c’était la solution et non le problème, n'est pas une finalité tenable à long terme, car la part maudite, cette part excédante qui, comme la Machenschaft ou le Gestell[xxxviii] dont parle Heidegger, menace l'humanité de mort et la terre de dévastation[xxxix]. Bataille, de façon prémonitoire, ne s'est pas fait faute de dénoncer l'« illusion des possibilités de croissance qu'offre l'accélération du développement industriel » en montrant que l'économie telle qu'on l'entend était le champ où la guerre se poursuivait par d'autres moyens[xl] et que si nous n’avions pas la force de détruire l’énergie en surcroît et de choisir un autre mode de dilapidation, c’est elle qui finirait par nous détruire[xli]. L’avidité qui nous constitue ne peut jamais engendrer qu’une avidité accrue. Le cycle que parcourt l’énergie humaine ne peut apparaître un jour que comme un leurre désespérant et condamner les hommes à regarder l’avidité qui les anime comme maudite[xlii].

 

 On voit en quel sens on peut sortir de l'embarras ou de l'équivoque que ne cesse de susciter la  confrontation de la pensée bataillienne de la dépense avec l’impératif de l'épargne exigée par toute la mouvance écologiste et dans quelle mesure aussi on peut, pour les sombres temps qui se préparent, donner un prolongement à La part maudite. On ne peut le faire que par une sévère clarification. Si on ne le fait pas  l’écologie politique ne pourra alors apparaître face au nietzschéisme bataillien que comme une nouvelle expression de la mauvaise conscience, un avatar inédit de l’idéal ascétique, une façon de retrouver sous un autre mode la vieille antienne, l’antique exhortation religieuse : repentez-vous car vous êtes responsable des désordres du monde ! La fin des temps est désormais proche ! mais si vous vous convertissez (aux énergies renouvelables…) alors la terre sera sauvée et la réconciliation avec Gaïa, le corps de la terre, la terre-mère sera assurée[xliii] ! On peut procéder à une telle clarification en posant un double distinguo. L'un concerne l'oeuvre de Bataille, l'autre se réfère à la mouvance écologique dont l'équivoque diversité demande elle aussi une sévère analyse.

 

 Le premier distinguo, celui que Bataille, à vrai dire, ne fait jamais explicitement, consiste à opposer comme le fait l'américain Allan Stoekl,  waste, le gaspillage et expenditure, la dépense. Si Bataille célèbre celle-ci, il condamnerait au contraire celui-la[xliv]. Nous venons de le voir la position de Bataille à l'égard de la guerre et de la prolifération cancéreuse des armes de mort (on cherche encore aujourd'hui désespérément à en réduire  le volume) est sans équivoque. Si l’on compare la façon dont les différentes civilisations ont procédé à l'opération glorieuse de la consumation tout se passe comme si nous autres modernes, n'avions su inventer d'autres formes de fête que la guerre. Avec la déplétion ou raréfaction pétrolière l'humanité va devoir affronter la plus grande catastrophe de son histoire et l’on a déjà pu constater que les plus forts et les mieux armés étaient prêts, au péril de la démocratie et de la paix,  à s'installer partout où il y a du pétrole et par tous les moyens. Comme l’humanité ne semble pas disposée à renoncer à sa quête effrénée du toujours plus, du plus de jouir, pour reprendre le mot de Lacan[xlv], notre biosphère si fragile, cette exception miraculeuse dans un environnement vide et glacé, ne pourra pas indéfiniment supporter une croissance continue, frénétique, exponentielle, fondamentalement délétère.

 

La distinction entre dépense et gaspillage trouve effectivement sa légitimité dans l’anthropologie déchirée qui est celle de Bataille. (...)

 

 Sous un autre rapport l'opposition gaspillage/dépense recoupe celle que fait Bataille entre l'ordre des « choses » et celui de « l'intimité »[xlviii]. L’homme est un être déchiré, clivé, traversé par une insurmontable scission entre le monde profane de l’activité laborieuse et le monde sacré du don et de la dépense. Opposer purement et simplement le penseur de l’excès à l’écologie politique relève d’une méprise,  procède d’une confusion des domaines ou des sphères d’activité. Bataille est bien le penseur de l’excès mais l’excès appartient avant tout à la sphère d’existence à la fois divine et maudite qu’il partage avec l’animalité. L’humanité de l’homme s’est définie par le travail et la conscience et Bataille revient sans cesse, à la suite de Kojève, sur cette négativité en acte qui a fondé l’humanité de l’homme. Et pourtant, dans la mesure où il travaille, l’homme dut non seulement modérer, mais parfois méconnaître et maudire l’excès sexuel[xlix]. La somme d’énergie limitée dont il dispose, soustraite pour une part par le travail, a fini par manquer à la consumation érotique comme le révèle le rapport Kinsey. Par le travail, l’homme s’est rendu maître du monde et a accédé à « une conscience claire et distincte des objets » mais cette domination a son revers : la méconnaissance de soi et la réification puisque l’homme devenu « ressource humaine » finit par être réduit au statut de chose. Et cela est surtout vrai depuis la révolution industrielle qui a assuré le triomphe du travail et de l’animal laborans, de sorte que « nous vivons dans une société de travailleurs » comme le dit Hannah Arendt, dans une société où le travail et la production ont fini par tout dévorer, le temps, les choses et l’homme lui-même. Retrouver cette dimension de l’existence éclipsée par l’ardeur que nous mettons au travail c’est ce que permet, par exemple, l’érotisme. Avec l’érotisme la dépense n’est plus subordonnée à la procréation et réinvestie en elle ainsi que le voulait toute une tradition puritaine, l’érotisme touche à l’intimité, à la spiritualité dans la mesure où l’homme cesse alors d’être une monade fermée sur elle-même pour former avec l’autre une continuité inintelligible, inconnaissable et connaître le vertige de l’être.

 

Il faut donc bien distinguer l'énergie qui relève de l'ordre des choses, l’énergie homogène de la nature considérée comme  stock, comme ressource et réserve d'énergie, aurait dit Heidegger, dont la technique assure le stockage et la permanente disponibilité pour la sommation, la commande et l'exploitation technique d’un homme devenu sujet et l'énergie hétérogène qui parcourt notre corps, qui est notre corps, qui est  le contraire d'une chose, d'un produit, d'une marchandise et qui est insubordonnée, sans utilité et sans emploi[l]. Celle-ci appartient à l'ordre de l'intimité et peut donner lieu à un orgiastic recycling selon l’expression de Stoekl pour qui le recyclage transforme le gaspillage en dépense, la consommation en consumation. Elle ne dépend pas en effet des réserves énergétiques fossiles ou nucléaires et laisse le champ libre à une dépense excessive métaboliquement renouvelable. L'être humain postcarbone, comme dit prosaïquement Stoekl, pourrait  ainsi tout à la fois être conscient de la sobriété nécessaire dans l’utilisation des ressources naturelles et dépenser sans compter son énergie vitale, brûler les ressources de son corps comme le font les étoiles et les corps célestes dont l’énergie improductive brûle comme des torches, en pure perte[li].

 

 Le second distinguo consiste à repérer et à accuser une des  lignes de fracture qui clive le mouvement écologiste en prenant pour modèle l'opposition de Bataille entre économie sacrificielle et économie du salut.

 Les religions du Livre sont des religions du salut qui, à travers le culte réservé à un être transcendant, assurent et garantissent l'identité du sujet, ferment le monde et substituent à l’évidente prodigalité du ciel, l’avidité qui (nous) constitue[lii]. C'est la même économie du salut qui gouverne ceux qui, à travers le mot d'ordre du sauver la terre, ont fait de l'écologie une nouvelle religion avec ses dogmes, ses interdits, ses prescriptions, ses observances pieuses et comptables : quelle est aujourd'hui la valeur de ton empreinte carbone ? De ton empreinte hydrique ? de ton empreinte anthropique etc.... Un écologisme qui se prétend aussi radical reste encore peut-être  soft et apollinien et peut apparaître comme une version séculière du monachisme, une mouture contemporaine de l’idéal ascétique.  Serge Latouche[liii] à cet égard pourrait en être le grand prêtre, le moraliste et le prophète. Penser en effet que ce qui est réalisable au niveau d'une petite communauté (l'austérité, la simplicité, le renoncement, la frugalité...) pourrait l'être aussi au niveau de la terre entière c'est croire, comme Savonarole, que les hommes sont des anges (alors qu'ils ne sont peut-être que des moutons de Panurge…) et ignorer ce qu'il y a de profond, d'archaïque, de fondamental dans le désir prodigue de dépenser[liv]... Les exigences vertueuses de la plupart des  « verts » en matière d'éducation, de solidarité, de limitation de l'agressivité, de condamnation de la fureur appropriative... sont comme celles de la « gauche », comme celle des « rouges » ou des « roses » dont Raffaele Simone analyse les attendus  : proposant toujours et encore le sacrifice, l'effort, la guerre sainte, elles ne sont pas en phase avec une époque de compétition, de  divertissement, de consommation, de libéralisme, de frivolité, de communication télévisuelle aujourd'hui étendue à toute la planète.  Pire même, l’exhortation est devenue plus impérative et plus véhémente encore car ce n’est plus, comme au temps de Malraux ou de Sartre, au nom de l’Histoire et du temps des hommes mais au nom de la Nature et de l’espace du vivant que l’on accuse et que l’on condamne ; et, comble du comble, ce sont maintenant les plus pauvres, les ressortissants de ce qu’on appelait le tiers-monde qui rêvent de s'enrichir et de consommer plutôt que de s'unir dans des luttes collectives pour défendre la planète. Au train où vont les choses, on ne pourra bientôt proposer comme héritage aux générations futures que  nos masses immenses de gravats et de déchets.

 

 C’est l’occasion de dire un mot de la Deap Ecology, (...)

 L'économie sacrificielle est celle qui traverse toute la tradition mystique et qui opère au contraire une destruction délibérée de la fermeture et de la « discontinuité » du sujet. Elle entend blesser les êtres clos, les sujets autonomes conçus sur le modèle d’une conscience claire et présente à elle-même pour les ouvrir à la communication[lix]. Bataille affirme en ce sens être farouchement religieux[lx]et s’il refuse le raccourci de l’athéisme c’est parce que le fait de mettre l’homme à la place de Dieu ne change rien à la demande de sens, de stabilité et de certitude qui a créé tous les dieux. La religion de Bataille est celle de la mort de Dieu, celle qui mime la mort de Dieu et qui s’identifie à la nuit et à l’écoulement sans fin et sans terme de l’univers lui-même. L’absence de Dieu, dit-il en effet, est plus grande et plus divine que Dieu[lxi]. Ce mysticisme sans Dieu pourrait trouver un équivalent dans la tradition avec le « Je meurs de ne pas mourir » de Sainte Thérèse ou le « je prie Dieu d’être quitte de Dieu » de Maître Eckart. Bataille retrouve en effet le modèle christique du Dieu aimant et souffrant (« Si tu savais le don de Dieu » dit St Jean) et reprend la méthode de dramatisation par laquelle Ignace de Loyola s’entraînait à la contemplation en s’identifiant en imagination aux souffrances du Christ supplicié et mourant. La contemplation de la photographie du supplicié chinois assumera pour Bataille le même rôle[lxii]. On ne cherche pas ici à vivre au moindre coût, on joue gros jeu et on dépense au point de ruiner en soi ce qui s’oppose à la ruine. Le lecteur lui-même qui entre dans son livre ne peut y entrer, dit-il, que pour y tomber, comme dans un trou, et ne pas en sortir[lxiii].

 

On est plus embarrassé lorsqu’il s’agit de préciser ce qui pourrait être alors une écologie plus hard ou plus dionysiaque susceptible en tous cas d’être accordée à une pensée qui ne pouvait évidemment pas envisager les problèmes auxquels nous sommes aujourd’hui confrontés. Elle commencerait sans nul doute par refuser l’angélisme irénique et les lubies utopiques du retour à la nature que l’on trouve chez certains écologistes et par prendre d’abord la mesure du désastre. Il est des exhortations écologiques lénifiantes qui sont autant de façon de ramener la pensée en terrain plat et qui relèvent encore de cet humanisme qui a été à jamais ruiné par l’histoire du XXe siècle. Comment décroître, par exemple, alors que les seuils d’irréversibilité ont dores et déjà été franchis, que le système qui administre et arraisonne la terre continue aveuglément d’aller jusqu’au bout de sa logique propre et que nul n’est capable de proposer une économie alternative ? Comment décroître alors que la technique (Heidegger) ou le Capital (Marx), processus sans sujet tournent désormais plus que jamais à plein régime ? Tout indique que ce que Heidegger nomme la technique est un processus qui se vise lui-même, qui se veut lui-même, qui n’a d’autre finalité que l’entretien et la relance toujours plus soutenue, plus rapide et plus lointaine de son propre mouvement. Comme dans la tragédie grecque il semble que l’homme, fonctionnaire du Moloch, soit plus que jamais à la fois l’auteur et le jouet, le bourreau et la victime d’un destin tout puissant qui à brève échéance ne peut que le broyer.

 

 En nous permettant de nous réapproprier l’énergie noire, démonique, dangereuse, la sauvagerie primitive, inhumaine et maudite qui est en nous, la pensée de Bataille est sans doute l’une des rares à avoir déjà pu prendre la mesure de la démesure de ce temps et de nous permettre de voir ce que, depuis l’époque des Lumières,  tous autour de nous cherchent à occulter. L’homme est bien nativement ce qu'il y a de plus étrangement inquiétant, il est selon Sophocle, to deinotaton, et quand la violence qui l’anime entre en collision avec celle de la nature tout entière, alors, disait Hölderlin «…toute limite abolie, la puissance panique de la nature et le tréfonds de l’homme deviennent Un dans la fureur… ». C’est cette fureur monstrueuse que, depuis la révolution néolithique, l’homme finit par exercer contre la nature elle-même. Sa tendance à dépenser n'est rien d'autre que sa tendance à s'identifier à l'extravagance d'une énergie qui n’est pas subordonnée aux dictats ou aux besoins humains. Or, poussée à son extrême limite, une telle entreprise ne peut provoquer que son anéantissement.  Seule espèce animale à pouvoir façonner son existence selon tous les milieux, l’homme, selon le préhistorien Marcel Otte[lxiv], lance un défi permanent aux lois de la nature qui le pousse à la soumettre à sa volonté par ses conquêtes perpétuelles et son extension planétaire. Ce défi originel consiste à se libérer des contraintes biologiques auxquelles la nature nous avait soumis le conduit à la destruction. Il est ainsi en l'homme, conclut Amélie Balazut[lxv], « une dimension inhumaine, prédatrice et insubordonnée, une hybris originelle qui, dans sa recherche de la plénitude et de la jouissance absolues, le conduit finalement bien au-delà du principe de plaisir et s'identifie à la pulsion de mort ». 

 

Face à l'ampleur de la crise anthropologique que nous connaissons et alors que se multiplient les signes d’une faillite planétaire, Woody Allen disait avec une lucidité terrifiante et un humour particulièrement ravageur et grinçant : "l'homme d'aujourd'hui est à une croisée de chemin : c'est soit la disparition de l'espèce soit le désespoir total ; j'espère qu'il fera le bon choix".

 

Comment choisir en effet entre un progrès technique qui, en exterminant à vive allure les espèces vivantes, nous fera bientôt disparaître nous mêmes[lxvi] et une existence misérable définie par la restriction, la pénurie, le sacrifice ? (...)

 

 Le flâneur magnifique qu'était Walter Benjamin nous montre par exemple le chemin de ce que pourrait être une résistance tactique à la stratégie imposée par les planificateurs et développeurs de toute farine et une manière d’habiter pleinement la ville, une manière d’être à l’espace, d’être exposé au dehors, une manière tout simplement, d’ex-ister. Le flâneur est un résistant qui dépense son temps et son effort ; il déjoue par son oisiveté le culte et la contraignante sommation de la consommation immédiate et les impératifs du rendement économique, sa dérive est une protestation contre la division du travail, il s'insinue dans le filet des réseaux de surveillance, se livre au hasard des rencontres aventureuses et découvre la ville secrète écrasée par la ville officielle des experts en sécurité routière. Mais le cycliste lui aussi, l’insolent et joyeux héritier de Jarry qui file dans la ville et sur les autoroutes aux heures d’engorgement[lxvii] défie par son activité tonique aussi bien toute la culture de l'automobile que « la logique de l'obésité, le régime du sport-spectacle, (seuls les athlètes bourrés d’anabolisants et de protéines sont autorisés aux exercices physiques), la ségrégation de la société entre classes et espaces réservés au sport sans parler de la dégradation de l'environnement voué à l'usage et à la disponibilité de l'automobile et de l'économie de la croissance dépendante de l'usage de quantités toujours plus grandes de ressources en voie d'épuisement »[lxviii]. Mais il  est bien d’autres façons de suspendre la tranquille assurance du monde du travail et de la production, de fixer des limites qui ne soient pas des privations, de faire des choix en termes de consommation, de défier l’illusion de l’abondance. L’art, la pensée, la spiritualité permettent, chacune à leur façon, de simplement être par-delà tout projet et  toute opération.

 

Le désert croît, die Wüste wächst !, écrivait sobrement Nietzsche, le nihilisme n'est plus seulement à notre porte, il est notre hôte et investit totalement la maison, et cette croissance là, impérieuse, inexorable, accompagne, malgré la crise, l'autre croissance, la croissance économique si convoitée, si célébrée et si délétère. Quelques décennies d’agriculture intensive n’ont-elles pas suffi à transformer la terre, notre terre, en un désert virtuel ? Mais Nietzsche  ajoutait, dans le grand style des prophètes d'Israël : malheur à qui préserve le désert ! weh dem, der Wüste birgt ! Une façon de reconnaître que le destin qui nous accable vient de nous et que désormais nous devons nous battre d'abord contre nous. Nous battre contre la désolation du désert, contre la dévastation (Verwüstung) organisée c’est-à-dire d’abord contre l’empire du management (Legendre) et contre celui de la marchandise qui partout stérilise le sens et avilit nos songes, nous battre pour que survive l’empire du sauf et de l’indemne, celui de « l’intimité » qui est celui des passions à l’exubérante beauté. N’est-ce pas ce qui signifie aussi dans sa surabondante polysémie le champ de foudre de Walter de Maria ? Dans l'âge du sursis qui est désormais le nôtre, là pourrait bien être la question : si l'humanité ne périt pas à cause d'une passion, disait Nietzsche, elle périra à cause d'une faiblesse  : que préfère-t-on ? C'est la question essentielle. Lui souhaite-t-on de finir dans le feu et la lumière ou dans le sable[lxix] ?

F.W

 

Résumé. Comment certains penseurs de l’écologie politique ont-ils pu se réclamer de l’économie générale de Georges Bataille ? Le penseur de l’excès au nietzschéisme impénitent n’est-il pas, en apparence, la refutation vivante des prophètes de la restriction, de la décroissance, de l’austérité… dont la pensée pourrait plutôt faire l’objet d’une nouvelle Généalogie de la morale ? C’est à ces interrogations qu’est consacré cet article. Il se situe au plus vif des questions qui seront celles de notre siècle. Qu’on les identifie comme étant celles du Capital ou du Gestell elles appartiennent à ce qu’a de plus propre cette ère de tous les dangers qu’on a pu appeler du nom d’ anthropocène.

Abstract. How could some thinkers discussing political ecology claim filiation to the "General Economy" of Georges Bataille ? Isn't he the philosopher of all excesses, unrepentantly embracing Nietzsche, and to all appearances a living refutation of all prophecies of limitation, restriction, austerity, .... whose thinkers should rather be the subject of a new Généalogie de la morale ? The article is dedicated to these questions, the most critical to mark our century. Whether we identify these questions as finding their sources in the Capital or in the Gestell, they are undeniably at home in this era of all dangers, which has been referred to as the "Anthropocene".

[1]

 

 

 

[i] Bataille's Peak, University of Minesota Press, 2007.

[ii] Antimanuel d'écologie, Bréal, 2009.

[iii] The entropy law  and the economic process, Cambridge Mass ; Havard university press, 1971, et La décroissance, entropie, écologie, économie, Sang de la terre, 2006. Cette oeuvre est également au centre de la réflexion de Bernard Ziegler sur l'économie contributive :

L’enseignement majeur de la thermodynamique ignoré par le monde industriel demeuré ancré dans la théorie physique de Newton, c’est son deuxième principe, le principe de Carnot qui théorise et mesure la dissipation irréversible de l’énergie qui mène tout système et l’Univers en son ensemble, à la mort thermique, à la fin du système solaire.

En conséquence économiser de l’énergie est donc crucial. Nicholas Georgescu-Roegen en 1971, un an avant le rapport Meadow sur les limites de la croissance dans un monde fini écrivait : «  la thermodynamique et la biologie sont les flambeaux indispensables pour éclairer le processus économique ». La thermodynamique parce qu’elle nous démontre que les ressources naturelles s’épuisent irrévocablement, la biologie parce qu’elle nous révèle la vraie nature du processus économique ».
L’économie industrielle née au milieu de 18e a accélèré le processus d’entropie car elle consomme l’énergie sans compter. L’anthropocène est une monstrueuse fabrique d’entropie.

Mais chaque être vivant lutte sans le savoir contre l’entropie par le simple fait d’exister car il a la capacité de conserver son énergie. C’est ce qu’en 1944 Schrödinger a appelé la néguentropie. Chaque être humain est, à son échelon local, une petite fabrique de néguentropie. Il peut contribuer à l’apporter à l’économie contributive pour remettre le monde à l’endroit.

Chacun serait alors rétribué sur le mode des intermittents du spectacle dans la mesure où leurs actions diminuerait l’empreinte entropique de l’homme.

Mais, à cette heure, l’automatisation est un processus confiscatoire qui  toucher toutes les couches de la population provoquant un appauvrissement  généralisé des savoirs et des savoirs-faire. Des chaines de montage fordiennes aux « appli » d’aujourd’hui l’homme perd son savoir alors que la production de savoirs multiples est une condition sine qua non de la lutte contre l’entropie. En particulier, nous sommes aujourd’hui en face d’un redoutable processus de désintériorisation des consommateurs sous emprise du marketing.

[iv] Ainsi dans  L’expérience intérieure elle est le modèle d’une scénographie sacrificielle, d’une identification dépensière et suppliciante qui permet au sujet de sortir de soi jusqu’à l’extase devant le vide : « Je me représente : un objet d’attrait,
 la flamme 
brillante et légère
 se consumant en elle-même,
 s’annihilant
 et de cette façon révélant le vide,
 l’identité de l’attrait,
 de ce qui enivre 
et du vide » ou encore « Assurément chaque chose glisse vers le crime, la mort, ou l’excès de joie qui la détruit, comme les morceaux de houille à l’incandescence d’un feu ». Le problème du surréalisme, OC VII, 454.

[v] OC VII, 224. Cf. le thème de la pipe chez Baudelaire.

 

[vi] Le devant de la scène, après guerre, était pourtant constitué par la destruction des cités, le rationnement alimentaire, la pénurie de logements et c’est Sartre et sa théorie de la rareté qui allait être pour longtemps le maître à penser et le héros du jour. Elaborer une théorie de l’excès à une époque de pénurie ne pouvait apparaître alors que comme une attitude d’une grande perversité.

[vii] A vous de choisir. L'écologie ou la mort. J. J. Pauvert, 1974.

[viii] Dans la novlangue libérale, le prédicat « durable » est devenu un argument de vente et une incitation à la consommation, notre irrémédiable addiction.

[ix] General Economics and Postmodern Capitalism, Yale French Studies, 1990. Cité in Bataille's peak. Même analyse de l'excès erratique d'un capitalisme antihiérarchique et rizomatique  chez le Deleuzien Brian Massumi:"Toujours plus de variations, toujours plus erratiques. La normalité commence à perdre son emprise. Les régularités se distendent? Cette distension de la normalité relève de la dynamique capitaliste. Il ne s'agit pas là d'un affranchissement, mais d'une forme de pouvoir propre au capitalisme".Cité par Slavoj Zizek, philmag. n) 74, p. 32.

[x] Naissance de la biopolitique, Leçon du 24 Janvier 1979, Gall. Seuil, 2004, p. 68.

[xi] Quand il est orienté dans un sens contraire aux formes impératives ( dont les chefs fascistes constituent les modèles). La structure pyschologique du fascisme, OC I, Gall., 1970.

[xii] Cf., Michel Collot La Pensée-paysage, Actes Sud, 2012.

[xiii] Dans un fragment des inédits que nous avons commenté dans la Revue de métaphysique et de morale, 372 (1978).

[xiv] Cf Nous reprenons ici la critique que Guillaume Boccara a fait du livre de Geoffroy de Lagasnerie, La dernière leçon de Michel Foucault. Sur le néolibéralisme, la théorie et la politique, Paris, Editions Fayard, 2012, 175 p. dans la revue en ligne Nuevo Mundo du 10/6/2013. La dernière leçon de Michel Foucault ou la première leçon de Friedrich Hayek ? Les mésaventures de la raison scolastique.

[xv] « Ce sont nos sociétés d'Occident qui ont, très récemment, fait de l'homme un animal économique. Mais nous ne sommes pas tous des êtres de ce genre. Dans nos  masses et dans nos élites, la dépense pure et irrationnelle est de pratique courante. (...). L'homo oeconomicus n'est pas derrière nous, il est devant nous (...). L'homme a été très longtemps autre chose ; il n'y a pas bien longtemps qu'il est une machine, compliquée d'une machine à calculer ». Marcel Mauss, Essai sur le don, in Sociologie et anthropologie, PUF, 1999, p. 271, 272.

 

[xvi] Ce livre de savoir ne fait donc, disait Baudrillard, que dresser les contreforts de la sphère du non-savoir qui se résout tout entière dans une vision incandescente qui, à la limite, n’en a pas besoin et même les contredit absolument. Bataille est parfaitement conscient de l’impasse à laquelle aboutit sa théorie générale du don somptuaire : “Ecrivant le livre où je disais que l’énergie ne peut finalement être que gaspillée, j’employais moi-même, mon énergie, mon temps au travail : ma recherche répondant d’une manière fondamentale au désir d’accroître la somme des biens acquis, à l’humanité” (OC VII, 20-21). Pas plus qu’il n’y a de don pur, il n’y a d’économie qui soit simplement restreinte. L’économie du don est ainsi une des figures de l’impossible (analogue à la « proposition impossible » de la tradition mystique du pur amour, celle qui invite à donner toujours sans chercher à se conserver et qui fut condamnée par Bossuet et par l’Eglise) même s’il arrive à Bataille de faire la part des choses : « ma position philosophique est fondée sur le non-savoir concernant l’ensemble, le savoir ne concernant jamais que les détails ».

[xvii] Le fanatisme de l’Apocalypse, Grasset, 2011. Bien que le nom de Nietzsche ne soit pas prononcé, toute la dynamique et tout le lexique de ce livre  brillant et injuste nous semblent s’y référer. Cf. p. 39, 78, 98, 171, 218, 226, 258, 275…

[xviii] Yves Cochet, cité par Pascal Bruckner, op. cit., p. 207.

[xix] Ainsi parlait Zarathoustra, Prologue, § 5.

[xx] Sur les outrances et le délire interprétatif auxquels peuvent donner lieu les thèses anti-espécistes de Peter Singer cf., J. P. Digard, Le tournant obscurantiste en anthropologie, in L’Homme 203-204, 2012.

[xxi] Pascal Brucker, L’écologie, le nouveau catéchisme de l’austérité, Libération, 6 Septembre 2013.

[xxii] L’américain Henry David Thoreau, ami et disciple du père de la philosophie pragmatique Ralph Emerson, auteur de La désobéissance civile (1849), bible des contestataires hippies des années 60 avant de devenir celle des libertariens, s’était, en 1854,  retiré pour deux ans  dans les forêts du Massasuchetts. Ce critique de la société américaine et cet admirateur du “poème de la nature” adepte de la rétrogradation (downshifting) et de l’abandon des villes est à l’origine du souci environnemental aux USA.

[xxiii] Op. cit., p. 263. Bataille, OC. I, 302- 320.

[xxiv] OC VII, 33, 64. La « part maudite » c’est la part mal dite, interdite, la tache aveugle de l’économie, la part du feu, la dépense, le surplus sacrifié, perdu ou consumé qui rend les choses à l’intimité violente. « La victime est un surplus pris dans la masse de la richesse utile. Et elle ne peut en être tirée que pour être consumée sans profit, à jamais détruite en conséquence. Elle est, dès qu’elle est choisie, la part maudite, promise à la consumation violente. Mais la malédiction l’arrache à l’ordre des choses ; elle rend reconnaissable sa figure, qui rayonne dès lors l’intimité, l’angoisse, la profondeur des êtres vivants ». Mais la « part maudite » est aussi le cadavre de la victime, le résidu irréductible et inappropriable de l’opération sacrificielle qui la contamine de part en part.

[xxv] La croyance de Gandhi dans l'unicité fondamentale de la vie trouve son pendant métaphysique dans le monisme spinoziste qui énonce que « plus nous connaissons de choses singulières plus nous connaissons Dieu», ou, pour utiliser la terminologie de Naess, plus nous connaissons de choses singulières plus nous connaissons le Soi ou encore… plus on se sent petit, plus on partage la grandeur de la montagne. Agir de façon altruiste c'est en même temps progresser dans la réalisation de Soi, s'identifier par empathie au monde naturel. Cf., Vers l'écologie profonde, Arne Naess et David Rothenberg, Wildproject, Marseille, 2009.

 

[xxvi] Par delà nature et culture, Gall., 2005.

[xxvii] La décroissance, Entropie, écologie, économie, Sang de la terre, 2006

[xxviii] Schuld en allemand  signifie à la fois la dette et la faute et explique le climat de menace et de terreur qui peut se développer autour des vaticinations apocalyptiques des nouveaux chantres de la fin du monde.

[xxix] Au sens où dans éthos on entend, conformément à l'étymologie, l'habitation terrestre. Notre "oïkos" (d'où vient notre concept d'écologie), notre habitation sur la terre est aujourd'hui menacée par le consumérisme, i.e. par le capitalisme devenu mode de vie. Le tout de l'étant est devenu disponible et consommable et c'est maintenant par internet que l'on passe commande, achevant ainsi de détruire notre mode d'être au monde et de couper, par nos modes de vie, le lien ontologique qui nous unit à toutes les formes de vie sur Terre ; il y a vraiment péril en la demeure.

Citons l'intégralité de ce passage où Bataille s'exprime avec une force inégalée. « Vous n'êtes et vous devez le savoir qu'une explosion d'énergie. Vous n'y changerez rien. Toutes ces oeuvres humaines autour de vous ne sont elles-mêmes qu'un débordement d'énergie vitale... Vous ne pouvez le nier : le désir est en vous, il est vif ; vous ne pourrez jamais le séparer de l'homme. Essentiellement l'être humain a la charge de dépenser dans la gloire ce qu'accumule la terre, que le soleil prodigue. Essentiellement c'est un rieur, un danseur, un donneur de fête » L'économie à la mesure de l'Univers, OC VII, 5, 6.

 

[xxxi] L’économie libérale procède en effet directement de l’utilitarisme pour lequel chaque ego cherche toujours à maximiser son intérêt. Nietzsche s’est insurgé contre la vulgarité plébéienne de ces idées modernes d’origine anglaise : “le plus grand danger, écrit aussi Bataille, est que les hommes (…) achèvent de s’asservir à la besogne utile” (OC II, 494). Cet achèvement est désormais arrivé et l’utilitarisme est l’horizon des temps nouveaux mais ce n’est pas tant l’utilité proprement dite (la valeur d’usage) qui « exprime la relation naturelle entre choses et hommes » (Marx) que la production exclusive de la valeur d’échange, de la valeur pour le marché, qui en est venue à détruire la nature et ses ressources aussi bien qu’à juger, soupeser, mesurer, chiffrer, réduire à l’équivalence tous les peuples de la terre. C’est très exactement la même logique qui, pour Heidegger, unit toujours plus à l’âge de la technique l’utilité –Nützlichkeit– l’utilisation –Benutzung-le profit –Nutzen– et  l’usure –Vernutzung. Les objets sont fabriqués pour l’usure, plus ils sont usés rapidement plus il faut les remplacer, plus ils sont remplaçables (Ersatz). L’usure fait ainsi disparaître la chose, anéantit les hommes concrets et les prive de monde, de ce monde auquel renvoyait l’ « ustensilité » (Zeug) analysée dans Sein und Zeit qui engageait le rapport le plus fondamental de l’homme au monde. Quand l’ustensilité se réduit à l’utilité technique ou se confond avec l’asservissement utilitaire, la culture de la mondialisation devient paradoxalement Weltlos, sans monde.   

[xxxii] Cf., Michel Deguy, La fin dans le monde, Hermann, 2009.

[xxxiii] Les excès sont les signes, tout à coup appuyés, de ce qu’est souverainement le monde. OC V 141.

[xxxiv] Sur l'exubérance du capitalisme postmoderne cf. infra.

[xxxv] Cf. L’exil d’Hélène d’Albert Camus, in L’été.

[xxxvi] OC V, 112.

[xxxvii] Ce qui assure l'extension de la vie et de l'espèce est pour l'individu explosion, mort petite ou grande, perte pure et simple ainsi que l’affirme ce passage célèbre de L’érotisme. « Quand nous maudissons la mort, nous n'avons peur que de nous-mêmes : c'est notre volonté dont la rigueur nous fait trembler. Nous nous mentons à nous-mêmes, rêvant d'échapper au mouvement de luxueuse exubérance dont nous ne sommes que la forme aiguë… ».

[xxxviii] Machenschaft : la machination, l’empire du se-faire (machen), le règne de l’efficience technique dans lequel la réalité effective est conçue comme actus, action et force efficiente.  Gestell : le dispositif d’arraisonnement qui rassemble (Ge)  tous les modes du stellen, poser, provoquer, réclamer, exiger, sommer, mettre en demeure et dans lequel vibre le tout puissant principe de raison qui attaque savoir, œuvre et langue.

[xxxix] « Le sentiment d'une malédiction est lié à cette double altération du mouvement qu'exige de nous la consumation des richesses. Refus de la guerre sous la forme monstrueuse qu'elle revêt, refus de la dilapidation luxueuse, dont la forme traditionnelle signifie désormais l'injustice ». OC VII, 44. En proscrivant elle aussi le gaspillage somptuaire, en prescrivant la sobriété à l’égard des ressources naturelles, l’écologie, selon Y. Cochet, serait le prolongement de la pensée de Bataille, elle ne serait pas synonyme de frustration, de renoncement et de mortification mais serait au contraire une invitation à dépenser sans compter les énergies métaboliques et renouvelables de notre corps.

[xl] OC VII, 161.

[xli] OC VII, 31.

[xlii] Corps célestes, OC I, 519. C’est dans ce grand texte de 1938 que l’on trouve, à notre connaissance, la première occurrence de ce terme.

[xliii] L’on trouve cette spiritualité new-âge de communion avec la nature en particulier chez les disciples de J. Lovelock.

[xliv] Allan Stoekl, Bataille’s Peak, Minnesota Press, 2007, II, Expenditure and depletion, p. 115 sq.

[xlv] Inaccessible et toujours dérobée, la jouissance est ce dont nul ne peut se passer, ce qui est toujours cherché, tout objet proposé n'étant jamais ça. Le capitalisme est entièrement fondé à la fois sur l’insatisfaction et la quête sans fin d'un surplus. A l’âge de l’usure (Vernutzung) dira Heidegger, les besoins sont toujours et partout de moins en moins satisfaits parce que la volonté de volonté tourne à vide et s’accélère sans fin, nous laissant face à la pure exigence sans but de produire et de consommer.

[xlvi] OC VII, 170.

[xlvii] OC VIII, 47-48. Cité par Stoekl, op. cit., p. 48-49.

[xlviii] La part maudite, OC VII. 63, 126. L’expérience intérieure, OC V.

[xlix] L’érotisme, OC VII

[l] Ibid. Ainsi, à la différence d'une usine, dit Bataille, la destination d'une église la retire à l'utilité pratique et introduit dans le domaine sacré des biens appartenant au domaine profane. Une église est un monument somptuaire qui peut rappeler les fastes des cathédrales médiévales, les conduites glorieuses d’une société restée à l’écoute de l'intimité des vivants et encore profondément accordée à la dérive, à l’infini ruissellement du monde. La destination de l’usine par contre, et on pense à la centrale électrique sur le Rhin dont parle Heidegger, est réduite à l’usage (Benutzung) comme utilité (Nützlichkeit). L’horizon exclusif d’utilisabilité qui domine désormais l’économie, transforme et dégrade toute chose en une usure (Vernutzung) systématique motivant un incessant remplacement (Ersatz) ce qui nous coupe de la terre et du monde et nous ferme l’accès à l’être. Quand l’ustensilité analysée dans Sein und Zeit qui engageait le rapport le rapport le plus fondamental de l’homme au monde, se réduit à l’utilité technique, la culture de la mondialisation devient paradoxalement Weltlos, sans monde. En suivant les critères de l’économie libérale, « nous nous enrichirions en transformant Notre-Dame en bureaux et les Tuileries en parking payant », pour reprendre l’exemple paradigmatique que proposait Bertrand de Jouvenel.

[li] Cf., Corps célestes, OC I 519.

[lii] Ibid., OC I, 518.

[liii] Le pari de la décroissance. Fayard, 2006. On peut résumer ainsi la démonstration de Latouche. 1-La société de croissance qui a outrepassé depuis longtemps les capacités de régénération de la biosphère nous conduit à brève échéance dans le mur : disparition des espèces, disparition de l'espèce humaine. 2- La société de croissance sans croissance (récession) c'est le désespoir absolu. 3- Reste une tierce solution : la voie de la décroissance, le choix délibéré d'une société joyeuse de sobriété ou d'abondance frugale qui implique une décolonisation de l'imaginaire consumériste et un refus des fondements de l'ordre capitaliste qui repose sur trois piliers :

-la publicité qui crée la frustration, nous fait désirer ce que nous n'avons pas afin de nous faire consommer toujours plus.

-le crédit : la crise des subprimes  nous a montré qu'il ne peut croîtreindéfiniment.

-l'obsolescence programmée analysée dès 1958 par Günther Anders selon lequel la production conçoit ses objets comme « une production des déchets de demain », l’essence des marchandises de consommation consistant « en ce qu’elles existent pour ne plus exister », en ce qu’elles sont fabriquées pour pouvoir être remplacées : comme le dit Heidegger « être aujourd’hui, c’est être remplaçable » et la production d’ersatz est exigée de toutes choses. La décroissance est un pari qui repose sur une réévaluation généralisée, i.e. sur un renoncement à l'égoïsme sacré des prédateurs que l'on nous donne comme modèle au profit d'une coopération altruiste, sur une révolution culturelle, sur une autre conception de la richesse relocalisée, réappropriée, redistribuée  et aussi sur une réappropriation du temps lui-même ("travailler moins pour travailler tous, travailler moins pour vivre plus », retrouver les vertus de la contemplation) etc... Mais quand « la valeur devient le sujet du processus » (Marx) ou quand, dans le règne de l’efficience, la machinerie du Gestell se fait sujet anonyme de toutes les figures de la puissance (Heidegger), ne sommes nous pas alors complètement dépossédés de notre statut de sujet ?

 

[liv] « Le goût du luxe est enraciné dans les profondeurs de l'homme. Ce goût trahit que le superflu et la démesure sont des eaux où son âme nage le plus volontiers. » Nietzsche, Aurore. Cf. notre Nietzsche et Bataille. La parodie à l’infini. PUF, 1994 ainsi que Bataille avec Sade. De la volupté du mal et de la mort. Il Particolare n° 11, juin 2004, La parodie dans tous ses états, Le portique. Bataille, n° 29, 2012.

[lv] OC IX 75.

[lvi] Rien ne peut vaincre le démonique si ce n’est l’univers lui-même disait Goethe. Poésie et vérité, Aubier, p. 495.

[lvii] OV II 64. Seule la Gnose, selon Bataille, a reconnu “l’extravagance positive” de la matière. L’identification de la matière au crime, sa définition, dans La part maudite par « la différence non-logique » délogent ce qu’il pouvait rester de métaphysique et d’idéalisme dans le matérialisme positiviste en l’ouvrant à l’excès, à l’exubérance, à la dilapidation… à la dialectique immanente du jeu du monde qui l’oppose, disait Sollers, à toute métaphysique de la Cause.

[lviii] OC I 339. Opposition qui renvoie à l’ambivalence du sacré : la main droite c’est la concentration, la hiérarchie, Dieu comme force répressive, la main gauche c’est la dispersion, le manque de sens et d’autorité, Dieu comme figure de la dépense souveraine.

[lix] « Dans la mesure où les existences apparaissent parfaites, achevées, elles demeurent séparées, refermées sur elles-mêmes. Elles ne s'ouvrent que par la blessure de l'inachèvement en elles » (OC VI, 295, 296). La beauté d'une femme serait avare si n'y répondait la blessure animale sous la robe, écrit-il de même dans L'Erotisme. Le chemin de la reconnaissance de l’autre comme radicalement blessé, ouvert et lié à la mort. C’est ce qu’indique ce A noir formidable  dressé à l’entrée de ce champ de ruines qu’a voulu être l’œuvre de Bataille et que l’on retrouve dans Edwarda, dans Olympia, chute et négation de l’Olympe (OC IX, 142). L’Athéologie ouvre le monde à son illimitation divine :« Dieu n’est pas la limite de l’homme mais la limite de l’homme est divine. Autrement dit l’homme est divin dans l’expérience de ses limites ». (OC V 150).

[lx] OC I 443. Est religieux pour Bataille non le souci de l’individu pour sa délivrance et son salut personnel mais plutôt l’identification collective et rituelle à la dérive in-finie du cosmos voué à la perte. Stoekl, op. cit., p. 37.

[lxi] OC XII 236.

[lxii] OC V 139.

[lxiii] OC V 140, 133.

[lxiv] M. Otte, Arts préhistoriques. Cité par A. Balazut.

[lxv] Arts des origines, Origine de l’art. A paraître chez Hazan.

[lxvi] L'homme de Néandertal plus robuste que nous a vécu plus de 300 000 ans et a réussi à survivre lors des plus extrêmes glaciations. L'homme de Cro-Magon dont nous sommes les descendants – l'homo sapiens sapiens- n'est vieux que de quelques 100 000 ans et déjà par une espèce d’amok généralisé (l’amok qui fascinait Bataille est un comportement spécifique aux populations austronésiennes par lequel le sujet devient fou furieux et tue autant de personnes qu'il le peut jusqu'à ce que lui-même soit mis à mort). Il a si bien ravagé la planète que nous risquons d’assister à son inéluctable disparition.

[lxvii] C’est ce que font certains cyclistes « écolo » sur le millier de kilomètres d’autoroutes que compte la ville de Los Angeles.

[lxviii] A. Stoekl, op. cit.,

[lxix] Aurore, § 429. Je remercie l’association des professeurs de philosophie de l’enseignement public qui m’a permis, à plusieurs reprises, de  m’exprimer sur l’oeuvre de Bataille et de préparer cet article.

 

 

 

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