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Bataille avec Sade

 

 

 

Bataille avec Sade

 

 

De la volupté, du mal et de la mort

 

Des choses terribles, il y en a beaucoup,

mais rien de plus terrible que l’homme.

Sophocle, Antigone, v. 332, 333.

L’énormité de Sade

Le jeu de mot est un peu facile, mais il est ici presque inévitable : Georges Bataille, qui est de tous les écrivains français le plus proche de Sade et donc souvent rangé avec Sade[1], est en même temps celui qui, toute sa vie durant, à livré bataille pour défendre ou préserver l’énormité de Sade, l’é-normité d’une œuvre qui est effectivement hors la norme, hors la règle, hors la loi.  Ce constat commande et légitime deux approches bien différentes :

- Si, comme celle de Sade, l’œuvre sulfureuse de Bataille -c’est le cas de son œuvre de fiction- a longtemps appartenu à l’enfer des bibliothèques, on peut tenter de prendre la mesure de leur proximité mais aussi de leur abyssale différence ; R. Barthes en traça l’impeccable programme dans l’article qu’il écrivit à la mort de Bataille[2].

- Comme par ailleurs Bataille n’a pas cessé de s’affronter à ce qu’il appelle la violence de Sade, il est possible d'essayer de ponctuer schématiquement cette lutte avec l'ange exterminateur ou avec le prince des ténèbres, ce combat de Bataille avec Sade, contre Sade et finalement contre lui-même, combats qui nous ont rendu l’œuvre du divin marquis à la fois plus proche et plus difficile. E. Marty[3] l’a bien montré : la fascination de Sade en France est un effet de la brutalité historique du XXe siècle et c’est le  "il n'est pas possible de plaisanter" avec Sade (Bataille OC VII, 372) qui a donné impérativement le ton de toutes les études sadiennes d'après guerre.

introduire quelques distinguo : c’est par quatre fois, au moins,  que Bataille s’est effectivement battu avec Sade, livrant bataille contre ceux qui ont tenté d’apprivoiser l’inquiétante étrangeté d’une œuvre qui est bien ce que la littérature a produit de plus radical, de plus scandaleux et de plus irréductible dans toute son histoire. Combats ou batailles que l’on pourrait ainsi essayer d'identifier :

-Contre ceux qui ont textualisé l’œuvre de Sade, qui l’ont détournée à des fins littéraires, qui l’ont enfermée dans la littérature, condamnée à venir enrichir les trésors poétiques  : on a reconnu là la polémique féroce de Bataille contre Breton[4], contre Breton le poète, et contre les secrètes mignardises du surréalisme. Aveugle à la portée politique de la scatologie  sadienne, Breton aurait donner à Sade une valeur d'échange, le faisant ainsi entrer à la bourse des valeurs littéraires (Hollier). Face au jeu de la sublimation poétique et de l'ascension idéalisante, Bataille entendra le premier hurler avec Sade et opposera, à l'échappatoire icarienne, une opération de désublimation semblable à celle que Sade, dit-on, affectionnait : on raconte qu'il effeuillait des pétales de rose sur des fosses à purin.

Mutatis mutandis, il est difficile de ne pas développer le même réquisitoire à l’égard du traitement que R. Barthes a fait subir à Sade[5]. Comme on a pu déjà le remarquer l'enfermement dans le plaisir du texte est le dernier en date des malheurs subis par le divin marquis. Le tournant langagier de la pensée française, en isolant le langage de tout référent et de tout signifié, dénie au texte de Sade  toute négativité, l’écarte d’un Réel qui ouvre à la mort, le débarrasse de toute croyance en une Cause pour le situer dans l’empire absolu de la fiction, empire en dehors duquel il n’y a rien. La perversion rend heureux, écrit Barthes, le pervers est un sujet libre, actif, sans surmoi, sans mémoire, désocialisé et heureux qui vit son propre langage comme signe de lui-même et c’est au contraire le propre du névrosé, sujet aliéné, dépressif, peureux, timide et sournois que de vivre ce langage comme signe d’autre chose, que de faire basculer la lecture dans la représentation, dans la mimésis, que d’en faire l’illustration d’une Cause sadienne (Sollers). Mme de Mistival, la mère d’Eugénie, dans La Philosophie dans le boudoir, doublement cousue[6], doublement castrée (la couture inflige un démenti à la castration première) est ainsi devenue pour Barthes une femme sans sexe, un pur signe en qui on pourrait reconnaître malicieusement aussi le cygne des littérateurs : ce cygne qui est justement particulièrement honni par tout ceux pour qui le mot « merde » garde une valeur certaine de démoralisation et d’effondrement (Michaux) mais par tous ceux aussi qui, sans illusion et sans fétiche, ont su s’avancer sans trembler jusqu’à la place vide entre les jambes.

-Contre ceux qui l’ont médicalisée ou qui ont enfermé son auteur dans la maison des fous (déclaré « en perpétuel état de démence libertine », ils passera11 ans à l’asile de Charenton) : autre manière de se défendre contre l’horreur insupportable que diffuse l’infatigable scélérat en faisant du sadisme une catégorie médico-légale, en donnant droit de cité, en accordant une existence pathologique, en donnant un nom commun (le sadisme[7]) à un homme, à une œuvre, à une écriture qui sont pourtant, à tous égards, Archi-Innommables (Baudelaire), exorbitants, radicalement irrecevables.

-Contre ceux qui l’ont dialectiseé et détournée pour la réintroduire, comme la marque grandiose du péché[8], dans le giron de la religion : ce fut le cas bien sûr de Pierre Klossowski qui fut pourtant le premier à tracer la figure grandiose de l’Unique (Stirner, Kierkegaard), de l’anarchiste connaissant la joie de détruire (Nietzsche), du Maître révolutionnaire rêvant d’extermination et voyant dans le délire et la déraison de la Terreur révolutionnaire enfin purifiée de son fond petit bourgeois, l'occasion de mettre sa domination de ci-devant au service de sa jouissance : c’était pour lui la seule vérité de cette comédie sanglante.

 Mais Sade est finalement neutralisé et réintégré dans le monde et c'est la gnose et le dogme du péché originel que, comme Joseph de Maistre et Baudelaire, Klossovsski trouve au fond de l'athéisme prétendu du Maître. Mais le texte le plus emblématique de cette récupération est celui de Swinburne. Léon Bloy parlait déjà du sadisme comme d'une famine enragée d'absolu, dans la même veine, Swinburne renchérit : approchez et vous entendrez palpiter dans cette charogne boueuse et sanglante des artères de l’âme universelle, des veines gonflées de sang divin. Ce cloaque est tout pétri d’azur ; il y a dans ces latrines quelque chose de Dieu[9]. Ce passage est mis en exergue du chapitre sur Sade dans La littérature et le mal (OC IX, 239). Il atteste que Bataille maintient lui aussi la dimension sacrée ou divine de l’œuvre de Sade mais il refuse obstinément toute forme de récupération religieuse : celle de son ami Klossowski dans Sade mon prochain, par exemple.  Sade nous fait trembler mais c’est devant nous-mêmes que nous tremblons. Sade est sublime sans doute et Bataille, retrouvant des métaphores kantiennes, reprend implicitement l’analyse du sublime de la troisième critique. Il avoue que  « nous sommes devant ses livres comme autrefois pouvait l’être le voyageur angoissé devant des amoncellements de rochers vertigineux : un mouvement nous en détourne et pourtant ! Cette horreur nous ignore, mais n’a-t-elle pas, puisqu’elle est, un sens qui nous est proposé ? Les montagnes représentent ce qui ne peut avoir d’attrait pour les hommes, que par un détour. Il en va de même des livres de Sade »[10] : l’angoisse que nous éprouvons devant son œuvre ne renvoie en dernière analyse qu’à une disproportion qui est en nous et qui fait de nous des êtres deina, disait Sophocle, des êtres à la fois prodigieux et terribles. La conscience « est toute entière impliquée dans un spectacle qui sans elle ne serait rien ».

-Par extension on pourrait prendre le risque de dire que Bataille aurait pu se battre contre ceux qui l'ont moralisé, politisé ou nazifié, qui ont fait une lecture finalement  pieuse ou vertueuse des oeuvres de cet esprit qu’Apollinaire prétendait être le plus libre en y voyant la préfiguration de la face sombre de la modernité, préfiguration qui équivaudrait à une dénonciation prémonitoire du fascisme. En découvrant le premier la réification de  l'humain, écrivent, en 1944, Adorno et Horckheimer dans Juliette et la raison morale (repris sans La dialectique de la raion), "Sade (serait) le chaînon manquant entre Kant et Auschwitz" ainsi que l'écrit E. Marty (op. cit., p. 48), entre l'architectonique formelle  de la raison kantienne réduite à une pure fonctionnalité, à des fins vidées de tout contenu et le lieu emblématique de la Shoah où le sens s'est définitivement abîmé. Le spectacle réglé des orgies sadiennes, les pyramides fabriquées de ses supplices soigneusement distribués, tout cela jetterait une lumière vive sur les défilés au kitsch vénéneux du troisième Reich et nous ferait comprendre qu'Auschwitz, bien loin d'être un accident de parcours, était depuis longtemps au programme de l'Occident[11]. Même optique pour les adaptations cinématographiques, celle de Vadim en 1940 qui transforme la noire Juliette -le personnage de Sade le plus contemporain de notre monde de consommation, de marchandise et de simulacres- en simple putain et fait s'affronter, comme le vice et la vertu, collaborateurs et résistants, celle de Pasolini en 1975 qui utilise les cent-vint journées pour mettre en scène le fascisme aux abois dans la République  crépusculaire de Salo sans prétendre pour autant rien sauver du désastre.

-Contre ceux enfin qui la libéralisent et la banalisent en faisant de Sade un précurseur de la sexualité moderne qui aurait préparé sa détabouisation et le raz de marée de l’exhibitionnisme et de l’obscénité. La tolérance bourgeoise et molle dont Sade fit l'expérience en Hollande ne lui avait-elle pas déjà fait horreur ? plutôt l'enfer que l'hypocrisie de ce peuple de commerçants ! Une telle  entreprise de domestication serait donc bien la pire des impostures. En effaçant l’interdit, en prescrivant la transparence et en proscrivant le secret, elle ravale la sexualité à son degré zéro, méconnaît l’angoisse dont se nourrit l’érotisme aussi bien que ce sentiment d’être noyé et de perdre pied qui toujours l’accompagne. C’est elle qui provoque l’ire de Bataille, c’est elle que nous voudrions ici examiner en présentant, par contraste, sa propre lecture, et en défendant la thèse qu’il énonce dans la préface à la deuxième Justine : accorder un droit de cité à l’œuvre monstrueuse de Sade c’est édulcorer sa pensée[12]et méconnaître le véritable enjeu -la gravité et le tragique- de l’érotisme. Sade est noir, absolument noir[13] et, à tout prendre, face à l’irruption de l’insupportable, mieux vaut, dit Bataille, l’écœurement de l’homme normal, le rejet et la haine que l’admiration inconséquente de certains zélateurs. "Personne, à moins de rester sourd, n'achève les cent-vingt journées que malade" et "ceux qui virent en Sade un scélérat  répondent mieux à ses intentions que ses modernes admirateurs. Sade appelle une protestation révoltée sans laquelle le paradoxe du plaisir serait simplement poésie »[14]. Dans un projet de conclusion à L’Erotisme Bataille insiste sur cette reconnaissance paradoxale qui est à la mesure de l’horreur suscitée : « j’éprouvais à quel point grandissait en moi la haine de Sade. Seuls la fureur de Sade, le dégoût de Dieu exorbité et la fermeté, l’énergie avec lesquelles il se mura dans l’ignominie ont été assez violents pour m’ouvrir les yeux »[15]. En nous appuyant sur cette lecture, tentons à notre tour « d’ouvrir les yeux » et d’entendre quelque chose de cette œuvre qui ne cesse de se dérober[16]. Dans sa singularité et son excès, elle est venue rouvrir la question métaphysique du mal au sein de l'époque des lumières encore toute étourdie des rêves de maîtrise de la raison. Sueño da razon, écrit Goya qui se représente lui-même, dans cette eau forte célèbre des Caprices, terrassé par les dieux obscurs immaitrisables de l’inconscient. L’époque est la même et déjà en effet le réel, dans l’histoire, a déjà pris sa revanche sur  ces sueños, c’est-à-dire à la fois sur ces songes et sur ce sommeil. La brutalité des temps et, pour le dire avec Heidegger, le soulèvement de la fureur (Grimm),  l'insurrection de la malignité du mal ont déjà mis en échec tout espoir de rationalisation de l'univers, toute croyance au progrès et c'est toute l'Odyssée hégélienne de la fin de l’histoire qui est par avance mise en défaut comme ce sont les abstractions d’une philosophie sans corps qui, mises dans le boudoir, sont tournées en dérision. Les limites de l'humanisme ont cette fois-ci éclaté et, parvenus au seuil de l'Apocalypse, nous voici confrontés, comme jamais, à la perversion sadienne. 

Le libertinage et le mal

La pensée de Sade repose tout entière sur cette philosophie déclinée à longueur de page : les autres ne comptent pour rien, la nature nous a fait naître radicalement seuls ; ce constat justifie un égoïsme intégral : autrui ne peut être qu’un moyen ou un instrument au profit de notre seul plaisir, le vice étant l'unique félicité de l'homme[17]. Qu’on ne s’y trompe pourtant pas : l’apologie libertine de la volupté, la glorification sadienne de la luxure ou du péché de la chair n’ont pas grand chose à voir avec  l’épicurisme ou avec la revendication hédoniste d’un art de jouir : elles font partie d’un défi titanesque, elles sont l’expression de l’extrême destructivité du désir libertin, désir inassouvissable ouvert à la dimension de l’infini qui trouve chez Sade sa formulation la plus avancée, celle qui, en bonne logique, nous allons le voir, ne pouvait aspirer qu’à sa propre destruction et ne déboucher que sur l’atrocité et la mort.

Mais d’abord, l’empire du mal est polycéphale, les théologiens lui avaient reconnu sept têtes. Alors pourquoi accorder à la seule luxure un tel privilège[18] ?

À une telle question, la lecture de Sade nous permet de répondre : c’est dans la luxure, dans la lubricité et la concupiscence de la chair que nous pouvons vraiment être monstrueux. Le sexe est en nous ce lieu où la nature est abîme et nous savons d’instinct que c’est là et là seulement que la liberté peut se trouver et se perdre[19]. Nous sommes terribles et monstrueux (deina) parce que, à la différence des autres animaux qui sont naturels, adaptés à leur environnement et munis d’instincts déterminés, nous n’avons que des pulsions labiles, inachevées, ouvertes à toutes les perversions, promises à toutes les régressions. Nous sommes les seuls vivants à pouvoir déchoir, à pouvoir faire la bête, à pouvoir aboyer comme des chiens. Depuis longtemps l’Eglise l’avait répété : c’est la concupiscence qui est génératrice du péché, c’est la sexualité qui est révolte ou sédition contre l’ordre naturel, c’est le désir qui est désordre et qui nous fait toucher l’absence de fond[20] ou mesurer la clocherie de l’être comme le dit Lacan. L'excentricité de l'être humain fait qu'il n'est nulle part chez soi. Il est "au sein de l'étant, l'unique catastrophe", écrit Heidegger commentant le mot deinos de Sophocle qu'il traduit par das Unheimliche : ce qui proprement s'oppose à la quiétude du chez soi, l'étrange, l'effrayant, le terrible. Dans la distribution originelle des dons, Epiméthée ou “ la Nature ” nous a bel et bien oublié, et c’est ce manque, ce trou ou cette fêlure dans l’être qui sont la source et la ressource de notre si inventive, si infinie et par la si désirable malignité.   Le libertinage et le mal ont ainsi partie liée et le mot libertin, on le sait, désigne à la fois et indivisiblement l’athée matérialiste et le débauché.

C’est donc tout naturellement de l’insouciance insolente de Don Juan que Bataille rapproche Sade : du Dom Juan de Molière comme du Don Giovanni de Mozart[21], de cette première incarnation de la subjectivité moderne, de cette première dramaturgie qui prend le mal  au sérieux dans une époque qui est déjà celle de la post-christianité. Et Bataille nous invite à entendre derrière la platitude apparente des calculs égoïstes de Sade, derrière la recherche vile et mineure du plaisir intéressé de ses immondes libertins, la prodigieuse insouciance de Sade entièrement livré à l’irrésistible séduction du plaisir, celle qui va, à l’instar de Don Juan, l’exorbiter moralement et finir par le foudroyer. Malgré d’interminables discours qu’il ne se soucie d’ailleurs pas de systématiser, Sade n’a cure de persuader, écrit Bataille, il cherche à défier et dans l’incessant dialogue entre le possible (un discours marqué par ce souci de durer qui nous courbe la tête, par la recherche et le calcul intéressés du plaisir) et l’impossible (la mort que le criminel veut voir héroïquement répondre au crime) c’est bien cette insouciance dernière qui a la préséance : c’est là que se situe ce que Bataille appelle le sommet ou la souveraineté dans le mal.

L’érotisme et la mort

Il en va de la souveraineté comme de la noblesse chez Aristote : elle est ce qui est à soi-même sa propre fin, ce qui n’est pas subordonné à autre chose que soi, ce qui ne sert pas et qui n’est donc pas servile. Mais si on prend les déclarations de Sade à la lettre, il semble qu’on ne puisse éviter l’objection : si tout est ordonné à la recherche de la volupté, c’est que la volupté, dans cet érotisme fondé sur la transgression[22] et sur les souffrances gratuites imposées aux victimes par une volonté despotique, est encore considérée comme un bien. « Plus (le crime) est affreux et plus nous jouissons… et je banderais à assassiner sur les grands chemins ; je banderais à exercer le métier de bourreau »[23].  Comment encore parler, dans ces conditions, face à une telle exultation et une à telle  priapique célébration de "volonté mauvaise" ? Ne nous voici pas au rouet ?

À cela pourtant Sade, selon Bataille, a répondu sans trembler : la souveraineté ne peut s’affirmer que dans une immense négation qui ne laisse subsister aucune réalité qui la transcende et qui détruit, pour commencer, l’auteur et l’ouvrage lui-même. Maurice Blanchot l'a vigoureusement montré : le crime importe plus chez Sade que la volupté et, gravissant tous les degrés de l’échelle des plaisirs criminels, la rage ascétique de nier est portée jusqu’à une insensibilité ou une apathie glaciale qui, au terme, abolit le sujet lui-même. "Ce n’est pas l’objet du libertinage qui nous anime, c’est l’idée du mal", écrit Sade lui-même et le meilleur moyen de se familiariser avec la mort (est) de l’allier à une idée libertine, à une idée sodomite, pourrait-on dire, la sodomie étant la seule conduite mortelle pour les normes de l’espèceOn voit que de proche en proche l’égoïsme lui-même finit par se consumer dans le brasier qu’alluma l’égoïsme[24], car il s’agit bien d’aller toujours plus outre, l’insurrection perpétuelle de l’activité libertine la montrant effectivement asservie à une énergie dépersonnalisante et inhumaine pour laquelle seule le toujours plus et l’horreur nue de la jouissance abjecte accomplit un désir criminel et mortifère qui ne connaît plus de limite. Devenir en expirant l’occasion d’un crime est une idée qui me fait tourner la tête, dit, par exemple, Amélie dans Histoire de Juliette[25].

Là se trouve en effet la monstruosité de Sade. La monstruosité dans sa laideur extrême et sa méchanceté absolue est, selon Aristote, révolte contre la forme et contre l’universel ; cette attitude est emblématisée par la scatologie sadienne : les maux, en grec, c’est ta kaka, l’état dernier de l’informe et de la dégradation de la matière. C'est bien  la réduction ou la dissolution de toutes les différences (homme/femme, père/fille, mère/fils, frère/soeur, bien/mal, zones érogènes anales/orales...) qui est visée par la perversité sadienne, la fusion et la confusion de tout ce que le Dieu de la genèse avait soigneusement distingué à partir du neutre et du chaos (lumière/ténèbre, terre/ciel, homme/femme…), la poursuite et l’accomplissement du parricide révolutionnaire en un matricide qui met un terme à l’institution et à la sauvegarde des moeurs. La pulsion de mort selon Freud, c’est l’entropie à son maximum, le triomphe du Même sur l’Autre, le retour à l’homogène, à l’indifférencié, au chaos. Par ailleurs les monstres, dans l'affirmation de leur singularité en révolte contre l'Universel, entendent aussi défier la nature qui les porte à la volupté et imposer la souveraineté de l’homme sous la forme de l’universalité de la loi. « le mal démoniaque et diabolique, écrivait déjà Schelling, est encore plus étranger à la jouissance que le bien ». Kant avec Sade, écrira Lacan, Kant dont l’intraitable morale avait déjà un parfum de cruauté (Nietzsche). Le duc de Blangis, par exemple, entend bien lui aussi n’obéir qu’au principe d’universalité qu’il se donne et jouir de son propre désintéressement, de son apathie ou de sa parfaite insensibilité : toujours faire le mal, ne jamais faire le bien et faire le mal pour le mal et non parce que nos passions nous y portent. On a bien ici un kantisme inversé puisqu’ici aussi autrui doit être toujours considéré comme un moyen asservi à notre volonté jouisseuse et cynique de despote et jamais comme une fin. La difficulté pourtant est de savoir comment le criminel sadien peut défier la nature quand il ne fait en vérité que servir (sa) force aveugle et imbécile, la plus  criminelle et monstrueuse qui soit. Cette contradiction est, dit Foucault, celle de la modernité déchirée entre l’affirmation de la nature et celle de la liberté, celle qui apparait avec le grand tournant historique pris par Rousseau et par Kant à partir duquella raison n'est plus la part divine et absolument bonne de l'homme, l'homme très intelligent peur être très méchant, la raison ne nous rend pas heureux, le mal peut être rationnel et la moralité, elle,  dépend de la conscience "instinct divin" qui est indépendante de toute intelligence. Liberté et  nature sont hétérogènes et le scandale est que les hommes vertueux (Justine) ne sont pas heureux et que les méchants au contraire le sont (Juliette). Cette dissociation scandaleuse obligera Kant à puiser dans une fond de croyance et à recourir à un Dieu moral qui effecturera la synthèse et rétablira dans sa perfection le Souverain Bien car la raison ne peut rester indifférente à la non réalisation de la synthèse du bonheur et de la vertu en emputant du complément de bonheur le Souverain Bien. La contradiciton entre nature et liberté met  Sade en échec par rapport au mal[26] et réduit le héros sadien au désespoir de ne pouvoir satisfaire son inextinguible soif du mal car comment, alors même qu’on la défie, ne pas servir la  nature ? L’impossibilité d’outrager la nature est selon moi, le plus grand supplice de l’homme, écrit Sade. Il y a pourtant peut-être une façon de lever cette contradiction. Pour cela il faudrait opposer, comme le montre Deleuze, une nature première à une nature seconde[27]. La nature seconde est celle qui est par Sade abhorrée parce qu'en elle les destructions sont encore l'envers de créations et de métamorphoses, ce qui rend le crime absolu impossible. Seule la nature première, la nature naturante, serait porteuse  de la négation pure. Revenir, par ses crimes, au jaillissement primaire et incandescent d'une nature naturante non encore enchaînée par ses lois, d'une nature faite uniquement de "molécules furieuses et déchirantes" comme l'écrit Deleuze, c'est ce que propose Braschi, le pape Pie VI, qui tient avec sa « dissertation philosophique sur le meurtre » le plus beau discours sadien, celui qui, en témoignant de l'omniprésente positivité du mal, seule instance inaliénable, atteste de l'inexistence de Dieu.  En prescrivant la destruction permanente, cette nature  serait  le sans fond, l'au-delà de tout fond et nous ferait toucher enfin au réel. Mais en touchant au "réel" (Lacan), elle excèderait la loi et le langage et nous montrerait jusqu’où le saut est concevable  mais aussi, dit Bataille, jusqu’où on ne peut plus aller.

Mais pas plus qu’il ne faut refouler l’effrayante révélation que constitue l’œuvre de Sade, il n’est pas question de la répéter ou de s’y fixer en s’enfermant dans un rituel pervers. Aussi, de même que Bataille s’est battu avec Sade contre ses thuriféraires et ses censeurs, dans une volte-face quelque peu mystérieuse, paradoxale et comme autoritaire et apeurée, il va se battre contre Sade lui-même en énonçant à son endroit, dans l’Erotisme, de très sévères réserves

La déloyauté de Sade

« Écrire c’est bondir hors du rang des meurtriers », écrivait Kafka. L’écriture et le langage en général sont médiations et essentiellement non-violence. Le langage violent de Sade est donc un paradoxe. Aurait-il ouvert à la littérature une violence demeurée jusqu’ici sans voix ? Sans doute mais sa violence se distingue de la violence du bourreau, de la violence d'Etat qui ne parle pas sa violence et qui la justifie toujours au nom du Bien. En parlant sa violence le sujet sadien "manque à ce profond silence qui est le propre de la violence" écrit Bataille, il échappe ainsi au silence bavard que est celui de la violence d'Etat. Mais la parole sadienne se révèle liée à un autre et fondamental silence de sorte que Sade, comme Genet plus tard, n'a pas manqué de se détruire et de s'asphyxier, de s'enfermer dans une impasse en mettant fin à toute possibilité de discours, en rompant la possibilité de communiquer qui est au coeur du langage. Sade en effet s’adresse aux autres, se tourne vers eux, mais, dans le même temps, son langage désavoue la relation de celui qui parle avec ceux qui écoutent. Il parle au nom d’une violence qui est solitude, haine et silence, et son érotisme féroce, fermé sur lui-même, implique la négation des autres. Sade est donc déloyal : ce vocable médiéval et chevaleresque dit bien ce qu’il veut dire : il manque à l’honneur et à la probité, il manque à la loi, et la loi de l’homme est celle du langage, celle qui fait qu'il y a un monde commun que l'on peut partager. C'est ce même déni d'humanité, cette non-appartenance au monde que, toutes choses égales d'ailleurs, Hannah Arendt stigmatisera chez les fonctionnaires ordinaires du Reich dans Eichmann à Jérusalem : ils n'étaient que des administrateurs ou des fonctionnaires du crime, de noirs exécutants conformistes dans la chaîne horizontale de l'exécution, il n'y avait pas de monstre ni de profondeur derrière la monstruosité car seul le bien peut être radical et avoir de la profondeur, le mal est toujours second même s'il est effroyable. Comme elle le dira dans sa lettre à G. Sholem du 24/8/62, il faut en finir avec l'admiration à l'égard de Richard III et le livrer comme les autres au ridicule, en finir avec le pathos de l'insoumission, de la transgression, de l'exceptinalité ou de la grandeur du mal, le mal est extrême mais il est banal il n'a aucune profondeur et se propage comme des champignons chez ceux qui ont abdiqué leur liberté, seul le bien a de la profondeur et peut être radical. Derrière ces crimes monstrueux il n'y a aucun monstre à admirer. 

Mais sur un tour supplémentaire de cette spirale sans fin dans laquelle Bataille, alternativement, dans la crainte et le tremblement, s'approche et s'éloigne de Sade, on trouve cette affirmation : seule la victime et non l'hypocrite bourreau peut parler des supplices et des tortures qu'il subit. Dans cette relation inversée que bourreau et victime entretiennent alors par rapport au langage, la violence exprimée de Sade ne peut donc être que celle de la victime[28] et sa parole extravagante, excessive est seule authentique et n'a plus rien à voir avec l'utilité que peut attendre un interrogatoire sadique ou les prescriptions génocidaires banalisées au nom d’une science devenue mortifère, celle  d’un Heinrich Himmler ou d’un Rudolf Höss. De plus, si elle nous fait prendre conscience de l'abîme, elle nous en détourne en même temps par là même.

Il ne s’agit donc pas de revenir sur ce qui précède : Sade qui s'est voué à révéler la face d'ombre, la face inhumaine de l'homme occultée par les Lumières, a fait de nous des voyants et des visionnaires, le monde dans lequel nous vivons est celui qu’il décrit, et au procès intenté à l’éditeur J. J. Pauvert, Bataille pourra dire  calmement : j’estime que pour quelqu’un qui veut aller jusqu’au fond de ce que signifie l’homme, la lecture de Sade est non seulement recommandable mais parfaitement nécessaire[29]. C’est Sade en effet qui nous a révélé ce que l’homme a la possibilité d’être, et pour nous autres, modernes, c’est cette possibilité qui, avec le nazisme, est devenue réalité. Mais on ne peut en même temps s’empêcher contradictoirement de penser qu’il y a comme un contre-sens  à vouloir faire de ce sommet de l’utopie libertine qu’est l’œuvre de Sade, de cette projection fantasmatique qui repousse dans l’insignifiance tous les excès et débordements réels, le modèle réaliste qu’aurait suivi les bourreaux fascistes. L’emmuré vivant, qui plus est, n’avait sans doute pas d’autre exutoire que de proférer ce cri et de perpétrer ce crime d’écriture que constitue son œuvre entière. Il reste que l’analogie exploitée par Pasolini dans Salo, insiste et résiste et qu’elle ne peut difficilement être évitée… et le rapport avec l'univers fasciste de revenir encore. L’horreur, cette fois-ci, n’est plus enfermée dans la tête d’un homme mais pratiquée par des milliers de fanatiques. Les charniers complètent les philosophies, si désagréable que cela puisse paraître, écrira Queneau. Au même titre que les pyramides ou l'Acropole, les chambres à gaz sont désormais inséparables de l'image de l'homme et les criminels nazi aussi bien que les libertins de haut-rang du château de Silling appartiennent à ce que l'humanité doit savoir d'elle-même : ces monstres sont  aussi nos semblables[30].

On le comprend, le geste critique de Bataille à la fin de sa vie n’est plus seulement platonicien mais aristotélicien : il s’agit moins d’exclure le tragique en le sacralisant que d’en montrer, au risque, dénoncé et ridiculisé par Sade lui-même[31],  de l'embourgeoiser ou de le neutraliser dans l'étouffoir de la dialectique,  la portée politique et cathartique. Refouler l’effrayante révélation sadienne sera toujours s’exposer à l’étonnement et à l’impuissance devant le lancinant retour de la violence meurtrière, de ce mal atterrant qui ne vient pas d’ailleurs mais qui est voulu par l’homme, de ce mal qui n’a pas de sens, qui défie la représentation[32], qui n’est pas réparable et qui est, par excellence, le mal moderne[33].

Ainsi au dernier acte c’est Bataille qui va se battre contre lui-même, pour se détourner du terrorisme et de la fureur qui avaient marqué les années 30 et qu’il avait partagés avec tant d’autres. Il ne s’agit plus de prétendre effacer la frontière qui sépare la vie de la littérature ni de tirer de l’œuvre de Sade des conséquences pratiques et révolutionnaires mais de reconnaître la spécificité du statut littéraire de l’œuvre de Sade, ce qui signifie en clair : il n’y a pas d’accès à l’impossible pour qui veut faire l’économie de la médiation ou de l’instance de la représentation.

La mauvaise nouvelle (le dysvangile, l’anti-évangile) et  la littérature

Le mal est une énigme, le mal est le point aveugle de la philosophie, le défi qu’elle ne peut relever, la transgression qu’elle échoue à comprendre. Seul le jeu de la fiction peut venir perturber le travail philosophique, déséquilibrer et  faire éclater tous les systèmes. Seule la littérature peut prendre en charge, peut mettre en scène l’ob-scénité du réel, et le génie de Sade est moins dans la philosophie qu’il emprunte à D’Holbach, Helvétius ou Buffon[34] que dans la mise en scène théâtrale (et, par opposition aux six grands textes de son oeuvre clandestine, toute son oeuvre publique atteste que Sade est d'abord un homme de théâtre expert à mettre en scène ses désirs et à nous affoler en nous entrainant au plus profond de la nuit sexuelle) par laquelle il piège le lecteur, extorque sa jouissance, lui fait dépenser son foutre, obtient son adhésion[35] : il faut contraindre les hommes à rougir d'être de la même espèce que nous, écrit Sade, et, si la philosophie doit tout dire, c’est à la littérature qu’il appartient vraiment de les faire frémir.

Tel est en effet le privilège et le pouvoir de la littérature, et dans ce domaine Sade est allé plus loin qu’il est imaginable d’aller. Dans une œuvre monumentale, singulière et excessive qui répond, à sa manière, à la grande Encyclopédie des savoirs, il a fait surgir les monstres d’horreur que la raison des Lumières (raison ensommeillée comme le dit Goya ou vigilante et insomniaque selon Adorno ?) avait engendrés et il a décliné toutes les figures du mal. Il a ainsi jeté une lumière aveuglante au cœur du désir humain en y dévoilant une dimension maléfique et nocturne, un abîme d’horreur et de perversité : cette barbarie fondamentale, cette part maudite, qui ne cesse de faire retour dans le bruit et la fureur d’une histoire qui semble aujourd’hui définitivement sortie de ses gonds (out of joint disait Shakespeare). Est-ce pour avoir été pleinement conscient, comme le dit Bataille, d’annoncer la mauvaise nouvelle de l’accord des vivants avec ce qui les tue qu’il a désiré, comme le stipule l'étonnant testament qu'on lui a prêté, que les traces de sa tombe disparaissent de la surface de la terre comme son nom de la mémoire des hommes ? L’Occident aurait-il voulu s’annuler au moment même où, en la personne de Sade, il découvrait, dans l’effroi, l’impensé de toute pensée émancipatrice et s’affirmait comme définitivement libéré ? 

Il y a pourtant pour Bataille un bon usage de l’œuvre de Sade car il ne s’agit jamais pour lui ni de la censurer ni de s’abandonner à la jouissance barbare ou à la violence pulsionnelle qu’elle a fait affleurer.

D’abord, comme pour tenir bon face à la pulsion de mort, Bataille toute sa vie est resté fidèle à un autre nom, celui de Nietzsche : fidélité ambiguë et paradoxale à un père devenu fou qui permet néanmoins au sujet Bataille de se constituer et d’écrire[36].

Ensuite la littérature constitue pour Bataille une médiation qui nous aide à mettre à distance l’inquiétante étrangeté, un subterfuge qui nous permet d’approcher la mort sans réellement mourir. L’exercice littéraire, qu’on le veuille ou non, est toujours sublimation et exorcisme. Nous lisons Sade comme les Grecs allaient au spectacle tragique, les Romains aux jeux du cirque. Nous le lisons comme les Chrétiens inventaient les tourments de l’enfer et comme nous nous identifions, dans les salles obscures, à des héros dont l’action quelquefois nous porte au plus haut degré de l’angoisse : nous le faisons non pas pour nous crever les yeux, mais pour en sortir et nous en sortir, pour nous rendre plus forts, aurait dit Nietzsche. Comme dans celle de Bataille c’est l’accord du Bien et du Mal, du silence et du cri le plus fort qui retentit dans l’oeuvre de Sade, mais cette œuvre appartient de plein droit à la fiction, au jeu, au mensonge qu’est la littérature : à nous, en connaissance de cause, d’inventer, dans notre vie, autre chose.

Ouvrir, avec Sade, les yeux jusqu’à l’abîme, faire face à la forme la plus aiguë du mal, ne commandent donc pas l’absence de morale mais exigent une hypermorale[37]. Seule cette hypermorale peut nous permettre, en plaidant coupable, de nous aimer encore jusqu’au bout car, en cette heure de tombée,  en elle consiste peut-être aussi, ce que René Char appelait simplement la santé du malheur[38]

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

N.B. Ce texte est la reprise, augmentée, d'un article paru dans la revue Il Particolare n°11, 2004, article lui-même écrit à la suite de deux conférences données, à Marseille et à Grambois, au séminaire du psychanalyste J. Félician.

 

 

 

 

[1] C’est ce que Breton avait fini par reconnaître : Bataille est de nous tous, le plus proche de Sade.

[2] La métaphore de l’œil in Critique, numéro spécial sur Bataille, n° 195-196, 1963.

[3]  Pourquoi le XXe siècle a-t-il pris Sade au sérieux ? Seuil, 2011

[4] Cf. G. Bataille, Oeuvres complètes, II, p. 49 à 109.

[5]  Sade, Fourier, Loyola, seuil, 1970

[6] Sade ici se moque, se fout de Rousseau qui vante Dans l’ Emile le plaisir qu’ont les petites filles « à tenir l’aiguille ». La dimension de la contrefaçon, du pastiche et de la parodie est dans son œuvre omniprésente. Breton, dans son Anthologie de l'humour noir est un des rares à avoir mis en valeurla dimension de l'humour et la part de canular que recèle cette extravagante littérature carcérale (27 ans de réclusion) entièrement dédiée au pouvoir tout puissant de l’imagination. L'humour maintient une distance entre l'auteur et son écriture et empêche de confondre absolument Sade avec ses personnages. Reste que Sade ne fut pas condamné à mort pour des broutilles comme on a tendance aujourd’hui à le soutenir…

[7] Psychopathia sexualis, Krafft-Ebing, 1886.

[8] Péché qui épuiserait à fonds, dans un exercice d’exorcisme purificateur et féroce, toutes les ressources et toutes les figures du mal.

[9] Ce passage mis en exergue du chapitre sur Sade dans La littérature et le mal (OC IX, 239), atteste que Bataille, tout en refusant obstinément toute forme de récupération religieuse maintient lui aussi la dimension sacrée ou divine de l’œuvre de Sade, la concomitance du sacré et du mal ayant été refoulée ou oubliée par les gardiens jaloux de l’orthodoxie religieuse.

[10] L’érotisme, Minuit, p. 212.

[11] « Dans l’Apocalypse d’Auschwitz c’est ni plus ni moins que l’Occident en son essence qui s’est révélé et qui ne cesse depuis de se révéler… Dieu est mort à Auschwitz, continue   Philippe Lacoue-Labarthe, c’est le pas que Heidegger n’a jamais franchi », La fiction du politique, Bourgois, p. 59.

[12] Cf., notre article, Malaise dans la généalogie, Médium, Juin 2014, n°39.

[13] Texte de 1954 repris dans L'Érotisme : Sade et l’homme normal. Dany-Robert Dufour dans La Cité perverse (folio essais, 2012) inscrit pourtant Sade dans la tradition libérale sans pour autant affadir sa pensée. Il montre comment Sade chauffe à blanc et  porte à son comble l’exaltation cynique de l'amor sui, de l’amor privatus ou de l'égoïsme forcené. Sade, écrit-il, est le seul à avoir tiré toutes les conséquences du principe libéral fondé sur l’égoïsme et s’il  a fait un tel  retour depuis la crise de 1929 c’est parce qu’il est en phase non avec le fascisme  mais avec le libéralisme et le héraut des Lumières anglaises (A. Smith). Celui-ci a en effet sauvé et relancé le capitalisme en prenant en compte et en satisfaisant les pulsions égoïstes des consommateurs : libération sexuelle libertaire, pornographie et financiarisation du capitalisme ont désormais partie liée.  Quand avec le néo-libéralisme c’est l’Etat lui-même qui travaille pour le marché alors ce sont bien les lois du marché elles-mêmes qui s’appliquent à l’échange des corps. Notre monde dans lequel la fonction paternelle s’érode et où le symbolique disparaît serait ainsi en passe de devenir, de part en part, sadien. La personnalité de notre temps  serait moins névrotique que perverse, les sujets subissant moins la Loi dans la douleur qu’ils ne la récuseraient, l'essentiel, pour la société, étant moins de réprimer que de laisser faire. Les insoumis qui ne sont plus en dette de l'Autre et ne doivent plus rien à personne,  ne s’autorisent-ils pas désormais à montrer le hors scène (ob-scène) et à  aller voir, au prix de quelque drogue, là où c’est interdit : le sexe et la mort ? Mais si les pouvoirs publics valident aujourd’hui la pornographie il faut avant tout rester clean et ce reste de puritanisme donne peut-être la mesure de ce qui sépare encore l’insatiable scélérat qui consent sans vergogne à ses pulsions, des derniers hommes que nous sommes : « un peu de poison de-ci de de-là, pour se procurer des rêves agréables. Et beaucoup de poison enfin pour mourir agréablement » (Zarathoustra, Prologue, § 5).

[14] On pense, par contraste, au film Sade de Benoît Jacquot. Ce Sade rendu sympathique par ses incessants pieds de nez à la bienpensance ne saurait nous faire oublier que l’œuvre de Sade est, comme le disait Bataille, l’lmpossible. Dans une série d’équations que l’on trouve dans les inédits (OC III, 518), il pose : l’impossible qui est essentiellement l’expérience de la mort c’est la sexualité, l’impossible le plus terrible c’est Sade, l’impossible, enfin, c'est la littérature. « Toute vie profonde est lourde d’impossible » mais on n’y accède que par la littérature qui seule nous permet de voir le pire, de trouver dans le jeu la force de surmonter ce que le jeu implique d’horreur et de penser jusqu'au bout l'horreur entrevue de la mort.

[15] L’érotisme, Minuit p. 129. OC, X

[16]  L’Arc n° 44, p. 89.

[17] Par quelque côté qu’on l’aborde, il s’est à l’avance dérobé. OC IX, 245.

[18] « Les plantes et les bêtes connaissent-elles la pitié, les devoirs sociaux, l’amour du prochain ? Et voyons-nous dans la nature, d’autre loi suprême que celle de l’égoïsme ? » Histoire de Juliette, cinquième partie.

[19] Ainsi à la  fin de Histoire de Juliette :"Je l'avoue, j'aime le crime avec fureur, lui seul irrite mes sens et je professerai ses maximes jusqu'au dernier instant de ma vie (...). La nature n'a créé les hommes que pour qu'ils s’amusent de tout sur la terre (...) Ce n'est que par des forfaits que la nature se maintient et reconquiert les droits que lui enlève la vertu. Nous lui obéissons donc en nous livrant au mal (ici) se trouvent toutes les sources du bonheur de l'homme" (Pléiade, tome III, p. 1258, 1259). A l'opposé du rationalisme de l'antiquité (nul n'est méchant volontairment), depuis Rousseau et Kant le mal peut être rationnel et le méchant peut être heureux. Si l'on demandait à l'homme vertueux qui a renoncé au bonheur s'il voulait revivre éternellement il répondrait par la négative : il ne peut renoncer au bonheur dont il est digne, à l'impossible nul n'est tenu, dit Kant au § 83 de la critique du jugement. Sade confirme l'hétérogénéité absolue de la sphère de la liberté et de celle de la nature, de la vertu et du bonheur (la raison ne rend pas heureux) affirmée par Kant et qui en bonne logique devrait nous conduire au désespoir si la raison ne puisait in extremis dans le fond de la croyance chrétienne et ouvrait le champ de l'espérance.

[20] N’était-ce pas primitivement les gnostiques qui faisaient du péché de chair le mal capital ? Les juifs et les Chrétiens n’avaient-ils pas privilégié plutôt le mal de l’esprit, l’orgueil ? Et pour les modernes, à partir du moment où, avec Kant, le rapport au suprasensible devient problématique, la faute par excellence n’est-ce pas le mensonge, la perversité retorse et lovée sur elle-même de Tartuffe ? Et n’a t-elle pas son lieu dans le rapport de l’homme à l’homme et à lui-même plutôt que dans le rapport de l’homme à son corps ou à son Dieu ?

[21] Il y a dans la sensualité un trouble et un sentiment d’être noyé, analogue au malaise que les cadavres dégagent, écrit Bataille (OC IX, 254), position qui, dira Derrida dans Glas (1974), outre qu'elle avalise un ordre hétérosexuelle jamais interrogé, réprime l'innocence, la naïveté, la légereté du sexe.. La jouissance qui jamais ne se suffit à elle-même, qui cherche à se communiquer en se réfléchissant et en redoublant dans le langage (Ah ! foutredieu, je jouis, il faut que j’en décharge !) est le signe par excellence de la puissance débridée et de la fureur inhumaine de la nature naturante. C’est ce que soutient le Pape Pie VI dans la 4e partie de Juliette dont le discours apparaît comme le sommet de la pensée du mal.

[22] C'est cela même que Schelling a tenté de penser en lançant son regard dans l'abîme, dans l'Urgrund de la déité,   montrant que l'empire de la méchanceté n'était pas le fait de l'impuissance ou d'un simple égarement mais qu'il éveille au contraire non seulement un sentiment de plaisir mais de terreur à proportion de la grandeur subvertie. Le Saint-Fond de Sade, si bien nommé, jette lui aussi son regard dans le fond de l’être, dans les bas-fonds de la sainteté lorsqu’il édifie sa théorie de l’Etre suprême en méchanceté, garant des désordres du monde. Histoire de Juliette, op. cit., p. 533 sq.

[23] Sade 1740, 1814. OC XII, 397 sq. Cf. aussi B. Sichère, Histoires du mal, Grasset, p. 187 sq.

[24] Ici se trouverait une deuxième pierre d’achoppement : le concept bataillien de transgression semble être l’avatar de la subjectivité rebelle, en rupture avec le monde et exaltée par le romantisme. En tant que telle elle semble être encore une façon de légitimer la transcendance et la normativité du bien, de confirmer le bien-fondé des interdits : le blasphème confirme la religion, disait Baudelaire et c’est bien sous les colonnes torses de la basilique St Pierre que Juliette –le cul le plus blanc… et l’âme la plus noire- est sodomisée par le « vit papal » sur lequel un enfant de cœur a déposé respectueusement une hostie consacrée.  Transcendance et transgression auraient partie liée ne serait-ce qu’en partageant le « trans » et… la transe qu’un christianisme catholique et baroque a ouvert à l’infini. Cette attitude  contredirait le matérialisme militant et ravageur de Sade pour lequel faire le mal est une façon d’accoucher de tous les possibles enveloppés dans une nature archaïque, nature créatrice et destructrice étouffée par les mensonges de la morale et les interdits castrateurs. Cette attitude semble contredire aussi la pensée nietzschéenne dont Bataille pourtant se réclame : il n’y a pas d’arrière monde, pas de valeur transcendante pour juger la vie, pas de devoir être derrière la factualité de l’être, pas de possible derrière le réel. Le mal ne serait alors qu’une notion extrinsèque (Spinoza), que l’erreur de perspective des faibles incapables d’assumer l’essence foisonnante de la vie (Nietzsche). Toute l’œuvre de Sade est pourtant là pour nous ouvrir les yeux et pour interdire une telle dénégation du mal (dénégation qui est, à son époque, celle de Rousseau pour lequel le mal est l’objet d’un complot totalement extérieur à un sujet fondamentalement innocent). Comment nier que la puissance de destruction du mal existe, qu’il est transgression et non seulement obéissance aux pulsions,  que la vertu est infortunée, que le vice prospère et que c’est toujours la mort qui gagne ? S’il y a une différence entre le thème bataillien de la transgression et celui, nietzschéen, de l’innocence du devenir (par-delà bien et mal) ne s’explique t-elle pas par ce simple fait : entre les deux penseurs, il y a l’atrocité de deux guerres mondiales, la mort industriellement administrée, les charniers et les génocides ? Il ne faut pas par ailleurs simplifier le concept de transgression. Le rapport que l’interdit entretient avec lui est paradoxal et irréductible à la logique classique puisque l’interdit, dans la transgression, est à la fois affirmé et nié. Cette expérience éloigne aussi bien  ceux qui lui obéissent sans le contester (les bons et les justes, comme dit Nietzsche) que ceux qui font comme s’il n’existait pas (l’incitation permanente à la jouissance dans un monde pervers qui croit déroger à la Loi).

[25] Histoire de Juliette, op. cit., p. 1193.

[26] L’Erotisme, II, 2 : L’homme souverain de Sade. Bataille se réfère aux analyses de Blanchot sur la transcendance d’une négation sans retour. Cf. Sade et Lautréamont, Minuit, 1949, en particulier p. 257, 258.

[27] Kant, le héraut des Lumières allemandes, reconnaît dans Essai sur le mal absolu (in La religion dans les limites de la simple raison) qui date de 1795,  l’année même de la publication de La philosophie dans le boudoir qu’ « on ne peut rien opposer à quelqu’un qui choisit le mal (i.e. l’amour de soi comme principe de toutes nos maximes) puisque c’est là un effet possible de son libre arbitre ».

[28] Ainsi du pape Braschi pour qui le monde est un cycle, un processus sans commencement ni fin ce qui exclut la notion même de crime : « Eh ! malheureux mortel, ne te flatte donc pas du pouvoir de détruire, cette action est au dessus de tes forces ». Histoire de Juliette, IV, Pléiade p. 870-886.

[29] Présentation de Sacher Masoch, Minuit, p. 28.

[30] Mettre dans la bouche des bourreaux les paroles prononcées par les rescapés comme le fait J. Littell dans Les bienveillantes est une posture complaisante et proprement obscène qui conduit, sous prétexte d’empathie, à relativiser les crimes du nazisme comme le suggère Pierre-Emmanuel Dauzat dans Le Débat, n° 144, mars-avril 2007.

[31] OC XII, 455.

[32] OC XI, 226

[33] Histoire de Juliette, Pléiade III, p. 336 note.

[34] L’affligeante fadeur, le caractère inexpressif et répétitif des illustrations pornographiques de Sade ne démontrent qu’une seule chose : que le sadisme est irreprésentable et que la jouissance est innommable. Les dessins érotiques inspirés de Hans Bellmer, par exemple, tournent au contraire fiévreusement autour de la jouissance ; s’ils s’inspirent bien sûr, de certaines œuvres de  Sade et de Bataille sans, à proprement parler, les représenter, ils montrent, en revanche, de façon inventive,   ce qu’il en est de l’érotisme. Au-delà du principe de plaisir, l’érotisme est une affirmation de la vie jusque dans la mort qui met en péril l’identité d’un sujet qui s’échappe à lui-même, une petite mort qui vous fait perdre la tête ; il n’a, comme tel, que peu de chose à voir avec la pornographie, dénégation de l’innommable et de l’irreprésentable : soumise au principe de plaisir,  limitée à la représentation du référent sexuel, celle-ci demeure, en tous les sens du terme, servile, non souveraine. Cf. ici « Tête de mort et jeune fille », crayon rehaussé de blanc, 67X52 cm. 1963.

[35] Cf., J. L. Nancy, L’expérience de la liberté, Galilée 1988.

[36] Cf. Sade philosophe de Jean Deprun in Sade, Pléiade, I

[37] C’est dans ses fictions que Sade exprime le fond de sa pensée, écrit Klossowski. Dans l’introduction des 120 journées de Sodome (Pléiade, I, p. 69 sq.), Sade s’adresse au lecteur avec exaltation : Maintenant, toi lecteur tu fais partie des nôtres, tu as rejoint le camp de ceux du château de Silling que tu condamnais… Effacer la frontière qui sépare les bourreaux des victimes c'est ce que feront effectivement la SS à Auschwitz en instituant les Sonderkommandos : les corbeaux des crématoires étaient chargés de gazer leurs frères juifs, d'extraire les cadavres agglutinés des chambres à gaz, d'arracher des mâchoires les dents en or, de récupérer les cheveux des femmes, de classer vêtements et chaussures, de transporter les corps jusqu'au four, de faire disparaître toutes traces de cendres... Les SS pouvaient alors leur dire : vous n'êtes pas meilleurs que nous. (...)  Nous vous avons choisis, corrompus, entraînés jusqu'au fond avec nous. Primo Levi, Les naufragés et les rescapés. Gall. 1999, p. 53, 55.

 

[38] Nous avons essayé de penser cette fidélité ambiguë en proposant le concept de parodie dans Nietzsche et Bataille. La parodie à l’infini. PUF, 1994. Sur ce double rapport de Bataille à Sade et à Nietzsche cf.Bernard Sichère, Le Dieu des écrivains, Gall. 1999.OC IX, 173, 180.

[39] OC IX, 173, 180.

[40] « Nous sommes, ce jour, plus près du sinistre que le tocsin lui-même, c’est pourquoi il est temps de nous composer une santé du malheur. Dût-elle avoir l’apparence de l’arrogance du miracle ». À une sérénité crispée. Pléiade, p. 748.  René Char en 1930 écrivit cet hommage qui montre que Sade est définitivement irréductible, irrécupérable et qui, bien loin du lâche soulagement d’un retour à l’ordre, pourrait constituer pour nous la seule et unique conclusion, une conclusion suspendue qui interdit à jamais tout confort moral :  "Sade, l’amour enfin sauvé de la boue du ciel, l’hypocrisie passée par les armes et par les yeux, cet héritage suffira aux hommes contre la famine, leurs belles mains d’étrangleurs sorties des poches".

Résumé

Bataille avec Sade, la conjonction va, cette fois-ci,  de soi  tant Georges Bataille, de tous les écrivains du XXe siècle, fut certainement celui qui habita au plus près de Sade. Et si le propre de la philosophie est de prendre la mesure de ce qui est jusqu’à nous obliger à ouvrir les yeux jusqu’à l’abîme, alors c’est sans doute comme philosophe aussi que Bataille prit Sade au sérieux.  

En pleine époque des Lumières, les ténèbres et l’extrême destructivité du désir, autrement dit la question du mal, du mal moderne et de l’absolu du  mal, soudainement a surgi, faisant sortir Bataille de la prison hégélienne, prison trop humaine dans laquelle  les cours de Kojève l’avaient enfermé. La pulsion de mort, l’entropie à son maximum, avait trouvée avec Sade,  une dimension historique et la philosophie allait pouvoir annoncer ce qui vint et ne pouvait manquer de venir.

Mais la bataille avec Sade c’est aussi la lutte incessante et sans répits avec l’ange exterminateur.  Celui-ci, sans jamais frémir,  n’avait-il pas réduit en cendres le mythe, l’idéologie que l'on dit humaniste ? Après avoir glorifié la souveraineté de Sade qui osa aller voir là où nul n’avait été,  après avoir dénoncé les lectures trop facilement gnostiques, pieuses, complaisantes, textuelles, libérales ou politiques de son œuvre, c’est finalement avec plus de réserves et de circonspection que Bataille regarda l’œuvre de l’infatigable scélérat.

Lecture pathétique prise entre gaîté perverse et angoisse névrotique, lecture qui met le pas au-delà de la transgression au cœur de l’analyse tout en maintenant la nécessaire fonction de l’interdit à un moment où, avec l’érosion du symbolique, l’insurmontable distance entre érotisme et pornographie allait être  définitivement écrasée. 

Deux cent ans après la mort de Sade il n’y a peut-être rien à objecter à une telle lecture ; elle nous confronte à une œuvre, littéraire en profondeur et lourde, plus que toute autre, d’impossible.

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Bataille avec Sade.

De la volupté, du mal et de la mort

 

Des choses terribles, il y en a beaucoup,

mais rien de plus terrible que l’homme.

Sophocle, Antigone, v. 332, 333.

L’énormité de Sade

Le jeu de mot est un peu facile, mais il est ici presque inévitable : Georges Bataille, qui est de tous les écrivains français le plus proche deSade et donc souvent rangé avec Sade 1, est en même temps celui qui, toute sa vie durant, à livré bataille pour défendre ou préserver l’énormité de Sade, l’é-normité d’une oeuvre qui est effectivement hors la norme, hors la règle, hors la loi. Ce constat commande et légitime deux approches bien différentes :

– Si, comme celle de Sade, l’oeuvre sulfureuse de Bataille – c’est le cas de son oeuvre de fiction – a longtemps appartenu à l’enfer des bibliothèques, on peut tenter de prendre la mesure de leur proximité mais aussi de leur

abyssale différence ; R. Barthes en traça l’impeccable programme dans l’article qu’il écrivit à la mort de Bataille 2.

– Comme par ailleurs Bataille n’a pas cessé de s’affronter à ce qu’il appelle la violence de Sade, il est possible d’essayer de ponctuer schématiquement cette lutte avec l’ange exterminateur ou avec le prince des ténèbres, ce

1. C’est ce que Breton avait fini par reconnaître : Bataille est de nous tous, le plus proche de

Sade. 2. « La métaphore de l’oeil », Critique, numéro spécial sur Bataille, n° 195-196, 1963.

36 Bataille avec Sade

combat de Bataille avec Sade, contre Sade et finalement contre lui-même, combats qui nous ont rendu l’oeuvre du divin marquis à la fois plus proche et plus difficile. E. Marty 3 l’a bien montré : la fascination de Sade en France est un effet de la brutalité historique du XXe siècle et c’est le « il n’est pas possible de plaisanter » avec Sade (Bataille OC VII, 372) qui a donné impérativement le ton de toutes les études sadiennes d’après guerre.

On pourrait, là aussi, méthodiquement introduire quelques distinguo : c’est par quatre fois, au moins, que Bataille s’est effectivement battu avec Sade, livrant bataille contre ceux qui ont tenté d’apprivoiser l’inquiétanteétrangeté d’une oeuvre qui est bien ce que la littérature a produit de plus

radical, de plus scandaleux et de plus irréductible dans toute son histoire. Combats ou batailles que l’on pourrait ainsi essayer d’identifier :

– Contre ceux qui ont textualisé l’oeuvre de Sade, qui l’ont détournée à des fins littéraires, qui l’ont enfermée dans la littérature, condamnée à venir enrichir les trésors poétiques : on a reconnu là la polémique féroce de Bataille contre Breton 4, contre Breton le poète, et contre les secrètes mignardises du surréalisme. Aveugle à la portée politique de la scatologie sadienne, Breton aurait donné à Sade une valeur d’échange, le faisant

ainsi entrer à la bourse des valeurs littéraires (Hollier). Face au jeu de lasublimation poétique et de l’ascension idéalisante, Bataille entendra le premier hurler avec Sade et opposera, à l’échappatoire icarienne, une opération

de désublimation semblable à celle que Sade, dit-on, affectionnait : on raconte qu’il effeuillait des pétales de rose sur des fosses à purin. Mutatis mutandis, il est difficile de ne pas développer le même réquisitoire à l’égard du traitement que R. Barthes a fait subir à Sade 5. Comme on a pu déjà le remarquer, l’enfermement dans le plaisir du texte est le dernier en date des malheurs subis par le divin marquis. Le tournant langagier de la pensée française, en isolant le langage de tout référent et de tout signifié, dénie au texte de Sade toute négativité, l’écarte d’un Réel qui ouvre à la mort, le débarrasse de toute croyance en une Cause pour le situer dans

l’empire absolu de la fiction, empire en dehors duquel il n’y a rien. La perversion rend heureux, écrit Barthes, le pervers est un sujet libre, actif, sans surmoi, sans mémoire, désocialisé et heureux qui vit son propre langage comme signe de lui-même et c’est au contraire le propre du névrosé, sujet aliéné, dépressif, peureux, timide et sournois que de vivre ce langage comme signe d’autre chose, que de faire basculer la lecture dans la représentation, dans la mimésis, que d’en faire, par delà le jeu sans origine et sans

3. Pourquoi le XXe siècle a-t-il pris Sade au sérieux ? Seuil, 2011.

4. Voir G. BATAILLE, OEuvres complètes, II, p. 49 à 109.

5. Sade, Fourier, Loyola, Paris, Seuil, 1970.

François Warin 37

fin du monde, l’illustration d’une demande métaphysique de Cause (Sollers). Dans La Philosophie dans le boudoir, Mme de Mistival, la mère d’Eugénie, doublement cousue 6, doublement castrée (la couture inflige un démenti à la castration première) est ainsi devenue pour Barthes une femme sans sexe, un pur signe en qui on pourrait reconnaître malicieusement aussi le cygne des littérateurs : ce cygne qui est justement particulièrement honnipar tout ceux pour qui le mot « merde » garde une valeur certaine de démoralisation

et d’effondrement (Michaux) mais par tous ceux aussi qui, sans illusion et sans fétiche, ont su s’avancer sans trembler jusqu’à la place vide entre les jambes.

– Contre ceux qui l’ont médicalisée ou qui ont enfermé son auteur dans la maison des fous (déclaré « en perpétuel état de démence libertine », ils passera onze ans à l’asile de Charenton) : autre manière de se défendre contre l’horreur insupportable que diffuse l’infatigable scélérat en faisant du sadisme une catégorie médico-légale, en donnant droit de cité, en accordant une existence pathologique, en donnant un nom commun (le sadisme7) à un homme, à une oeuvre, à une écriture qui sont pourtant, à tous égards, Archi-Innommables (Baudelaire), exorbitants, radicalement irrecevables.

– Contre ceux qui l’ont dialectiseé et détournée pour la réintroduire, comme la marque grandiose du péché 8, dans le giron de la religion : ce fut le cas bien sûr de Pierre Klossowski qui fut pourtant le premier à tracer la figure grandiose de l’Unique (Stirner, Kierkegaard), de l’anarchiste connaissant la joie de détruire (Nietzsche), du Maître révolutionnaire rêvant d’extermination et voyant dans le délire et la déraison de la Terreur révolutionnaire enfin purifiée de son fond petit bourgeois, l’occasion de mettre sa domination de ci-devant au service de sa jouissance : c’était pour lui la seule vérité de cette comédie sanglante.

Mais Sade est finalement neutralisé et réintégré dans le monde et c’est la gnose et le dogme du péché originel que, à la suite de Joseph de Maistre et de Baudelaire, Klossowski trouve au fond de l’athéisme prétendu du 6. Sade ici se moque, se fout de Rousseau qui vante Dans l’Émile le plaisir qu’ont les petites filles « à tenir l’aiguille ». La dimension de la contrefaçon, du pastiche et de la parodie est dans son oeuvre omniprésente. Breton, dans son Anthologie de l’humour noir est un des rares à avoir mis en valeur la dimension de l’humour et la part de canular que recèle cette extravagante littérature carcérale (27 ans de réclusion) entièrement dédiée au pouvoir tout puissant de l’imagination. L’humour maintient une distance entre l’auteur et son écriture et empêche de confondre absolument Sade avec ses personnages. Reste que Sade ne fut pas condamné à mort pour des broutilles comme on a tendance aujourd’hui à le soutenir…

7. Psychopathia sexualis, Krafft-Ebing, 1886.

8. Péché qui épuiserait à fonds, dans un exercice d’exorcisme purificateur et féroce, toutes les ressources et toutes les figures du mal.

38 Bataille avec Sade

Maître. Mais le texte le plus emblématique de cette récupération est celui de Swinburne. Léon Bloy parlait déjà du sadisme comme d’une famine enragée d’absolu, dans la même veine, Swinburne renchérit : approchez et

vous entendrez palpiter dans cette charogne boueuse et sanglante des artères de l’âme universelle, des veines gonflées de sang divin. Ce cloaque est tout pétri d’azur ; il y a dans ces latrines quelque chose de Dieu 9. Ce passage est mis en exergue du chapitre sur Sade dans La Littérature et le Mal (OC IX, 239). Il atteste que Bataille maintient lui aussi la dimension sacrée ou divine de l’oeuvre de Sade mais il refuse obstinément toute forme de récupération religieuse : celle de son ami Klossowski dans Sade mon prochain, par exemple. Sade nous fait trembler mais c’est devant nous-mêmes que nous tremblons. Sade est sublime sans doute et Bataille, retrouvant des métaphores kantiennes, reprend implicitement l’analyse du sublime de la troisième

critique. Il avoue que « nous sommes devant ses livres comme autrefois pouvait l’être le voyageur angoissé devant des amoncellements de rochers vertigineux : un mouvement nous en détourne et pourtant ! Cette

horreur nous ignore, mais n’a-t-elle pas, puisqu’elle est, un sens qui nous est proposé ? Les montagnes représentent ce qui ne peut avoir d’attrait pour les hommes, que par un détour. Il en va de même des livres de Sade » 10 : l’angoisse que nous éprouvons devant son oeuvre ne renvoie en dernière

analyse qu’à une disproportion qui est en nous et qui fait de nous des êtres deina, disait Sophocle, des êtres à la fois prodigieux et terribles. La conscience « est toute entière impliquée dans un spectacle qui sans elle ne serait

rien ».

– Par extension on pourrait prendre le risque de dire que Bataille aurait pu se battre contre ceux qui l’ont moralisé, politisé ou nazifié, qui ont fait une lecture finalement pieuse ou vertueuse des oeuvres de cet esprit qu’Apollinaire prétendait être le plus libre en y voyant la préfiguration de la face sombre de la modernité, préfiguration qui équivaudrait à une dénonciation prémonitoire du fascisme. En découvrant le premier la réification de l’humain, écrivent, en 1944, Adorno et Horckheimer dans Juliette et la Raison morale (repris sans La dialectique de la raison), « Sade (serait) le chaînon manquant entre Kant et Auschwitz » ainsi que l’écrit E. Marty (op.cit., p. 48), entre l’architectonique formelle de la raison kantienne réduite à

une pure fonctionnalité, à des fins vidées de tout contenu et le lieu emblé- 9. Ce passage mis en exergue du chapitre sur Sade dans La Littérature et le Mal (OC IX, 239), atteste que Bataille, tout en refusant obstinément toute forme de récupération religieuse maintient lui aussi la dimension sacrée ou divine de l’oeuvre de Sade, la concomitance du sacré et du mal ayant été refoulée ou oubliée par les gardiens jaloux de l’orthodoxie religieuse.10. L’Érotisme, Minuit, p. 212. François Warin 39

matique de la Shoah où le sens s’est définitivement abîmé 11. Le spectacle réglé des orgies sadiennes, les pyramides fabriquées de ses supplices soigneusement distribués, tout cela jetterait une lumière vive sur les défilés au kitsch vénéneux du troisième Reich et nous ferait comprendre qu’Auschwitz, bien loin d’être un accident de parcours, était depuis longtemps au programme de l’Occident 12. Même optique pour les adaptations cinématographiques, celle de Vadim en 1940 qui transforme la noire Juliette – le personnage de Sade le plus contemporain de notre monde de consommation, de marchandise et de simulacres – en simple putain et fait s’affronter, comme le vice et la vertu, collaborateurs et résistants, celle de Pasolini en 1975 qui utilise les Cent Vint Journées… pour mettre en scène le fascisme aux abois dans la République crépusculaire de Salo sans prétendre pour autant rien sauver du désastre.

– Contre ceux enfin qui la libéralisent et la banalisent en faisant de Sade un précurseur de la sexualité moderne qui aurait préparé sa détabouisation et, au sens propre, sa prostitution (prostituere c’est exposer en public) ainsi que le raz de marée de l’exhibitionnisme ou de l’ob-scénité (qui met sur scène ce qui devrait rester caché). La tolérance petite bourgeoise et molle, l’hédonisme généralisé dont Sade fit lui-même l’expérience en Hollande ne

lui avait-elle pas déjà paru particulièrement répugnante ? Plutôt l’enfer que l’hypocrisie de ce peuple de commerçants, écrit-il ! Une telle entreprise de domestication du désir serait donc bien la pire des impostures et tout laisse à penser que Bataille n’aurait guère apprécié non plus la dérégulation libérale, qu’elle soit de droite, celle qui met la pulsion libérée au service de la relance de l’économie par la consommation ou qu’elle soit de gauche, cellequi démantèle les normes de la famille et de la génération 13. En effaçant l’interdit, en prescrivant la transparence et en proscrivant le secret, le libéralisme ravale la sexualité à son degré zéro, méconnaît l’angoisse dont se nourrit l’érotisme aussi bien que ce sentiment d’être noyé et de perdre pied

qui toujours l’accompagne. C’est lui qui provoque déjà l’ire de Bataille, c’est elle que nous voudrions ici examiner en présentant, par contraste, sa propre lecture, et en défendant la thèse qu’il énonce dans la préface à la

deuxième Justine : accorder un droit de cité à l’oeuvre monstrueuse de Sade 11. Cette reductio ad Hitlerum fait encore le fond du dernier pamphlet de M. ONFRAY qui brocarde la fascination exercée par Sade : La Passion de la méchanceté, Autrement, 2014. 12. « Dans l’Apocalypse d’Auschwitz c’est ni plus ni moins que l’Occident en son essence qui s’est révélé et qui ne cesse depuis de se révéler… Dieu est mort à Auschwitz, continue

Philippe LACOUE-LABARTHE, c’est le pas que Heidegger n’a jamais franchi », La Fiction du

politique, Bourgois, p. 59. 13. Voir notre article, « Malaise dans la généalogie », Médium, Juin 2014, n° 39.

40 Bataille avec Sade c’est édulcorer sa pensée 14 et méconnaître le véritable enjeu – la gravité et le tragique – de l’érotisme. Sade est noir, absolument noir 15 et, à tout prendre, face à l’irruption de l’insupportable, mieux vaut, dit Bataille,l’écoeurement de l’homme normal, le rejet et la haine que l’admiration inconséquente de certains zélateurs. « Personne, à moins de rester sourd, n’achève les cent-vingt journées que malade » et « ceux qui virent en Sade un scélérat répondent mieux à ses intentions que ses modernes admirateurs. Sade appelle une protestation révoltée sans laquelle le paradoxe du plaisir serait simplement poésie » 16. Dans un projet de conclusion à L’Érotisme Bataille insiste sur cette reconnaissance paradoxale qui est à la mesure de l’horreur suscitée : « j’éprouvais à quel point grandissait en moi la haine de Sade. Seuls la fureur de Sade, le dégoût de Dieu exorbité et la fermeté, l’énergie avec lesquelles il se mura dans l’ignominie ont été assez violents

14. Texte de 1954 repris dans L’Érotisme : Sade et l’homme normal. Dany-Robert Dufour dans La Cité perverse (Folio Essais, 2012) inscrit pourtant Sade dans la tradition libérale sans pour autant affadir sa pensée. Il montre comment Sade chauffe à blanc et porte à son comble l’exaltation cynique de l’amor sui, de l’amor privatus ou de l’égoïsme forcené. Sade, écrit-il, est le seul à avoir tiré toutes les conséquences du principe libéral fondé sur l’égoïsme et s’il a fait un tel retour depuis la crise de 1929 c’est parce qu’il est en phase non avec le fascisme mais avec le libéralisme et le héraut des Lumières anglaises (A. Smith). Celui-ci a en effet sauvé et relancé le capitalisme en prenant en compte et en satisfaisant les pulsions égoïstes des consommateurs : libération sexuelle libertaire, pornographie et financiarisation du capitalisme ont désormais partie liée. Quand avec le néo-libéralisme c’est l’État lui-même qui travaille pour le marché alors ce sont bien les lois du marché elles-mêmes qui s’appliquent à l’échange des corps. Notre monde dans lequel la fonction paternelle s’érode et où le symbolique disparaît serait ainsi en passe de devenir, de part en part, sadien. La personnalité de notre temps serait moins névrotique que perverse, les sujets subissant moins la Loi dans la douleur qu’ils ne la récuseraient, l’essentiel, pour la société, étant moins de réprimer que de laisser faire. Les insoumis qui ne sont plus en dette de l’Autre et ne doivent plus rien à personne, ne s’autorisent-ils pas désormais à montrer le hors scène (ob-scène) et à aller voir, au prix de quelque drogue, là où c’est interdit : le sexe et la mort ? Mais si les pouvoirs publics valident aujourd’hui la pornographie il faut avant tout rester clean et ce reste de puritanisme donne peut-être la mesure de ce qui sépare encore l’insatiable scélérat qui consent sans vergogne à ses pulsions, des derniers hommes que nous sommes : « un peu de poison de-ci de de-là, pour se procurer des rêves agréables. Et beaucoup de poison enfin pour mourir agréablement »

(Zarathoustra, Prologue, § 5).

15. On pense, par contraste, au film Sade de Benoît Jacquot. Ce Sade rendu sympathique par ses incessants pieds de nez à la bienpensance ne saurait nous faire oublier que l’oeuvre de Sade est, comme le disait Bataille, l’lmpossible. Dans une série d’équations que l’on trouve dans les inédits (OC III, 518), il pose : l’impossible qui est essentiellement l’expérience de la mort c’est la sexualité, l’impossible le plus terrible c’est Sade, l’impossible, enfin, c’est la littérature. « Toute vie profonde est lourde d’impossible » mais on n’y accède que par la littérature qui seule nous permet de voir le pire, de trouver dans le jeu la force de surmonter ce que le jeu implique d’horreur et de penser jusqu’au bout l’horreur entrevue de la mort. 16. L’Érotisme, Minuit p. 129. OC, X. pour m’ouvrir les yeux » 17. En nous appuyant sur cette lecture, tentons à notre tour « d’ouvrir les yeux » et d’entendre quelque chose de cette œuvre qui ne cesse de se dérober 18. Dans sa singularité et son excès, elle est venue rouvrir la question métaphysique du mal au sein de l’époque des Lumières encore toute étourdie des rêves de maîtrise de la raison. Sueño da razon, écrit Goya qui se représente lui-même, dans cette eau-forte célèbre des Caprices, terrassé par les dieux obscurs immaitrisables de l’inconscient. L’époque est la même et déjà en effet le réel, dans l’histoire, a déjà pris sa revanche sur ces sueños, c’est-à-dire à la fois sur ces songes et sur ce sommeil.

La brutalité des temps et, pour le dire avec Heidegger, le soulèvement de la fureur (Grimm), l’insurrection de la malignité du mal ont déjà mis en échec tout espoir de rationalisation de l’univers, toute croyance au progrès

et toute l’Odyssée hégélienne de la fin de l’histoire est par avance mise en défaut comme ce sont les abstractions d’une philosophie sans corps qui, mises dans le boudoir, sont tournées en dérision. Les limites de l’humanisme

ont cette fois-ci éclaté et, parvenus au seuil de l’Apocalypse, nous voici confrontés, comme jamais, à la perversion sadienne.

Le libertinage et le mal

La pensée de Sade repose tout entière sur cette philosophie déclinée à longueur de page : les autres ce comptent pour rien 19, la nature nous a fait naître radicalement seuls ; ce constat justifie un égoïsme intégral : autrui ne peut être qu’un moyen ou un instrument au profit de notre seul plaisir, le vice étant l’unique félicité de l’homme 20. Qu’on ne s’y trompe pourtant pas : l’apologie libertine de la volupté, la glorification sadienne de la luxure ou du péché de la chair n’ont pas grand chose à voir avec l’épicurisme ou

avec la revendication hédoniste d’un art de jouir : elles font partie d’un défi titanesque, elles sont l’expression de l’extrême destructivité du désir libertin, désir inassouvissable ouvert à la dimension de l’infini qui trouve chez

17. L’Arc n° 44, p. 89. 18. Par quelque côté qu’on l’aborde, il s’est à l’avance dérobé. OC IX, 245. 19. « Les plantes et les bêtes connaissent-elles la pitié, les devoirs sociaux, l’amour du prochain ? Et voyons-nous dans la nature, d’autre loi suprême que celle de l’égoïsme ? » Histoire de Juliette, cinquième partie.

20. Ainsi à la fin de Histoire de Juliette : « Je l’avoue, j’aime le crime avec fureur, lui seul irrite mes sens et je professerai ses maximes jusqu’au dernier instant de ma vie [...]. La nature n’a créé les hommes que pour qu’ils s’amusent de tout sur la terre [...]. Ce n’est que par des forfaits que la nature se maintient et reconquiert les droits que lui enlève la vertu. Nous lui obéissons donc en nous livrant au mal (ici) se trouvent toutes les sources du bonheur de l’homme » (Pléiade, tome III, p. 1258-1259). 42 Bataille avec Sade Sade sa formulation la plus avancée, celle qui, en bonne logique, nous allons le voir, ne pouvait aspirer qu’à sa propre destruction et ne déboucher que sur l’atrocité et la mort. Mais d’abord, l’empire du mal est polycéphale, les théologiens lui

avaient reconnu sept têtes. Alors pourquoi accorder à la seule luxure un tel privilège 21 ? À une telle question, la lecture de Sade nous permet de répondre : c’est dans la luxure, dans la lubricité et la concupiscence de la chair que nous pouvons vraiment être monstrueux. Le sexe est en nous ce lieu où la nature est abîme et nous savons d’instinct que c’est là et là seulement que la liberté peut se trouver et se perdre 22. Nous sommes terribles et monstrueux (deina) parce que, à la différence des autres animaux qui sont naturels, adaptés à leur environnement et munis d’instincts déterminés, nous n’avons que des pulsions labiles, inachevées, ouvertes à toutes les perversions, promises à toutes les régressions. Nous sommes les seuls vivants à pouvoir

déchoir, à pouvoir faire la bête, à pouvoir aboyer comme des chiens. Depuis longtemps l’Église l’avait répété : c’est la concupiscence qui est génératrice du péché, c’est la sexualité qui est révolte ou sédition contre l’ordre naturel, c’est le désir qui est désordre et qui nous fait toucher l’absence de fond 23 ou mesurer la clocherie de l’être comme le dit Lacan. L’excentricité de l’être humain fait qu’il n’est nulle part chez soi. Il est « au sein de l’étant, l’unique catastrophe », écrit Heidegger commentant le mot deinos de Sophocle qu’il traduit par das Unheimliche : ce qui proprement s’oppose à la quiétude du chez soi, l’étrange, l’effrayant, le terrible. Dans la distributionoriginelle des dons, Épiméthée ou « la Nature » nous a bel et bien

21. N’était-ce pas primitivement les gnostiques qui faisaient du péché de chair le mal capital

? Les juifs et les Chrétiens n’avaient-ils pas privilégié plutôt le mal de l’esprit, l’orgueil ? Et

pour les modernes, à partir du moment où, avec Kant, le rapport au suprasensible devient

problématique, la faute par excellence n’est-ce pas le mensonge, la perversité retorse et lovée

sur elle-même de Tartuffe ? Et n’a-t-elle pas son lieu dans le rapport de l’homme à l’homme et

à lui-même plutôt que dans le rapport de l’homme à son corps ou à son Dieu ?

22. Il y a dans la sensualité un trouble et un sentiment d’être noyé, analogue au malaise que

les cadavres dégagent, écrit Bataille (OC IX, p. 254), position qui, dira Derrida dans Glas, outre qu'elle avalise un ordre hétérosexuelle jamais interrogé, réprime l'innocence, la naïveté, la légereté du sexe. La jouissance qui jamais ne se suffit à ellemême, qui cherche à se communiquer en se réfléchissant et en redoublant dans le langage (Ah ! Foutredieu, je jouis, il faut que j’en décharge !) est le signe par excellence de la puissance

débridée et de la fureur inhumaine de la nature naturante. C’est ce que soutient le Pape Pie VI dans la 4e partie de Juliette dont le discours apparaît comme le sommet de la pensée du mal.

23. C’est cela même que Schelling a tenté de penser en lançant son regard dans l’abîme, dans l’Urgrund de la déité, montrant que l’empire de la méchanceté n’était pas le fait de l’impuissance ou d’un simple égarement mais qu’il éveille au contraire non seulement un sentiment de plaisir mais de terreur à proportion de la grandeur subvertie. Le Saint-Fond de Sade, si bien nommé, jette lui aussi son regard dans le fond de l’être, dans les bas-fonds de la sainteté lorsqu’il édifie sa théorie de l’Être suprême en méchanceté, garant des désordres du monde. Histoire de Juliette, op. cit., p. 533 sq.

François Warin 43

oubliés, et c’est ce manque, ce trou ou cette fêlure dans l’être qui sont la source et la ressource de notre si inventive, si infinie et par la si désirable malignité. Le libertinage et le mal ont ainsi partie liée et le mot libertin, on le sait, désigne à la fois et indivisiblement l’athée matérialiste et le débauché. C’est donc tout naturellement de l’insouciance insolente de Don Juan que Bataille rapproche Sade : du Dom Juan de Molière comme du Don

Giovanni de Mozart 24, de cette première incarnation de la subjectivité moderne, de cette première dramaturgie qui prend le mal au sérieux dans une époque qui est déjà celle de la post-christianité. Et Bataille nous invite à entendre derrière la platitude apparente des calculs égoïstes de Sade, derrière la recherche vile et mineure du plaisir intéressé de ses immondes libertins, la prodigieuse insouciance de Sade entièrement livré à l’irrésistible

séduction du plaisir, celle qui va, à l’instar de Don Juan, l’exorbiter moralement et finir par le foudroyer. Malgré d’interminables discours qu’il ne se soucie d’ailleurs pas de systématiser, Sade n’a cure de persuader, écrit Bataille, il cherche à défier et dans l’incessant dialogue entre le possible (un

discours marqué par ce souci de durer qui nous courbe la tête, par la

recherche et le calcul intéressés du plaisir) et l’impossible (la mort que le

criminel veut voir héroïquement répondre au crime) c’est bien cette insouciance

dernière qui a la préséance : c’est là que se situe ce que Bataille

appelle le sommet ou la souveraineté dans le mal.

L’érotisme et la mort

Il en va de la souveraineté comme de la noblesse chez Aristote : elle est

ce qui est à soi-même sa propre fin, ce qui n’est pas subordonné à autre

chose que soi, ce qui ne sert pas et qui n’est donc pas servile. Mais si on

prend les déclarations de Sade à la lettre, il semble qu’on ne puisse éviter

l’objection : si tout est ordonné à la recherche de la volupté, c’est que la

volupté, dans cet érotisme fondé sur la transgression 25 et sur les souffrances

24. Sade 1740, 1814. OC XII, 397 s. Voir aussi B. SICHÈRE, Histoires du mal, Grasset,

p. 187 s.

25. Ici se trouverait une deuxième pierre d’achoppement : le concept bataillien de transgression

semble être l’avatar de la subjectivité rebelle, en rupture avec le monde et exaltée par

le romantisme. En tant que telle elle semble être encore une façon de légitimer la transcendance

et la normativité du bien, de confirmer le bien-fondé des interdits : le blasphème

confirme la religion, disait Baudelaire et c’est bien sous les colonnes torses de la basilique Saint-

Pierre que Juliette – le cul le plus blanc… et l’âme la plus noire – est sodomisée par le « vit

papal » sur lequel un enfant de coeur a déposé respectueusement une hostie consacrée.

44 Bataille avec Sade

gratuites imposées aux victimes par une volonté despotique, est encore

considérée comme un bien. « Plus (le crime) est affreux et plus nous jouissons…

et je banderais à assassiner sur les grands chemins ; je banderais à

exercer le métier de bourreau » 26. Comment encore parler, dans ces conditions,

face à une telle exultation et à une telle priapique célébration, de

« volonté mauvaise » ? Ne nous voici pas au rouet ?

À cela pourtant Sade, selon Bataille, a répondu sans trembler : la souveraineté

ne peut s’affirmer que dans une immense négation qui ne laisse

subsister aucune réalité qui la transcende et qui détruit, pour commencer,

l’auteur et l’ouvrage lui-même. Maurice Blanchot l’a vigoureusement montré

: le crime importe plus chez Sade que la volupté et, gravissant tous les

degrés de l’échelle des plaisirs criminels, la rage ascétique de nier est portée

jusqu’à une insensibilité ou une apathie glaciale qui, au terme, abolit le sujet

lui-même. « Ce n’est pas l’objet du libertinage qui nous anime, c’est l’idée

du mal », écrit Sade lui-même et le meilleur moyen de se familiariser avec la

mort (est) de l’allier à une idée libertine, à une idée sodomite, pourrait-on

dire, la sodomie, seule conduite érotique indifférente à la différence

sexuelle, étant aussi l’unique conduite mortelle pour les normes de l’espèce.

On voit que de proche en proche l’égoïsme lui-même finit par se consumer

Transcendance et transgression auraient partie liée ne serait-ce qu’en partageant le « trans »

et… la transe qu’un christianisme catholique et baroque a ouvert à l’infini. Cette attitude

contredirait le matérialisme militant et ravageur de Sade pour lequel faire le mal est une façon

d’accoucher de tous les possibles enveloppés dans une nature archaïque, nature créatrice et

destructrice étouffée par les mensonges de la morale et les interdits castrateurs. Cette attitude

semble contredire aussi la pensée nietzschéenne dont Bataille pourtant se réclame : il n’y a pas

d’arrière monde, pas de valeur transcendante pour juger la vie, pas de devoir être derrière la

factualité de l’être, pas de possible derrière le réel. Le mal ne serait alors qu’une notion

extrinsèque (Spinoza), que l’erreur de perspective des faibles incapables d’assumer l’essence

foisonnante de la vie (Nietzsche). Toute l’oeuvre de Sade est pourtant là pour nous ouvrir les

yeux et pour interdire une telle dénégation du mal (dénégation qui est, à son époque, celle de

Rousseau pour lequel le mal est l’objet d’un complot totalement extérieur à un sujet fondamentalement

innocent). Comment nier que la puissance de destruction du mal existe, qu’il est

transgression et non seulement obéissance aux pulsions, que la vertu est infortunée, que le vice

prospère et que c’est toujours la mort qui gagne ? S’il y a une différence entre le thème

bataillien de la transgression et celui, nietzschéen, de l’innocence du devenir (par-delà bien et

mal) ne s’explique-t-elle pas par ce simple fait : entre les deux penseurs, il y a l’atrocité de deux

guerres mondiales, la mort industriellement administrée, les charniers et les génocides ? Il ne

faut pas par ailleurs simplifier le concept de transgression. Le rapport que l’interdit entretient

avec lui est paradoxal et irréductible à la logique classique puisque l’interdit, dans la transgression,

est à la fois affirmé et nié. Cette expérience éloigne aussi bien ceux qui lui obéissent sans

le contester (les bons et les justes, comme dit Nietzsche) que ceux qui font comme s’il n’existait

pas (l’incitation permanente à la jouissance dans un monde pervers qui croit déroger à la Loi).

26. Histoire de Juliette, op. cit., p. 1193.

François Warin 45

dans le brasier qu’alluma l’égoïsme 27, car il s’agit bien d’aller toujours plus

outre, l’insurrection perpétuelle de l’activité libertine la montrant effectivement

asservie à une énergie dépersonnalisante et inhumaine pour laquelle

seule le toujours plus et l’horreur nue de la jouissance abjecte accomplit un

désir criminel et mortifère qui ne connaît plus de limite. Devenir en expirant

l’occasion d’un crime est une idée qui me fait tourner la tête, dit, par

exemple, Amélie dans Histoire de Juliette.

Là se trouve en effet la monstruosité de Sade. La monstruosité dans sa

laideur extrême et sa méchanceté absolue est, selon Aristote, révolte contre

la forme et contre l’universel ; cette attitude est emblématisée par la scatologie

sadienne : les maux, en grec, c’est ta kaka, l’état dernier de l’informe

et de la dégradation de la matière. C’est bien la réduction ou la dissolution

de toutes les différences (homme/femme, père/fille, mère/fils, frère/soeur,

bien/mal, zones érogènes anales/orales...) qui est visée par la perversité

sadienne, la confusion des sexes et des générations par la promotion exclusive

du cul, la fusion de tout ce que le Dieu de la genèse avait soigneusement

distingué à partir du neutre et du chaos originel (lumière/ténèbres,

terre/ciel, homme/femme…), la poursuite et l’accomplissement du parricide

révolutionnaire en un matricide qui met un terme à l’institution et à la

sauvegarde des moeurs. La pulsion de mort selon Freud, c’est l’entropie à

son maximum, le triomphe du Même sur l’Autre, le retour à l’homogène, à

l’indifférencié, au chaos. Par ailleurs les monstres, dans l’affirmation de leur

singularité en révolte contre l’Universel, entendent aussi défier la nature qui

les porte à la volupté et imposer la souveraineté de l’homme sous la forme

de l’universalité de la loi. « Le mal démoniaque et diabolique, affirmait déjà

Schelling, est encore plus étranger à la jouissance que le bien ». Kant avec

Sade, écrira Lacan, Kant dont l’intraitable morale avait déjà un parfum de

cruauté (Nietzsche). Le duc de Blangis, par exemple, entend bien lui aussi

n’obéir qu’au principe d’universalité qu’il se donne et jouir de son propre

désintéressement, de son apathie ou de sa parfaite insensibilité : toujours

faire le mal, ne jamais faire le bien et faire le mal pour le mal, par liberté et

non parce que nos passions nous y portent 28. On a bien ici un kantisme

inversé puisqu’ici aussi autrui doit être toujours considéré comme un moyen

27. L’Érotisme, II, 2 : L’homme souverain de Sade. Bataille se réfère aux analyses de Blanchot

sur la transcendance d’une négation sans retour. Voir Sade et Lautréamont, Minuit, 1949,

en particulier p. 257-258.

28. KANT, le héraut des Lumières allemandes, reconnaît dans Essai sur le mal absolu (in La

religion dans les limites de la simple raison) qui date de 1795, l’année même de la publication

de La Philosophie dans le boudoir qu’« on ne peut rien opposer à quelqu’un qui choisit le mal

(i.e. l’amour de soi comme principe de toutes nos maximes) puisque c’est là un effet possible

de son libre arbitre ».

46 Bataille avec Sade

asservi à notre volonté jouisseuse et cynique de despote et jamais comme une

fin : « Il n’est point d’homme qui ne veuille être despote quand il bande »

dit Dolmancé à Eugénie dans La Philosophie dans le boudoir. La difficulté

pourtant est de savoir comment le criminel sadien peut défier la nature

quand il ne fait en vérité que servir (sa) force aveugle et imbécile, la plus

criminelle et monstrueuse qui soit. Cette contradiction, dit Foucault, est

celle de la modernité elle-même déchirée entre l’affirmation de la nature et

celle de la liberté. C’est elle qui met Sade en échec par rapport au mal 29 et

réduit le héros sadien au désespoir de ne pouvoir satisfaire son inextinguible

soif du mal car comment, alors même qu’on la défie, ne pas servir la

nature ? L’impossibilité d’outrager la nature est selon moi, le plus grand

supplice de l’homme, écrit Sade. Il y a pourtant peut-être une façon de lever

cette contradiction. Pour cela il faudrait opposer, comme le montre Deleuze,

une nature première à une nature seconde 30. La nature seconde est

celle qui est abhorrée par Sade parce qu’en elle les destructions sont encore

l’envers de créations et de métamorphoses, ce qui rend le crime absolu

impossible. Seule la nature première, la nature naturante, serait porteuse de

la négation pure. Revenir, par ses crimes, au jaillissement primaire et incandescent

d’une nature naturante non encore enchaînée par ses lois, d’une

nature faite uniquement de « molécules furieuses et déchirantes » comme

l’écrit Deleuze, c’est ce que propose Braschi, le pape Pie VI, qui tient avec

sa « dissertation philosophique sur le meurtre » le plus beau discours

sadien, celui qui, en témoignant de l’omniprésente positivité du mal, seule

instance inaliénable, atteste de l’inexistence de Dieu. En prescrivant la

destruction permanente, cette nature serait le sans fond, l’au-delà de tout

fond et nous ferait toucher enfin au réel. Mais en touchant au « réel »

(Lacan), elle excèderait la loi et le langage et nous montrerait jusqu’où le

saut est concevable mais aussi, dit Bataille, jusqu’où on ne peut plus aller.

Mais pas plus qu’il ne faut refouler l’effrayante révélation que constitue

l’oeuvre de Sade, il n’est pas question de la répéter ou de s’y fixer en

s’enfermant dans un rituel pervers, celui-là même que Sade situe à

l’intérieur de l’extraterritorialité des châteaux où dans des couvents où

règnent la Règle, la Clôture et le Silence. Aussi, de même que Bataille s’est

battu avec Sade contre ses thuriféraires et ses censeurs, dans une volte-face

quelque peu mystérieuse et paradoxale, il va se battre contre Sade lui-même

en énonçant à son endroit, dans l’Érotisme, de très sévères réserves

29. Ainsi du pape Braschi pour qui le monde est un cycle, un processus sans commencement

ni fin ce qui exclut la notion même de crime : « Eh ! Malheureux mortel, ne te flatte

donc pas du pouvoir de détruire, cette action est au dessus de tes forces ». Histoire de Juliette,

IV, Pléiade p. 870-886.

30. Présentation de Sacher Masoch, Minuit, p. 28.

François Warin 47

La déloyauté de Sade

« Écrire c’est bondir hors du rang des meurtriers », écrivait Kafka.

L’écriture et le langage en général sont médiations et essentiellement nonviolence.

Le langage violent de Sade est donc un paradoxe. Aurait-il ouvert

à la littérature une violence demeurée jusqu’ici sans voix ? Sans doute mais

sa violence se distingue de la violence du bourreau, de la violence d’État qui

ne parle pas sa violence et qui la justifie toujours au nom du Bien. En

parlant sa violence le sujet sadien « manque à ce profond silence qui est le

propre de la violence » écrit Bataille, il échappe ainsi au silence bavard

qu’est celui de la violence d’État. Mais la parole sadienne se révèle liée à un

autre et fondamental silence de sorte que Sade, comme Genet plus tard, n’a

pas manqué de se détruire et de s’asphyxier, de s’enfermer dans une impasse

en mettant fin à toute possibilité de discours, en rompant la possibilité

de communiquer qui est au coeur du langage. Sade en effet s’adresse aux

autres, se tourne vers eux, mais, dans le même temps, son langage désavoue

la relation de celui qui parle avec ceux qui écoutent. Il parle au nom d’une

violence qui est solitude, haine et silence, et son érotisme féroce, fermé sur

lui-même, implique la négation des autres. Sade est donc déloyal : ce vocable

médiéval et chevaleresque dit bien ce qu’il veut dire : il manque à

l’honneur et à la probité, il manque à la loi, et la loi de l’homme est celle du

langage, celle qui fait qu’il y a un monde commun que l’on peut partager.

C’est ce même déni d’humanité, cette non-appartenance au monde que,

toutes choses égales d’ailleurs, Hannah Arendt stigmatisera chez les fonctionnaires

ordinaires du Reich dans Eichmann à Jérusalem.

Mais sur un tour supplémentaire de cette spirale sans fin dans laquelle

Bataille, alternativement, dans la crainte et le tremblement, s’approche et

s’éloigne de Sade, on trouve cette affirmation : seule la victime et non

l’hypocrite bourreau peut parler des supplices et des tortures qu’il subit.

Dans cette relation inversée que bourreau et victime entretiennent alors par

rapport au langage, la violence exprimée de Sade ne peut donc être que

celle de la victime 31 et sa parole extravagante, excessive est seule authentique

et n’a plus rien à voir avec l’utilité que peut attendre un interrogatoire

sadique ou les prescriptions génocidaires banalisées au nom d’une science

devenue mortifère, celle d’un Heinrich Himmler ou d’un Rudolf Hess. De

31. Mettre dans la bouche des bourreaux les paroles prononcées par les rescapés comme

le fait J. Littell dans Les Bienveillantes est une posture complaisante et proprement obscène

qui conduit, sous prétexte d’empathie, à relativiser les crimes du nazisme comme le suggère

Pierre-Emmanuel DAUZAT dans Le Débat, n° 144, mars-avril 2007.

48 Bataille avec Sade

plus, si elle nous fait prendre conscience de l’abîme, elle nous en détourne

en même temps par là même.

Il ne s’agit donc pas de revenir sur ce qui précède : Sade qui s’est voué à

révéler la face d’ombre, la face inhumaine de l’homme occultée par les

Lumières, a fait de nous des voyants et des visionnaires, le monde dans

lequel nous vivons est celui qu’il décrit, et au procès intenté à l’éditeur J.-J.

Pauvert, Bataille pourra dire calmement : j’estime que pour quelqu’un qui

veut aller jusqu’au fond de ce que signifie l’homme, la lecture de Sade est non

seulement recommandable mais parfaitement nécessaire 32. C’est Sade en

effet qui nous a révélé ce que l’homme a la possibilité d’être, et pour nous

autres, modernes, c’est cette possibilité qui, avec le nazisme, est devenue

réalité. Mais on ne peut en même temps s’empêcher contradictoirement de

penser qu’il y a comme un contre-sens à vouloir faire de ce sommet de

l’utopie libertine qu’est l’oeuvre de Sade, de cette projection fantasmatique

qui repousse dans l’insignifiance tous les excès et débordements réels, le

modèle réaliste qu’auraient suivi les bourreaux fascistes. L’emmuré vivant,

qui plus est, n’avait sans doute pas d’autre exutoire que de proférer ce cri et

de perpétrer ce crime d’écriture que constitue son oeuvre entière. Il reste

que l’analogie exploitée par Pasolini dans Salo, insiste et résiste et qu’elle ne

peut difficilement être évitée… et le rapport avec l’univers fasciste de

revenir encore. L’horreur, cette fois-ci, n’est plus enfermée dans la tête d’un

homme mais pratiquée par des milliers de fanatiques. Les charniers complètent

les philosophies, si désagréable que cela puisse paraître, écrira Queneau.

Au même titre que les pyramides ou l’Acropole, les chambres à gaz sont

désormais inséparables de l’image de l’homme et les criminels nazis aussi

bien que les libertins de haut-rang du château de Silling appartiennent à ce

que l’humanité doit savoir d’elle-même : ces monstres sont aussi nos semblables

33.

On le comprend, le geste critique de Bataille à la fin de sa vie n’est plus

seulement platonicien mais aristotélicien : il s’agit moins d’exclure le tragique

en le sacralisant que d’en montrer la portée politique et cathartique,

au risque, dénoncé et ridiculisé par Sade lui-même 34, de l’embourgeoiser

ou de le neutraliser dans l’étouffoir de la dialectique. Refouler l’effrayante

révélation sadienne sera toujours s’exposer à l’étonnement et à l’impuissance

devant le lancinant retour de la violence meurtrière, de ce mal atterrant

qui ne vient pas d’ailleurs mais qui est voulu par l’homme, de ce mal

32. OC XII, 455.

33. OC XI, 226

34. Histoire de Juliette, Pléiade III, p. 336 note.

François Warin 49

qui n’a pas de sens, qui défie la représentation 35, qui n’est pas réparable et

qui est, par excellence, le mal moderne 36.

Ainsi au dernier acte c’est Bataille qui va se battre contre lui-même,

pour se détourner du terrorisme et de la fureur qui avaient marqué les

années 1930 et qu’il avait partagés avec tant d’autres. Il ne s’agit plus de

prétendre effacer la frontière qui sépare la vie de la littérature ni de tirer de

l’oeuvre de Sade des conséquences pratiques et révolutionnaires mais de

reconnaître la spécificité du statut littéraire de l’oeuvre de Sade, ce qui

signifie en clair : il n’y a pas d’accès à l’impossible pour qui veut faire

l’économie de la médiation ou de l’instance de la représentation.

La mauvaise nouvelle (le dysvangile, l’anti-évangile)

et la littérature

Le mal est une énigme, le mal est le point aveugle de la philosophie, le

défi qu’elle ne peut relever, la transgression qu’elle échoue à comprendre.

Seul le jeu de la fiction peut venir perturber le travail philosophique, déséquilibrer

et faire éclater tous les systèmes. Seule la littérature peut prendre

en charge, peut mettre en scène l’ob-scénité du réel, et le génie de Sade est

moins dans la philosophie qu’il emprunte à D’Holbach, Helvétius ou

Buffon 37 que dans la mise en scène théâtrale (et, par opposition aux six

grands textes de son oeuvre clandestine, toute son oeuvre publique atteste

que Sade est d’abord un homme de théâtre expert à mettre en scène ses

désirs et à nous affoler en nous entraînant au plus profond de la nuit

sexuelle) par laquelle il piège le lecteur, extorque sa jouissance, lui fait

dépenser son foutre, le compromet et obtient son adhésion 38 : il faut

35. L’affligeante fadeur, le caractère inexpressif et répétitif des illustrations pornographiques

de Sade ne démontrent qu’une seule chose : que le sadisme est irreprésentable et que la

jouissance est innommable. Les dessins érotiques inspirés qui sont ceux de Hans Bellmer, artisan criminel,

tournent au contraire fiévreusement autour de la jouissance ; s’ils s’inspirent, bien sûr, de

certaines oeuvres de Sade et de Bataille sans, à proprement parler, les représenter, ils montrent,

en revanche, de façon inventive, ce qu’il en est de l’érotisme. Au-delà du principe de plaisir,

l’érotisme est une affirmation de la vie jusque dans la mort qui met en péril l’identité d’un sujet

qui s’échappe à lui-même, une petite mort qui vous fait perdre la tête ; il n’a, comme tel, que

peu de chose à voir avec la pornographie, dénégation de l’innommable et de l’irreprésentable :

soumise au principe de plaisir, limitée à la représentation du référent sexuel, celle-ci demeure,

en tous les sens du terme, servile, non souveraine. Voir ici « Tête de mort et jeune fille »,

crayon rehaussé de blanc, 67 x 52 cm, 1963.

36. Voir J.-L. NANCY, L’Expérience de la liberté, Galilée 1988.

37. Voir Sade philosophe de Jean DEPRUN in Sade, Pléiade, I.

38. C’est dans ses fictions que Sade exprime le fond de sa pensée, écrit Klossowski. Dans

50 Bataille avec Sade

contraindre les hommes à rougir d’être de la même espèce que nous, écrit

Sade, et, si la philosophie doit tout dire, c’est à la littérature qu’il appartient

vraiment de les faire frémir.

Tel est en effet le privilège et le pouvoir de la littérature, et dans ce domaine

Sade est allé plus loin qu’il est imaginable d’aller. Dans une oeuvre

monumentale, singulière et excessive qui répond, à sa manière, à la grande

Encyclopédie des savoirs, il a fait surgir les monstres d’horreur que la raison

des Lumières (raison ensommeillée comme le dit Goya ou vigilante et

insomniaque selon Adorno ?) avait engendrés et il a décliné toutes les

figures du mal. Il a ainsi jeté une lumière aveuglante au coeur du désir

humain en y dévoilant une dimension maléfique et nocturne, un abîme

d’horreur et de perversité : cette barbarie fondamentale, cette part maudite,

qui ne cesse de faire retour dans le bruit et la fureur d’une histoire qui

semble aujourd’hui définitivement sortie de ses gonds (out of joint disait

Shakespeare). Est-ce pour avoir été pleinement conscient, comme le dit

Bataille, d’annoncer la mauvaise nouvelle de l’accord des vivants avec ce qui

les tue qu’il a désiré que les traces de sa tombe disparaissent de la surface de

la terre comme son nom de la mémoire des hommes, comme le stipule

l’étonnant testament qu’on lui a prêté ? L’Occident aurait-il voulu s’annuler

au moment même où, en la personne de Sade, il découvrait, dans l’effroi,

l’impensé de toute pensée émancipatrice et s’affirmait comme définitivement

libéré ? Les Lumières n’auraient-elles été que la préparation des

ténèbres ?

Il y a pourtant pour Bataille un bon usage de l’oeuvre de Sade car il ne

s’agit jamais pour lui ni de la censurer ni de s’abandonner à la jouissance

barbare ou à la violence pulsionnelle qu’elle a fait affleurer.

D’abord, comme pour tenir bon face à la pulsion de mort, Bataille est

resté fidèle toute sa vie à un autre nom, celui de Nietzsche : fidélité ambiguë

l’introduction des 120 journées de Sodome (Pléiade, I, p. 69 s.), Sade s’adresse au lecteur avec

exaltation : Maintenant, toi lecteur tu fais partie des nôtres, tu as rejoint le camp de ceux du

château de Silling que tu condamnais… Effacer la frontière qui sépare les bourreaux des

victimes c’est ce que feront effectivement la SS à Auschwitz en instituant les Sonderkommandos

: les corbeaux des crématoires étaient chargés de gazer leurs frères juifs, d’extraire les

cadavres agglutinés des chambres à gaz, d’arracher des mâchoires les dents en or, de récupérer

les cheveux des femmes, de classer vêtements et chaussures, de transporter les corps jusqu’au

four, de faire disparaître toutes traces de cendres... Les SS pouvaient alors leur dire : vous n’êtes

pas meilleurs que nous. [...] Nous vous avons choisis, corrompus, entraînés jusqu’au fond avec

nous. Primo LEVI, Les Naufragés et les Rescapés, Gallimard, 1999, p. 53 et 55.

François Warin 51

et paradoxale à un père devenu fou qui permet néanmoins au sujet Bataille

de se constituer et d’écrire 39.

Ensuite la littérature constitue pour Bataille une médiation qui nous

aide à mettre à distance l’inquiétante étrangeté, un subterfuge qui nous

permet d’approcher la mort sans réellement mourir. L’exercice littéraire,

qu’on le veuille ou non, est toujours sublimation et exorcisme. Nous lisons

Sade comme les Grecs allaient au spectacle tragique, les Romains aux jeux

du cirque. Nous le lisons comme les Chrétiens inventaient les tourments de

l’enfer et comme nous nous identifions, dans les salles obscures, à des héros

dont l’action quelquefois nous porte au plus haut degré de l’angoisse : nous

le faisons non pas pour nous crever les yeux, mais pour en sortir et nous en

sortir, pour nous rendre plus forts, aurait dit Nietzsche. Comme dans celle

de Bataille c’est l’accord du Bien et du Mal, du silence et du cri le plus fort

qui retentit dans l’oeuvre de Sade, mais cette oeuvre appartient de plein

droit à la fiction, au jeu, au mensonge qu’est la littérature : à nous, en

connaissance de cause, d’inventer, dans notre vie, autre chose.

Ouvrir les yeux, avec Sade, jusqu’à l’abîme, faire face à la forme la plus

aiguë du mal, ne commandent donc pas l’absence de morale mais exigent

une hypermorale 40. Seule cette hypermorale peut nous permettre, en

plaidant coupable, de nous aimer encore jusqu’au bout. En cette heure de

tombée, elle consiste peut-être aussi, en ce que René Char appelait simplement

la santé du malheur 41.

N. B. Ce texte est la reprise, augmentée, d’un article paru dans la revue

Il Particolare n° 11, 2004, article lui-même écrit à la suite de deux conférences

données, à Marseille et à Grambois, au séminaire du psychanalyste J.

Félician.

39. Nous avons essayé de penser cette fidélité ambiguë en proposant le concept de parodie

dans Nietzsche et Bataille. La Parodie à l’infini. PUF, 1994. Sur ce double rapport de Bataille à

Sade et à Nietzsche voir Bernard SICHÈRE, Le Dieu des écrivains, Gallimard, 1999. OC IX,

p. 173, 180.

40. OC IX, p. 173, 180.

41. « Nous sommes, ce jour, plus près du sinistre que le tocsin lui-même, c’est pourquoi il

est temps de nous composer une santé du malheur. Dût-elle avoir l’apparence de l’arrogance

du miracle ». À une sérénité crispée. Pléiade, p. 748. René Char en 1930 écrivit cet hommage

qui montre que Sade est définitivement irréductible, irrécupérable et qui, bien loin du lâche

soulagement d’un retour à l’ordre, pourrait constituer pour nous la seule et unique conclusion,

conclusion suspendue qui interdit à jamais tout confort moral : « Sade, l’amour enfin sauvé de

la boue du ciel, l’hypocrisie passée par les armes et par les yeux, cet héritage suffira aux

hommes contre la famine, leurs belles mains d’étrangleurs sorties des poches ».

 

 

 

 

 

 

 

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