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Le Corbusier et l'esprit du temps

 

 

 

 

 

 

Le Corbusier et l ’esprit du temps

 

C’est en poète que l’homme habite sur cette terre[1]. Hölderlin

“ Ils bâtiront des maisons, et ils les habiteront”. Isaïe, 65, 21.

« L’art pourrait être aujourd’hui le mieux destiné à accueillir et à engager l’explication de fond avec le monde technique » Heidegger

 

Ce que nous appelons « l’art » n’est pas un simple savoir-faire, une discipline séparée ou l’objet d’une exhibition, d’un spectacle relevant des « affaires culturelles », un divertissement destiné à donner aux choses un « supplément d’âme » ou même l’occasion d’une jouissance esthétique, forcément subjective. L’art, le grand art, loin de renvoyer à la simple habileté  d'un savoir-faire, était pour les Grecs un mode de l’alétheuien[2], un mode du dévoilement, ce qui, soudainement a lieu et donne à voir selon la belle expression d’Eluard. C’est ainsi que l’art peut instaurer un monde de sorte que  c’est moins l’artiste qui est à l’œuvre que la vérité : ce que les Grecs appelaient  l’a-léthéia. Ce mot dénote littéralement la tension d’une offrande qui se retient dans ce qu’elle offre, l’exhumation de la réserve et de l’oubli (le Léthé) ou la sortie du retrait invisible, le jaillissement du fond inhumain et de l’opacité de la terre. L’irruption de l'œuvre crève ainsi la peau des choses, ouvre une brèche et nous met au monde, une seconde fois.

L’architecture, plus qu’un autre art, est une poièsis, une production sans modèle qui est aussi un dévoilement, un laisser apparaître qui nous conduit à l’intimité du monde et des choses et qui témoigne de la manière dont un peuple pense et pratique la terre, de sa façon d’habiter, non pas « la planète » mais, "la terre", ce sur quoi l’homme se dresse de toute sa stature dans l’ouverture du ciel. C’est en poète, disait Hölderlin, que l’homme habite sur cette terre.

 

Ces propos qui viennent de Heidegger peuvent sembler bien étrangers à l’œuvre moderniste de Le Corbusier que nous entendons ici présenter. Pourtant l’œuvre entière de l’architecte est  portée par un problème de civilisation, de culture, de socialité et par une volonté de frayer à notre modernité un chemin neuf au plus profond de ses secrètes possibilités.  Cela n’est pas sans rapport avec la mission essentielle de l’art, avec le l’origine ou le surgissement de l’œuvre d’art[3] tel que l’analyse Heidegger. C’est ce que nous voudrions simplement montrer en nous confiant à ce qui nous a semblé être l’élan profond de son œuvre, et en empruntant, autant qu’il se peut, les formules de ce fougueux autodidacte.

 

« L’événement » qui fait époque, qui a bouleversé de part en part l’occupation de la terre par l’homme et à l’injonction duquel il faut répondre, est la mutation sans précédent que représente le déploiement de ce qu’on appelle depuis le XVIIIe siècle (un mot nouveau pour une chose nouvelle) « la technique », car tel est l’Événement que ne cesse de nommer l’architecte, événement qui n’est pas quelque chose de passé et de révolu mais un avènement qui continue d’advenir, un avènement qui nous arrive, nous concerne et nous conduit à ce que nous avons de plus propre. Les Allemands l’appellent l’Ereignis : l’aventure qui nous est échue, l’aventure dans laquelle nous sommes embarqués et dont il nous faut répondre. Il faut en effet nous l’approprier (aneignen)  parce qu’elle est ce que nous avons de plus propre (eigen). Tel est le sens qu’il faut donner à l’Événement  qui a donné le coup d’envoi à la méditation de Le Corbusier, qui  a commandé et gouverné la totalité de son œuvre. Il le dit lui-même en ces termes : fondamentalement  quelque chose a changé et “ l’événement ” est là. Mais comment se fait‑il, continue-t-il, que, aveuglés,  nous ne l’ayons pas vu, que nous ayons tant tardé à le reconnaître ?

 

La carrière de l’architecte commence dans les premières années du siècle dernier, le pavillon de l'Esprit Nouveau premier exemple de cellules types,  d'unités d'habitations standardisées a été conçu pour l'exposition parisienne des arts décoratifs de 1925. Comment oublier que ce siècle avait été inauguré par un déluge de fer, de feu et de boue, comment oublier ceux qui firent, en 1914, l’une des expériences les plus effroyables de toute l’histoire universelle et qui sont revenus muets des tranchées ? Dans le déchaînement tellurique et titanesque des orages d’acier, dans une bataille de matériel que rien ne semblait pouvoir arrêter, ils avaient rencontré le terrible déploiement de la technique moderne, de cette technè qui était déjà pour les Grecs une figure du monstrueux, du deinon[4], une figure qui les remplissait d’un effroi sacré. 

 

Après cette alliance gigantesque et sans précédent de la mort et de la technique déterminée planétairement qui a donné son caractère a la guerre moderne, la « civilisation machiniste » comme l’appelle Le Corbusier, s’est déployée, effrénée, incontrôlée, dans le désordre et le vacarme d’une aventure trop précipitée, provoquant l’effondrement d’un équilibre millénaire. La laideur a surgi, laideur délétère comme jamais, laideur sans appel, laideur absolue. Des matériaux nouveaux sont apparus comme le plastique, polymères indestructibles et envahissants, ne connaissant pas la mort. Nos villes, théâtres de bouleversements, s’engorgent, se congestionnent, éclatent de leurs enceintes, prolifèrent, donnant lieu à des conurbations démesurées, à de sinistres banlieues, lèpre anarchique qui dégrade et qui tue. Voici un siècle que Le Corbusier a sonné le tocsin : la grande ville s’anémie, s’empoisonne. Paris, par exemple, Paris qui vit sur son passé est perdu sans solution chirurgicale. Dans la grande ville l’homme moderne n’a plus vraiment sa demeure. Saleté et vacarme que l’on fuit, la ville ne peut l’inviter qu’à se sauver, qu’à se replier dans un petit “ chez soi ” avec sa piscine et son jardinet, ce qui à nouveau, cercle infernal, abîme un peu plus loin notre environnement terrestre. C’est ainsi que l’homme, aveugle et timoré, passe étourdiment à côté de l’événement.

 

Et pourtant, “ notre monde peut être laid, peut être faux, peut être cruel… ” quelque chose, inexorablement , a bougé. Entourés que nous sommes par les productions sans visage du XIXe siècle,“ repliés sur nos petitesses ” nous pouvons rester à l’écart “ de la geste des temps présents ”. Mais “ l’événement plus fort que tout (va) vers sa destinée ”. La domination et la soumission de la terre auxquelles nous conviait la Genèse, la maîtrise et la possession de la nature qu’annonçait Descartes, sont effectivement devenues aujourd’hui une réalité, le règne du machinisme ou de la technique qui investit et encercle tous nos rapports aux choses, ayant été précédé par la mathesis, par le projet galileo-cartésien de la mathématisation de la nature. Et, très naturellement, Le Corbusier retrouve l’éloquence, le ton et le grand style du discours prophétique : “ Une immense mutation s’opère… des migrations sont imminentes… les villes vont se faire et se défaire… en un mot… l’occupation de la terre sera remise en question. ” Un monde s’effrite et se décompose, “ une grande époque a commencé — une époque nouvelle ”, “ le monde s’éveille et recommence, la civilisation machiniste éclate — les temps nouveaux ! ”. “ C’est l’éclosion après une germination profonde ” d’une époque neuve, “ c’est l’esprit qui s’éveille, qui sourd, qui s’étonne, qui lutte contre l’étouffement, qui conquiert une place et le jour venu, qui s’affirme dans la clarté ”. On croirait entendre ici Hegel qui avait déjà pressenti quelque chose de l’immense ampleur de la mutation avec laquelle l’histoire était en train de s’accomplir : “ Messieurs, nous sommes situés dans une époque importante, dans une fermentation, où l’Esprit a fait un bond en avant… Il se prépare une nouvelle sortie de l’Esprit… Tandis que d’autres dans une résistance impuissante, restent collés au passé, la philosophie doit la reconnaître… et lui présenter des hommages.”

 

Commençons par rendre au beau mot d’architecture son sens et son éclat premier et l’on comprendra qu’elle puisse porter témoignage de l’éclosion de ce nouveau monde et que son heure aujourd’hui, une heure décisive soit enfin venue. Architecture vient de archè le fondement, le principe qui commande, qui gouverne et ne cesse de régir et, de tektôn (charpentier) qui vient de tiktein : mettre au monde. L’architecte est donc le technitès par excellence, le poiètès dans sa première apparition, celui qui crée et qui produit absolument, faisant passer du non‑être à l’être. L’architecte est celui en qui la téchnè est archè, celui qui prend la mesure primordiale, qui pose les assises premières, qui crée originellement les formes selon lesquelles se réalise tout un monde. L’architecture (entrée pourtant tardivement dans la classification des beaux-arts[5]) n’est donc pas un art parmi les arts mais l’art premier, l’art au sens fondamental, l’art total, l’art souverain, l’art majeur qui commande à tous les autres arts[6].

 

L''art nouveau (le modern style), celui de Gaudi que Dali  sortit de l'oubli, prenait pour modèle l'élan gothique, le mouvement sinueux et ondulatoire du végétal s'arrachant à la pesanteur  (biomimétisme). Aujourd'hui les oeuvres monumentales, spectaculaires, chaotiques, destructurées et proprement sculpturales de l'architecte "déconstructiviste" Frank Gerhy  ne montrent pas mais dissimulent de leurs grandes ailes couvertes d'écailles en titane les volumes proprement architecturaux. 

 

 C'est pourtant l'ascétique rigueur de la cabane primitive qu'avaient exaltée aussi bien Mies van des Rohe que Nils-Udo que Jean Prouvé et que Le Corbusier lui-même, avec les principes de la maison dom-ino à ossature en béton, énoncés pour répondre aux premières destruction de la Grande Guerre.  L’oeuvre architecturale était simplement pour ces grands architectes, la Gestalt, la forme originaire à la stricte géométrie mais à l’image de rien, celle dont procèdent nécessairement toutes les autres formes artistiques. A force de raréfaction (less is more disait Mies van der Rohe), ils ont justement  tenté de se rapprocher du rien, de cet espace indicible que nous habite et que inhalons sans vraiment  le voir. A l’écart de toute mimèsis, sans modèle dans le visible, l'oeuvre architecturale l’ordonne et le façonne, lui donne direction et sens. “ Elle produit des choses, écrivait Platon, qui n’existent que par elle et qui n’étaient pas auparavant ». « L’objet suprême de l’activité créatrice est l’architecture… construire c’est créer des événements » disait magistralement W. Gropius, le directeur du Bauhaus de Dessau, qui voulait lui aussi, quelques 10 ans après le cataclysme de la guerre de 14, réconcilier l’art et l’industrie sous l’égide de l’architecture : bau-haus, l’art de construire (bauen) des maisons (Haus), art qui, dans l'optique de Gropius, se voulait être aussi un art total.

 

 “ L’architecture n’est pas un métier », sa visée, son destin consistent d’abord à  “ exprimer l’esprit d’une époque ” peut dire Le Corbusier,  Aussi Le Corbusier, renouvelant le mythe de l'architecte qui court depuis Imhotep, Dédale, Alberti, Ledoux, Gaudi... car l’ensemble des moyens et des fins dont disposent le technitès s’inscrivent ici dans le dévoilement, dans l’ouverture d’un monde qui est l’horizon de tous ses projets. Claude Nicolas Ledoux, l’architecte visionnaire et maudit du XVIIIe siècle, auteur d’un livre intitulé “ L’architecture considérée sous le rapport de l’art, des mœurs et de la législation ”, avait insisté sur ce “ titan de la terre ”, ce “ rival du dieu ” qu’était pour lui l’architecte et il lui avait réservé cette position souveraine, “ Est‑il quelque chose qui lui soit étranger, écrivait‑il au sujet de l’architecture ?… tout est de son ressort, politique, morale, législation, culte, gouvernement ”. “ L’architecture est en toute chose,  elle s’étend à tout ” dira en écho Le Corbusier. L’architecte (et l’urbaniste, c’est pour lui, tout un) est le maître d’œuvre qui “ préside aux destinées de la cité ”.

 

On conçoit que, dans ces conditions, la création de nouveaux logis, question si urgente au lendemain de la dernière guerre, ait été l’occasion de donner sa chance à “ la manifestation pure d’une nouvelle conscience » et que ce projet  “déborde les questions de technicité ”. “ Lorsque je dis habiter, écrit Le Corbusier, je n’entends pas ne satisfaire qu’à des fonctions matérielles ” car l'habitat n'est pas seulement un objet consommable, il est un débordement de soi,  le prolongement de notre corps, de notre corps multiple auquel je dois tous mes soins, aime à dire Henri Gaudin. Construire des maisons nouvelles et les habiter, cela veut dire d’abord oser contempler, avec des yeux nouveaux, des temps nouveaux et y correspondre car l’homme ne trouve pas sa mesure en lui-même, car habiter n'est pas loger ou s'abriter dans une coquille mais partager entre tous un environnement et le ménager. Si  “ la perturbation contemporaine est au fond une question de logis ” c’est parce que, plus que d’un manque de logis, ce dont souffre l’homme moderne, c’est d’une incapacité à “ habiter ”, à ouvrit sur l'Autre, à avoir un horizon,  à  être en particulier à la mesure de son temps et à y répondre. Nul ne peut construire s’il n’habite déjà son temps et n’occupe ses lieux. Le problème de l’habitation est en effet un problème qui relève proprement d’une éthique et, “ éthos ”, signifie initialement, “ le séjour, le lieu d’habitation, le domaine ouvert où l’homme habite[7] ”. Ce problème éthique de l’habitation, habitation dans le domaine de l’essentiel, l’architecte l’avait inévitablement rencontré :

 

“ Nous aspirons à une nouvelle éthique…

C’est le concept de vie qu’il faut changer

c’est la notion de bonheur qu’il faut dégager ;

le reste n’est que conséquence. ”

 

Il revient alors à ceux “ qui ont eu leur heure de révélation, écrit-il, de s’engager à fond ” dans l’événement, et, tout en lançant “ des traits qui percent la défroque insupportable d’une époque mourante ”, de tenter de “ signifier la venue ” des temps nouveaux.

L’architecture correspondra ainsi à sa destination première. Car se sont toujours déposées en elle les conceptions essentielles d’une civilisation[8]. Elle deviendra de nouveau  un « miroir des temps », en particulier un miroir de ce temps, puisque se rencontrent l’art et la technique, les deux sens du mot technè qui vibrent à nouveau en conformité avec leur commune origine.

 

Le développement rapide et brutal des techniques et des sciences a provoqué une cassure profonde, une rupture de l’unité organique de notre culture, un divorce entre notre pensée et notre sensibilité. Technique et science d’un côté, arts et lettres de l’autre ; “ culture ” et “ civilisation ”, pour reprendre la terminologie des sociologues allemands. À une civilisation guidée par le calcul, saoulée de puissance, impatiente d’avenir, s’oppose une culture des « Belles lettres et des eaux arts trop souvent blottie, réfugiée dans son passé, une culture qui boude l’événement moderne”. Culture et civilisation, les deux pendants du monde moderne, qui, n’appartenant plus l’une à l’autre, chacune dans son sens, ne peuvent que décliner. Dans les directions déjà indiquées par le Renaissance et la Réforme, c’est la dérive simultanée de l’Europe latine et de l’Europe nordique. L’art s’esthétise alors que l’architecture, entièrement livrée à la technicité, se “ fonctionnalise ”. La citadelle de la culture exclut de son monde l’objet technique ou le réduit à sa valeur d’usage, d’instrument neutre et anonyme, d’objet que l’on ignore et que l’on cherche à cacher. La technique en ses débuts, devenue objet de honte, n’a pas été reconnue ; c’est ainsi qu’on a pu camoufler l’ossature métallique du Grand Palais sous un décor de pierre, artifice superfétatoire. Alors même que l’on construit en béton, on continue à “ penser en pierre ”. Auguste Perret lui‑même le premier à utiliser le béton armé fit revêtir le théâtre des Champs‑Élysées d’un placage de marbre. Pendant que les ingénieurs lancent des ponts, dessinent des carrosseries, construisent des usines, des machines, des paquebots, des avions, les architectes, dépassés par cette soudaine lancée de l’histoire, se cantonnent dans la tâche désuète, subalterne et trop sophistiquée de décorateurs ; ou bien, pusillanimité plus grave, ils singent, recopient leur passé, multiplient les colonnades et les pilastres, bâtissent des simulacres sans vie. Et pourtant l’architecte doit  construire « pour des hommes dotés d’une sensibilité moderne » et non pour « ceux qui se consument de nostalgie pour la Renaissance ou le Rococo », écrivait Benjamin[9]. Qu’ils soient pétrifiés en statues de sel ! ”

 

Redonner vie à l’architecture, la délivrer des charmes qui la retenaient captive, ce sera d’abord avoir accueilli, avoir entendu ce qui vient et ne peut manquer de venir, et rester à l’écoute de cette époque nouvelle.  Voir par exemple,  dans les inventions des ingénieurs, les formes nouvelles, les formes pures et primitives qui répondent authentiquement au destin de notre temps. Car ce sont les ingénieurs qui, comme à leur insu, ont réinstauré les formes primaires, les volumes dépouillés, simples, pures et audacieux, “ manifestation puissante de l’esprit du XXe siècle ”. “ La technique nous a donné la hardiesse et la témérité ”, le goût du risque et de l’entreprise. Aujourd’hui c’est l’ingénieur qui connaît, qui sait ajointer et faire tenir. Sûr de ses moyens et de ses forces, il retrouve par ses calculs, soumis au principe d’économie, “ la joie de la géométrie ”, et il fraye ainsi la route au grand art. C’est dans le conatus, dans l’effort général d’une époque tel qu’il apparaît dans sa production massive, que l’on peut découvrir une unité d’esprit, un style, un grand style.

 

On ne s’étonnera donc pas de voir les premiers livres de Le Corbusier se couvrir de coupes, de plans, de photographies d’objets techniques, de tout un attirail d’objets utilitaires qu’un réflexe apeuré nous faisait hier encore dissimuler. C’est pourtant par là, par la claire et tranquille reconnaissance de l’époque technicienne, que passe la réintégration de l’unité de notre culture. Jamais, depuis les admirables planches de “ l’Encyclopédie ” de D’Alembert et Diderot, dont la beauté témoignait de la volonté de participer à une civilisation qui s’éveillait, on n’avait vu pareille jubilation à la présentation de la juste proportion des organes d’une machine, à la considération de la convenance de sa matière, de la sécurité efficace de ses mouvements. Mais Le Corbusier fut accusé de renier la tradition, de verser dans un “ fonctionnalisme inhumain ”, d’ouvrir le champ à l’architecture internationale, de semer sur la terre d’affreux bunkers, “ calme (s) bloc(s) ici-bas chu(s) d’un désastre immense[10] ”...

 

Désastre immense, la critique radicale du géographe et orientaliste Augustin Berque mérite ici d’être mentionnée et c’est de ses objections que nous aimerions nous nourrir et sur elles que nous voudrions rebondir.  Essaimer sur toute la terre des machines à habiter, des villes en préfabriqué, voilà en quoi pourrait sembler consister le projet de Le Corbusier. Énoncé en ces termes un tel projet pourrait représenter le comble de l’acosmisme, de la disparition du monde, de la privation de monde ou, permettons-nous ce néologisme, de l’immondation. Descartes disait à propos du cogito qu’il “ n’a besoin d’aucun lieu pour être ” et Augustin Berque montre pertinemment que cette privation de monde (Entweltlichung) qui est l’état normal du sujet moderne[11] atteint son comble et son maximum d’éloquence avec l’architecture internationale qui n’a plus besoin de base, qui se produit et s’institue elle-même, qui est partout la même, hors sol, hors site, hors-là ou horla, suivant le fantastique et éloquent oxymore de Maupassant (le « là » dit la présence et le “ hors ” l’étrangeté). Tout se passe comme si, terrassé par le Horla, par le double monstrueux qui lui suce le sang, lui boit la vie et lui prend sa place, l’architecte qui, lui, n’est plus « là », qui n’a plus de « là », avait été  conduit à des actions toutes plus insensées les unes que les autres. Chacun, comme avec la belle tour de  Zaha Hadid à Marseille, fait en effet son « coup architectural » livré à sa solitude sans se préoccuper de l’inscrire dans un espace dialogique qui a son histoire, sa mémoire, sa singularité,  son climat, tout ce qui conforme et constitue un lieu déterminé. En suivant les préceptes de La Charte d’Athènes rédigée à la fin de la guerre et bréviaire obligé du CIAM. Le Corbusier aurait voulu, après avoir fait le ménage, installer  ses barres, ses tours en croix (favorisant la circulation  de l'air à des fins hygiéniques) partout sur la planète, aussi bien à Paris qu’à Alger. Distinguer, isoler les fonctions (dormir, travailler, se divertir) et les connecter par des voies expresses réservées aux automobiles, c'était bien, à l'âge des machines, le projet de la Charte d'Athènes  dominée par la seule exigence de clarté, de rationalité, d'optimisation. N'était-ce pas là  se faire le précurseur des sinistres “ grands ensembles », n’était-ce pas là  détruire la rue, la continuité, la porosité, la complexité, le sens de l'interaction organique et de la cohésion qui sont au cœur du phénomène urbain ? C’est ce que lui reprocheront Richard Sennett, Ricky  Burdett et Sakia Sassen dans les Quito papers qui, en 2016, ont tenté de rédiger, sous l'égide des Nations Unies, une anti-charte d'Athènes.  La ville au fonctionnement optimale qui met ses pauvres hors les murs et méconnait l’espace contradictoire de la ville qui fut toujours le lieu des conflits serait pour eux une ville fermée, une ville morte qui sue la tristesse et l’ennui, un cimetière de béton armé, une communauté murée où rien n’arrive, où il ne se passe rien parce que l’utilisation rationnelle de l’espace prédétermine tout à l'avance et renforce séparation, ségrégation, isolement. Finies les dérives, les déambulations urbaines erratiques qui défiaient déjà par elles-mêmes l’emprise de la société marchande et que chantèrent avec un tel bonheur aussi bien les situationnistes que ce flâneur magnifique qu’était Walter Benjamin. Comme dans la cité idéale de Lewis Mumford la vie et la ville finissent par être sacrifiées sur l'autel de la paix, de la tranquillité, de la bienséance et du conformisme. Froide et géométrique, la ville fonctionnelle est une ville fermée restée aussi bien à l’écart de « l’ouverture des champs ”, qu'à celui des "prairies" chères à Franck LLoyd Wright, parce qu’elle est totalement captive du topos ontologique moderne que Franck Fishbach analyse à sa manière dans La privation de monde.

Paradoxalement, le processus de mondialisation, la suppression des distances, la terre livrée aux autoroutes et aux aéroports ont eu pour effet de nous faire vivre dans des villes décosmisées, démondanéisées, disloquées, décomposées qui ne constituent pas ou qui ne constituent plus un monde. “ Supprimer la distance tue ” avait écrit René Char, que cette distance soit spatiale ou temporelle. Or le monde constitue une dimension essentielle de l’homme, si celui-ci n’est pas seulement un être qui a ou possède un monde mais qui est dans le monde : In-der-Welt-Sein dit Heidegger. Par conséquent, la privation de cette véritable structure existentielle qu’est le monde le rend étranger à lui-même, à ce qu’il est en propre, et elle en fait un être profondément aliéné. “ Ce que Marx a reconnu comme étant l’aliénation de l’homme plonge ses racines  dans l’absence de patrie de l’homme moderne ” écrivait Heidegger dans La lettre sur l’humanisme.

 

Toute cette critique procède en effet de la réflexion de Heidegger sur le topos (lieu) tel que l’analysait Aristote dans Physique IV, mais le lieu véritable (Ort) est irréductible à un topos réduit au statut de paramètre, conçu comme contenant universel et neutre, comme un cadre fixe, comme un milieu homogène et indifférencié. Le topos d’Aristote lui-même limité et séparé de la chose comme le sera l’espace absolu du paradigme cartésien-newtonien, n’est pas l’habitat matriciel, le lieu d’enracinement, la chôra nourricière (dont parle Platon dans le Timée), chôra habitable parce que déjà habitée, chôra à laquelle il faut peut-être revenir, faire retour (ana) comme le fait l’ana-chorète, nous dit Augustin Berque…

 

Il suffit d’énoncer ces critiques pour immédiatement en mesurer l’unilatéralité. Détruire ce qui fut demeure de granit, dévaster la terre et la couvrir de cités en matériaux préfabriqués n’a jamais été l’intention de Le Corbusier même si le plan Voisin, dans un Paris démoli, a pu en donner l’impression. Il suffit de regarder ses croquis et de faire attention à sa manière de procéder pour en être convaincu. Ainsi en 1953, quand il découvre le site sur lequel il va bâtir le couvent de Notre Dame de la Tourette : « J’ai dessiné la route, j’ai dessiné les horizons, j’ai mis l’orientation du soleil, j’ai reniflé la topographie… j’ai décidé de la place et de l’assiette, (je l'ai mise) en haut, pour composer avec l’horizon". Il n’est sans doute pas question de fondre romantiquement le bâtiment dans le paysage mais de le faire dialoguer avec lui, de l’accorder ou de la faire entrer en résonance  comme le temple grec pouvait le faire en rendant hommage au ciel qui le couronnait, à la terre sur laquelle il se dressait, à la mer à laquelle il faisait face. Et il continue à se dresser comme signe et geste de la manière dont le monde s’est déployé pour les Grecs. « Le site, proche ou lointain (en) est secoué, affecté, dominé ou caressé », la course du soleil faisant, à chaque fois, saillir et jouer l’ensemble de ses reliefs dans ce que l’architecte, attiré par le silence monastique, appelle l’espace indicible. Jean Nouvel et bien d'autres (Sir Norman Foster, par exemple) font écho aujourd'hui  à cet usage du monde en se disant "contextualiste".

 

Son livre “ Quand les cathédrales étaient blanches ” avait fait néanmoins depuis longtemps justice à l’accusation d’infidélité à la tradition. La puissance poétique, l’élan héroïque, le souffle épique de l’esprit nouveau exalté par Le Corbusier qui s’est emparé du béton, de ces blocs de béton pour les mouvoir et pour nous émouvoir reprennent, revivifient toute une tradition architecturale, y répond et y correspond. Fini le stupide XIXe siècle où une bourgeoisie sans projet et sans esprit n’avait jamais su que reproduire servilement le passé et enkitscher les beaux arts. Être fidèle à la tradition, c’est d’abord devenir soi‑même créateur, frayer des voies, faire des percées, retrouver le souffle et l’audace des grands bâtisseurs et perpétuer le fait que l’homme est sans cesse un nouveau commencement. Et cela signifie, corollaire immédiat, adopter le code bouleversé des nouveaux moyens de construction : non pas la pierre mais le béton, le fer, le verre... Construire en béton Chandigarh, la capitale du Penjab, et non ériger les propylées de Munich, le Capitole de Washington ou le parlement de Londres, voilà qui est grec aujourd’hui. “ La véritable tradition dans les grandes choses, disait Valéry, ne consiste pas à refaire ce que les autres ont fait, mais à retrouver l’esprit qui a fait ces grandes choses en d’autres temps. ” Lorsque Le Corbusier s’acharne contre Vignole, architecte de la Renaissance qui prétendait maintenir les canons de l’art grec pour l’éternité, et qu’on le taxe de révolutionnaire, il s’étonne, et c’est sans aucune provocation qu’il déclare “ Je n’ai jamais eu qu’un seul maître : « le passé, mon permanent admoniteur. ” C’est en créateur qu’il aime le passé et qu’il en a l’intelligence — seul l’égal peut être connu de l’égal — et non en conservateur et en zélateur d’une histoire antiquaire. “ Toutes les grandes œuvres de la tradition furent révolutionnaires à leur apparition ”, et aujourd’hui, plus que jamais, la page se tourne. Et “ quand une page tourne, il y a véritablement rupture dans le geste, bien que persiste la continuité dans le texte ”. Avec les œuvres de Le Corbusier, se perpétue le fait que l'homme est toujours nouveau, avec lui se poursuit la tradition qui maintient sa ligne de faîte. Fidélité du fleuve à ses eaux de source, du fleuve qui gagne la mer et le grand large.

 

Quant  à l’accusation de « fonctionnalisme » que lui adressent certains critiques, elle demande à être examinée avec soin. Le fait même que d’autres analystes parlent à son endroit d’ « esprit baroque », suffit déjà à montrer que la réalité est peut‑être plus complexe. Le maître de l’angle droit connaissait aussi  la sensualité des courbes féminines comme le montrent à l’évidence les envolées de l’arche blanche -barque à la proue altérée- couverte de la voile gonflée de son toit, qu’est la chapelle Notre Dame du Haut de Ronchamp ; Heidegger la visita. Dans un paysage hier bouleversé par la guerre -elle avait été depuis toujours l'aiguillon principal du progrès technique- dans un paysage aujourd’hui magnifique ouvert à tous les horizons, elle s’impose en majesté comme une « riposte acoustique » accordée (bestimmt) au génie du lieu.  Elle parle, elle entend, elle résonne, elle renvoie de tous ses volumes et surfaces gauches, inclinées, granuleuses la lumière changeante du temps : avec la course du soleil la lumière glisse et s’écoule imperceptiblement tandis que dans la grotte matricielle de la nef, elle joue et vibre de ces mille feux qui tournent la tête. A force d'efforts pathétiques de dépouillement, de raréfaction, les autels monacaux, éclairés par leurs puits de lumière semblent être la manifestation sensible de ce dont Maître Eckhart,  commentant l'évangélique pauvreté en esprit, avait eu l'intuition : celle de l'équivalence de la divinité (ou déité, Gottheit) et du néant : prions, écrivait-il, qu'il nous soit donné d'être quitte et libre de Dieu.  Manière sans doute d'accéder à la quiétude du rien, tandis que les dalles de verre colorées enchâssées dans la feuillure de béton du grand mur de lumière,  communiquent une sorte d’immense joie. Une fois encore l'architecture et elle seule est à même d'incarner le divin et de nouer le dialogue entre les hommes er les dieux.  Mais de quel dieu cet architecte moderniste confronté à un ordre qui le dépasse et qu’il reçoit simplement, serait-il vraiment l’athée ? Le sacré, disait Michaux, est un ordre, celui selon lequel on reçoit.

 

N’oublions pas par ailleurs que c’est surtout au Brésil que l’architecte a fait école. Oscar Niemeyer qui avec Lucio Costa, construisit Brasilia, la capitale du pays a donné son style tout en courbes légères et féminines à l’architecture du Brésil en faisant, grâce au béton, la synthèse entre les leçons de Le Corbusier[12] et l’héritage du baroque colonial brésilien. “ Quand je dessine, seul le béton me permettra de maîtriser une courbe d'une portée aussi ample… ”

 

Il n’est jamais possible chez Le Corbusier de séparer la préoccupation de rigoureuse finalité de la recherche purement formelle. S’il parle bien d’une esthétique de l’ingénieur, d’une esthétique qui se dégage des créations de l’industrie moderne, s’il célèbre aussi les vertus du standard, “ type reconnu conforme aux fonctions, aboutissement d’un effort de sélection qui fait ressortir net et clair l’essentiel ”, c’est parce qu’il conduit sur le chemin de la perfection. “ Sur le chemin », car la vraie architecture commence au‑delà de l’utilité : “ je ne crois en fin de compte qu’à la beauté ”. Partisan de l’industrialisation du bâtiment, de la préfabrication et de la normalisation des éléments (seule l’ossature portante est directement coulée sur place), il a toujours évité de parler de fonctionnalisme, vocable “ né sous d’autres cieux [13]”. Le fonctionnalisme revient à réduire la demande en matière, en forme, en finalité et le coup d’œil imprévisible du “ poiètès ” lui‑même (les quatre formes de la causalité chez Aristote), à la seule dimension de l’utilité. Il n’est sans doute pas question de contester le rapport secret qu’entretiennent finalité et beauté, “ l’admirable, l’immortel, l’inévitable rapport, disait Baudelaire, entre la forme et la fonction ”. Non seulement une chose utile peut être belle et peut “ adhérer », selon Kant à un concept, mais “ Le beau ne fleurit que sur l’utile ” affirmait le philosophe Alain. La considération de la fonction a eu le mérite de nous apprendre à bannir tout décor, toute décoration, tout ornement étant entendu que l’ornement  “ cache toujours une faute de construction ”. La leçon de Perret demeure  : “ Si la structure n’est pas digne de rester apparente, l’architecture a mal rempli sa mission. Celui qui dissimule un poteau, une partie portante… se prive du plus bel ornement de l’architecture. ”

 

La considération de la fonction n’est pas une condition suffisante de la beauté et Perret disait lui-même magnifiquement : “ L’architecture c’est l’art de faire chanter le point d’appui. ” et de magnifier la contrainte. Et de fait, à fonctions égales, “ il y a les édifices qui sont muets, ceux qui parlent et ceux qui chantent ”. Seul le maître d’œuvre peut composer les standards (éléments de l’unité de style donnée à l’ensemble) en leur conférant cette “ eurythmie ” dont parlait Vitruve. Les techniques ne sont que “ l’assiette du lyrisme ”.et l'architecture commence quand ont été assurée toutes les "fonctions" dira Alvaro Siza, expert à casser les monotonies trop sages par une irrégularité controlée,  La science et la technique écrivait Merleau-Ponty, “ manipulent les choses et ne sauraient les habiter ”. C’est seulement lorsqu’elle est transfigurée par l’art que la technique témoigne de l’intimité de l’homme avec l’être et peut nous permettre d’habiter le monde. C’est toujours comme un surcroît, comme une grâce que la beauté advient à l’œuvre, et, finalité sans fin (sa convenance ne peut être spécifée par une règle repérable de composition) et elle advient pour rien . C’est alors qu’elle s’accomplit, qu’elle resplendit, qu’elle parvient à sa plénitude et à son achèvement pour devenir proprement radieuse. Le mot de l’architecte est celui de Platon dans le Phèdre : ek-phanestaton, ce qui est parvenu pleinement au degré le plus éclatant de la manifestation, ce qui est radieux, en effet.

 

L’élégante villa Savoye, boîte horizontale à la simplicité toute classique,  dressée sur ses pilotis avec son toit jardin, son plan et sa façade libres, ses fenêtres en longueur est à la fois, dès les années 30, une machine à habiter et une machine à émouvoir, réunissant dans cette double formule ce qui fait son projet le plus propre. Comme au Bauhaus né à Weimar, en 1919, l'année de l'humiliant Traité de Versailles et fermé à Dessau sous la contrainte des nazis en 33, ce qui est visé c’est avant tout l'abolition de la séparation entre l'art et l'architecture, comme l' a dit Asger Jorn ou encore la synthèse de l’art, de l’artisanat et de l’industrie, la réalisation d’une harmonie totale entre la technique et l’esthétique qui bannit "comme  un crime » l’ornement superfétatoire (Alfred Loos).

 

On ne niera pourtant pas qu’il y a chez Le Corbusier, dans son langage, dans ses conceptions d’un urbanisme total, dans ses projets d’habitat collectif, dans l’utopisme de la cité idéale et radieuse, dans sa volonté impitoyable  de faire table rase et de tout reprendre à zéro, un projet d’existence, comme dit Marc Perelman, qui, bien loin de relever ici d’une barbarie positive (Benjamin), ne laisse pas pourtant d’être parfois inquiétant. Déjà en 1956, Pierre Francastel dans son livre Art et technique avait pointé chez lui une tendance lourde qualifiée de « concentrationnaire » ou de totalitaire, critique que ses détracteurs reprennent aujourd’hui de façon quelque peu outrancière mais qui mérite d’être discutée, approfondie peut-être, tant elle est aussi un signe des temps, de l’esprit d’un temps, d’un Zeigeist qui a été aussi celui du siècle des totalitarismes.

 

Inutile de biaiser : oui, il y a une face sombre, une face funeste, peu glorieuse, longtemps refoulée, sciemment dissimulée de l’architecte au pseudonyme et au facies multiples. Dans les années louches, qui vont de 1910 à  1934, Le Corbusier, avant de travailler brièvement en URSS, a été fasciné par les régimes d’ordre, par les pleins pouvoirs que donnent aux chefs les régimes autoritaires, par la planification de ces grands travaux réalisés par le Duce ou par les splendides autostrades du Führer et l’on sait maintenant, ce n’est plus « une zone d’ombre »,  combien il a rêvé d’obtenir des commandes de leur part, combien il s’est compromis avec les milieux d’extrême droite et avec la Révolution Nationale avant de se tourner, grâce à l’amitié du résistant Claudius Petit, vers le Front Populaire.

 

Persuadé que le nouvel environnement créé par l’urbanisme et que l’architecture allait pouvoir modeler un homme nouveau, l’architecte partageait bien des préjugés des hommes de son temps. Son hygiénisme de citoyen Suisse et de protestant, son obsession de la propreté, son goût des corps vigoureux et du grand air, font penser à Pierre de Coubertin, ses propos eugénistes à son ami Alexis Carrel… mais avant de le charger de tout l’opprobre du monde, évitons de tomber dans ce que Bergson appelait l’illusion rétrospective du vrai[14], c’est-à-dire de projeter sur le passé l’avenir des événements dont nous connaissons les suites ou les conséquences. Ainsi, pour nous qui venons après la Shoah, les propos antisémites qui émaillent sa correspondance et qui reprennent des stéréotypes très courants dans la bourgeoisie des milieux horlogers de sa ville natale (La Chaux-de-Fonds) nous sont devenus particulièrement insupportables : Hitler a déshonoré l’antisémitisme, disait Bernanos, il l’a surtout rendu criminel et, chez nous, passible des tribunaux. Mais il faudra attendre plus d'un demi-siècle avant que des architectes[1] prennent la mesure de la Shoah, de l'événement qui a césuré notre histoire, une histoire devenue complexe, multiple, fragmentée... et qui leur interdit désormais de perpétrer l'idéal classique et moderniste d'une architecture composée, ordonnée, symétrique, unifiée... dans laquelle l'homme était encore au centre.

 

Nous sommes en 1940. Dès janvier 41, Le Corbusier se précipite à Vichy et, toujours en quête de commandes, passe 18 mois à l’hôtel Carlton. L’écrasante majorité des Français est alors maréchaliste, beaucoup de bons esprits –les gens de  la revue Esprit justement qui travaillaient dans la mouvance d’Emmanuel Mounier- vont succomber à l’idéologie du redressement national et du retour à la terre, à la terre  qui ne ment pas. Ils seront présents aux journées d’Uriage  avant de passer rapidement de la droite à la gauche et  d’entrer en résistance.

 

Les sympathies coupables, les accointances détestables, les compromissions suspectes de Le Corbusier sont sans doute devenues indéfendables : mais l’est aussi l’instrumentalisation à laquelle elles donnent souvent lieu afin de discréditer une œuvre qui ne le mérite pas. Sans se soucier de consulter les habitants de la cité radieuse, par exemple, on la décrète froide et inhumaine. Cette architecture de béton et de verre, ennemie de la fantaisie et de la vie, ne célèbrerait et ne connaîtrait que le cordeau, la ligne droite et l’angle droit.  Mais le tracé orthogonal qui serait manifestement « fasciste »[15] (la langue était elle aussi « fasciste » pour un certain Roland Barthes…) serait-il l’apanage de ce seul architecte ? (le temple dorique, après tout, n’était-il pas lui aussi à la gloire de l’angle droit !). De toutes façons il serait impossible de séparer l’homme, à bien des égards « peu sympathique », de l’œuvre admirée sinon admirable. Sa doctrine, son anthropologie « contraignante, unidimensionnelle et normée », sa production littéraire dédiée à la seule autorité, sa production architecturale auraient une telle unité, une telle cohérence que rien ne pourrait être sauvé dans une œuvre aux relents fascisants ou carrément  « fascistes ». En somme on ne serait pas loin, dans les zonages d’un environnement quadrillé et concentrationnaire de ces édifices que ses détracteurs qualifient de clapiers ou de cages à lapin. A vrai dire on serait plus près, avec la Cité Radieuse, de ce prodige technologique qui était pour Dostoievski le modèle et le symbole prémonitoire d’une société d’enfermement et de surveillance reposant sur l’injonction de tous au bonheur : le très fameux Crystal Palace en éléments préfabriqués de la première exposition universelle qui eu lieu à Londres en 1851, qui brûla en 1936 et qu’un milliardaire chinois va faire reconstruire. Avant Marx et Sloterdijk, le grand écrivain fut rempli d’effroi et eut un mouvement d’horreur devant ce qu’il perçut comme étant le présage d’un cauchemar climatisé, celui du consumérisme, et l’annonce d’un avenir particulièrement terrifiant. Cet avenir était « logique » sans doute mais pas très « humain » écrivait l’écrivain chrétien, persuadé que « le mal se cache en l’homme et qu’il n’est pas de société humaine où l’on puisse éviter le mal ».

 

Il n’y a pas de héros pour son valet de chambre, disait Hegel, non parce qu’il n’y a pas de héros mais parce que les valets de chambre sont des valets de chambre. Le mépris de classe mis à part, on peut se demander si Hegel, de façon prémonitoire, n’a pas stigmatisé ainsi ce qui constitue aujourd’hui une malheureuse dérive de la démocratie –tous petits, tous égaux, tous semblables, disait Nietzsche- Une telle dérive est devenue manifeste dans la façon insistante dont certains revisitent l’histoire, procèdent au grand nettoyage de notre roman national, font le procès de nos grands hommes, tentent de faire le vide dans notre Panthéon. Pas de statue à Poissy (Yvelines)[16] pour Charles Edouard Jeanneret, pas de reconnaissance pour Gauguin, le pédophile,  pas de statue Colbert pour le père du Code noir, pas d’hommage public à Saint Louis qui persécuta les juifs, pas de miséricorde pour l’Incorruptible comme pour les responsables du génocide vendéen… Où s’arrêtera l’épuration fomentée par nos nouveaux inquisiteurs ? Jalousie ou ressentiment à l’égard de la grandeur, ils n’ont d’yeux que pour les chancres, les mesquineries et les petitesses qui appartiennent aussi, généralement, aux « grands hommes » que l’histoire a consacrés et qui ne sont sans doute pas des saints. Aristote n’a-t-il pas légitimé l’esclavage, Saint-Paul ne l’a-t-il pas excusé, la plupart des philosophes des Lumières n’ont-ils pas été indifférents au commerce triangulaire quand ils n’en ont pas profité ? Mais on ira jusqu’au bout et (pour entrer soi-même dans l’histoire ?), on ruinera la réputation de tous –Alain a été l’une des dernières victimes de ces procès expéditifs et on sait le sort que certains voudraient réserver à Heidegger qui reste malgré tout le plus grand penseur de notre temps.

 

Bordeaux et Nantes nous avaient pourtant indiqué la voie à suivre : ces deux villes portuaires ont longtemps caché leur passé négrier ; aujourd’hui elles l’intègrent à leur histoire dans des musées qui documentent sans détour le sujet. N’est-ce pas ce que tous les historiens devraient faire ? Savoir le pire n’empêche pas nécessairement les exercices d’admiration même si, nous qui n’avons plus ni dieux ni héros, nous avons tant de difficultés avec la grandeur (magnitudo plutôt que quantitas), tant de mal à la reconnaître, à l’instituer et à la statufier…

 

Si « grandeur » il y avait ici, ce serait justement au sens où Hegel l’entendait : un homme est grand non parce qu’il serait bon, humaniste, honorable… Il est grand « à l’insu de son plein gré », quand il a édifié des monuments plus durable que l’airain, quand il a joué un rôle déterminant dans l’histoire, dans une histoire dont il n’est que le héraut, le porte parole, le secrétaire, un « sujet » en somme au double sens de ce terme puisqu’il a à la fois l’audace du génie et qu’il est totalement assujetti… Il peut prétendre ainsi à la grandeur quels que soient les propos de circonstance et les petits côtés, les travers ou même les turpitudes dont témoignent les confidences recueillies par son valet de chambre…

 

On pourra toujours, sans doute, soupçonner l’architecte de trahison, de duplicité, d’inconsistance quand, après la guerre, comme pour faire oublier les compromissions droitières de sa jeunesse, après s’être rallié au Front Populaire, il s’est tourné vers les autorités en charge de la reconstruction en devenant l’ami de Claudius Petit, ministre de la Reconstruction et de l’Urbanisme.   Il s’est mis alors à la tâche de construire la maison des hommes avec une totale bonne foi et autant de conscience et de conviction profonde qu’il avait mis pour construire des ouvrages plus prestigieux. Cela pour la bonne raison que l’architecture telle qu’il l’entendait, avait un caractère éminemment social qui remettait justement en cause l’ordre bourgeois du monde.

 

Déjà, voyant monter en son temps l’atomisme individualiste, ce mal radical qui interdit toute politie, Thomas More avait pris pour modèle de sa cité idéale la vie communautaire du monastère bénédictin : portes sans serrures, communauté des biens, proscription de l’argent[17]… Le Corbusier prit à son tour pour référence et source d’inspiration la Chartreuse de Galluzzo, sise dans le « pays musical » de la Toscane, Chartreuse qu’il visita par deux fois au début du siècle (1907-1911).  La configuration des logements des moines et la façon dont ils s’articulent à la vie collective lui servirent d’exemple quand il dessina l’unité d’habitation de Marseille. Il s’y référera encore tout naturellement quand, au faîte de sa carrière, il construisit le monastère dominicain de la Tourette.

 

Souvenons-nous également que les premiers urbanistes ont été les premiers « socialistes » du XIXe siècle (Fourier[18], Cabet, Considérant, Owen, Proudhon…) et que les architectes les plus radicalement novateurs et révolutionnaires ont été les constructivistes soviétiques pendant la courte période qui a précédé l’avènement de Staline. En dessinant les plans de la cité nouvelle, l’architecte connaissait bien l'incapacité dans lequel était le libéralisme à penser le vivre ensemble dans un espace commun et il avait alors le sentiment d’écrire l’histoire et de porter témoignage de la montée de ce qu’on appelait alors les « masses ». Il entendait construire “ la maison des hommes ” et non des “ boîtes à loyer ” ou ces « taudis neufs » qui côtoyaient hier les palais et les châteaux, réservés aux élites[19]. Mais pour ce faire il a besoin de “ la participation de tous ” ou, au besoin, d’une planification autoritaire qui implique remembrement et “ mobilisation totale » du sol…

 

On oublie trop souvent que les quelques réalisations en France de l’architecte (Marseille, Rézé‑les‑Nantes, Firminy, Briey‑la‑Forêt…) sont des réalisations partielles qui se sont heurtées à une opposition résolue et qu’à Marseille, par exemple, son plan avait une ampleur considérable, que la « maison du fada » n’est qu’une sorte de butte témoin car elle faisait partie du « caractère destructeur » d’un « plan » qui prévoyait, sur la table rase d’un paysage raboté,  la construction de multiples unités d’habitation, ville dans la ville prenant la place de tous les foyers d'infection d'une urbanité lépreuse. L’accusation de « concentrationnaire » reprise aujourd’hui avec outrance par quelques critiques, n’est pas absolument inappropriée mais, le goût de la table rase et du plan était, hélas, un trait d’époque que partageaient bien des régimes. Le calcul ou la « computation » (Berechnung) triomphait alors plutôt en Amérique, tandis que la planification (Planung) était le fait du bolchevisme et que la discipline ou l’élevage (Züchtung) était celui du nazisme, mais c’était là les trois modalités d’un même projet appartenant à l’ère du Gestell[20] qui est celle de la technique : visée inconditionnée de la technicisation poussée à fond de l’étant en totalité, technicisation qui est devenue le visage même de notre monde. La notion de pouvoir était alors déjà passée du domaine épuisé du politique à celui de l’efficience technique déployée aujourd’hui tout azimut. L’architecture était pour Le Corbusier une comparution, une célébration de la puissance, il avait lu Nietzsche et savait que la volonté de puissance est d’abord une volonté de maîtrise, d’organisation, de calcul et d’ordre. Il s’agit sans doute pour lui de travailler au « bonheur des hommes » et de retrouver « les conditions de nature », mais à côté de cet aspect bucolique, héritage du XVIIIe siècle, nous avons montré que s’était développée chez lui une dimension plus secrète par laquelle il correspond plus intimement à l’essence propre des temps modernes. Il s’agit moins de bonne volonté que de volonté tout court, moins du bonheur des hommes que de la manifestation du pouvoir, car comme le dit Schopenhauer, “ la bonne volonté est tout en morale, dans l’art elle n’est rien ; ici, comme l’indique le nom même de l’art (Kunst), ce qui compte c’est le pouvoir (können) ”, c’est l'effectivité (wirken) telle qu'elle s'exprime dans l'oeuvre (Werke).

 

Pour reprendre les mots de l’architecte, c’est la notion de bonheur qu’il faut “ changer ” et “ dégager ”. “ Le bonheur, dit Le Corbusier, est dans la faculté créatrice, dans l’activité aussi élevée que possible. ” Le bonheur c’est l’ivresse de la puissance que l’être vivant éprouve en découvrant et en engendrant l’espace dans son activité. “ Prendre possession de l’espace est le geste premier des vivants, des hommes et des bêtes, des plantes et des nuages, manifestation fondamentale d’équilibre et de durée pour nous les spacieux qui habitons les lieux institués par les œuvres que nous édifions. La preuve première d’existence c’est d’occuper l’espace et l’espace advient par le ménagement des lieux. ” Espace, marque de ma puissance, disait Lagneau, “ puissance de se donner du champ, de se donner carrière ” dans les trois dimensions, le déplacement de l'observateur, ajoutant, dit Henri Gaudin, une quatrième dimension aux trois dimensions euclidiennnes .... Et, qu’est‑ce qu’un architecte sinon un créateur d’espace, celui qui donne stature à l’œuvre monumentale qui vous appelle, qui vous arrête, qui vous frappe de stupeur, qui vous laisse muet sans pourtant vous anéantir puisqu’au contraire elle vous rend « agissant ”. L’architecture, “ musique de l’espace ” (Schelling), “ musique pétrifiée ” (Goethe), se respire, s'inhale, “ se marche, se parcourt ”, toujours liée à des formes harmoniques et acoustiques, elle résonne et réveille en nous “ le respect sacré ” ; on en éprouve la masse, gravide, pesanteur attirée vers la terre, et en même temps la force des volumes, vainqueurs, debout, tenant tête à l'attraction de la pesanteur. “ L’art, dit Le Corbusier, est inséparable de l’être, véritable puissance indissoluble d’élévation apte à donner le bonheur ” ; et l’architecture, elle surtout, met en jeu une volonté dominatrice, totale, entière. Ecoutons plutôt Nietzsche pour lequel l’architecture, conformément à ce que disait son maître Schopenhauer, est avant tout une célébration de la puissance qui a peu de chose à voir avec la fonction stricte, utilitaire, traditionnellement dévolue à la maison et aujourd'hui aux immeubles collectifs, aux tours gigantesques, aux iles artificielles qui, semble-t-il, sont surtout affaire d'ingénierie et de management comme ces fragments d'architecture, ces schémas techniques qui figurent désormais sur nos billets de banque.

 

Nietzsche semble, par avance, répondre magistralement aux objections que l’on a pu faire à l’architecte accusé d’être un adorateur de l’autorité et un fanatique de l’ordre en tous les sens du terme. Chez l’architecte, “ c’est le grand acte de volonté, la volonté qui déplace les montagnes, l’ivresse de la grande volonté qui a le désir de l’art. Les hommes les plus puissants ont toujours inspiré les architectes ; l’architecte fut sans cesse sous la sujétion de la puissance. Dans l’édifice, la fierté, la victoire sur la lourdeur, la volonté de puissance doivent toujours être rendues visibles l’architecture est une sorte d’éloquence du pouvoir par les formes tantôt convaincantes et même caressantes, tantôt donnant seulement des ordres. Le plus haut sentiment de puissance et de sûreté trouve son expression dans ce qui est de grand style. La puissance qui n’a plus besoin de démonstration, qui dédaigne de plaire ; qui répond difficilement ; qui ne sent pas de témoin autour de soi ; qui, sans en avoir conscience, vit des objections qu’on fait contre elle ; qui repose en elle-même, fataliste, une loi parmi les lois : c’est là ce qui parle de soi en grand style ”[21].

 

Après l’éclipse du XIXe siècle, pour la première fois depuis le temps du Baroque, l’architecture possède un style, et l’architecte, dominateur, à nouveau commande, retrouve le contrôle et l’autorité. Architecture ou urbanisme cela veut dire “ mettre en ordre ” avec une volonté “ romaine, simple, catégorique, brutale ”. “ Le plan est le générateur ”, “ rien ne tient devant les plans ”, base primordiale du rythme dominateur qui tient les hommes. Ce sont précisément ces plans qui manquent encore aux gratte-ciels de Manhattan, et qui en font une catastrophe (mais une grande et belle catastrophe, “ une catastrophe féerique ”). À cela, Le Corbusier oppose les gratte‑ciels qu’il qualifie de “ cartésiens ” et qui seront comme “ un corps serein, fort, aéré, en ordre ”. Est-elle seulement anecdotique cette référence à celui qui fit lui aussi table rase et ne s’en tint qu’à sa méthode ? Descartes lui‑même s’était référé, pour expliquer sa méthode, à des schèmes techniques, et notamment à l’architecture. “ Ainsi voit‑on que les bâtiments qu’un seul architecte a entrepris et achevés ont coutume d’être plus beaux et mieux ordonnés que ceux que plusieurs ont tâché de raccommoder, en faisant servir de vieilles murailles qui avaient été bâties à d’autres fins. Ainsi ces anciennes cités qui, n’ayant été au commencement que des bourgades, sont devenues par succession des temps, de grandes villes, sont ordinairement si mal compassées, au prix de ces places régulières qu’un ingénieur trace à sa fantaisie dans une plaine, qu’encore que, considérant leurs édifices chacun à part, on y trouve souvent autant ou plus d’art qu’en ceux des autres, toutefois, à voir comme ils sont arrangés, ici un grand, là un petit, et comme ils rendent les rues courbées et inégales, on dirait que c’est plutôt la fortune que la volonté de quelques hommes usant de raison qui les a ainsi disposés ”. Passage célèbre du “ Discours de la méthode ”, de cette méthode avec laquelle, dit Valéry, “ la volonté de puissance envahit son homme ” car la science, selon Heidegger, n’est rien d’autre que méthode. C’est animé de la même volonté, de la même “ violence organisatrice de premier rang ”, que Le Corbusier s’oppose aux esprits étroits qui lui reprochent la droiture de ses tracés : “ On ne crée pas des droites délibérément ; on aboutit à la droite lorsqu’on est assez fort, assez ferme, assez armé pour vouloir et pouvoir tracer des droites. ”

 

Avec la science qui “ nous a donné une grande puissance créatrice ”, avec les techniques qui “ ont élargi le champ de la poésie ”, “ l’homme se redresse comme un géant ” et foisonnent sur la planète les signes les plus hauts et les plus justes résultats de l’art qui sont autant de poèmes du monde. Mais Le Corbusier a su transformer en moyen d’expression architecturale les pouvoirs que lui donnait la technique et son amour de la nature, son sens des rythmes cosmiques, sa formation artisanale, l’ont toutefois préservé de toute démesure.

 

“ La journée solaire n’a que 24 heures ”, c’est elle qui donne la mesure du temps, c’est elle qui condamne le désordre et le gaspillage contemporains. Il faut rétablir “ les conditions de nature ”, et les matériaux de l’architecture, aime‑t‑il aussi répéter, sont le soleil, l’espace, la verdure, le ciment, “ dans cet ordre hiérarchique et indissoluble ”. Il n’en fallait pas plus pour que des esprits malveillants dénoncent l’héliocentrisme et l’obsession solaire de Le Corbusier comme le signe manifeste de la présence chez lui de la permanence d’une idéologie fascisante… Il est vrai que de la Cité du soleil de Campanella à la Cité Radieuse de Le Corbusier en passant par les Salines d’Arc et Sénans de Nicolas Ledoux dans lequel le grand oculus de la maison du directeur dirigé, comme le panoptique de Bentham, vers l’hémicycle des maisons ouvrière, on peut sans doute repérer la présence  d’un même modèle solaire.  Il est vrai que le kuklos du klan et la svastika du NPD s’y conforment aussi. Ils n’ont pourtant pas plus à voir avec la cité radieuse que l’acte d’habiter et l’usage du monde qu’elle suppose, ne l’ont avec le Blut und Boden des nazis On peut voir aussi un fil rouge qui court de la cité rigoureusement normée de Hippodamos de Millet, l’inventeur grec de l’urbanisme (le plan en damier de Chandigarh s’y réfère encore), à l’île d’utopie de Thomas More et à l’utopie solaire de Le Corbusier qui pensait à la façon de lamarck pouvoir transformer l’homme en modifiant son milieu. Nous avons appris à nos dépens à nous méfier de ces  rêves de sociétés bonnes qui n’ont jamais enfanté que des monstres… Mais on trouve justement chez Le Corbusier quelque chose qui vient contrer et rééquilibrer cet héliotropisme et qui fait penser au tragique solaire de la Méditerranée et à la pensée de midi d’Albert Camus. Il y a chez Camus un lien étroit entre le vertige que peut donner l’obsession solaire (dans L’étranger, l’extase solaire de Meursault coïncide avec le moment de son crime) et le sens grec de la mesure.  C’est le même sens de la juste mesure qui a permis peut-être à Le Corbusier de résister aux excès totalitaires et aux dérives d’un siècle de démesure. Démangé par l’infini, ce siècle, cet homme qui rêvait de s’auto-produire, de s’auto-fonder, voulait abolir toutes limites, ces limites pourtant nourrissantes et nourricières (tréphein), si bien c’est sur un désert qu’il a achevé son empire[22].

 

Donner une mesure à l’habitat humain, ainsi pourrait-on exprimer le projet le plus propre de l’architecte pour lequel il n’y a d’humanité véritable que dans le remerciement. Il n’est pas, comme tant d’autres, formé “ loin du poids des matériaux et des résistances de la matière ”. Il a l’architecture dans les bras, il aime les belles matières marquées par l’esprit du lieu qu’il n’hésite pas à employer pour moduler régionalement le style général d’époque et c’est pourquoi il se méfie aussi des plans en vol d’oiseau : l’architecture est faite pour être vue d’une perspective piétonnière, à 1,70 m du sol et pour être corporellement expérimentée dans l’optique d’un vivre ensemble. Vanité des plans du grand siècle, vanité de cette architecture qui tend à n’être plus qu’une façade, comme si le moi pouvait être le maître dans sa propre maison (Freud), alors qu’elle doit se développer à partir du foyer, de la cellule d’habitation, en suivant un rythme biologique, de l’intérieur vers l’extérieur. Mais tout le monde s’est attardé sur l’extérieur du premier pavillon construit "sans prendre la peine de regarder l’intérieur », sans prendre également en compte la circulation entre le dehors et le dedans. “ Les unités d’habitation de grandeur conforme ” dans lesquelles l’organisation collective confirme la liberté individuelle, composent  pourtant entre elles, composent avec le paysage et le révèlent, en “ divulguant les assises géologiques", à la façon dont le Parthénon "tient tête à tout le paysage". Pas de grande architecture sans cette composition  qui ménage les espaces, les coupes, les écarts, les silences entre les choses, entre les pleins et les vides comme le firent encore Piano et Rogers en créant une tension harmonique entre la place, Piazza del Campo,  et la machine ou l'usine métallique sans complaisance du Centre Pompidou devenu ainsi le monument le plus intelligent et le plus vivant de la Capitale.  “ Poésie sur Alger ” est le titre d’un des grands plans d’urbanisation de Le Corbusier qui faisait pourtant partie de ces 24 gratte-ciels de 60 étages qui, à Barcelone, à Buenos-Aires ou à Sao-Paulo devaient être édifiés en faisant table rase de tout le patrimoine historique mais qui témoignait néanmoins de l'intelligence des choses, qui respectait leur respiration et l'articulation souveraine qui les rendait éloquentes ou parlantes.

 

Le côté terrestre, disons aristotélicien, de Le Corbusier est particulièrement perceptible, lorsqu’avec le “ Modulor ” (mot valise, mélange du mot module et nombre d’or), dans lequel il explique son système de proportions, il côtoie les spéculations sur les nombres de la tradition pythagoréo‑platonicienne, retrouve le canon des proportions et les règles de l'harmonie et de la beauté que l'académie florentine marquée par le néo-platonisme entendait enseigner. Il sent bien, devant “ ces mesures d’homme qui sont aussi des mesures d’ange ” le vertige de la spéculation. Le goût de la proportion mène toujours insensiblement à “ la divine proportion ”. “ Derrière le mur, les dieux jouent ; ce sont les nombres constituants de l’univers ”. Mais il se défie de ces ensorcellements, ce qu’il veut c’est garder au corps son fondement secret, accorder la stature humaine et la mathématique, retrouvant ainsi, par-delà le mètre, “ chiffrage sans corporalité ” le pied, la coudée, la brasse, le stade. L’architecture soutenue par une forme et universelle géométrie, doit rester chose charnelle et incorporée. “ Je suis un homme du bâtiment… je suis un bâtisseur de maisons et de palais pour des hommes sur terre, avec des matériaux terrestres », déclare‑t‑il. Je suis assez artiste pour sentir qu’il y a des prolongements à toute chose mathématique, mais je m’arrête au seuil des métaphysiques et du symbolisme ”. L’architecture est une mathématique, mais “ une mathématique sensible ”. On peut la justifier après coup par des mesures, mais la mesure primordiale est celle “ que l’on tient dans ses mains, entre ses bras écartés, que l’on apprécie de l’œil ”, immédiatement, puisque, comme disait Alberti, “ tous les hommes, tant ignorants que bien entendus, sentent incontinent, par instinct de nature, s’il y a rien de bon ou de mauvais en tous artifices ”. C’est sans doute, cette union intime et paradoxale, en un même homme, de la rigueur d’une technique parfaitement maîtrisée et d’un sens plastique inné, d’une imagination débordante, qui fait le génie singulier de Le Corbusier.

 

Il est possible maintenant, d’essayer d’inventorier le répertoire du vocabulaire plastique de Le Corbusier. Il est même possible de l’épeler systématiquement, de le déduire, comme le déploiement rigoureux et impeccable des possibilités formelles impliquées dans les matières et dans les techniques nouvelles.

 

“ Au début ils voyaient sans voir, ils écoutaient sans entendre et pareils aux formes des songes, ils vivaient leur longue existence dans le désordre et la confusion. Ils ignoraient les maisons de briques ensoleillées, ils vivaient sous terre comme les fourmis agiles au fond des grottes closes au soleil. ” Mais, continue Eschyle, Prométhée survint et il apporta aux hommes le feu du ciel, le don de la lumière.

 

C’est cette aspiration native de l’Homme à la lumière, que l’architecture moderne va accomplir jusqu’à exalter au soleil toute son existence diurne. Les matériaux engendrent leur forme, commandent la naissance du plan lui‑même. Cela donne une nouvelle « poétique de l’espace » analogue à celle de Bachelard qui habitait sa langue pour, du dedans de la maison et de la cave au grenier, habiter l’immensité du monde. Grâce à la résistance formidable du béton, à ces fortes membrures et cette élévation en hauteur des nouvelles “ unités d’habitation ”, l’immensité est là aussi car le sol est dégagé et laissé à la verdure et les grands espacements excluent la promiscuité et “ les rues corridors ”. La hauteur signe de dégénérescence ? Affirmation de puissance plutôt. “ Quand les cathédrales étaient blanches, on ne pensait pas que la hauteur était le signe d’une dégénérescence de l’esprit. ” Que les tours et les barres (bien postérieures à la mort de l’architecte), que les nouveaux blocs erratiques et sans visage de nos banlieues ne nous servent pas de modèles ! Ces hauteurs, d’ailleurs, qui nous donnent “ une sensation d’espace, d’étendue, de liberté ”, doivent garder la mesure. “ J’ai cherché patiemment la hauteur d’un immeuble d’habitation qui puisse prétendre à rester humaine ”. La séparation du mur et de la fonction portant, c’est‑à‑dire l’ossature indépendante, rend possible “ la façade libre ”, la fenêtre en longueur, l’utilisation systématique du pan de verre qui livre entièrement au soleil toute la façade[23]. “ Le soleil est au cœur de la maison, l’air circule ”. Il n’est pas jusqu’au toit qui ne soit transformé en terrasse, en jardin, en solarium. Sur la terrasse en cuvette, les eaux s’écoulent vers l’intérieur. Aussi, le bord du bâtiment, le haut de la façade sera désormais franc, net, tranchant, horizontal, ligne aiguë et pure coupant à vif sur le ciel. Mais avant tout, cette conquête esthétique trouve son sens dans l’utilisation des pilotis qui, plus qu’à une nécessité pratique (libérer le sol, éviter l’humidité), répondent à une exigence plastique c’est “ le moyen merveilleux de porter en l’air, en vue totale de ses quatre contours, le lieu des rapports, le lieu de toute mesure ”. Appuyés sur le sol, les immeubles sont de “ grands diamants secs et durs, étincelants, vainqueurs ”.

 

Impossible de séparer dans son œuvre la composante fonctionnelle de la composante purement esthétique et l’’esth-éthique de l’architecture moderne implique en effet, nous l’avons vu, une éthique, question de maintient et de tenue de l’homme sur la terre.  L’architecte de lumière n’entretient avec les choses qu’un rapport frontal, franc, direct, sans détour. Jamais on n’avait vu une telle haine du masque et du décor, des ors, des laqués, des brocards. L’industrie a soufflé sur ces futilités, “ nous avons pris le goût de l’air libre et de la pleine lumière ”. Notre “ âge d’acier ” appelle une “ éthique à angle droit ”, répète-t-il, un homme carré de corps et d’âme qui connaisse une santé fondamentale. Plus d’ornements, plus de vêtures, plus d’imitation, plus de fonctions camouflées, mais, le béton loyal, brut de décoffrage, rugueux, le simple jeu des éléments architecturaux, la lumière et l’ombre, le mur et l’espace, la force nue de la structure et toute chose ouverte, déclarée, avouée. “ L’architecture est le jeu correct, savant et magnifique des formes sous la lumière ”, telle avait été sa première phrase sur l’architecture (sans référence aucune à l’abri ou au logement) ; la thèse de la Cité Radieuse était pourtant déjà là, impliquée, latente. Après des recherches patientes et une bataille acharnée, l’unité d’habitation de Marseille a fini par se dresser, noble, radieuse, ouverte aux rayons du soleil), d’une sobriété dorique, d’une grâce virile, solidement arrimés sur des pilotis puissamment rythmés. Comme l’avait annoncé Théophile Gautier, c’est “ une architecture entièrement nouvelle, sortant de son époque (grâce à l’utilisation) des nouvelles méthodes créées par l’industrie ” (le béton armé et le fer conduisant à des formes spécifiques) qui est venue au jour. C’est, l’ornement vaincu, le seul et “ vrai jeu de l’acier et du ciment ” et le refus total de la dissimulation et du mensonge. Il n’est pas jusqu’aux machines que l’on ne montre, que l'on affiche comme à Berlin où, derrière les parois de verre, l’on pressent les moteurs des chaufferies beugler “ comme des taureaux d’or ” (Cendrars), dans une nudité absolue. Bientôt, comme l’annonçait l’architecte Adolf Loos, les rues des villes resplendiront comme des murs tout blancs. La cité du XXe siècle sera éblouissante et nue, comme Sion, la ville sainte, la capitale du ciel.

 

Cette nudité absolue est en même temps profondément rythmée grâce à l’emploi, par exemple, du “ brise-soleil ”, de la peinture et de la sculpture qui sortent renouvelées de leur intégration dans le domaine bâti. La couleur, pour ne parler que d’elle, exalte le soleil tout en “ qualifiant et en classant les fonctions organiques de l’architecture qui sont la structure, l’opacité des murs, la transparence des baies, les circulations (horizontales et verticales) ”. La vie veut toujours la couleur qui la porte à la surface dans un désir de paraître et de se montrer. La couleur, c’est “ le sang du corps qui circule à beaux battements ”, elle est rendue à l’élémentaire, et, la polychromie architecturale renouant avec une tradition perdue retrouve jusqu’à l’alliance archaïque de l’étendue et de la couleur, de la rigueur géométrique et de la qualité perceptive. Archaïques, primitifs, barbares, ces prismes taillés comme des diamants, ces matières vigoureuses et ces couleurs mis au service de la fanfare solaire ? Il n’y a pas en tout cas à se tromper, il s’agit d’une ville et en même temps d’un homme, robustes, debout qui cherchent moins le charme que la force, à faire montre moins de bon goût que de grand style.

 

Il est un symbole qui n’a cessé de fasciner et de posséder la pensée de Le Corbusier, et de germer, et de prendre forme dans ses profondeurs, et qui maintenant, face à l’Himalaya, domine la ville de Chandigarh, capitale du Pendjab : la main ouverte. Nous y voyons le symbole de ses recherches et de ses obsessions, celui qui « exhibe le geste architectural à l’état pur », dit Benoit Goetz. “ Pleine main j’ai reçu. Pleine main je donne ”, disait‑il dans Le poème de l’angle droit  avec la gratitude de celui qui a entrevu l’amplitude inouïe du don, du don du temps qui lui a été fait. Sur ce symbole, magnifique résumé de ce qu’est être un homme, écoutons une autre voix : “ La main ne fait pas que saisir et attraper, ne fait pas que serrer et pousser. La main offre et reçoit, et non seulement des choses, car elle‑même, elle s’offre et se reçoit dans l’autre. La main porte, la main garde. La main trace des signes, elle montre, probablement parce que l’homme est un monstre (ein Zeichen)… Chaque mouvement de la main est porté dans l’élément de la pensée ”. Ici, elle est simplement ouverte “ pour indiquer symboliquement la direction du vent ”. Pensée, symbole, elle montre, elle signifie l’accueil et l’acceptation, dans l’humilité, de notre partage propre ou de notre destin.

 

Aujourd’hui, “ le vent change ”, et ce vent nouveau, ce destin que nomme si souvent Le Corbusier, c’est la technique qui nous l’apporte, la technique qui nous a modifiés de fond en comble et qui est désormais un destin planétaire ; elle n’est pas le fait de l’homme même si elle fait corps avec son indétermination : démuni de tout, aporos, il est devenu par la même inventif, riche en expédients pantaporos, disait déjà Sophocle et, avec la modernité, la technique, libérée de toute entrave, est devenue puissance auto-fondatrice illimitée ne rencontrant plus dans la nature que les effets de sa propre productivité.  Aussi il n’est pas possible, s’il le fallait, de la contenir ou de la subordonner à des fins humaines car c’est elle plus que jamais qui nous gouverne, nous régit et nous réduit à l’obéissance. Sa fin n’est pas, ne peut pas devenir le bonheur, sa fin est la puissance, la technique se veut elle‑même, elle n’est pas un moyen mais est elle‑même sa propre fin, volonté de volonté...

 

Ils construiront des maisons et ils les habiteront. Ainsi s’est accomplie la prophétie messianique mais la nouvelle Sion avec ses bâtiments de proue aura été bâtie parce les lieux  auront déjà été habités, aura été  accueilli ce qui advient : la guise, l’envoi ou le destin[24] de cette époque de l’être qui est la nôtre, ce qui nous est échu, notre chance et probablement notre chute sans retour, notre échéance et peut-être notre déchéance, une déchéance en tout cas qui ne prendrait forme de fatalité que si elle n’était pas reconnue  en sa provenance et reçue comme le don d’une donation.

Engagée au plus vif “ du violent aujourd’hui ”, “ du profond aujourd’hui ”, vigie risquée aux avant‑postes, connaissant “ les immenses inquiétudes du destin ”, l’œuvre de Le Corbusier représente sans doute une des plus audacieuses percées de ce temps. Totalement exposée à la manifestation la plus haute de l’esprit des temps modernes, elle représente une des tentatives les plus extrêmes pour se conformer à l’essence de la technique, elle nous aide à traverser la modernité, dans son éclatante grandeur, dans son éclatante détresse. Dans notre désir d’habiter Sion, la ville nouvelle, comment ne pas nous émouvoir et nous prendre à tenir à notre temps jusqu’à sceller avec lui un accord infrangible ?

 

 

 

L'avenir d'une utopie

 

Plus d’un demi-siècle après la mort de l’architecte quel regard porter sur l’œuvre qu’il nous a laissée ? La patrimonialiser, la classer, comme on l’a fait, au patrimoine mondial de l’humanité est-ce la meilleure façon de la reconnaître ? Ne serait-elle qu’une pierre blanche laissée sur le long chemin de l’histoire de l’architecture ? En la muséifiant ne risque-t-on pas de masquer ce qui la rend encore aujourd’hui vivante[25] ? Sur ce point deux remarques simplement :

 

1- Les temps nouveaux dont parlait Le Corbusier nous ne sommes pas prêts d’en voir la fin mais l’expansion infinie de la technique à laquelle nous assistons doit prendre visage, doit être schématisée, modulée, segmentée en périodes, en époques, en jalons des moments capitaux de l’histoire de l’Occident. Chaque époque fait suspens (c’est le sens du mot épochè en grec) jusqu’à  ce que la saison soit venue, pour le vrai, de percer à nouveau… Ce qui vient au premier plan avec Le Corbusier c’est la technique en tant qu’elle est production –production sociale de l’existence disait Marx- Cette figure dominatrice et toute puissante n’est-ce pas ce qui est célébrée dans son art ?

 

Cette figure de la technique se distingue ainsi de la technè grecque toujours subordonnée à la phusis et qui, dans le monde grec, aux antipodes de notre infinité techno-logique, ne disposant que d’instruments aux capacités limitées, ne connut jamais de grands développements. La phusis quand elle ne se porte pas d’emblée à l’achèvement, à cette dimension de l’être en tant qu’être que disent les mots kalon (beau) ou agathon (bon) alors la technè peut, comme un complément, en parachever la venue.

 

Mais nous sommes entrés dans une troisième configuration où il ne s’agit plus de dominer ou d’exploiter la matière mais de mener des opérations et des jeux où elle se combine d’elle-même à elle-même si bien que nous fantasmons l’autoproduction d’une intelligence artificielle. Avec cet âge que J. L. Nancy appelle celui de la combinatoire, la puissance du rationnel atteint des sommets. Cette effectivité autonome d’interactions fait la stupéfiante actualité des réseaux, de la réticulation indéfinie des énergies, vitesses, efficiences, informations… de ce retis qui, en latin, dit l’entrelacement des fils dans une pièce de tissu. Déjà sous le second Empire les Saint-Simoniens, évacuant la question sociale et politique, imaginaient réaliser grâce aux grands réseaux ferroviaires et télégraphiques, la communauté ou l’association universelle[26] et, dans ses plans d’urbanisme, Le Corbusier commence lui aussi par séparer et libérer les réseaux routiers (sept niveaux séparés de vitesses différentes à Chandigarh !) pour les rendre autonomes. Désormais la voiture automobile est devenue l’objet technique autour duquel va s’organiser toute la vie collective à travers conurbations, hyper-connexions, ronds-points, parkings, grandes surfaces…. A mesure que se retire la perspective d’une fin substantielle portée par un grand récit (communauté, homme total etc…) s’affirme toujours plus la vérité la plus implacable du nihilisme : rien ne mène plus à rien dans une société de compétition. Dans un monde de la technique devenue autonome, moyens et fins ne cessent de renvoyer les uns aux autres sans plus jamais s’ouvrir véritablement sur l’exister.

 

Avec Turing et Newman le réseau électrique qui va, avec l’informatique, devenir dominant et provoquer la grande disruption qui ne cesse de relancer interminablement la puissance productrice aussi  bien que destructrice, celle que nous connaissons aujourd’hui. L’informatique a ouvert une capacité d’expression qui n’existait pas auparavant et une démocratisation inouïe de la prise de parole. Mais l’informatique, le mot l’indique, c’est aussi la mise en forme et le formatage algorithmique que contrôlent et exploitent les plateformes et la possibilité offerte au pouvoir autoritaire de capter entièrement la médiation.

 

Le totalitarisme à l’égard duquel l’architecte a éprouvé quelques penchants n’est pas une forme particulière de gouvernement mais plutôt la conséquence de la domination inconditionnelle de la technique, disait Heidegger : la façon dont la Chine, avec la révolution numérique qui porte à sa plus haute puissance les possibilités terrifiantes (deinotera) de la technique, a réussi à connecter son immense population pour la contrôler, en dit long sur l’avenir de notre monde. La plus grande idéologie égalitariste que l’humanité ait connue a été remplacée par la technologie de la communication, par l’empire absolu du management en mettant aux commandes (kubernêsis) une science technicisée. Des lanceurs d’alerte ont révélé au monde l’espionnage généralisé qui était déjà le fait de la NSA ; demain le plus puissant pays du monde sera un pays totalitaire et son hégémonie sera, elle, planétaire. Reconnaissons au moins au grand bâtisseur un don de bonne vue : c’est bien une constellation nouvelle qu’il a vu monter dans notre ciel. Elle ne cessera de le sidérer et d’en faire ce qui sera de plus en plus le monde de la technique. Il continuera à nous offrir comme le « négatif photographique » de l’événement, dit Heidegger, la seule trace que nous ayons, malgré sa noirceur, du visage de cette époque de l’être qui est la nôtre.

 

2- L’architecture est la seule maîtresse des lieux, l’objet suprême de l’activité créatrice  (W. Gropius), et elle était pour Le Corbusier une religion et à certains égards, une religion du salut. Quand la religion chrétienne,  l’esprit d’un monde sans esprit, disait Marx, est devenue « chose du passé », quand la religion est venue à manquer,[28], quand elle a cessé d'annuler la mort, quand la foi l'a quittée, c’est l’architecture qui a sauvé ces espaces sacrés maintenant désertés et c’est l’art qui les parcourt aujourd’hui, mais tout autrement, en sauvant l'essence de la religion moribonde. Les espaces réservés aux dominicains de la Tourette, espaces maintenant désaffectés sont aujourd’hui les lieux même de l’art. Il en va de même pour la salle haute de l’église Saint Pierre de Firminy : elle est maintenant une annexe du musée d’art moderne de Saint Etienne. Le toit terrasse de la cité radieuse de Marseille se visite, lui aussi, mais il n’y a plus là, ni théâtre, ni gymnase… mais un  espace culturel, un espace touristique, un espace muséal (reconversion du gymnase), un lieu d’exposition et de concert. Tout se passe comme si l’art architectural s’était fait l’hôte de l’art, comme si, par opposition à la trinité hégélienne  qui, après la religion, faisait de la philosophie (la science des sciences et de la totalité du sens) la relève et le point culminant de l’esprit absolu, c’était aujourd’hui l’art qui, rebelle à toute connaissance, à toute signification assignable, à toute finalité, se célébrait lui-même et pouvait vivre et jouir indéfiniment de soi. Au terme de ce que Hegel avait conçu comme  la longue odyssée par lequel  l’esprit s'acheminait à la conscience de soi, c'est encore, au sommet d’une évolution avec laquelle s’accomplit notre égarement, par la grâce de l'art, de son incomplétude, de son ambigüité, de sa finitude (intotalisable, il n'aura jamais fini d’être interprété) que place sera encore laissée à notre seul désir.

 

 

 

 


[1] Voll Verdienst, doch dichterisch wohnet / Der Mensch auf dieser Erde. Riche en mérite, c’est poétiquement pourtant /Que l’homme habite sur cette terre. En bleu adorable.

[2] Comme le dit Aristote, au 6e livre de l’Ethique à Nicomaque. Le mot grec aléthéia dit mieux que le mot latin veritas avec ses valeurs de clôture, de certitude et de sécurité, le risque de l’ouverture, la plénitude épiphanique de la manifestation, l’avènement  de la chose même.  Le langage, le logos avec ses catégories est, dit Aristote, apophantique (déclaratif, révélateur, apo-phaïno, c’est briller,  clarifier, montrer..) et la proposition ou le discours peuvent être vrais ou faux. Mais la technè elle aussi, avant d’être un faire, un produire, un fabriquer, s’inscrit dans l’horizon d’un monde et est déterminée par l’alèthéia. Si elle ne peut pas vraiment être dite « fausse », cela ne signifie pas qu’elle soit sans risque, car elle peut tout manquer dans l’effondrement. N’y a-t-il pas des édifices, par exemple,  qui  ne disent rien et sont totalement muets ?

[3] Von Ursprung des Kunstwerkes, (Ur-sprung, springen c’est sauter, jaillir, Ur dit l’originarité) in Chemins qui ne mènent nulle part, Gall.

[4] Allusion au premier stasimon de l’Antigone de Sophocle dans lequel l’éloge du génie humain alterne avec la condamnation, par le chœur, de son audace : πολλὰ τὰ δεινὰ κοὐδὲν ἀνθρώπου δεινότερον πέλει (beaucoup de choses terribles mais rien de plus terrible que l’homme). Deinon est un terme énigmatique puisqu’il signifie à la fois admirable, merveilleux, étrange, étonnant, stupéfiant, redoutable, terrible, effroyable, monstrueux… adjectifs se rapportant à l’homme et à ses μηχανόεν τέχνας, à ses réalisations techniques ou à ses "ingénieuses ressources" (trad. Budé)

[5] L’architecture est-elle un art ? La question se posait à une époque dominée par la critique kantienne puisque l’architecture poursuit un but utilitaire et n’est pas absolument désintéressée. Il a fallu attendre l’esthétique hégélienne pour qu’elle entre dans la classification des beaux arts sous le nom d’art symbolique. Et le fait est que la pierre dressée qui fait espace, qui l’organise, le ménage et lui donne libre champ tout comme l’obélisque ou la pyramide avant d’avoir une fin utilitaire sont d’abord, sur la terre des énigmes que fut l’ancienne Égypte, des appels, des signes, des symboles ou des signaux monumentaux  qui, le nom l’indique, (moneo, c’est alerter, avertir et le monument est d’abord la chose dressée pour la mémoire),  appellent, appellent au sens, par-delà toute signification évidente ou imposée. Le Corbusier malgré son insistance sur les problèmes de logement et d’habitation le savait très bien, lui qui exalte dans Vers une architecture, « les grands formes primitives » qui sont à la base de toute grande architecture : la juxtaposition violente des volumes géométriques sur le toit terrasse du couvent de La Tourette, le cube, la pyramide, les parallélépipèdes (partie apparente de la structure porteuse appelés morceaux de sucre), le cylindre, les canons et les mitraillettes à lumière (prismes en pentagrammes orientés selon l’axe lumineux du solstice d’été),   sont là comme les pièces élémentaires d’un jeu d’enfant pour nous le rappeler.

[6] Henri Focillon l’avait dit à sa façon : « Les arts ne revivront que dans la reconstruction générale des cités »

[7] Heidegger, Lettre sur l’humanisme, Aubier, p. 139. Bâtir, habiter, penser in Essais et conférences, Gallimard.

[8] Hegel, Esthétique, introduction. Aubier.

[9] Expérience et pauvreté. Gall., Folio. II, p. 303. Cf., aussi « Il me semble que l’artiste moderne ne peut pas exprimer notre époque, l’avion, la bombe atomique, la radio, dans les formes de la Renaissance ou de quelqu’autre culture passée ». Jackson Pollock, 1951.

[10] Mallarmé, Tombeau d’Edgard Poe.

[11] Franck Fischbach, La Privation de monde, Temps, espace et capital, Vrin, 2012.

[12] « Le béton suggère des formes souples, des contrastes de formes, par une modulation continue de l'espace qui s'oppose à l'uniformisation des systèmes répétitifs du fonctionnalisme… Alors que l'angle droit sépare, divise, j'ai toujours aimé les courbes, qui sont l'essence même de la nature environnante ». Oscar Niemeyer.

[13] Il y a dans la méfiance de Le Corbusier à utiliser ce terme trop marqué par l’américanisme un refus qui l’honore et qui donne à penser : celui d’envisager le réel en terme de fonctionnement, de disponibilité (l’époque de la Bestellbarkeit, celle de la sommation de la con-sommation remplace celle de la Gegenstandlichkeit, de l’objectivité), de service et de faire de l’animal et même de l’homme une ressource, un capital, et un matériau comme on le disait surtout sous le troisième Reich et sous l’Empire stalinien. L’assignation de toute chose à fonctionner, à « marcher » comme on va dire à partir de Descartes est une façon d’envisager le réel comme fonds (Bestand) exploitable, manipulable à merci. Le péril n’est pas dans le dysfonctionnement de la technique, il est, au commencement, dans le fonctionnement lui-même. 

[14] Le mouvement rétrograde du vrai in La pensée et le mouvant, PUF : « on se figure que toute chose qui se produit aurait pu être aperçue d'avance par quelque esprit suffisamment informé, et qu'elle préexistait ainsi, sous forme d'idée, à sa réalisation… » 

[15] L’architecture fasciste relèverait plutôt de ce que Heidegger appelle le gigantisme (Riensenhaft), la fièvre aveugle de l’exagération et du surpassement... la contrefaçon satanique de ce qui est grand. Adalberto Libera, l’architecte du pharaonique Palais des Congrès de Rome considérait celui-ci après la guerre comme le cimetière des espérances fascistes, cimetière en effet de la synthèse impossible du fascisme et du rationalisme de l’architecture moderne.

[16] CF., Le Corbusier, l’ami des fascistes ne mérite ni statue ni musée. Par Xavier de Jarcy (journaliste) ; Daniel de Roulet (architecte) ; Laurent Olivier (archéologue) ; Marc Perelman (universitaire). In Alencontre, 15 février 2019. Cf. aussi de Marc Perelman, Le Corbusier, once more. In La ville et les arts - À partir de Philippe Cardinali. L’Harmattan, 2011.

[17]  Utopie qui rappelle la Cité de Dieu de Saint Augustin « Ce qui me persuade que l’unique moyen de distribuer les biens avec égalité, avec justice et de constituer le bonheur du genre humain, c’est l’abolition de la propriété » écrit Thomas More.

[18] Sur le modèle du phalanstère fouriériste, cf. Le familistère de Guise d’André Godin pour qui l'architecture pouvait changer le monde. Ce "Palais social"  a été un des modèle des unités d'habitation de Le Corbusier. Notons que le labyrinthe très fouriériste que forment les longs balcons et les grands escaliers destinés à favoriser les rencontres furent fermé dès que le familistère fut privatisé, divisé et vendu en appartements. La cité radieuse destinée originellement à reloger des prolétaires connut le même sort.

[19] Quand les processus de révolution sociale n’ont pas été portés à leur terme, la fracture sociale, hélas, demeure. Ainsi Brasília, “ la première capitale de la nouvelle civilisation, la ville la plus audacieuse que l’Occident ait conçue jusqu’à aujourd’hui ” (Malraux) demeure cernée par les cidades bandeirantes, sorte de  bidonvilles où se négocient tous les commerces.

[20] Le Gestell (le dispositif d’arraisonnement qui rassemble tous les modes du stellen, poser, provoquer, réclamer, exiger, mettre en demeure et dans lequel vibre le tout puissant principe de raison qui attaque savoir, œuvre, langue… est, répète Heidegger,  une tête de Janus, l’Enteignis, ce qui exproprie l’homme de la terre, est aussi notre chance,  la préfiguration de l’Ereignis, de l’événement merveilleux, de l’échappée belle du Es gibt ou de l’avènement appropriant.

[21] Le crépuscule des idoles, Flâneries d’un inactuel, § 11.

[22] Albert Camus,  L’exil d’Hélène, in L’été. Essais, Gall. p. 854. "Nous avons exilé la beauté. Les Grecs ont pris les armes pour elle"

[23] La civilisation du verre qui est en train de s’intaurer exploite à fond ce matériau dur et lisse sur lequel rien n’a de prise, ce matériau froid et sobre sans aura, disait Benjamin, et correspond à une forte tendance de l'architecture contemporaine visant à assurer une sorte de perméabilité entre l'extérieur et l'intérieur comme dans les Passages (Folio, II, p. 339). Mais le verre ennemi du mystère et de la propriété, crée des espaces dans lesquels il est difficile de laisser des traces. Les façades entièrement vitrées du Bauhaus de Dessau, l’interpénétration des espaces intérieurs et extérieurs et la transparence généralisée ont pu facilement transformer ce qui se voulait être un espace de liberté en un lieu d’oppression… Klee et Kandinsky mirent rideaux ou peinture sur ces grandes baies vitrées, Le Corbusier n'a jamais eu que suspicion pour ces palais de cristal et savait bien qu'on ne vit pas dans la transparence... D'où la nécessité de relancer la question benjaminienne : Comment habiter le moderne ?

[24] Geschick en allemand vient de schicken envoyer et fait écho à Geschichte, l’histoire qui, quand elle est reçue avec habileté et adresse (c’est le sens aussi de Geschick) donne la pleine mesure de ce qu’elle recèle.

[25] En transposant à cette architecture ce que Hegel disait de l’art que certains « conservateurs » purifient de « quelques grains de poussière » : « Les statues sont maintenant des cadavres dont l’âme animatrice s’est enfuie, les hymnes sont des mots que la foi a quitté, les tables de dieux sont sans nourriture et sans breuvage spirituel et les jeux et les fêtes ne restituent plus à la conscience la bienheureuse unité d’elle-même avec l’essence ». mais les « beaux fruits » de l’art, rassemblés dans le Musée retrouvent vie, intériorisés de manière supérieure dans « le Panthéon unique de l’esprit conscient de soi ». Phénoménologie de l’esprit, Aubier, 1991, p. 490. L'art était une origine, "aujourd'hui il n'est plus qu'une défroque que nous traînons derrière nous", écrit aussi Heidegger.

[26] Après la seconde guerre mondiale Norbert Wiener proposera dans le même esprit  la cybernétique fondée sur ce renvoi à soi que l’on appelle rétroactivité (feed-back), pour que l’humanité puisse connaître l’état fusionnel et la transparence du village planétaire. Utopie ? mais, comme on a pu le dire,  ce qu’il y a de terrible avec les utopies c’est qu’elles se réalisent toujours…

[27] Pour utiliser  une autre grille de lecture, Ernst Jünger, interprétant Marx à partir de Nietzsche,  définit le monde moderne comme la mobilisation totale de l’homme dans la figure (eidos, Gestalt) du travailleur dont l’absolue autoproduction est le fin mot de l’humanisme achevé. La volonté de puissance  que célébrait l’architecte ne serait alors, dit Jean Beaufret, que l’avant dernière étape du déploiement en volonté de l’être de l’étant comme volonté de volonté. Dans la première étape, le déchaînement que dit le mot volonté est encore tenu en échec par ce que dit le mot puissance. La Puissance et la Gloire dit-on aussi. Aujourd’hui la puissance est enfin délivrée de la Gloire et la volonté de puissance de son rayonnement...  Interrogeant ce que Nietzsche célèbre, Heidegger appelle Volonté de volonté la visée effrénée d’accroissement d’efficience, l’avènement sans réserve de ce qui commençait à poindre comme méthode, calculs, plans, prospectives, répartition des tâches, spécialisation… en vue de quoi ? en vue de planifier, de calculer, de répartir des tâches, de spécialiser… Jusqu’où ? jusqu’au bout. A bout de quoi ? de rien d’où  l’étrange locution volonté de volonté qui n’est pas elle-même voulue. Ainsi ce met en scène la mutation de la puissance (Macht) : quand machen (faire) devient Macht (puissance) de façon inconditionnelle alors elle vire en Machenschaft, en machination, en puissance efficiente sans but, circulaire, répétitive, "machinique" jusqu’à l’usure et l’exténuation. Oubli le plus épais de l’être au profit du faire qui culmine dans le règne de la technique, oubli qui est pourtant, pour nous autres modernes au signalement d’égarés, la manière dont l’être s’offre à nous, en préservant son secret. Que les petits maîtres de la décadence (comme  disait Artaud) se le tiennent pour dit !

[28] –L’époque du couvent de la Tourette a presque coïncidée, dans les années 60,  avec le point culminant de ce qu’on a appelé en France la sortie de la religion.

 

[1] Daniel Liebenskind pour ce Blitz violent zébré de ses cicatrices et rythmé par ses tours du silence qu'est  le Musée juif de Berlin, Peter Eisenman pour le Mémorial aux juifs assassinés dans  lequel le maillage ordonné des stèles de béton semble avoir perdu le contact avec la raison  jusqu’à  diffuser  malaise et confusion. Ces architectes sont  tous héritiers de la déconstruction derridienne.

Le Corbusier et l ’esprit du temps

 

C’est en poète que l’homme habite sur cette terre[1]. Hölderlin

“ Ils bâtiront des maisons, et ils les habiteront”. Isaïe, 65, 21.

« L’art pourrait être aujourd’hui le mieux destiné à accueillir et à engager l’explication de fond avec le monde technique » Heidegger

 

Ce que nous appelons « l’art » n’est pas un simple savoir-faire, une discipline séparée ou l’objet d’une exhibition, d’un spectacle relevant des « affaires culturelles », un divertissement destiné à donner aux choses un « supplément d’âme » ou même l’occasion d’une jouissance esthétique, forcément subjective. L’art, le grand art, loin de renvoyer à la simple habileté  d'un savoir-faire, était pour les Grecs un mode de l’alétheuien[2], un mode du dévoilement, ce qui, soudainement a lieu et donne à voir selon la belle expression d’Eluard. C’est ainsi que l’art peut instaurer un monde de sorte que  c’est moins l’artiste qui est à l’œuvre que la vérité : ce que les Grecs appelaient  l’a-léthéia. Ce mot dénote littéralement la tension d’une offrande qui se retient dans ce qu’elle offre, l’exhumation de la réserve et de l’oubli (le Léthé) ou la sortie du retrait invisible, le jaillissement du fond inhumain et de l’opacité de la terre. L’irruption de l'œuvre crève ainsi la peau des choses, ouvre une brèche et nous met au monde, une seconde fois.

L’architecture, plus qu’un autre art, est une poièsis, une production sans modèle qui est aussi un dévoilement, un laisser apparaître qui nous conduit à l’intimité du monde et des choses et qui témoigne de la manière dont un peuple pense et pratique la terre, de sa façon d’habiter, non pas « la planète » mais, "la terre", ce sur quoi l’homme se dresse de toute sa stature dans l’ouverture du ciel ; c’est en poète, disait Hölderlin, que l’homme habite sur cette terre.

 

Ces propos viennent de Heidegger et ils peuvent sembler bien étrangers à l’œuvre moderniste de Le Corbusier que nous entendons ici présenter. Et pourtant l’œuvre entière de l’architecte est  portée par un problème de civilisation, de culture, de socialité et par une volonté de frayer, à notre modernité, un chemin neuf au plus profond de ses secrètes possibilités.  Cela n’est pas sans rapport avec la mission essentielle de l’art, avec le surgissement ou l’origine de l’œuvre d’art[3] tel que l’analyse Heidegger. C’est ce que nous voudrions simplement montrer en nous confiant à ce qui nous a semblé être l’élan profond de son œuvre, et en empruntant, autant qu’il se peut, les formules de ce fougueux autodidacte.

« L’événement » qui fait époque, qui a bouleversé de part en part l’occupation de la terre par l’homme et à l’injonction duquel il faut répondre est la mutation sans précédent que représente le déploiement de ce qu’on appelle depuis le XVIIIe siècle (un mot nouveau pour une chose nouvelle), « la technique », car tel est l’Événement que ne cesse de nommer l’architecte, événement qui n’est pas quelque chose de passé et de révolu mais qui est un avènement qui continue d’advenir, un avènement qui nous arrive, nous concerne et nous conduit à ce que nous avons de plus propre. Les allemands l’appellent l’Ereignis : l’aventure qui nous est échue, l’aventure dans laquelle nous sommes embarqués et dont il nous faut répondre car il faut en effet nous l’approprier (aneignen)  parce qu’elle est ce que nous avons de plus propre (eigen). Tel est le sens qu’il faut donner à l’Événement  qui a donné le coup d’envoi à la méditation de Le Corbusier, qui  a commandé et gouverné la totalité de son œuvre. Il le dit lui-même en ces termes : fondamentalement  quelque chose a changé et “ l’événement ” est là. Mais comment se fait‑il, continue-t-il, que, aveuglés,  nous ne l’ayons pas vu, que nous ayons tant tardé à le reconnaître ?

 

La carrière de l’architecte commence dans les premières années du siècle dernier, le pavillon de l'Esprit Nouveau premier exemple de cellules types,  d'unités d'habitations standardisées a été conçu pour l'exposition parisienne des arts décoratifs de 1925. Comment oublier que ce siècle avait été inauguré par un déluge de fer, de feu et de boue, comment oublier ceux qui firent, en 1914, une des expérience les plus effroyable de toute l’histoire universelle et qui sont revenus muets des tranchées ? Ils avaient, dans le déchainement tellurique et titanesque des orages d’acier, dans une bataille de matériel que rien ne semblait pouvoir arrêter, rencontré l’effroyable déploiement de la technique moderne, de cette technèqui était déjà pour les Grecs une figure du monstrueux, du deinon[4], une figure qui les remplissait d’un effroi sacré. 

 

Après cette alliance gigantesque et sans précédent de la mort et de la technique déterminée planétairement qui a donné son caractère a la guerre moderne, la « civilisation machiniste » comme l’appelle Le Corbusier, s’est déployée, effrénée, incontrôlée, dans le désordre et le vacarme d’une aventure trop précipitée, provoquant l’effondrement d’un équilibre millénaire. La laideur a surgi, laideur délétère comme jamais, laideur sans appel, laideur absolue. Des matériaux nouveaux sont apparus comme le plastique, polymères indestructibles et envahissants, ne connaissant pas la mort. Nos villes, théâtres de bouleversements, s’engorgent, se congestionnent, éclatent de leurs enceintes, prolifèrent, donnant lieu à des conurbations démesurées, à de sinistres banlieues, lèpre anarchique qui dégrade et qui tue. Voici un siècle que Le Corbusier a sonné le tocsin : la grande ville s’anémie, s’empoisonne. Paris, par exemple, Paris qui vit sur son passé est perdu sans solution chirurgicale. Dans la grande ville l’homme moderne n’a plus vraiment sa demeure. Saleté et vacarme que l’on fuit, la ville ne peut l’inviter qu’à se sauver, qu’à se replier dans un petit “ chez soi ” avec sa piscine et son jardinet, ce qui à nouveau, cercle infernal, abîme un peu plus loin notre environnement terrestre. Et c’est ainsi que l’homme, aveugle et timoré, passe étourdiment à côté de l’événement.

 

Et pourtant, “ notre monde peut être laid, peut être faux, peut être cruel… ” quelque chose, inexorablement , a bougé. Entourés que nous sommes par les productions sans visage du XIXe siècle,“ repliés sur nos petitesses ” nous pouvons rester à l’écart “ de la geste des temps présents ”. Et pourtant, “ l’événement plus fort que tout (va) vers sa destinée ”. La domination et la soumission de la terre auxquelles nous conviait la Genèse, la maîtrise et la possession de la nature qu’annonçait Descartes, sont en effet devenues aujourd’hui une réalité, le règne du machinisme ou de la technique qui investit et encercle tous nos rapports aux choses, ayant été précédé par la mathesis, par le projet galileo-cartésien de la mathématisation de la nature. Et, très naturellement, Le Corbusier retrouve l’éloquence, le ton et le grand style du discours prophétique : “ Une immense mutation s’opère… des migrations sont imminentes… les villes vont se faire et se défaire… en un mot… l’occupation de la terre sera remise en question. ” Un monde s’effrite et se décompose, “ une grande époque a commencé — une époque nouvelle ”, “ le monde s’éveille et recommence, la civilisation machiniste éclate — les temps nouveaux ! ”. “ C’est l’éclosion après une germination profonde ” d’une époque neuve, “ c’est l’esprit qui s’éveille, qui sourd, qui s’étonne, qui lutte contre l’étouffement, qui conquiert une place et le jour venu, qui s’affirme dans la clarté ”. On croirait entendre ici Hegel qui avait déjà pressenti quelque chose de l’immense ampleur de la mutation avec laquelle l’histoire était en train de s’accomplir : “ Messieurs, nous sommes situés dans une époque importante, dans une fermentation, où l’Esprit a fait un bond en avant… Il se prépare une nouvelle sortie de l’Esprit… tandis que d’autres dans une résistance impuissante, restent collés au passé, la philosophie doit la reconnaître… et lui présenter des hommages.”

 

Commençons par rendre au beau mot d’architecture son sens et son éclat premier et l’on comprendra qu’elle puisse porter témoignage de l’éclosion de ce nouveau monde et que son heure aujourd’hui, une heure décisive soit enfin venue. Architecture vient de archè le fondement, le principe qui commande, qui gouverne et ne cesse de régir et, de tektôn (charpentier) qui vient de tiktein : mettre au monde. L’architecte est donc le technitès par excellence, le poiètès dans sa première apparition, celui qui crée et qui produit absolument, faisant passer du non‑être à l’être. L’architecte est celui en qui le téchnè est archè, celui qui prend la mesure primordiale, qui pose les assises premières, qui crée originellement les formes selon lesquelles se réalise tout un monde. L’architecture (entrée pourtant tardivement dans la classification des beaux-arts[5]) n’est donc pas un art parmi les arts mais l’art premier, l’art au sens fondamental, l’art total, l’art souverain, l’art majeur qui commande à tous les autres arts[6].

 

L''art nouveau (le modern style), celui de Gaudi que Dali  sortit de l'oubli, prenait pour modèle l'élan gothique, le mouvement sinueux et ondulatoire du végétal s'arrachant à la pesanteur  (biomimétisme). Aujourd'hui les oeuvres monumentales, spectaculaires, chaotiques, destructurées et proprement sculpturales de l'architecte "déconstructiviste" Frank Gerhy  ne montrent pas mais dissimulent de leurs grandes ailes couvertes d'écailles en titane les volumes proprement architecturaux. 

 

 C'est pourtant l'ascétique rigueur de la cabane primitive qu'avaient exaltée aussi bien Mies van des Rohe que Nils-Udo que Jean Prouvé et que Le Corbusier lui-même, avec les principes de la maison dom-ino à ossature en béton, énoncés pour répondre aux premières destruction de la Grande Guerre.  L’oeuvre architecturale était simplement pour ces grands architectes, la Gestalt, la forme originaire à la stricte géométrie mais à l’image de rien, celle dont procèdent nécessairement toutes les autres formes artistiques. A force de raréfaction (less is more disait Mies van der Rohe), ils ont justement  tenté de se rapprocher du rien, de cet espace indicible que nous habite et que inhalons sans vraiment  le voir. A l’écart de toute mimèsis, sans modèle dans le visible, l'oeuvre architecturale l’ordonne et le façonne, lui donne direction et sens. “ Elle produit des choses, disait Platon, qui n’existent que par elle et qui n’étaient pas auparavant ». « L’objet suprême de l’activité créatrice est l’architecture… construire c’est créer des événements » disait magistralement W. Gropius, le directeur du Bauhaus de Dessau, qui voulait lui aussi, quelques 10 ans après le cataclysme de la guerre de 14, réconcilier l’art et l’industrie sous l’égide de l’architecture : bau-haus, l’art de construire (bauen) des maisons (Haus), art qui, dans l'optique de Gropius, se veut être aussi un art total.

 

 “ L’architecture n’est pas un métier », sa visée, son destin consistent d’abord à  “ exprimer l’esprit d’une époque ” dit aussi Le Corbusier,  Aussi Le Corbusier, renouvelant le mythe de l'architecte qui court depuis Imhotep, Dédale, Alberti, Ledoux, Gaudi... car l’ensemble des moyens et des fins dont disposent le technitès s’inscrivent ici dans le dévoilement, dans l’ouverture d’un monde qui est l’horizon de tous ses projets. Claude Nicolas Ledoux, l’architecte visionnaire et maudit du XVIIIe siècle, auteur d’un livre intitulé “ L’architecture considérée sous le rapport de l’art, des mœurs et de la législation ”, avait insisté sur ce “ titan de la terre ”, ce “ rival du dieu ” qu’était pour lui l’architecte et il lui avait réservé cette position souveraine, “ Est‑il quelque chose qui lui soit étranger, écrivait‑il au sujet de l’architecture ?… tout est de son ressort, politique, morale, législation, culte, gouvernement ”. “ L’architecture est en toute chose,  elle s’étend à tout ” dira en écho Le Corbusier. L’architecte (et l’urbaniste, c’est pour lui tout un) est le maître d’œuvre qui “ préside aux destinées de la cité ”.

 

On conçoit que, dans ces conditions, la création de nouveaux logis, question si urgente au lendemain de la dernière guerre, ait été l’occasion de donner sa chance à “ la manifestation pure d’une nouvelle conscience » et que ce projet  “déborde les questions de technicité ”. “ Lorsque je dis habiter, écrit Le Corbusier, je n’entends pas ne satisfaire qu’à des fonctions matérielles ” car l'habitat n'est pas seulement un objet consommable, il est un débordement de soi,  le prolongement de notre corps, de notre corps multiple, aime à dire Henri Gaudin ; construire des maisons nouvelles et les habiter, cela veut dire d’abord oser contempler, avec des yeux nouveaux, des temps nouveaux et y correspondre car l’homme ne trouve pas sa mesure en lui-même, car habier n'est pas loger ou s'abriter dans une coquille mais partager entre tous un environnement et le ménager. Si  “ la perturbation contemporaine est au fond une question de logis ” c’est parce que, plus que d’un manque de logis, ce dont souffre l’homme moderne, c’est d’une incapacité à “ habiter ”, à ouvrit sur l'Autre, à avoir un horizon,  à  être en particulier à la mesure de son temps et à y répondre. Nul ne peut construire s’il n’habite déjà son temps et n’occupe ses lieux. Le problème de l’habitation est en effet un problème qui relève proprement d’une éthique et, “ éthos ”, initialement, signifie “ le séjour, le lieu d’habitation, le domaine ouvert où l’homme habite[7] ”. Ce problème éthique de l’habitation, habitation dans le domaine de l’essentiel, l’architecte l’avait inévitablement rencontré :

“ Nous aspirons à une nouvelle éthique…

C’est le concept de vie qu’il faut changer

c’est la notion de bonheur qu’il faut dégager ;

le reste n’est que conséquence. ”

Alors, à ceux “ qui ont eu leur heure de révélation, écrit-il, à s’engager à fond ” dans l’événement, et, tout en lançant “ des traits qui percent la défroque insupportable d’une époque mourante ”, à tenter de “ signifier la venue ” des temps nouveaux.

L’architecture ainsi correspondra à sa destination première ; car en elle, se sont toujours déposées les conceptions essentielles d’une civilisation[8]. Elle deviendra de nouveau  un « miroir des temps », en particulier un miroir de ce temps, puisqu’en elle se rencontrent l’art et la technique, les deux sens du mot technè qui vibrent à nouveau en conformité avec leur commune origine.

 

Le développement rapide et brutal des techniques et des sciences a provoqué une cassure profonde, une rupture de l’unité organique de notre culture, un divorce entre notre pensée et notre sensibilité. Technique et science d’un côté, arts et lettres de l’autre ; “ culture ” et “ civilisation ”, pour reprendre la terminologie des sociologues allemands. À une civilisation guidée par le calcul, saoulée de puissance, impatiente d’avenir, s’oppose une culture trop souvent blottie, réfugiée dans son passé, une culture qui boude l’événement moderne : “ Les belles-lettres ”, “ les beaux-arts ”. Culture et civilisation, les deux chutes du monde moderne, qui, n’appartenant plus l’une à l’autre, chacune dans son sens, ne peuvent que décliner ; dans les directions déjà indiquées par le Renaissance et la Réforme, c’est la dérive simultanée de l’Europe latine et de l’Europe nordique. L’art s’esthétise, alors que l’architecture, entièrement livrée à la technicité, se “ fonctionnalise ”. La citadelle de la culture exclut de son monde l’objet technique, ou le réduit à sa valeur d’usage, d’instrument neutre et anonyme, d’objet que l’on ignore et que l’on cherche à cacher. La technique en ses débuts, devenue objet de honte, n’a pas été reconnue ; c’est ainsi qu’on a pu camoufler l’ossature métallique du Grand Palais sous un décor de pierre, artifice superfétatoire. Alors même que l’on construit en béton, on continue à “ penser en pierre ”. Auguste Perret lui‑même, le premier à utiliser le béton armé, fit revêtir le théâtre des Champs‑Élysées d’un plaquage de marbre. Pendant que les ingénieurs lancent des ponts, dessinent des carrosseries, construisent des usines, des machines, des paquebots, des avions, les architectes, dépassés par cette soudaine lancée de l’histoire, se cantonnent dans la tâche désuète, subalterne et trop sophistiquée de décorateur ; ou bien, pusillanimité plus grave, ils singent, recopient leur passé, multiplient les colonnades et les pilastres, bâtissent des simulacres sans vie. Et pourtant l’architecte doit  construire « pour des hommes dotés d’une sensibilité moderne » et non pour « ceux qui se consument de nostalgie pour la Renaissance ou le Rococo », écrivait Benjamin[9]. Et que ceux qui regardent en arrière soient pétrifiés en statue de sel ! ”

 

Redonner vie à l’architecture, la délivrer des charmes qui la retenaient captive, ce sera d’abord avoir accueilli, avoir entendu ce qui vient et ne peut manquer de venir, et rester à l’écoute de cette époque nouvelle.  Voir par exemple,  dans les inventions des ingénieurs, les formes nouvelles, les formes pures et primitives qui répondent authentiquement au destin de notre temps. Car ce sont les ingénieurs qui, comme à leur insu, ont réinstauré les formes primaires, les volumes simples et audacieux, “ manifestation puissante de l’esprit du XXe siècle ”. “ La technique nous a donné la hardiesse et la témérité ”, le goût du risque et de l’entreprise. Aujourd’hui c’est l’ingénieur qui connaît, qui sait ajointer et faire tenir. Sûr de ses moyens et de ses forces, il retrouve par ses calculs, soumis au principe d’économie, “ la joie de la géométrie ”, et il fraye ainsi la route au grand art. C’est dans le conatus, dans l’effort général d’une époque tel qu’il apparait dans sa production massive, que l’on peut découvrir une unité d’esprit, un style, un grand style.

 

On ne s’étonnera donc pas de voir les premiers livres de Le Corbusier se couvrir de coupes, de plans, de photographies d’objets techniques, de tout un attirail d’objets utilitaires qu’un réflexe apeuré nous faisait encore hier dissimuler. C’est pourtant par là, par la claire et tranquille reconnaissance de l’époque technicienne, que passe la réintégration de l’unité de notre culture. Jamais, depuis les admirables planches de “ l’Encyclopédie ” de D’Alembert et Diderot, dont la beauté témoignait de la volonté de participer à une civilisation qui s’éveillait, on n’avait vu pareille jubilation à la présentation de la juste proportion des organes d’une machine, à la considération de la convenance de sa matière, de la sécurité efficace de ses mouvements. Mais Le Corbusier fut accusé de renier la tradition, de verser dans un “ fonctionnalisme inhumain ”, d’ouvrir le champ à l’architecture internationale, de semer sur la terre d’affreux bunkers, “ calme (s) bloc(s) ici-bas chu(s) d’un désastre immense[10] ”...

 

Désastre immense, la critique radicale du géographe et orientaliste Augustin Berque mérite ici d’être mentionnée et c’est de ses objections que nous aimerions nous nourrir et c’est sur elles que nous voudrions rebondir.  Essaimer sur toute la terre des machines à habiter, des villes en préfabriqué, voilà en quoi pourrait sembler consister le projet de Le Corbusier. Énoncer en ces termes un tel projet pourrait représenter le comble de l’acosmisme, de la disparition du monde, de la privation de monde ou, permettons nous ce néologisme, de l’immondation. Descartes disait à propos du cogito qu’il “ n’a besoin d’aucun lieu pour être ” et Augustin Berque montre pertinemment que cette privation de monde (Entweltlichung) qui est l’état normal du sujet moderne[11] atteint son comble et son maximum d’éloquence avec l’architecture internationale qui n’a plus besoin de base, qui se produit et s’institue elle-même, qui est partout la même, hors sol, hors site, hors-là ou horla, suivant le fantastique et éloquent oxymore de Maupassant (le « là » dit la présence et le “ hors ” l’étrangeté). Tout se passe comme si, terrassée par le Horla, par le double monstrueux qui lui suce le sang, lui boit la vie et lui prend sa place, l’architecte qui, lui, n’est donc plus « là », qui n’a plus de « là », avait été  conduit à des actions toutes plus insensées les unes que les autres. Chacun, comme encore avec la belle tour de  Zaha Hadid à Marseille, fait en effet son « coup architectural » livré à sa solitude sans se préoccuper ni de d'un espace dialogique, ni de l’histoire, ni de la mémoire, ni de la singularité,  ni du climat qui conforment et constituent un lieu déterminé. En suivant les préceptes de La Chartes d’Athènes rédigée à la fin de la guerre et bréviaire obligé du CIAM, Le Corbusier aurait voulu installer ses barres, ces précurseurs des sinistres “ grands ensembles ”  partout sur la planète, aussi bien à Paris qu’à Alger, à l’écart de « l’ouverture des champs ”, à l'écart des "prairies" chères à Franck LLoyd Wright, resté ainsi captif du topos ontologique moderne que Franck Fishbach analyse à sa manière dans La privation de monde.

 

Paradoxalement, le processus de mondialisation, la suppression des distances, la terre livrée aux autoroutes et aux aéroports ont eu pour effet de nous faire vivre dans des villes décosmisées, démondanéisées, disloquées, décomposées qui ne constituent pas ou qui ne constituent plus un monde. “ Supprimer la distance tue ” avait écrit René Char, que cette distance soit spatiale ou temporelle. Or le monde constitue une dimension essentielle de l’homme, si celui-ci n’est pas seulement un être qui a ou possède un monde mais qui est dans le monde : In-der-Welt-Sein dit Heidegger. Par conséquent, la privation de cette véritable structure existentielle qu’est le monde le rend étranger à lui-même, à ce qu’il est en propre, et elle en fait un être profondément aliéné. “ Ce que Marx a reconnu comme étant l’aliénation de l’homme plonge ses racines  dans l’absence de patrie de l’homme moderne ” écrivait Heidegger dans La lettre sur l’humanisme.

 

Toute cette critique procède en effet de la réflexion de Heidegger sur le topos (lieu) tel que l’analysait Aristote dans Physique IV, mais le lieu véritable (Ort) est irréductible à un topos réduit au statut de paramètre, conçu comme contenant universel et neutre, comme un cadre fixe, comme un milieu homogène et indifférencié. Le topos d’Aristote lui-même limité et séparé de la chose comme le sera l’espace absolu du paradigme cartésien-newtonien, n’est pas l’habitat matriciel, le lieu d’enracinement, la chôra nourricière (dont parle Platon dans le Timée), chôrahabitable parce que déjà habitée, chôra à laquelle il faut peut-être revenir, faire retour (ana) comme le fait l’ana-chorète, nous dit Augustin Berque…

 

Il suffit d’énoncer ces critiques pour immédiatement en mesurer l’unilatéralité. Détruire ce qui fut demeure de granit, dévaster la terre et la couvrir de cités en matériaux préfabriqués n’a jamais été l’intention de Le Corbusier même si le plan Voisin, dans un Paris démoli, a pu en donner l’impression. Il suffit de regarder ses croquis et de faire attention à sa manière de procéder pour en être convaincu. Ainsi en 1953 quand il découvre le site sur lequel il va bâtir le couvent de Notre Dame de la Tourette : « J’ai dessiné la route, j’ai dessiné les horizons, j’ai mis l’orientation du soleil, j’ai reniflé la topographie… j’ai décidé de la place et de l’assiette, (je l'ai mise) en haut, pour composer avec l’horizon". Il n’est sans doute pas question de fondre romantiquement le bâtiment dans le paysage mais de le faire dialoguer avec lui, de l’accorder ou de la faire entrer en résonance  comme le temple grec pouvait le faire en rendant hommage au ciel qui le couronnait, à la terre sur laquelle il se dressait, à la mer à laquelle il faisait face. Et il continue à se dresser comme signe et geste de la manière dont le monde s’est déployé pour les Grecs. « Le site, proche ou lointain (en) est secoué, affecté, dominé ou caressé », la course du soleil faisant, à chaque fois, saillir et jouer l’ensemble de ses reliefs dans ce que l’architecte, attiré par le silence monastique, appelle l’espace indicible. Jean Nouvel et bien d'autres (Sir Norman Foster, par exemple) font écho aujourd'hui  à cet usage du monde en se disant "contextualiste".

 

L’infidélité à la tradition, son livre “ Quand les cathédrales étaient blanches ”, en avait fait pourtant depuis longtemps justice. La puissance poétique, l’élan héroïque, le souffle épique de l’esprit nouveau exalté par Le Corbusier qui s’est emparé du béton, de ces blocs de béton pour les mouvoir et pour nous émouvoir reprend toute une tradition architecturale, y répond et y correspond. Fini le stupide XIXe siècle où une bourgeoisie sans projet et sans esprit n’avait jamais su que reproduire servilement le passé et enkitscher les beaux arts. Être fidèle à la tradition, c’est d’abord devenir soi‑même créateur, frayer des voies, faire des percées, retrouver le souffle et l’audace des grands bâtisseurs et vouloir refonder à nouveau tout ce qui est vieux et de fondations anciennes. Et cela signifie, corollaire immédiat, adopter le code bouleversé des nouveaux moyens de construction : non pas la pierre mais le béton, le fer, le verre... Construire en béton Chandigarh, la capitale du Penjab, et non ériger les propylées de Munich, voilà qui est grec aujourd’hui. “ La véritable tradition dans les grandes choses, disait Valéry, ne consiste pas à refaire ce que les autres ont fait, mais à retrouver l’esprit qui a fait ces grandes choses en d’autres temps. ” Lorsque Le Corbusier s’acharne contre Vignole, architecte de la Renaissance qui prétendait maintenir les canons de l’art grec pour l’éternité, et qu’on le taxe de révolutionnaire, il s’étonne, et c’est sans aucune provocation qu’il déclare “ Je n’ai jamais eu qu’un seul maître : le passé… mon permanent admoniteur. ” C’est en créateur qu’il aime le passé et qu’il en a l’intelligence — seul l’égal peut être connu de l’égal — et non en conservateur et en zélateur d’une histoire antiquaire. “ Toutes les grandes œuvres de la tradition furent révolutionnaires à leur apparition ”, et aujourd’hui, plus que jamais, la page se tourne. Et “ quand une page tourne, il y a véritablement rupture dans le geste, bien que persiste la continuité dans le texte ”. Avec les œuvres de Le Corbusier, se perpétue le fait que l'homme est toujours nouveau, avec lui se poursuit la tradition qui maintient sa ligne de faîte. Fidélité du fleuve à ses eaux de source, du fleuve qui gagne la mer et le grand large.

 

Quant  à l’accusation de « fonctionnalisme » que lui adressent certains critiques, elle demande à être examinée avec soin. Le fait même que d’autres analystes parlent à son endroit d’ « esprit baroque », suffit déjà à montrer que la réalité est peut‑être plus complexe. Le maître de l’angle droit connaissait aussi  la sensualité des courbes féminines comme le montrent à l’évidence les envolées de l’arche blanche -barque à la proue altérée- couverte de la voile gonflée de son toit, qu’est la chapelle Notre Dame du Haut de Ronchamp ; Heidegger la visita. Dans un paysage hier bouleversé par la guerre -elle avait été depuis toujours l'aiguillon principal du progrès technique- dans un paysage aujourd’hui magnifique ouvert à tous les horizons, elle s’impose en majesté comme une « riposte acoustique » accordée (bestimmt) au génie du lieu.  Elle parle, elle entend, elle résonne, elle renvoie de tous ses volumes et surfaces gauches, inclinées, granuleuses la lumière changeante du temps : avec la course du soleil la lumière glisse et s’écoule imperceptiblement tandis que dans la grotte matricielle de la nef, elle joue et vibre de ces mille feux qui tournent la tête. A force d'efforts pathétiques de dépouillement, de raréfaction, les autels monacaux, éclairés par leurs puits de lumière semblent être la manifestation sensible de ce dont Maître Eckhart,  commentant l'évangélique pauvreté en esprit, avait eu l'intuition : celle de l'équivalence de la divinité (ou déité, Gottheit) et du néant : prions, écrivait-il, qu'il nous soit donné d'être quitte et libre de Dieu.  Manière sans doute d'accéder à la quiétude du rien, tandis que les dalles de verre colorées enchâssées dans la feuillure de béton du grand mur de lumière  communiquent une sorte d’immense joie. Une fois encore l'architecture et elle seule est à même d'incarner le divin et de nouer le dialogue entre les hommes er les dieux.  Mais de quel dieu cet architecte moderniste confronté à un ordre qui le dépasse et que simplement il reçoit, serait-il vraiment l’athée ? Le sacré, disait Michaux, est un ordre, celui selon lequel on reçoit.

 

N’oublions pas par ailleurs que c’est surtout au Brésil que l’architecte a fait école. Oscar Niemeyer qui construisit avec Lucio Costa, Brasilia, la capitale du pays a donné son style tout en courbes légères et féminines à l’architecture du Brésil en faisant, grâce au béton,  la synthèse entre les leçons de Le Corbusier[12] et l’héritage du baroque colonial brésilien. “ Quand je dessine, seul le béton me permettra de maîtriser une courbe d'une portée aussi ample… ”

 

Il n’est jamais possible de séparer chez Le Corbusier la préoccupation de rigoureuse finalité de la recherche purement formelle. S’il parle bien d’une esthétique de l’ingénieur, d’une esthétique qui se dégage des créations de l’industrie moderne, s’il célèbre aussi les vertus du standard, “ type reconnu conforme aux fonctions, aboutissement d’un effort de sélection qui fait ressortir net et clair l’essentiel ”, c’est parce qu’il conduit sur le chemin de la perfection. “ Sur le chemin » car la vraie architecture commence au‑delà de l’utilité, car avoue-t-il, “ je ne crois en fin de compte qu’à la beauté ”. Partisan de l’industrialisation du bâtiment, de la préfabrication et de la normalisation des éléments (seule l’ossature portante est directement coulée sur place), il a toujours évité de parler de fonctionnalisme, vocable “ né sous d’autres cieux [13]”. Le fonctionnalisme revient en effet à réduire la demande en matière, en forme, en finalité et le coup d’œil imprévisible du “ poiètès ” lui‑même (les quatre formes de la causalité chez Aristote), à la seule dimension de l’utilité. Il n’est sans doute pas question de contester le rapport secret qu’entretiennent finalité et beauté, “ l’admirable, l’immortel, l’inévitable rapport, disait Baudelaire, entre la forme et la fonction ”. Non seulement une chose utile peut être belle et peut “ adhérer », disait Kant, à un concept mais “ Le beau ne fleurit que sur l’utile ” affirmait le philosophe Alain. La considération de la fonction a eu le mérite de nous apprendre à bannir tout décor, toute déccorataion, tout ornement ; l’ornement, en effet,  “ cache toujours une faute de construction ”. La leçon de Perret, ici, demeure : “ Si la structure n’est pas digne de rester apparente, l’architecture a mal rempli sa mission. Celui qui dissimule un poteau, une partie portante… se prive du plus bel ornement de l’architecture. ”

 

Mais la considération de la fonction n’est pas une condition suffisante de la beauté et Perret disait lui-même magnifiquement : “ L’architecture c’est l’art de faire chanter le point d’appui. ” , de magnifier la contrainte. Et de fait, à fonctions égales, “ il y a les édifices qui sont muets, ceux qui parlent et ceux qui chantent ”. Seul le maître d’œuvre peut composer les standards (éléments de l’unité de style donnée à l’ensemble) en leur conférant cette “ eurythmie ” dont parlait Vitruve. Les techniques ne sont que “ l’assiette du lyrisme ”. La science et la technique écrivait Merleau-Ponty, “ manipulent les choses et ne sauraient les habiter ”. C’est seulement lorsqu’elle est transfigurée par l’art que la technique témoigne de l’intimité de l’homme avec l’être et peut nous permettre d’habiter le monde. Et c’est toujours comme un surcroît, comme une grâce que la beauté advient à l’œuvre, et, finalité sans fin (sa convenance ne peut être spéciifée par une règle repérable de composition), elle advient pour rien ; c’est alors qu’elle s’accomplit, qu’elle resplendit, qu’elle parvient à sa plénitude et à son achèvement pour devenir proprement radieuse. Le mot de l’architecte c’est celui la même de Platon dans le Phèdre : ek-phanestaton, ce qui est parvenu pleinement au degré le plus éclatant de la manifestation, ce qui est radieux, en effet.

 

L’élégante villa Savoye, boîte horizontale à la simplicité toute classique,  dressée sur ses pilotis avec son toit jardin, son plan et sa façade libres, ses fenêtres en longueur est à la fois, dès les années 30, une machine à habiter et une machine à émouvoir, réunissant dans cette double formule ce qui fait son projet le plus propre. Comme au Bauhaus né à Weimar, en 1919, l'année de l'humiliant Traité de Versailles et fermé à Dessau sous la contrainte des nazis en 33, ce qui est visé c’est avant tout la synthèse de l’art, de l’artisanat et de l’industrie, la réalisation d’une harmonie totale entre la technique et l’esthétique qui bannit "comme  un crime » l’ornement superfétatoire (Alfred Loos).

 

On ne niera pourtant pas qu’il y a chez Le Corbusier, dans son langage, dans ses conceptions d’un urbanisme total, dans ses projets d’habitat collectif, dans l’utopisme de la cité idéale et radieuse, dans sa volonté impitoyable  de faire table rase et de tout reprendre à zéro, un projet d’existence, comme dit Marc Perelman, qui, bien loin de relever ici d’une barbarie positive (Benjamin), ne laisse pas pourtant d’être parfois inquiétant. Déjà en 1956, Pierre Francastel dans son livre Art et technique avait pointé chez lui une tendance lourde qualifiée de « concentrationnaire » ou de totalitaire, critique que ses détracteurs reprennent aujourd’hui de façon quelque peu outrancière mais qui mérite d’être discutée, approfondie peut-être, tant elle est aussi un signe des temps, de l’esprit d’un temps, d’un Zeigeist qui a été aussi celui du siècle des totalitarismes.

 

Inutile de biaiser : oui, il y a une face sombre, une face funeste, peu glorieuse, longtemps refoulée, sciemment dissimulée de l’architecte au pseudonyme et au facies mulitiples. Dans les années louches, qui vont de 1910 à  1934, Le Corbusier, avant de travailler brièvement en URSS, a été fasciné par les régimes d’ordre, par les pleins pouvoirs que donnent aux chefs les régimes autoritaires, par la planification de ces grands travaux réalisés par le Duce ou par les splendides autostrades du Führer et l’on sait maintenant, ce n’est plus « une zone d’ombre »,  combien il a rêvé d’obtenir des commandes de leur part, combien il s’est compromis avec les milieux d’extrême droite et avec la Révolution Nationale avant de se tourner, grâce à l’amitié du résistant Claudius Petit, vers le Front Populaire.

 

L’architecte persuadé que le nouvel environnement créé par l’urbanisme et l’architecture allait pouvoir modeler un homme nouveau partageait bien des préjugés des hommes de son temps et son hygiénisme de citoyen Suisse et de protestant, son obsession de la propreté, son goût des corps vigoureux et du grand air, font penser à Pierre de Coubertin, ses propos eugénistes à son ami Alexis Carrel… mais avant de le charger de tout l’opprobre du monde, il faudrait d’abord éviter de tomber dans ce que Bergson appelait l’illusion rétrospective du vrai[14], c’est-à-dire éviter de projeter sur le passé l’avenir des événements dont nous, nous connaissons les suites ou les conséquences. Ainsi, pour nous qui venons après la shoah, les incrustations antisémites qui émaillent sa correspondance et qui reprennent des stéréotypes très courants dans la bourgeoisie des milieux horlogers de sa ville natale (La Chaux- de-Fonds) nous sont devenus particulièrement insupportables : Hitler a déshonoré l’antisémitisme,disait Bernanos, il l’a surtout rendu criminel et, chez nous, passible des tribunaux. Mais il faudra attendre plus d'un demi-siècle avant que des architectes[1] prennent la mesure de la Shoah, de l'événement qui a césuré notre histoire, une histoire devenue complexe, multiple, fragmentée... et qui leur interdit désormais de perpétrer l'idéal classique et moderniste d'une architecture composée, ordonnée, symétrique, unifiée,... dans laquelle l'homme était encore au centre.

 

Mais on est en 1940 ; dès janvier 41, Le Corbusier se précipite à Vichy et, toujours en quête de commandes, passe 18 mois à l’hôtel Carlton. L’écrasante majorité des Français est alors maréchaliste, beaucoup de bons esprits –les gens de  la revue Esprit justement qui travaillaient dans la mouvance d’Emmanuel Mounier- vont succomber à l’idéologie du redressement national et du retour à la terre, à la terre  qui ne ment pas. Ils seront présents aux journées d’Uriage  avant de passer rapidement de la droite à la gauche et  d’entrer en résistance.

 

Les sympathies coupables, les accointances détestables, les compromissions suspectes de Le Corbusier sont sans doute devenues indéfendables : mais le sont aussi l’instrumentalisation à laquelle elles donnent souvent lieu afin de discréditer une œuvre qui ne le mérite pas. Sans se soucier de consulter les habitants de la cité radieuse, par exemple, on la décrète froide et inhumaine. Cette architecture de béton et de verre, ennemie de la fantaisie et de la vie, ne célèbrerait et ne connaîtrait que le cordeau, la ligne droite et l’angle droit. Mais le tracé orthogonal qui serait manifestement « fasciste »[15] (la langue était elle aussi fasciste pour un certain Roland Barthes…) serait-elle l’apanage de ce seul architecte ? (le temple dorique, après tout, n’était-il pas lui aussi à la gloire de l’angle droit !). De toutes façons il serait impossible de séparer l’homme, à bien des égards « peu sympathique », de l’œuvre admirée sinon admirable. Sa doctrine, son anthropologie « contraignante, unidimensionnelle et normée », sa production littéraire dédiée à la seule autorité, sa production architecturale auraient une telle unité, une telle cohérence que rien ne pourrait être sauvé dans une œuvre aux relents fascisants ou carrément  « fascistes ». En somme on ne serait pas loin, dans les zonages d’un environnement quadrillé et concentrationnaire de ces édifices que ses détracteurs qualifient de clapiers ou de cages à lapin. A vrai dire on serait plus près, avec la Cité Radieuse, de ce prodige technologique qui était pour Dostoievski le modèle et le symbole prémonitoire d’une société d’enfermement et de surveillance reposant sur l’injonction de tous au bonheur : le très fameux Chrystal Palace en éléments préfabriqués de la première exposition universelle qui eu lieu à Londres en 1851, qui brûla en 1936 et qu’un milliardaire chinois va faire reconstruire. Avant Marx et Sloterdijk, le grand écrivain fut remplit d’effroi et eut un mouvement d’horreur devant ce qu’il perçut comme étant le présage d’un cauchemar climatisé, celui du consumérisme, et l’annonce d’un avenir particulièrement terrifiant. Cet avenir était « logique » sans doute mais pas très « humain » écrivait l’écrivain chrétien, persuadé que « le mal se cache en l’homme et qu’il n’est pas de société humaine où l’on puisse éviter le mal ».

 

Il n’y a pas de héros pour son valet de chambre, disait Hegel, non pas parce qu’il n’y a pas de héros mais parce que les valets de chambre sont des valets de chambre. Le mépris de classe mis à part, on peut se demander si Hegel, de façon prémonitoire, n’a pas stigmatisé ainsi ce qui constitue aujourd’hui une malheureuse dérive de la démocratie –tous petits, tous égaux, tous semblables, disait Nietzsche- Une telle dérive est devenue manifeste dans la façon insistante dont certains revisitent l’histoire, procèdent au grand nettoyage de notre roman national, font le procès de nos grands hommes, tentent de faire le vide dans notre Panthéon. Pas de statue à Poissy (Yvelines)[16] pour Charles Edouard Jeanneret, pas de reconnaissance pour Gauguin, le pédophile,  pas de statue Colbert pour le père du Code noir, pas d’hommage public à Saint Louis qui persécuta les juifs, pas de miséricorde pour l’Incorruptible comme pour les responsables du génocide vendéen… où s’arrêtera l’épuration fomentée par nos nouveaux inquisiteurs  ? Jalousie ou ressentiment à l’égard de la grandeur, ils n’ont d’yeux que pour les chancres, les mesquineries et les petitesses qui appartiennent aussi, généralement, aux « grands hommes » que l’histoire a consacré et qui ne sont sans doute pas des saints. Aristote n’a-t-il pas légitimé l’esclavage, Saint-Paul ne l’a-t-il pas excusé, la plupart des philosophes des Lumières n’ont-ils pas été indifférents au commerce triangulaire quand ils n’en ont pas profité ? Mais on ira jusqu’au bout et, -pour entrer soi-même dans l’histoire ?-, on ruinera la réputation de tous –Alain a été une des dernières victimes de ces procès expéditifs- et on ne republiera pas les œuvres, on les retirera des bibliothèques et on fera ainsi barrage à toute reconnaissance… Inutile d’épiloguer sur le sort que, en France, certains voudraient réserver au plus grand penseur de notre temps.

 

Bordeaux et Nantes nous avaient pourtant indiqué la voie à suivre : ces deux villes portuaires ont longtemps caché leur passé négrier ; aujourd’hui elles l’intègrent à leur histoire dans des musées qui documentent sans détour le sujet. N’est-ce pas ce que tous les historiens devraient faire ? Savoir le pire n’empêche pas nécessairement les exercices d’admiration même si, nous qui n’avons plus ni dieux ni héros, nous avons tant de difficultés avec la grandeur (magnitudo plutôt que quantitas), tant de mal à la reconnaître, à l’instituer et à la statufier…

 

Si « grandeur », ici, il y avait, ce serait justement au sens où Hegel l’entendait : un homme est grand non parce qu’il serait bon, humaniste, honorable…, il est grand « à l’insu de son plein gré », quand il a édifié des monuments plus durable que l’airain, quand il a joué un rôle déterminant dans l’histoire, dans une histoire dont il n’est que le héraut, le porte parole, le secrétaire, un « sujet » en somme au double sens de ce terme puisqu’il a à la fois l’audace du génie et qu’il est totalement assujetti… il peut prétendre ainsi à la grandeur quels que soient les propos de circonstance et les petites côtés, les travers ou même les turpitudes dont témoignent les confidences recueillies par son valet de chambre…

 

On pourra toujours, sans doute, soupçonner l’architecte de trahison, de duplicité, d’inconsistance quand, après la guerre, comme pour faire oublier les compromissions droitières de sa jeunesse, après s’être rallié au front populaire, il s’est tourné vers les autorités en charge de la reconstruction et, est devenu l’ami de Claudius Petit, ministre de la Reconstruction et de l’Urbanisme.   Et pourtant il s’est mis alors à la tâche de construire la maison des hommes avec une totale bonne foi et autant de conscience et de conviction profonde qu’il avait mis pour construire des ouvrages plus prestigieux. Et cela pour la bonne raison que l’architecture tel qu’il l’entendait, avait un caractère éminemment social qui remettait justement en cause l’ordre bourgeois du monde.

 

Déjà dans la cité d’utopie voyant monter en son temps l’atomisme individualiste, ce mal radical qui interdit toute politie, Thomas More avait pris pour modèle de sa cité idéale la vie communautaire du monastère bénédictin : porte sans serrures, communauté des biens, proscription de l’argent[17]… Le Corbusier prit, lui, pour référence et source d’inspiration la Chartreuse de Galluzzo, sise dans le « pays musical » de la Toscane, Chartreuse qu’il visita par deux fois au début du siècle (1907-1911).  La configuration des logements des moines et la façon dont ils s’articulent à la vie collective lui servirent d’exemple quand il dessina l’unité d’habitation de Marseille. Il s’y référera encore tout naturellement quand, au faîte de sa carrière, il construisit le monastère dominicain de la Tourette.

 

Souvenons-nous également que les premiers urbanistes ont été les premiers « socialistes » du XIXe siècle (Fourier[18], Cabet, Considérant, Owen, Proudhon) et que les architectes les plus radicalement novateurs et révolutionnaires ont été les constructivistes soviétiques pendant la courte période qui a précédé l’avènement de Staline. En dessinant les plans de la cité nouvelle, l’architecte savait l'incapacité du libéralisme à penser le vivre ensemble dans l'espace commun et il avait alors le sentiment d’écrire l’histoire et de porter témoignage de la montée de ce qu’on appelait alors les « masses ». Sur ce modèle Le Corbusier entend construire “ la maison des hommes ” et non des “ boîtes à loyer ” ou ces « taudis neufs » qui hier côtoyaient les palais et les châteaux, réservés aux élites[19]. Mais pour ce faire il a besoin de “ la participation de tous ” ou, au besoin, d’une planification autoritaire qui implique remembrement et “ mobilisation totale » du sol…

 

On oublie trop souvent que les quelques réalisations en France de l’architecte (Marseille, Rézé‑les‑Nantes, Firminy, Briey‑la‑Forêt…) sont des réalisations partielles qui se sont heurtées à une opposition résolue et qu’à Marseille, par exemple, le plan corbuséen avait une ampleur considérable, que la cité du « fada » n’est qu’une sorte de butte témoin car elle faisait partie du « caractère destructeur » d’un « plan » qui prévoyait, sur la table rase d’un paysage raboté,  la construction de multiples unités d’habitation, ville dans la ville prenant la place de tous les foyers d'infection d'une urbanité lépreuse. L’accusation de « concentrationnaire » reprise aujourd’hui avec outrance par quelques critiques, n’est pas absolument inappropriée mais, le goût de la table rase et du plan était, hélas, un trait d’époque partagé par bien des régimes. Le calcul ou la computation (Berechnung) triomphait alors plutôt en Amérique, tandis que la planification (Planung) était le fait du bolchevisme et que la discipline ou l’élevage (Züchtung) était celui du nazisme, mais c’était là les trois modalités d’un même projet appartenant à l’ère du Gestell[20]qui est celle de la technique : visée inconditionnée de la technicisation poussée à fond de l’étant en totalité, technicisation qui est devenue le visage même de notre monde. La notion de pouvoir était alors déjà passée du domaine épuisé du politique à celui de l’efficience technique déployée aujourd’hui tout azimuth. Et l’architecture était pour Le Corbusier une comparution, une célébration de la puissance, il avait lu Nietzsche et savait que la volonté de puissance est d’abord une volonté de maîtrise, d’organisation, de calcul et d’ordre. Il s’agit sans doute pour lui de travailler au « bonheur des hommes » et de retrouver « les conditions de nature » mais à côté de cet aspect bucolique, héritage du XVIIIe siècle, nous avons montré que s’était développée chez lui une dimension plus secrète par laquelle il correspond plus intimement à l’essence propre des temps modernes. Il s’agit ici moins de sa bonne volonté que de volonté tout court, moins du bonheur des hommes que de la manifestation du pouvoir, car comme le dit Schopenhauer, “ la bonne volonté est tout en morale, dans l’art elle n’est rien ; ici, comme l’indique le nom même de l’art (Kunst), ce qui compte c’est le pouvoir (können) ”, c’est l'effectivité (wirken) telle qu'elle s'exprime dans l'oeuvre (Werke).

 

Pour reprendre les mots de l’architecte, c’est la notion de bonheur qu’il faut “ changer ” et “ dégager ”. “ Le bonheur, dit Le Corbusier, est dans la faculté créatrice, dans l’activité aussi élevée que possible. ” Le bonheur c’est l’ivresse de la puissance que l’être vivant éprouve en découvrant et en engendrant l’espace dans son activité. “ Prendre possession de l’espace est le geste premier des vivants, des hommes et des bêtes, des plantes et des nuages, manifestation fondamentale d’équilibre et de durée pour nous les spacieux qui habitons les lieux institués par les œuvres que nous édifions. La preuve première d’existence c’est d’occuper l’espace et l’espace advient par le ménagement des lieux. ” Espace, marque de ma puissance, disait Lagneau, “ puissance de se donner du champ, de se donner carrière ” dans les trois dimensions, le déplacement de l'observateur, ajoutant, dit Henri Gaudin, une quatrième dimension aux trois dimensions euclidiennnes .... Et, qu’est‑ce qu’un architecte sinon un créateur d’espace, celui qui donne stature à l’œuvre monumentale qui vous appelle, qui vous arrête, qui vous frappe de stupeur, qui vous laisse muet sans pourtant vous anéantir puisqu’au contraire elle vous rend « agissant ”. L’architecture, “ musique de l’espace ” (Schelling), “ musique pétrifiée ” (Goethe), se respire, s'inhale, “ se marche, se parcourt ”, toujours liée à des formes harmoniques et acoustiques, elle résonne et réveille en nous “ le respect sacré ” ; on en éprouve la masse, gravide, pesanteur attirée vers la terre, et en même temps la force des volumes, vainqueurs, debout, tenant tête à l'attraction de la pesanteur. “ L’art, dit Le Corbusier, est inséparable de l’être, véritable puissance indissoluble d’élévation apte à donner le bonheur ” ; et l’architecture, elle surtout, met en jeu une volonté dominatrice, totale, entière. Mais ici, écoutons plutôt Nietzsche pour lequel l’architecture, conformément à ce que disait son maître Schopenhauer, est avant tout une célébration de la puissance qui a peu de chose à voir avec la fonction stricte, utilitaire traditionnellement dévolue à la maison et aujourd'hui aux immeubles collectifs, aux tours gigantesques, aux iles artificielles qui, semble-t-il, sont surtout affaire d'ingénierie et de management.

 

Nietzsche semble, par avance, répondre magistralement aux objections que l’on a pu faire à l’architecte (adorateur de l’autorité et fanatique de l’ordre en tous les sens du terme…) en se nourrissant d’elles. Chez l’architecte, “ c’est le grand acte de volonté, la volonté qui déplace les montagnes, l’ivresse de la grande volonté qui a le désir de l’art. Les hommes les plus puissants ont toujours inspiré les architectes ; l’architecte fut sans cesse sous la suggestion de la puissance. Dans l’édifice, la fierté, la victoire sur la lourdeur, la volonté de puissance doivent toujours être rendues visibles l’architecture est une sorte d’éloquence du pouvoir par les formes tantôt convaincantes et même caressantes, tantôt donnant seulement des ordres. Le plus haut sentiment de puissance et de sûreté trouve son expression dans ce qui est de grand style. La puissance qui n’a plus besoin de démonstration, qui dédaigne de plaire ; qui répond difficilement ; qui ne sent pas de témoin autour de soi ; qui, sans en avoir conscience, vit des objections qu’on fait contre elle ; qui repose en elle-même, fataliste, une loi parmi les lois : c’est là ce qui parle de soi en grand style ”[21].

 

Après l’éclipse du XIXe siècle, pour la première fois depuis le temps du Baroque, l’architecture possède un style, et l’architecte, dominateur, à nouveau commande, retrouve le contrôle et l’autorité. Architecture ou urbanisme cela veut dire “ mettre en ordre ” avec une volonté “ romaine, simple, catégorique, brutale ”. “ Le plan est le générateur ”, “ rien ne tient devant les plans ”, base primordiale du rythme dominateur qui tient les hommes. Ce sont précisément ces plans qui manquent encore aux gratte‑ciel de Manhattan, et qui en font une catastrophe (mais une grande et belle catastrophe, “ une catastrophe féerique ”). À cela, Le Corbusier oppose les gratte‑ciel qu’il qualifie de “ cartésiens ” et qui seront comme “ un corps serein, fort, aéré, en ordre ”. Est-elle seulement anecdotique cette référence à celui qui fit lui aussi table rase et ne s’en tint qu’à sa méthode ? Descartes lui‑même s’était référé, pour expliquer sa méthode, à des schèmes techniques, et notamment à l’architecture. “ Ainsi voit‑on que les bâtiments qu’un seul architecte a entrepris et achevés ont coutume d’être plus beaux et mieux ordonnés que ceux que plusieurs ont tâché de raccommoder, en faisant servir de vieilles murailles qui avaient été bâties à d’autres fins. Ainsi ces anciennes cités qui, n’ayant été au commencement que des bourgades, sont devenues par succession de temps, de grandes villes, sont ordinairement si mal compassées, au prix de ces places régulières qu’un ingénieur trace à sa fantaisie dans une plaine, qu’encore que, considérant leurs édifices chacun à part, on y trouve souvent autant ou plus d’art qu’en ceux des autres, toutefois, à voir comme ils sont arrangés, ici un grand, là un petit, et comme ils rendent les rues courbées et inégales, on dirait que c’est plutôt la fortune que la volonté de quelques hommes usant de raison qui les a ainsi disposés ”. Passage célèbre du “ Discours de la méthode ”, de cette méthode avec laquelle, dit Valéry, “ la volonté de puissance envahit son homme ” car la science, dira Heidegger, n’est rien d’autre que méthode. C’est animé de la même volonté, de la même “ violence organisatrice de premier rang ”, que Le Corbusier s’oppose aux esprits étroits qui lui reprochent la droiture de ses tracés : “ On ne crée pas des droites délibérément ; on aboutit à la droite lorsqu’on est assez fort, assez ferme, assez armé pour vouloir et pouvoir tracer des droites. ”

 

Avec la science qui “ nous a donné une grande puissance créatrice ” avec les techniques qui “ ont élargi le champ de la poésie ” “ l’homme se redresse comme un géant ” et foisonnent sur la planète les signes les plus hauts et les plus justes résultats de l’art qui sont autant de poèmes du monde. Mais Le Corbusier a su transformer en moyen d’expression architecturale les pouvoirs que lui donnait la technique et son amour de la nature, son sens des rythmes cosmiques, sa formation artisanale, l’ont toutefois préservé de toute démesure.

 

“ La journée solaire n’a que 24 heures ”, c’est elle qui donne la mesure du temps, c’est elle qui condamne le désordre et le gaspillage contemporains. Il faut rétablir “ les conditions de nature ”, et les matériaux de l’architecture, aime‑t‑il aussi répéter, sont le soleil, l’espace, la verdure, le ciment, “ dans cet ordre hiérarchique et indissoluble ”. Il n’en fallait pas plus pour que des esprits malveillants dénoncent l’héliocentrisme et l’obsession solaire de Le Corbusier comme le signe manifeste de la présence chez lui d’une idéologie fascisante… Et il est vrai que de la cité du soleil de Campanella à la cité radieuse de Le Corbusier en passant par les salines d’Arc et Sénans de Nicolas Ledoux dans lequel le grand oculus de la maison du directeur dirigé, comme le panoptique de Bentham, vers l’hémicycle des maisons ouvrière, on peut sans doute repérer la permanence d’un même modèle solaire auquel appartiennent aussi, il est vrai, le kuklos du klan et la svastika qui n’ont pourtant pas plus à voir avec la cité radieuse que l’acte d’habiter et l’usage du monde qu’elle suppose, ne l’ont avec le Blut und Boden… On peut voir aussi un fil rouge qui court de la cité rigoureusement normée de Hippodamos de Millet, l’inventeur grec de l’urbanisme (le plan en damier de Chandigarh s’y réfère encore), à l’île d’utopie de Thomas More et à l’utopie solaire corbusienne qui pensait de façon très lamarckienne pouvoir transformer l’homme en modifiant son milieu. Nous avons appris à nos dépens à nous méfier de ces  rêves de sociétés bonnes qui n’ont jamais enfanté que des monstres… Mais on trouve justement chez Le Corbusier quelque chose qui vient contrer et rééquilibrer cet héliotropisme et qui fait penser au tragique solaire de la Méditerranée et à la pensée de midi d’Albert Camus. Il y a chez Camus un lien étroit entre le vertige que peut donner l’obsession solaire (dans L’étranger, l’extase solaire de Meursault coïncide avec le moment de son crime) et le sens grec de la mesure.  C’est le même sens de la juste mesure qui a permis peut-être à Le Corbusier de résister aux excès totalitaires et aux dérives d’un siècle de démesure. Démangé par l’infini, ce siècle, cet homme qui rêvait de s’auto-produire, de s’auto-fonder, voulaient abolir toutes limites, ces limites pourtant nourrissantes et nourricières (tréphein), si bien c’est sur un désert qu’il a achevé son empire[22].

 

Donner une mesure à l’habitat humain, ainsi pourrait-on exprimer le projet le plus propre de l’architecte pour lequel il y a d’humanité véritable que dans le remerciement. Il n’est pas, comme tant d’autres, formé “ loin du poids des matériaux et des résistances de la matière ”. Il a l’architecture dans les bras, il aime les belles matières marquées par l’esprit du lieu qu’il n’hésite pas à employer pour moduler régionalement le style général d’époque et c’est pourquoi aussi il se méfie des plans en vol d’oiseau : l’architecture est faite pour être vue d’une perspective piétonnière, à 1,70 m du sol et pour être corporellement expérimenté dans l’optique d’un vivre ensemble ; vanité des plans du grand siècle, vanité de cette architecture qui tend à n’être plus qu’une façade, comme si le moi pouvait être le maître dans sa propre maison (Freud), alors qu’elle doit se développer à partir du foyer, de la cellule d’habitation, en suivant un rythme biologique, de l’intérieur vers l’extérieur«, mais tout le monde s’est attardé sur l’extérieur du premier pavillon construit "sans prendre la peine de regarder l’intérieur », sans prendre en compte aussi la circulation entre le dehors et le dedans. “ Les unités d’habitation de grandeur conforme ” dans lesquelles l’organisation collective confirme la liberté individuelle, composent entre elles pourtant, composent avec le paysage et ainsi le révèlent, en “ divulguant les assises géologiques", à la façon dont le Parthénon "tient tête à tout le paysage". Pas de grande architecture sans cette composition  qui ménage les espaces, les coupes, les écarts, les silences entre les choses, entre les pleins et les vides comme le fit encore Piano et Rogers en créant une tension harmonique entre la place qui créé le vide et la machine ou l'usine sans complaisance du centre Pompidou devenu le monument le plus intelligent et le plus vivant de la Capitale  “ Poésie sur Alger ”, c’est le titre d’un des grands plans d’urbanisation de Le Corbusier qui faisait pourtant partie de ces 24 grattes ciel de 60 étages qui, à Barcelone, à Buenos-Aires ou à Sao-Paulo devaient être édifiés en faisant table rase de tout le patrimoine historique mais qui témoignait néanmoins de l'intelligence des choses, de celle qui respecte leur respiration et l'articulation souveraine qui les rend éloquentes ou parlantes.

 

Le côté terrestre, disons aristotélicien, de Le Corbusier est particulièrement perceptible, lorsqu’avec le “ Modulor ” (mot valise, crase, mélange du mot module et nombre d’or), dans lequel il explique son système de proportion, il côtoie les spéculations sur les nombres de la tradition pythagoréo‑platonicienne, retrouve le canon des proportions et les règles de l'harmonie et de la beauté que l'académie florentine marquée par le néo-platonisme entendait enseigner. Il sent bien, devant “ ces mesures d’homme qui sont aussi des mesures d’ange ” le vertige de la spéculation. Le goût de la proportion mène toujours insensiblement à “ la divine proportion ” : “ Derrière le mur, les dieux jouent ; ce sont les nombres constituants de l’univers ”. Mais il se défie de ces ensorcellements, ce qu’il veut c’est garder au corps son fondement secret, accorder la stature humaine et la mathématique, retrouvant ainsi, par-delà le mètre, “ chiffrage sans corporalité ” le pied, la coudée, la brasse, le stade. L’architecture soutenue par une forme et universelle géométrie, doit rester chose charnelle. “ Je suis un homme du bâtiment… je suis un bâtisseur de maisons et de palais pour des hommes sur terre, avec des matériaux terrestres, déclare‑t‑il. Je suis assez artiste pour sentir qu’il y a des prolongements à toute chose mathématique, mais je m’arrête au seuil des métaphysiques et du symbolisme ”. L’architecture est une mathématique, mais “ une mathématique sensible ”. On peut la justifier après coup par des mesures, mais la mesure primordiale est celle “ que l’on tient dans ses mains, entre ses bras écartés, que l’on apprécie de l’œil ”, immédiatement, puisque, comme disait Alberti, “ tous les hommes, tant ignorants que bien entendus, sentent incontinent, par instinct de nature, s’il y a rien de bon ou de mauvais en tous artifices ”. C’est sans doute, cette union intime et paradoxale, en un même homme, de la rigueur d’une technique parfaitement maîtrisée, et d’un sens plastique inné, d’une imagination débordante, qui fait le génie singulier de Le Corbusier.

 

Il est possible maintenant, d’essayer d’inventorier le répertoire du vocabulaire plastique de Le Corbusier. Il est même possible de l’épeler systématiquement, de le déduire, comme le déploiement rigoureux et impeccable des possibilités formelles impliquées dans les matières et dans les techniques nouvelles.

 

“ Au début ils voyaient sans voir, ils écoutaient sans entendre et pareils aux formes des songes, ils vivaient leur longue existence dans le désordre et la confusion. Ils ignoraient les maisons de briques ensoleillées, ils vivaient sous terre comme les fourmis agiles au fond des grottes closes au soleil. ” Mais, continue Eschyle, Prométhée survint et il apporta aux hommes le feu du ciel, le don de la lumière.

C’est cette aspiration native de l’Homme à la lumière, que l’architecture moderne va accomplir jusqu’à exalter au soleil toute son existence diurne. Les matériaux engendrent leur forme, commandent la naissance du plan lui‑même et une nouvelle « poétique de l’espace » analogue à celle de Bachelard qui habitait sa langue pour, du dedans de la maison et de la cave au grenier, habiter l’immensité du monde. Grâce à la résistance formidable du béton, à ces fortes membrures et cette élévation en hauteur des nouvelles “ unités d’habitation ”, l’immensité est là aussi car le sol est dégagé et laissé à la verdure et les grands espacements excluent la promiscuité et “ les rues corridors ”. La hauteur signe de dégénérescence ? Affirmation de puissance plutôt. “ Quand les cathédrales étaient blanches, on ne pensait pas que la hauteur était le signe d’une dégénérescence de l’esprit. ” Que les tours et les barres (bien postérieures à la mort de l’architecte), que les nouveaux blocs erratiques et sans visage de nos banlieues ne nous servent pas de modèles ! Ces hauteurs, d’ailleurs, qui nous donnent “ une sensation d’espace, d’étendue, de liberté ”, doivent garder la mesure ; “ j’ai cherché patiemment, nous dit Le Corbusier, la hauteur d’un immeuble d’habitation qui puisse prétendre à rester humaine ”. La séparation de la fonction portante et du mur, c’est‑à‑dire l’ossature indépendante, rend possible “ la façade libre ”, la fenêtre en longueur, l’utilisation systématique du pan de verre qui livre entièrement au soleil toute la façade[23]. “ Le soleil est au cœur de la maison, l’air circule ”. Il n’est pas jusqu’au toit qui ne soit transformé en terrasse, en jardin, en solarium. Sur la terrasse en cuvette, les eaux s’écoulent vers l’intérieur. Aussi, le bord du bâtiment, le haut de la façade sera désormais franc, net, tranchant, horizontal, ligne aiguë et pure coupant à vif sur le ciel. Mais avant tout, cette conquête esthétique trouve son sens dans l’utilisation des pilotis qui, plus qu’à une nécessité pratique (libérer le sol, éviter l’humidité), répondent à une exigence plastique c’est “ le moyen merveilleux de porter en l’air, en vue totale de ses quatre contours, le lieu des rapports, le lieu de toute mesure ”. Appuyés sur le sol, les immeubles sont de “ grands diamants secs et durs, étincelants, vainqueurs ”.

 

Impossible de séparer dans son œuvre la composante fonctionnelle de la composante purement esthétique et l’’esth-éthique de l’architecture moderne implique en effet, nous l’avons vu, une éthique. En elle il y va de la dignité, du maintien et de la tenue de l’homme sur cette terre. L’architecte de lumière pourfend en tous lieux la dissimulation ; il n’a avec les choses qu’un rapport frontal, franc, direct, sans détour. Jamais on n’avait vu une telle haine du masque et du décor, des ors, des laqués, des brocards. L’industrie a soufflé sur ces futilités, “ nous avons pris le goût de l’air libre et de la pleine lumière ”. Notre “ âge d’acier ” appelle une “ éthique à angle droit ”, un homme carré de corps et d’âme qui connaisse une santé fondamentale. Plus d’ornements, plus de vêtures, plus d’imitation, plus de fonctions camouflées, mais, le béton loyal, brut de décoffrage, rugueux, le simple jeu des éléments architecturaux, la lumière et l’ombre, le mur et l’espace, la force nue de la structure et toute chose ouverte, déclarée, avouée. “ L’architecture est le jeu correct, savant et magnifique des formes sous la lumière ”, telle avait été sa première phrase sur l’architecture (sans référence aucune à l’habitation) ; la thèse de la cité radieuse était pourtant déjà là, impliquée, latente. Après des recherches patientes et une bataille acharnée, l’unité d’habitation de Marseille a fini par se dresser, noble, radieuse (c’est‑à‑dire d’abord ouverte aux rayons du soleil), d’une sobriété dorique, d’une grâce virile, solidement arrimés sur des pilotis puissamment rythmés. Comme l’avait annoncé Théophile Gautier, c’est “ une architecture entièrement nouvelle, sortant de son époque (grâce à l’utilisation) des nouvelles méthodes créées par l’industrie ” (le béton armé et le fer conduisant à des formes spécifiques) qui est venue au jour. C’est, l’ornement vaincu, le seul et “ vrai jeu de l’acier et du ciment ” et le refus total du mensonge. Il n’est pas jusqu’aux machines que l’on ne montre, comme à Berlin où, derrière les parois de verre, l’on pressent les moteurs des chaufferies beugler “ comme des taureaux d’or ” (Cendrars), dans une nudité absolue. Bientôt, comme l’annonçait l’architecte Adolf Loos, les rues des villes resplendiront comme des murs tout blancs. La cité du XXe siècle sera éblouissante et nue, comme Sion, la ville sainte, la capitale du ciel.

 

Cette nudité absolue est en même temps profondément rythmée grâce à l’emploi, par exemple, du “ brise-soleil ”, de la peinture et de la sculpture qui sortent renouvelées de leur intégration dans le domaine bâti. La couleur, pour ne parler que d’elle, exalte le soleil tout en “ qualifiant et en classant les fonctions organiques de l’architecture qui sont la structure, l’opacité des murs, la transparence des baies, les circulations (horizontales et verticales) ”. Toujours la vie veut la couleur qui la porte à la surface dans un désir de paraître et de se montrer. La couleur, c’est “ le sang du corps qui circule à beaux battements ”, elle est rendue à l’élémentaire, et, la polychromie architecturale renouant avec une tradition perdue retrouve jusqu’à l’alliance archaïque de l’étendue et de la couleur, de la rigueur géométrique et de la qualité perceptive. Archaïques, primitifs, barbares, ces prismes taillés comme des diamants, ces matières vigoureuses et ces couleurs mis au service de la fanfare solaire ? Il n’y a pas en tout cas à se tromper, il s’agit d’une ville et en même temps d’un homme, robustes, debout qui cherchent moins le charme que la force, à faire montre moins de bon goût que de grand style.

Il est un symbole qui n’a cessé de fasciner et de posséder la pensée de Le Corbusier, et de germer, et de prendre forme dans ses profondeurs, et qui maintenant, face à l’Himalaya, domine la ville de Chandigarh, capitale du Pendjab : la main ouverte. Nous y voyons le symbole de ses recherches et de ses obsessions, celui qui « exhibe le geste architectural à l’état pur », dit Benoit Goetz. “ Pleine main j’ai reçu. Pleine main je donne ”, disait‑il dans Le poème de l’angle droit  avec la gratitude de celui qui a entrevu l’amplitude inouï du don, du don du temps qui lui a été fait. Sur ce symbole, magnifique résumé de ce qu’est être un homme, écoutons une autre voix : “ La main ne fait pas que saisir et attraper, ne fait pas que serrer et pousser. La main offre et reçoit, et non seulement des choses, car elle‑même, elle s’offre et se reçoit dans l’autre. La main porte, la main garde. La main trace des signes, elle montre, probablement parce que l’homme est un monstre (ein Zeichen)… Chaque mouvement de la main est porté dans l’élément de la pensée ”. Ici, elle est simplement ouverte “ pour indiquer symboliquement la direction du vent ”. Pensée, symbole, elle montre, elle signifie l’accueil et l’acceptation, dans l’humilité, de notre partage propre ou de notre destin.

 

Aujourd’hui, “ le vent change ”, et ce vent nouveau, ce destin que nomme si souvent Le Corbusier, c’est la technique qui nous l’apporte, la technique qui nous a modifiés de fond en comble et qui est désormais un destin planétaire ; elle n’est pas le fait de l’homme même si elle fait corps avec son indétermination : démuni de tout, aporos, il est devenu par la même inventif, riche en expédients pantaporos, disait déjà Sophocle et, avec la modernité, la technique, libérée de toute entrave, est devenue puissance auto-fondatrice illimitée ne rencontrant plus dans la nature que les effets de sa propre productivité.  Aussi il n’est pas possible, s’il le fallait, de la contenir ou de la subordonner à des fins humaines car c’est elle plus que jamais qui nous gouverne, nous régit et nous réduit à l’obéissance. Sa fin n’est pas, ne peut pas devenir le bonheur, sa fin est la puissance, la technique se veut elle‑même, elle n’est pas un moyen mais est elle‑même sa propre fin, volonté de volonté...

 

Ils construiront des maisons et ils les habiteront. Ainsi s’est accomplie la prophétie messianique mais la nouvelle Sion avec ses bâtiments de proue aura été bâtie parce que d’abord auront déjà été habités les lieux, aura été  accueilli ce qui advient : la guise, l’envoi ou le destin[24] de cette époque de l’être qui est la nôtre, ce qui nous est échu, notre chance et probablement notre chute sans retour, notre échéance et peut-être notre déchéance, une déchéance en tout cas qui ne prendrait forme de fatalité que si elle n’était pas reconnue  en sa provenance et reçue comme le don d’une donation.

Engagée au plus vif “ du violent aujourd’hui ”, “ du profond aujourd’hui ”, vigie risquée aux avant‑postes, connaissant “ les immenses inquiétudes du destin ”, l’œuvre de Le Corbusier représente sans doute une des plus audacieuses percées de ce temps. Totalement exposée à la manifestation la plus haute de l’esprit des temps modernes, elle représente une des tentatives les plus extrêmes pour se conformer à l’essence de la technique, elle nous aide à traverser la modernité, dans son éclatante grandeur, dans son éclatante détresse. Dans notre désir d’habiter Sion, la ville nouvelle, comment ne pas nous émouvoir et nous prendre à tenir à notre temps jusqu’à sceller avec lui un accord infrangible ?

 

CODA

 

Plus d’un demi-siècle après la mort de l’architecte quel regard porter sur l’œuvre qu’il nous a laissée ? La patrimonialiser, la classer, comme on l’a fait, au patrimoine mondial de l’humanité est-ce la meilleure façon de la reconnaître ? Ne serait-elle qu’une pierre blanche laissée sur le long chemin de l’histoire de l’architecture ? En la muséifiant ne lui ôte-t-on pas la seule fonction qui la rendait hier vivante[25] ? Sur ce point deux remarques simplement :

 

1- Les temps nouveaux dont parlait Le Corbusier nous ne sommes pas prêts d’en voir la fin mais l’expansion infinie de la technique à laquelle nous assistons doit prendre visage, doit être schématisée, modulée, segmentée en périodes, en époques, en jalons des moments capitaux de l’histoire de l’Occident. Chaque époque fait suspens (c’est le sens du mot épochè en grec) jusqu’à  ce que la saison soit venue, pour le vrai, de percer à nouveau… Ce qui vient au premier plan avec Le Corbusier c’est la technique en tant qu’elle est production –production sociale de l’existence disait Marx- Cette figure dominatrice et toute puissante n’est-ce pas ce qui est célébrée dans son art ?

 

Cette figure de la technique se distingue ainsi de la technè grecque toujours subordonnée à la phusis et qui, dans le monde grec, aux antipodes de notre infinité techno-logique, ne disposant que d’instruments aux capacités limitées, ne connut jamais de grands développements. La phusis quand elle ne se porte pas d’emblée à l’achèvement, à cette dimension de l’être en tant qu’être que disent les mots kalon (beau) ou agathon (bon) alors la technè peut, comme un complément, en parachever la venue.

 

Mais nous sommes entrés dans une troisième configuration où il ne s’agit plus de dominer ou d’exploiter la matière mais de mener des opérations et des jeux où elle se combine d’elle-même à elle-même si bien que nous fantasmons l’autoproduction d’une intelligence artificielle. Avec cet âge que J. L. Nancy appelle celui de la combinatoire, la puissance du rationnel atteint des sommets. Cette effectivité autonome d’interactions c’est ce qui fait la stupéfiante actualité des réseaux, de la réticulation indéfinie des énergies, vitesses, efficiences, informations… de ce retis qui, en latin, dit l’entrelacement des fils dans une pièce de tissu. Déjà sous le second Empire les Saint-Simoniens, évacuant la question sociale et politique, imaginaient réaliser grâce aux grands réseaux ferroviaires et télégraphiques, la communauté ou l’association universelle[26] et, dans ses plans d’urbanisme, Le Corbusier commence lui aussi par séparer et libérer les réseaux routiers pour les rendre autonomes. C’est désormais la voiture automobile qui est déjà devenue l’objet technique autour duquel va s’organiser toute la vie collective à travers conurbations, hyper-connexions, ronds-points, parkings, grandes surfaces…. A mesure que se retire la perspective d’une fin substantielle (communauté, homme total etc…) s’affirme toujours plus la vérité la plus implacable du nihilisme : rien ne mène plus rien dans une société de compétition. Dans un monde de la technique devenue autonome, moyens et fins ne cessent de renvoyer les uns aux autres sans plus jamais s’ouvrir véritablement à l’exister.

 

Avec Turing et Newman c’est le réseau électrique qui va, avec l’informatique, devenir dominant et provoquer la grande disruption qui ne cesse de relancer interminablement la puissance productrice aussi  bien que destructrice, celle que nous connaissons aujourd’hui. L’informatique a ouvert une capacité d’expression qui n’existait pas auparavant et une démocratisation inouïe de la prise de parole. Mais l’informatique, le mot l’indique, c’est aussi la mise en forme et le formatage algorithmique que contrôlent et exploitent les plateformes et la possibilité offerte au pouvoir autoritaire de capter entièrement la médiation[27].

 

Le totalitarisme à l’égard duquel l’architecte a éprouvé quelques penchants n’est pas une forme particulière de gouvernement mais plutôt la conséquence de la domination inconditionnelle de la technique, disait Heidegger : la façon dont la Chine a réussi, avec la révolution numérique qui porte à sa plus haute puissance les possibilités terrifiantes (deinotera) de la technique,  à connecter, pour la contrôler, son immense population en dit long sur l’avenir de notre monde. La plus grande idéologie égalitariste que l’humanité ait connue a été remplacée par la technologie de la communication, par l’empire absolu du management en mettant aux commandes (kubernêsis) une science technicisée. Des lanceurs d’alerte ont révélé au monde l’espionnage généralisé qui était déjà le fait de la NSA ; demain le plus puissant pays du monde sera un pays totalitaire et son hégémonie sera, elle, planétaire. Reconnaissons au moins au grand bâtisseur un don de bonne vue : c’est bien une constellation nouvelle qu’il a vu monter dans notre ciel. Elle ne cessera de le sidérer et d’en faire ce qui sera de plus en plus le monde de la technique. Il continuera à nous offrir comme le « négatif photographique » de l’événement, la seule trace que nous ayons, malgré sa noirceur, du visage, de la guise ou de l’envoi de cette époque de l’être qui est la nôtre.

 

2- L’architecture est la seule maîtresse des lieux, l’objet suprême de l’activité créatrice  (W. Gropius), et elle était pour Le Corbusier une religion et à certains égards, une religion du salut. Quand la religion chrétienne,  l’esprit d’un monde sans esprit, disait Marx, est devenue « chose du passé », quand la religion est venue à manquer,[28], quand elle a cessé d'annuler la mort, quand la foi l'a quittée, c’est l’architecture qui a sauvéces espaces sacrés maintenant désertés et c’est l’art qui les parcourt aujourd’hui, mais tout autrement, en sauvant l'essence de la religion moribonde. Les espaces réservés aux dominicains de la Tourette, espaces maintenant désaffectés sont aujourd’hui les lieux même de l’art. Il en va de même pour la salle haute de l’église Saint Pierre de Firminy : elle est maintenant une annexe du musée d’art moderne de Saint Etienne. Le toit terrasse de la cité radieuse de Marseille se visite, lui aussi, mais il n’y a plus là, ni théâtre, ni gymnase… mais un  espace culturel, un espace touristique, un espace muséal (reconversion du gymnase), un lieu d’exposition et de concert. Tout se passe comme si l’art architectural s’était fait l’hôte de l’art, comme si, par opposition à la trinité hégélienne  qui, après la religion, faisait de la philosophie (la science des sciences et de la totalité du sens) la relève et le point culminant de l’esprit absolu, c’était aujourd’hui l’art qui, rebelle à toute connaissance, à toute signification assignable, à toute finalité, se célébrait lui-même et pouvait vivre et jouir indéfiniment de soi. Au terme de ce que Hegel avait conçu comme  la longue odyssée par lequel  l’esprit s'acheminait à la conscience de soi, c'est encore par la grâce de l'art, de son incomplétude, de son ambigüité, de sa finitude, de sa faillibilité (intotalisable il n'aura jamais fini de s'interpréter) que place sera encore laissée à notre seul désir.

 


[1] Voll Verdienst, doch dichterisch wohnet / Der Mensch auf dieser Erde. Riche en mérite, c’est poétiquement pourtant /Que l’homme habite sur cette terre. En bleu adorable.

[2] Comme le dit Aristote au 6e livre de l’Ethique à Nicomaque. Le mot grec aléthéia dit mieux que le mot latin veritas avec ses valeurs de clôture, de certitude et de sécurité, le risque de l’ouverture, la plénitude épiphanique de la manifestation, l’avènement  de la chose même.  Le langage, le logos avec ses catégories est, dit Aristote, apophantique (déclaratif, révélateur, apo-phaïno, c’est briller,  clarifier, montrer..) et la proposition ou le discours peuvent être vrais ou faux. Mais la technè elle aussi, avant d’être un faire, un produire, un fabriquer, s’inscrit dans l’horizon d’un monde et est déterminée par l’alèthéia. Si elle ne peut pas vraiment être dite « fausse », cela ne veut pas dire qu’elle soit sans risque, car elle peut tout manquer dans l’effondrement. N’y a-t-il pas des édifices, par exemple,  qui  ne disent rien et sont totalement muets ?

[3] Von Ursprung des Kunstwerkes, (Ur-sprung, springen c’est sauter, jaillir, Ur dit l’originarité) in Chemins qui ne mènent nulle part, Gall.

[4] Allusion au premier stasimon de l’Antigone de Sophocle dans lequel l’éloge du génie humain alterne avec la condamnation, par le chœur, de son audace : πολλὰ τὰ δεινὰ κοὐδὲν ἀνθρώπου δεινότερον πέλει (des choses terribles beaucoup mais rien de plus terrible que l’homme). Deinon est un terme énigmatique puisqu’il signifie à la foi admirable, merveilleux, étrange, étonnant, stupéfiant, redoutable, terrible, effroyable, monstrueux… adjectifs se rapportant à l’homme et à ses μηχανόεν τέχνας, à ses réalisations techniques ou à ses "ingénieuses ressources" (trad. Budé)

[5] L’architecture est-elle un art ? La question se posait à une époque dominée par la critique kantienne puisque l’architecture poursuit un but utilitaire et n’est pas absolument désintéressée. Il a fallu attendre l’esthétique hégélienne pour qu’elle entre dans la classification des beaux arts sous le nom d’art symbolique. Et le fait est que la pierre dressée qui fait espace, qui l’organise, le ménage et lui donne libre champ tout comme l’obélisque ou la pyramide avant d’avoir une fin utilitaire sont d’abord, sur la terre des énigmes que fut l’ancienne Égypte, des appels, des signes, des symboles ou des signaux monumentaux  qui, le nom l’indique, (moneo, c’est alerter, avertir et le monument est d’abord la chose dressée pour la mémoire),  appellent, appellent au sens, par-delà toute signification évidente ou imposée. Le Corbusier malgré son insistance sur les problèmes de logement et d’habitation le savait très bien, lui qui exalte dans Vers une architecture, « les grands formes primitives » qui sont à la base de toute grande architecture : la juxtaposition violente des volumes géométriques sur le toit terrasse du couvent de La Tourette, le cube, la pyramide, les parallélépipèdes (partie apparente de la structure porteuse appelés morceaux de sucre), le cylindre, les canons et les mitraillettes à lumière (prismes en pentagrammes orientés selon l’axe lumineux du solstice d’été),   sont là comme les pièces élémentaires d’un jeu d’enfant pour nous le rappeler.

[6] Henri Focillon l’avait dit à sa façon : « Les arts ne revivront que dans la reconstruction générale des cités »

[7] Heidegger, Lettre sur l’humanisme, Aubier, p. 139. Bâtir, habiter, penser in Essais et conférences, Gallimard.

[8] Hegel, Esthétique, introduction. Aubier.

[9] Expérience et pauvreté. Gall., Folio. II, p. 303. Cf., aussi « Il me semble que l’artiste moderne ne peut pas exprimer notre époque, l’avion, la bombe atomique, la radio, dans les formes de la Renaissance ou de quelqu’autre culture passée ». Jackson Pollock, 1951.

[10] Mallarmé, Tombeau d’Edgard Poe.

[11] Franck Fischbach, La Privation de monde, Temps, espace et capital, Vrin, 2012.

[12] « Le béton suggère des formes souples, des contrastes de formes, par une modulation continue de l'espace qui s'oppose à l'uniformisation des systèmes répétitifs du fonctionnalisme… Alors que l'angle droit sépare, divise, j'ai toujours aimé les courbes, qui sont l'essence même de la nature environnante ». Oscar Niemeyer.

[13] Il y a dans la méfiance de Le Corbusier à utiliser ce terme trop marqué par l’américanisme un refus qui l’honore et qui donne à penser : celui d’envisager le réel en terme de fonctionnement, de disponibilité (l’époque de la Bestellbarkeit, celle de la sommation de la con-sommation remplace celle de la Gegenstandlichkeit, de l’objectivité), de service et de faire de l’animal et même de l’homme une ressource, un capital, et un matériau comme on le disait surtout sous le troisième Reich et sous l’Empire stalinien. L’assignation de toute chose à fonctionner, à « marcher » comme on va dire à partir de Descartes est une façon d’envisager le réel comme fonds (Bestand) exploitable, manipulable à merci. Le péril n’est pas dans le dysfonctionnement de la technique, il est, au commencement, dans le fonctionnement lui-même.

[14] Le mouvement rétrograde du vrai in La pensée et le mouvant, PUF : « on se figure que toute chose qui se produit aurait pu être aperçue d'avance par quelque esprit suffisamment informé, et qu'elle préexistait ainsi, sous forme d'idée, à sa réalisation… » 

[15] L’architecture fasciste relèverait plutôt de ce que Heidegger appelle le gigantesque (Riensenhaft), la fièvre aveugle de l’exagération et du surpassement... la contrefaçon satanique de ce qui est grand. Adalberto Libera, l’architecte du pharaonique Palais des Congrès de Rome considérait celui-ci après la guerre comme le cimetière des espérances fascistes, cimetière en effet de la synthèse impossible du fascisme et du rationalisme de l’architecture moderne.

[16] CF., Le Corbusier, l’ami des fascistes ne mérite ni statue ni musée. Par Xavier de Jarcy (journaliste) ; Daniel de Roulet (architecte) ; Laurent Olivier (archéologue) ; Marc Perelman (universitaire). In Alencontre, 15 février 2019. Cf. aussi de Marc Perelman, Le Corbusier, once more. In La ville et les arts - À partir de Philippe Cardinali. L’Harmattan, 2011.

[17]  Utopie qui rappelle la cité de Dieu de Saint Augustin « Ce qui me persuade que l’unique moyen de distribuer les biens avec égalité, avec justice et de constituer le bonheur du genre humain, c’est l’abolition de la propriété » écrit Thomas More.

[18] Sur le modèle du phalanstère fouriériste, cf. Le familistère de Guise d’André Godin pour qui l'architecture pouvait changer le monde. Ce "Palais social"  a été un des modèle des unités d'habitation de Le Corbusier. Notons que le labyrinthe très fouriériste que forment les longs balcons et les grands escaliers destinés à favoriser les rencontres furent fermé dès que le familistère fut privatisé, divisé et vendu en appartements. La cité radieuse destinée originellement à reloger des prolétaires connut le même sort.

[19] Quand les processus de révolution sociale n’ont pas été portés à leur terme, la fracture sociale, hélas, demeure. Ainsi Brasília, “ la première capitale de la nouvelle civilisation, la ville la plus audacieuse que l’Occident ait conçue jusqu’à aujourd’hui ” (Malraux) demeure cernée par les citades bandeirantes, sorte de  bidonvilles où se négocient tous les commerces.

[20] Le Gestell (le dispositif d’arraisonnement qui rassemble tous les modes du stellen, poser, provoquer, réclamer, exiger, mettre en demeure et dans lequel vibre le tout puissant principe de raison qui attaque savoir, œuvre, langue… est, répète Heidegger,  une tête de Janus, l’Enteignis, ce qui exproprie l’homme de la terre, est aussi notre chance,  la préfiguration de l’Ereignis, de l’événement merveilleux, de l’échappée belle du Es gibt ou de l’avènement appropriant.

[21] Le crépuscule des idoles, Flâneries d’un inactuel, § 11.

[22] Albert Camus,  L’exil d’Hélène, in L’été. Essais, Gall. p. 854.

[23] La civilisation du verre qui est en train de s’intaurer exploite à fond ce matériau dur et lisse sur lequel rien n’a de prise, ce matériau froid et sobre sans aura, disait Benjamin, et correspond à une forte tendance de l'architecture contemporaine visant à assurer une sorte de perméabilité entre l'extérieur et l'intérieur comme dans les Passages (Folio, II, p. 339). Mais le verre ennemi du mystère et de la propriété, crée des espaces dans lesquels il est difficile de laisser des traces. Les façades entièrement vitrées du Bauhaus de Dessau, l’interpénétration des espaces intérieurs et extérieurs et la transparence généralisée ont pu facilement transformer ce qui se voulait être un espace de liberté en un lieu d’oppression… Klee et Kandinsky mirent rideaux ou peinture sur ces grandes baies vitrées, Le Corbusier n'a jamais eu que suspicion pour ces palais de cristal et savait bien qu'on ne vit pas dans la transparence... D'où la nécessité de relancer la question benjaminienne : Comment habiter le moderne ?

[24] Geschick en allemand vient de schicken envoyer et fait écho à Geschichte, l’histoire qui, quand elle est reçue avec habileté et adresse (c’est le sens aussi de Geschick) donne la pleine mesure de ce qu’elle recèle.

[25] En transposant à cette architecture ce que Hegel disait de l’art que certains conservateurs purifient de « quelques grains de poussière » : « Les statues sont maintenant des cadavres dont l’âme animatrice s’est enfuie, les hymnes sont des mots que la foi a quitté, les tables de dieux sont sans nourriture et sans breuvage spirituel et les jeux et les fêtes ne restituent plus à la conscience la bienheureuse unité d’elle-même avec l’essence ». mais les « beaux fruits » de l’art, rassemblés dans le Musée retrouvent vie, intériorisés de manière supérieure dans « le Panthéon unique de l’esprit conscient de soi ». Phénoménologie de l’esprit, Aubier, 1991, p. 490. L'art était une origine, "aujourd'hui il n'est plus qu'une défroque que nous traînons derrière nous", écrit aussi Heidegger.

[26] Après la seconde guerre mondiale Norbert Wiener proposera dans le même esprit  la cybernétique fondée sur ce renvoi à soi que l’on appelle rétroactivité, pour que l’humanité puisse connaître l’état fusionnel et la transparence du village planétaire. Utopie ? mais, on a pu le dire,  ce qu’il y a de terrible avec les utopies c’est qu’elles se réalisent toujours…

[27] Pour utiliser  une autre grille de lecture, Ernst Jünger, interprétant Marx à partir de Nietzsche,  définit le monde moderne comme la mobilisation totale de l’homme dans la figure (eidos, Gestalt) du travailleur dont l’absolue autoproduction est le le fin mot de l’humanisme achevé. La volonté de puissance  que célébrait l’architecte ne serait alors, dit Jean Beaufret, que l’avant dernière étape du déploiement en volonté de l’être de l’étant comme volonté de volonté. Dans la première étape, le déchaînement que dit le mot volonté est encore tenu en échec par ce que dit le mot puissance. La Puissance et la Gloire dit-on aussi. Aujourd’hui la puissance est enfin délivrée de la Gloire et la volonté de puissance de son rayonnement...  Interrogeant ce que Nietzsche célèbre, Heidegger appelle Volonté de volonté la visée effrénée d’accroissement d’efficience, l’avènement sans réserve de ce qui commençait à poindre comme méthode, calculs, plans, prospectives, répartition des tâches, spécialisation… en vue de quoi ? en vue de planifier, de calculer, de répartir des tâches, de spécialiser… Jusqu’où ? jusqu’au bout. A bout de quoi ? de rien d’où  l’étrange locution volonté de volonté qui n’est pas elle-même voulue. Telle est la mise en scène de la mutation de la puissance (Macht) : quand machen (faire) devient Macht (puissance) de façon inconditionnelle alors elle vire en Machenschaft, en machination, en puissance efficiente sans but, circulaire, répétitive, "machinique" jusqu’à l’usure et l’exténuation. Oubli le plus épais de l’être au profit du faire qui culmine dans le règne de la technique, oubli qui est pourtant, pour nous autres modernes, la manière dont l’être s’offre à nous, en préservant son secret. Que les petits maîtres de la décadence (comme le disait Artaud) se le tiennent pour dit !

[28] –L’époque du couvent de la Tourette a presque coïncidée, dans les années 60,  avec le point culminant de ce qu’on a appelé en France la sortie de la religion.

 

 

 

 

 

[1] Daniel Liebenskind pour ce Blitz violent zébré de ses cicatrices et rythmé par ses tours du silence qu'est  le Musée juif de Berlin, Peter Eisenman pour le Mémorial aux juifs assassinés dans  lequel le maillage ordonné des stèles de béton semble avoir perdu le contact avec la raison  jusqu’à  diffuser  malaise et confusion. Ces architectes sont  tous héritiers de la déconstruction derridienne.

Le Corbusier et l ’esprit du temps

C’est en poète que l’homme habite sur cette terre[1]. Hölderlin

“ Ils bâtiront des maisons, et ils les habiteront”. Isaïe, 65, 21.

« L’art pourrait être aujourd’hui le mieux destiné à accueillir et à engager l’explication de fond avec le monde technique » Heidegger

 

Ce que nous appelons « l’art » n’est pas un simple savoir-faire, une discipline séparée ou l’objet d’une exhibition, d’un spectacle relevant des « affaires culturelles », un divertissement destiné à donner aux choses un « supplément d’âme » ou même l’occasion d’une jouissance esthétique, forcément subjective. L’art, le grand art, loin de renvoyer à la simple habileté  d'un savoir-faire, était pour les Grecs un mode de l’alétheuien[2], un mode du dévoilement, ce qui, soudainement a lieu et donne à voir selon la belle expression d’Eluard. C’est ainsi que l’art peut instaurer un monde de sorte que  c’est moins l’artiste qui est à l’œuvre que la vérité : ce que les Grecs appelaient  l’a-léthéia. Ce mot dénote littéralement la tension d’une offrande qui se retient dans ce qu’elle offre, l’exhumation de la réserve et de l’oubli (le Léthé) ou la sortie du retrait invisible, le jaillissement du fond inhumain et de l’opacité de la terre. L’irruption de l'œuvre crève ainsi la peau des choses, ouvre une brèche et nous met au monde, une seconde fois.

L’architecture, plus qu’un autre art, est une poièsis, une production sans modèle qui est aussi un dévoilement, un laisser apparaître qui nous conduit à l’intimité du monde et des choses et qui témoigne de la manière dont un peuple pense et pratique la terre, de sa façon d’habiter, non pas « la planète » mais, "la terre", ce sur quoi l’homme se dresse de toute sa stature dans l’ouverture du ciel ; c’est en poète, disait Hölderlin, que l’homme habite sur cette terre.

Ces propos viennent de Heidegger et ils peuvent sembler bien étrangers à l’œuvre moderniste de Le Corbusier que nous entendons ici présenter. Et pourtant l’œuvre entière de l’architecte est  portée par un problème de civilisation, de culture, de socialité et par une volonté de frayer, à notre modernité, un chemin neuf au plus profond de ses secrètes possibilités.  Cela n’est pas sans rapport avec la mission essentielle de l’art, avec le surgissement ou l’origine de l’œuvre d’art[3] tel que l’analyse Heidegger. C’est ce que nous voudrions simplement montrer en nous confiant à ce qui nous a semblé être l’élan profond de son œuvre, et en empruntant, autant qu’il se peut, les formules de ce fougueux autodidacte.

« L’événement » qui fait époque, qui a bouleversé de part en part l’occupation de la terre par l’homme et à l’injonction duquel il faut répondre est la mutation sans précédent que représente le déploiement de ce qu’on appelle depuis le XVIIIe siècle (un mot nouveau pour une chose nouvelle), « la technique », car tel est l’Événement que ne cesse de nommer l’architecte, événement qui n’est pas quelque chose de passé et de révolu mais qui est un avènement qui continue d’advenir, un avènement qui nous arrive, nous concerne et nous conduit à ce que nous avons de plus propre. Les allemands l’appellent l’Ereignis : l’aventure qui nous est échue, l’aventure dans laquelle nous sommes embarqués et dont il nous faut répondre car il faut en effet nous l’approprier (aneignen)  parce qu’elle est ce que nous avons de plus propre (eigen). Tel est le sens qu’il faut donner à l’Événement  qui a donné le coup d’envoi à la méditation de Le Corbusier, qui  a commandé et gouverné la totalité de son œuvre. Il le dit lui-même en ces termes : fondamentalement  quelque chose a changé et “ l’événement ” est là. Mais comment se fait‑il, continue-t-il, que, aveuglés,  nous ne l’ayons pas vu, que nous ayons tant tardé à le reconnaître ?

La carrière de l’architecte commence dans les premières années du siècle dernier, le pavillon de l'Esprit Nouveau premier exemple de cellules types,  d'unités d'habitations standardisées a été conçu pour l'exposition parisienne des arts décoratifs de 1925. Comment oublier que ce siècle avait été inauguré par un déluge de fer, de feu et de boue, comment oublier ceux qui firent, en 1914, une des expérience les plus effroyable de toute l’histoire universelle et qui sont revenus muets des tranchées ? Ils avaient, dans le déchainement tellurique et titanesque des orages d’acier, dans une bataille de matériel que rien ne semblait pouvoir arrêter, rencontré l’effroyable déploiement de la technique moderne, de cette technè qui était déjà pour les Grecs une figure du monstrueux, du deinon[4], une figure qui les remplissait d’un effroi sacré. 

Après cette alliance gigantesque et sans précédent de la mort et de la technique déterminée planétairement qui a donné son caractère a la guerre moderne, la « civilisation machiniste » comme l’appelle Le Corbusier, s’est déployée, effrénée, incontrôlée, dans le désordre et le vacarme d’une aventure trop précipitée, provoquant l’effondrement d’un équilibre millénaire. La laideur a surgi, laideur délétère comme jamais, laideur sans appel, laideur absolue. Des matériaux nouveaux sont apparus comme le plastique, polymères indestructibles et envahissants, ne connaissant pas la mort. Nos villes, théâtres de bouleversements, s’engorgent, se congestionnent, éclatent de leurs enceintes, prolifèrent, donnant lieu à des conurbations démesurées, à de sinistres banlieues, lèpre anarchique qui dégrade et qui tue. Voici un siècle que Le Corbusier a sonné le tocsin : la grande ville s’anémie, s’empoisonne. Paris, par exemple, Paris qui vit sur son passé est perdu sans solution chirurgicale. Dans la grande ville l’homme moderne n’a plus vraiment sa demeure. Saleté et vacarme que l’on fuit, la ville ne peut l’inviter qu’à se sauver, qu’à se replier dans un petit “ chez soi ” avec sa piscine et son jardinet, ce qui à nouveau, cercle infernal, abîme un peu plus loin notre environnement terrestre. Et c’est ainsi que l’homme, aveugle et timoré, passe étourdiment à côté de l’événement.

Et pourtant, “ notre monde peut être laid, peut être faux, peut être cruel… ” quelque chose, inexorablement , a bougé. Entourés que nous sommes par les productions sans visage du XIXe siècle,“ repliés sur nos petitesses ” nous pouvons rester à l’écart “ de la geste des temps présents ”. Et pourtant, “ l’événement plus fort que tout (va) vers sa destinée ”. La domination et la soumission de la terre auxquelles nous conviait la Genèse, la maîtrise et la possession de la nature qu’annonçait Descartes, sont en effet devenues aujourd’hui une réalité, le règne du machinisme ou de la technique qui investit et encercle tous nos rapports aux choses, ayant été précédé par la mathesis, par le projet galileo-cartésien de la mathématisation de la nature. Et, très naturellement, Le Corbusier retrouve l’éloquence, le ton et le grand style du discours prophétique : “ Une immense mutation s’opère… des migrations sont imminentes… les villes vont se faire et se défaire… en un mot… l’occupation de la terre sera remise en question. ” Un monde s’effrite et se décompose, “ une grande époque a commencé — une époque nouvelle ”, “ le monde s’éveille et recommence, la civilisation machiniste éclate — les temps nouveaux ! ”. “ C’est l’éclosion après une germination profonde ” d’une époque neuve, “ c’est l’esprit qui s’éveille, qui sourd, qui s’étonne, qui lutte contre l’étouffement, qui conquiert une place et le jour venu, qui s’affirme dans la clarté ”. On croirait entendre ici Hegel qui avait déjà pressenti quelque chose de l’immense ampleur de la mutation avec laquelle l’histoire était en train de s’accomplir : “ Messieurs, nous sommes situés dans une époque importante, dans une fermentation, où l’Esprit a fait un bond en avant… Il se prépare une nouvelle sortie de l’Esprit… tandis que d’autres dans une résistance impuissante, restent collés au passé, la philosophie doit la reconnaître… et lui présenter des hommages.”

Commençons par rendre au beau mot d’architecture son sens et son éclat premier et l’on comprendra qu’elle puisse porter témoignage de l’éclosion de ce nouveau monde et que son heure aujourd’hui, une heure décisive soit enfin venue. Architecture vient de archè le fondement, le principe qui commande, qui gouverne et ne cesse de régir et, de tektôn (charpentier) qui vient de tiktein : mettre au monde. L’architecte est donc le technitès par excellence, le poiètès dans sa première apparition, celui qui crée et qui produit absolument, faisant passer du non‑être à l’être. L’architecte est celui en qui le téchnè est archè, celui qui prend la mesure primordiale, qui pose les assises premières, qui crée originellement les formes selon lesquelles se réalise tout un monde. L’architecture (entrée pourtant tardivement dans la classification des beaux-arts[5]) n’est donc pas un art parmi les arts mais l’art premier, l’art au sens fondamental, l’art total, l’art souverain, l’art majeur qui commande à tous les autres arts[6].

L''art nouveau (le modern style), celui de Gaudi que Dali  sortit de l'oubli, prenait pour modèle l'élan gothique, le mouvement sinueux et ondulatoire du végétal s'arrachant à la pesanteur  (biomimétisme). Aujourd'hui les oeuvres monumentales, spectaculaires, chaotiques, destructurées et proprement sculpturales de l'architecte "déconstructiviste" Frank Gerhy  ne montrent pas mais dissimulent de leurs grandes ailes couvertes d'écailles en titane les volumes proprement architecturaux. 

 C'est pourtant l'ascétique rigueur de la cabane primitive qu'avaient exaltée aussi bien Mies van des Rohe que Nils-Udo que Jean Prouvé et que Le Corbusier lui-même, avec les principes de la maison dom-ino à ossature en béton, énoncés pour répondre aux premières destruction de la Grande Guerre.  L’oeuvre architecturale était simplement pour ces grands architectes, la Gestalt, la forme originaire à la stricte géométrie mais à l’image de rien, celle dont procèdent nécessairement toutes les autres formes artistiques. A force de raréfaction (less is more disait Mies van der Rohe), ils ont justement  tenté de se rapprocher du rien, de cet espace indicible que nous habite et que inhalons sans vraiment  le voir. A l’écart de toute mimèsis, sans modèle dans le visible, l'oeuvre architecturale l’ordonne et le façonne, lui donne direction et sens. “ Elle produit des choses, disait Platon, qui n’existent que par elle et qui n’étaient pas auparavant ». « L’objet suprême de l’activité créatrice est l’architecture… construire c’est créer des événements » disait magistralement W. Gropius, le directeur du Bauhaus de Dessau, qui voulait lui aussi, quelques 10 ans après le cataclysme de la guerre de 14, réconcilier l’art et l’industrie sous l’égide de l’architecture : bau-haus, l’art de construire (bauen) des maisons (Haus), art qui, dans l'optique de Gropius, se veut être aussi un art total.

 “ L’architecture n’est pas un métier », sa visée, son destin consistent d’abord à  “ exprimer l’esprit d’une époque ” dit aussi Le Corbusier,  Aussi Le Corbusier, renouvelant le mythe de l'architecte qui court depuis Imhotep, Dédale, Alberti, Ledoux, Gaudi... car l’ensemble des moyens et des fins dont disposent le technitès s’inscrivent ici dans le dévoilement, dans l’ouverture d’un monde qui est l’horizon de tous ses projets. Claude Nicolas Ledoux, l’architecte visionnaire et maudit du XVIIIe siècle, auteur d’un livre intitulé “ L’architecture considérée sous le rapport de l’art, des mœurs et de la législation ”, avait insisté sur ce “ titan de la terre ”, ce “ rival du dieu ” qu’était pour lui l’architecte et il lui avait réservé cette position souveraine, “ Est‑il quelque chose qui lui soit étranger, écrivait‑il au sujet de l’architecture ?… tout est de son ressort, politique, morale, législation, culte, gouvernement ”. “ L’architecture est en toute chose,  elle s’étend à tout ” dira en écho Le Corbusier. L’architecte (et l’urbaniste, c’est pour lui tout un) est le maître d’œuvre qui “ préside aux destinées de la cité ”.

On conçoit que, dans ces conditions, la création de nouveaux logis, question si urgente au lendemain de la dernière guerre, ait été l’occasion de donner sa chance à “ la manifestation pure d’une nouvelle conscience » et que ce projet  “déborde les questions de technicité ”. “ Lorsque je dis habiter, écrit Le Corbusier, je n’entends pas ne satisfaire qu’à des fonctions matérielles ” car l'habitat n'est pas seulement un objet consommable, il est un débordement de soi,  le prolongement de notre corps, de notre corps multiple, aime à dire Henri Gaudin ; construire des maisons nouvelles et les habiter, cela veut dire d’abord oser contempler, avec des yeux nouveaux, des temps nouveaux et y correspondre car l’homme ne trouve pas sa mesure en lui-même, car habier n'est pas loger ou s'abriter dans une coquille mais partager entre tous un environnement et le ménager. Si  “ la perturbation contemporaine est au fond une question de logis ” c’est parce que, plus que d’un manque de logis, ce dont souffre l’homme moderne, c’est d’une incapacité à “ habiter ”, à ouvrit sur l'Autre, à avoir un horizon,  à  être en particulier à la mesure de son temps et à y répondre. Nul ne peut construire s’il n’habite déjà son temps et n’occupe ses lieux. Le problème de l’habitation est en effet un problème qui relève proprement d’une éthique et, “ éthos ”, initialement, signifie “ le séjour, le lieu d’habitation, le domaine ouvert où l’homme habite[7] ”. Ce problème éthique de l’habitation, habitation dans le domaine de l’essentiel, l’architecte l’avait inévitablement rencontré :

“ Nous aspirons à une nouvelle éthique…

C’est le concept de vie qu’il faut changer

c’est la notion de bonheur qu’il faut dégager ;

le reste n’est que conséquence. ”

Alors, à ceux “ qui ont eu leur heure de révélation, écrit-il, à s’engager à fond ” dans l’événement, et, tout en lançant “ des traits qui percent la défroque insupportable d’une époque mourante ”, à tenter de “ signifier la venue ” des temps nouveaux.

L’architecture ainsi correspondra à sa destination première ; car en elle, se sont toujours déposées les conceptions essentielles d’une civilisation[8]. Elle deviendra de nouveau  un « miroir des temps », en particulier un miroir de ce temps, puisqu’en elle se rencontrent l’art et la technique, les deux sens du mot technè qui vibrent à nouveau en conformité avec leur commune origine.

Le développement rapide et brutal des techniques et des sciences a provoqué une cassure profonde, une rupture de l’unité organique de notre culture, un divorce entre notre pensée et notre sensibilité. Technique et science d’un côté, arts et lettres de l’autre ; “ culture ” et “ civilisation ”, pour reprendre la terminologie des sociologues allemands. À une civilisation guidée par le calcul, saoulée de puissance, impatiente d’avenir, s’oppose une culture trop souvent blottie, réfugiée dans son passé, une culture qui boude l’événement moderne : “ Les belles-lettres ”, “ les beaux-arts ”. Culture et civilisation, les deux chutes du monde moderne, qui, n’appartenant plus l’une à l’autre, chacune dans son sens, ne peuvent que décliner ; dans les directions déjà indiquées par le Renaissance et la Réforme, c’est la dérive simultanée de l’Europe latine et de l’Europe nordique. L’art s’esthétise, alors que l’architecture, entièrement livrée à la technicité, se “ fonctionnalise ”. La citadelle de la culture exclut de son monde l’objet technique, ou le réduit à sa valeur d’usage, d’instrument neutre et anonyme, d’objet que l’on ignore et que l’on cherche à cacher. La technique en ses débuts, devenue objet de honte, n’a pas été reconnue ; c’est ainsi qu’on a pu camoufler l’ossature métallique du Grand Palais sous un décor de pierre, artifice superfétatoire. Alors même que l’on construit en béton, on continue à “ penser en pierre ”. Auguste Perret lui‑même, le premier à utiliser le béton armé, fit revêtir le théâtre des Champs‑Élysées d’un plaquage de marbre. Pendant que les ingénieurs lancent des ponts, dessinent des carrosseries, construisent des usines, des machines, des paquebots, des avions, les architectes, dépassés par cette soudaine lancée de l’histoire, se cantonnent dans la tâche désuète, subalterne et trop sophistiquée de décorateur ; ou bien, pusillanimité plus grave, ils singent, recopient leur passé, multiplient les colonnades et les pilastres, bâtissent des simulacres sans vie. Et pourtant l’architecte doit  construire « pour des hommes dotés d’une sensibilité moderne » et non pour « ceux qui se consument de nostalgie pour la Renaissance ou le Rococo », écrivait Benjamin[9]. Et que ceux qui regardent en arrière soient pétrifiés en statue de sel ! ”

Redonner vie à l’architecture, la délivrer des charmes qui la retenaient captive, ce sera d’abord avoir accueilli, avoir entendu ce qui vient et ne peut manquer de venir, et rester à l’écoute de cette époque nouvelle.  Voir par exemple,  dans les inventions des ingénieurs, les formes nouvelles, les formes pures et primitives qui répondent authentiquement au destin de notre temps. Car ce sont les ingénieurs qui, comme à leur insu, ont réinstauré les formes primaires, les volumes simples et audacieux, “ manifestation puissante de l’esprit du XXe siècle ”. “ La technique nous a donné la hardiesse et la témérité ”, le goût du risque et de l’entreprise. Aujourd’hui c’est l’ingénieur qui connaît, qui sait ajointer et faire tenir. Sûr de ses moyens et de ses forces, il retrouve par ses calculs, soumis au principe d’économie, “ la joie de la géométrie ”, et il fraye ainsi la route au grand art. C’est dans le conatus, dans l’effort général d’une époque tel qu’il apparait dans sa production massive, que l’on peut découvrir une unité d’esprit, un style, un grand style.

On ne s’étonnera donc pas de voir les premiers livres de Le Corbusier se couvrir de coupes, de plans, de photographies d’objets techniques, de tout un attirail d’objets utilitaires qu’un réflexe apeuré nous faisait encore hier dissimuler. C’est pourtant par là, par la claire et tranquille reconnaissance de l’époque technicienne, que passe la réintégration de l’unité de notre culture. Jamais, depuis les admirables planches de “ l’Encyclopédie ” de D’Alembert et Diderot, dont la beauté témoignait de la volonté de participer à une civilisation qui s’éveillait, on n’avait vu pareille jubilation à la présentation de la juste proportion des organes d’une machine, à la considération de la convenance de sa matière, de la sécurité efficace de ses mouvements. Mais Le Corbusier fut accusé de renier la tradition, de verser dans un “ fonctionnalisme inhumain ”, d’ouvrir le champ à l’architecture internationale, de semer sur la terre d’affreux bunkers, “ calme (s) bloc(s) ici-bas chu(s) d’un désastre immense[10] ”...

Désastre immense, la critique radicale du géographe et orientaliste Augustin Berque mérite ici d’être mentionnée et c’est de ses objections que nous aimerions nous nourrir et c’est sur elles que nous voudrions rebondir.  Essaimer sur toute la terre des machines à habiter, des villes en préfabriqué, voilà en quoi pourrait sembler consister le projet de Le Corbusier. Énoncer en ces termes un tel projet pourrait représenter le comble de l’acosmisme, de la disparition du monde, de la privation de monde ou, permettons nous ce néologisme, de l’immondation. Descartes disait à propos du cogito qu’il “ n’a besoin d’aucun lieu pour être ” et Augustin Berque montre pertinemment que cette privation de monde (Entweltlichung) qui est l’état normal du sujet moderne[11] atteint son comble et son maximum d’éloquence avec l’architecture internationale qui n’a plus besoin de base, qui se produit et s’institue elle-même, qui est partout la même, hors sol, hors site, hors-là ou horla, suivant le fantastique et éloquent oxymore de Maupassant (le « là » dit la présence et le “ hors ” l’étrangeté). Tout se passe comme si, terrassée par le Horla, par le double monstrueux qui lui suce le sang, lui boit la vie et lui prend sa place, l’architecte qui, lui, n’est donc plus « là », qui n’a plus de « là », avait été  conduit à des actions toutes plus insensées les unes que les autres. Chacun, comme encore avec la belle tour de  Zaha Hadid à Marseille, fait en effet son « coup architectural » livré à sa solitude sans se préoccuper ni de d'un espace dialogique, ni de l’histoire, ni de la mémoire, ni de la singularité,  ni du climat qui conforment et constituent un lieu déterminé. En suivant les préceptes de La Chartes d’Athènes rédigée à la fin de la guerre et bréviaire obligé du CIAM, Le Corbusier aurait voulu installer ses barres, ces précurseurs des sinistres “ grands ensembles ”  partout sur la planète, aussi bien à Paris qu’à Alger, à l’écart de « l’ouverture des champs ”, à l'écart des "prairies" chères à Franck LLoyd Wright, resté ainsi captif du topos ontologique moderne que Franck Fishbach analyse à sa manière dans La privation de monde.

 

Paradoxalement, le processus de mondialisation, la suppression des distances, la terre livrée aux autoroutes et aux aéroports ont eu pour effet de nous faire vivre dans des villes décosmisées, démondanéisées, disloquées, décomposées qui ne constituent pas ou qui ne constituent plus un monde. “ Supprimer la distance tue ” avait écrit René Char, que cette distance soit spatiale ou temporelle. Or le monde constitue une dimension essentielle de l’homme, si celui-ci n’est pas seulement un être qui a ou possède un monde mais qui est dans le monde : In-der-Welt-Sein dit Heidegger. Par conséquent, la privation de cette véritable structure existentielle qu’est le monde le rend étranger à lui-même, à ce qu’il est en propre, et elle en fait un être profondément aliéné. “ Ce que Marx a reconnu comme étant l’aliénation de l’homme plonge ses racines  dans l’absence de patrie de l’homme moderne ” écrivait Heidegger dans La lettre sur l’humanisme.

 

Toute cette critique procède en effet de la réflexion de Heidegger sur le topos (lieu) tel que l’analysait Aristote dans Physique IV, mais le lieu véritable (Ort) est irréductible à un topos réduit au statut de paramètre, conçu comme contenant universel et neutre, comme un cadre fixe, comme un milieu homogène et indifférencié. Le topos d’Aristote lui-même limité et séparé de la chose comme le sera l’espace absolu du paradigme cartésien-newtonien, n’est pas l’habitat matriciel, le lieu d’enracinement, la chôra nourricière (dont parle Platon dans le Timée), chôra habitable parce que déjà habitée, chôra à laquelle il faut peut-être revenir, faire retour (ana) comme le fait l’ana-chorète, nous dit Augustin Berque…

Il suffit d’énoncer ces critiques pour immédiatement en mesurer l’unilatéralité. Détruire ce qui fut demeure de granit, dévaster la terre et la couvrir de cités en matériaux préfabriqués n’a jamais été l’intention de Le Corbusier même si le plan Voisin, dans un Paris démoli, a pu en donner l’impression. Il suffit de regarder ses croquis et de faire attention à sa manière de procéder pour en être convaincu. Ainsi en 1953 quand il découvre le site sur lequel il va bâtir le couvent de Notre Dame de la Tourette : « J’ai dessiné la route, j’ai dessiné les horizons, j’ai mis l’orientation du soleil, j’ai reniflé la topographie… j’ai décidé de la place et de l’assiette, (je l'ai mise) en haut, pour composer avec l’horizon". Il n’est sans doute pas question de fondre romantiquement le bâtiment dans le paysage mais de le faire dialoguer avec lui, de l’accorder ou de la faire entrer en résonance  comme le temple grec pouvait le faire en rendant hommage au ciel qui le couronnait, à la terre sur laquelle il se dressait, à la mer à laquelle il faisait face. Et il continue à se dresser comme signe et geste de la manière dont le monde s’est déployé pour les Grecs. « Le site, proche ou lointain (en) est secoué, affecté, dominé ou caressé », la course du soleil faisant, à chaque fois, saillir et jouer l’ensemble de ses reliefs dans ce que l’architecte, attiré par le silence monastique, appelle l’espace indicible. Jean Nouvel et bien d'autres (Sir Norman Foster, par exemple) font écho aujourd'hui  à cet usage du monde en se disant "contextualiste".

L’infidélité à la tradition, son livre “ Quand les cathédrales étaient blanches ”, en avait fait pourtant depuis longtemps justice. La puissance poétique, l’élan héroïque, le souffle épique de l’esprit nouveau exalté par Le Corbusier qui s’est emparé du béton, de ces blocs de béton pour les mouvoir et pour nous émouvoir reprend toute une tradition architecturale, y répond et y correspond. Fini le stupide XIXe siècle où une bourgeoisie sans projet et sans esprit n’avait jamais su que reproduire servilement le passé et enkitscher les beaux arts. Être fidèle à la tradition, c’est d’abord devenir soi‑même créateur, frayer des voies, faire des percées, retrouver le souffle et l’audace des grands bâtisseurs et vouloir refonder à nouveau tout ce qui est vieux et de fondations anciennes. Et cela signifie, corollaire immédiat, adopter le code bouleversé des nouveaux moyens de construction : non pas la pierre mais le béton, le fer, le verre... Construire en béton Chandigarh, la capitale du Penjab, et non ériger les propylées de Munich, voilà qui est grec aujourd’hui. “ La véritable tradition dans les grandes choses, disait Valéry, ne consiste pas à refaire ce que les autres ont fait, mais à retrouver l’esprit qui a fait ces grandes choses en d’autres temps. ” Lorsque Le Corbusier s’acharne contre Vignole, architecte de la Renaissance qui prétendait maintenir les canons de l’art grec pour l’éternité, et qu’on le taxe de révolutionnaire, il s’étonne, et c’est sans aucune provocation qu’il déclare “ Je n’ai jamais eu qu’un seul maître : le passé… mon permanent admoniteur. ” C’est en créateur qu’il aime le passé et qu’il en a l’intelligence — seul l’égal peut être connu de l’égal — et non en conservateur et en zélateur d’une histoire antiquaire. “ Toutes les grandes œuvres de la tradition furent révolutionnaires à leur apparition ”, et aujourd’hui, plus que jamais, la page se tourne. Et “ quand une page tourne, il y a véritablement rupture dans le geste, bien que persiste la continuité dans le texte ”. Avec les œuvres de Le Corbusier, se perpétue le fait que l'homme est toujours nouveau, avec lui se poursuit la tradition qui maintient sa ligne de faîte. Fidélité du fleuve à ses eaux de source, du fleuve qui gagne la mer et le grand large.

Quant  à l’accusation de « fonctionnalisme » que lui adressent certains critiques, elle demande à être examinée avec soin. Le fait même que d’autres analystes parlent à son endroit d’ « esprit baroque », suffit déjà à montrer que la réalité est peut‑être plus complexe. Le maître de l’angle droit connaissaitaussi  la sensualité des courbes féminines comme le montrent à l’évidence les envolées de l’arche blanche -barque à la proue altérée- couverte de la voile gonflée de son toit, qu’est la chapelle Notre Dame du Haut de Ronchamp ; Heidegger la visita. Dans un paysage hier bouleversé par la guerre –elle avait été depuis toujours l'aiguillon principal du progrès technique- dans un paysage aujourd’hui magnifique ouvert à tous les horizons, elle s’impose en majesté comme une « riposte acoustique » accordée (bestimmt) au génie du lieu.  Elle parle, elle entend, elle résonne, elle renvoie de tous ses volumes et surfaces gauches, inclinées, granuleuses la lumière changeante du temps : avec la course du soleil la lumière glisse et s’écoule imperceptiblement tandis que dans la grotte matricielle de la nef, elle joue et vibre de ces mille feux qui tournent la tête. A force d'efforts pathétiques de dépouillement, de raréfaction, les autels monacaux, éclairés par leurs puits de lumière semblent être la manifestation sensible de ce dont Maître Eckhart,  commentant l'évangelique pauvreté en esprit, avait eu l'intuition : celle de l'équivalence de la divinité ou déité (Gottheit) et du néant : prions, écrivait-il, qu'il nous soit donné d'être quitte et libre de Dieu.  Manière sans doute d'accéder à la quiétude du rien, tandis que les dalles de verre colorées enchâssées dans la feuillure de béton du grand mur de lumière  communiquent une sorte d’immense joie. Une fois encore l'architecture et elle seule est à même d'incarner le divin et de nouer le dialogue entre les hommes er les dieux.  Mais de quel dieu cet architecte moderniste confronté à un ordre qui le dépasse et que simplement il reçoit, serait-il vraiment l’athée ? Le sacré, disait Michaux, est un ordre, celui selon lequel on reçoit.

 

N’oublions pas par ailleurs que c’est surtout au Brésil que l’architecte a fait école. Oscar Niemeyer qui construisit avec Lucio Costa, Brasilia, la capitale du pays a donné son style tout en courbes légères et féminines à l’architecture du Brésil en faisant, grâce au béton,  la synthèse entre les leçons de Le Corbusier[12] et l’héritage du baroque colonial brésilien. “ Quand je dessine, seul le béton me permettra de maîtriser une courbe d'une portée aussi ample… ”

 

Il n’est jamais possible de séparer chez Le Corbusier la préoccupation de rigoureuse finalité de la recherche purement formelle. S’il parle bien d’une esthétique de l’ingénieur, d’une esthétique qui se dégage des créations de l’industrie moderne, s’il célèbre aussi les vertus du standard, “ type reconnu conforme aux fonctions, aboutissement d’un effort de sélection qui fait ressortir net et clair l’essentiel ”, c’est parce qu’il conduit sur le chemin de la perfection. “ Sur le chemin » car la vraie architecture commence au‑delà de l’utilité, car avoue-t-il, “ je ne crois en fin de compte qu’à la beauté ”. Partisan de l’industrialisation du bâtiment, de la préfabrication et de la normalisation des éléments (seule l’ossature portante est directement coulée sur place), il a toujours évité de parler de fonctionnalisme, vocable “ né sous d’autres cieux [13]”. Le fonctionnalisme revient en effet à réduire la demande en matière, en forme, en finalité et le coup d’œil imprévisible du “ poiètès ” lui‑même (les quatre formes de la causalité chez Aristote), à la seule dimension de l’utilité. Il n’est sans doute pas question de contester le rapport secret qu’entretiennent finalité et beauté, “ l’admirable, l’immortel, l’inévitable rapport, disait Baudelaire, entre la forme et la fonction ”. Non seulement une chose utile peut être belle et peut “ adhérer », disait Kant, à un concept mais “ Le beau ne fleurit que sur l’utile ” affirmait le philosophe Alain. La considération de la fonction a eu le mérite de nous apprendre à bannir tout décor, toute déccorataion, tout ornement ; l’ornement, en effet,  “ cache toujours une faute de construction ”. La leçon de Perret, ici, demeure : “ Si la structure n’est pas digne de rester apparente, l’architecture a mal rempli sa mission. Celui qui dissimule un poteau, une partie portante… se prive du plus bel ornement de l’architecture. ”

 

Mais la considération de la fonction n’est pas une condition suffisante de la beauté et Perret disait lui-même magnifiquement : “ L’architecture c’est l’art de faire chanter le point d’appui. ” , de magnifier la contrainte. Et de fait, à fonctions égales, “ il y a les édifices qui sont muets, ceux qui parlent et ceux qui chantent ”. Seul le maître d’œuvre peut composer les standards (éléments de l’unité de style donnée à l’ensemble) en leur conférant cette “ eurythmie ” dont parlait Vitruve. Les techniques ne sont que “ l’assiette du lyrisme ”. La science et la technique écrivait Merleau-Ponty, “ manipulent les choses et ne sauraient les habiter ”. C’est seulement lorsqu’elle est transfigurée par l’art que la technique témoigne de l’intimité de l’homme avec l’être et peut nous permettre d’habiter le monde. Et c’est toujours comme un surcroît, comme une grâce que la beauté advient à l’œuvre, et, finalité sans fin (sa convenance ne peut être spéciifée par une règle repérable de composition), elle advient pour rien ; c’est alors qu’elle s’accomplit, qu’elle resplendit, qu’elle parvient à sa plénitude et à son achèvement pour devenir proprement radieuse. Le mot de l’architecte c’est celui la même de Platon dans le Phèdre : ek-phanestaton, ce qui est parvenu pleinement au degré le plus éclatant de la manifestation, ce qui est radieux, en effet.  

L’élégante villa Savoye, boîte horizontale à la simplicité toute classique,  dressée sur ses pilotis avec son toit jardin, son plan et sa façade libres, ses fenêtres en longueur est à la fois, dès les années 30, une machine à habiter et une machine à émouvoir, réunissant dans cette double formule ce qui fait son projet le plus propre. Comme au Bauhaus né à Weimar, en 1919, l'année de l'humiliant Traité de Versailles et fermé à Dessau sous la contrainte des nazis en 33, ce qui est visé c’est avant tout la synthèse de l’art, de l’artisanat et de l’industrie, la réalisation d’une harmonie totale entre la technique et l’esthétique qui bannit "comme  un crime » l’ornement superfétatoire (Alfred Loos).

On ne niera pourtant pas qu’il y a chez Le Corbusier, dans son langage, dans ses conceptions d’un urbanisme total, dans ses projets d’habitat collectif, dans l’utopisme de la cité idéale et radieuse, dans sa volonté impitoyable  de faire table rase et de tout reprendre à zéro, un projet d’existence, comme dit Marc Perelman, qui, bien loin de relever ici d’une barbarie positive (Benjamin), ne laisse pas pourtant d’être parfois inquiétant. Déjà en 1956, Pierre Francastel dans son livre Art et technique avait pointé chez lui une tendance lourde qualifiée de « concentrationnaire » ou de totalitaire, critique que ses détracteurs reprennent aujourd’hui de façon quelque peu outrancière mais qui mérite d’être discutée, approfondie peut-être, tant elle est aussi un signe des temps, de l’esprit d’un temps, d’un Zeigeist qui a été aussi celui du siècle des totalitarismes.

Inutile de biaiser : oui, il y a une face sombre, une face funeste, peu glorieuse, longtemps refoulée, sciemment dissimulée de l’architecte au pseudonyme et au facies mulitiples. Dans les années louches, qui vont de 1910 à  1934, Le Corbusier, avant de travailler brièvement en URSS, a été fasciné par les régimes d’ordre, par les pleins pouvoirs que donnent aux chefs les régimes autoritaires, par la planification de ces grands travaux réalisés par le Duce ou par les splendides autostrades du Führer et l’on sait maintenant, ce n’est plus « une zone d’ombre »,  combien il a rêvé d’obtenir des commandes de leur part, combien il s’est compromis avec les milieux d’extrême droite et avec la Révolution Nationale avant de se tourner, grâce à l’amitié du résistant Claudius Petit, vers le Front Populaire.

L’architecte persuadé que le nouvel environnement créé par l’urbanisme et l’architecture allait pouvoir modeler un homme nouveau partageait bien des préjugés des hommes de son temps et son hygiénisme de citoyen Suisse et de protestant, son obsession de la propreté, son goût des corps vigoureux et du grand air, font penser à Pierre de Coubertin, ses propos eugénistes à son ami Alexis Carrel… mais avant de le charger de tout l’opprobre du monde, il faudrait d’abord éviter de tomber dans ce que Bergson appelait l’illusion rétrospective du vrai[14], c’est-à-dire éviter de projeter sur le passé l’avenir des événements dont nous, nous connaissons les suites ou les conséquences. Ainsi, pour nous qui venons après la shoah, les incrustations antisémites qui émaillent sa correspondance et qui reprennent des stéréotypes très courants dans la bourgeoisie des milieux horlogers de sa ville natale (La Chaux- de-Fonds) nous sont devenus particulièrement insupportables : Hitler a déshonoré l’antisémitisme, disait Bernanos, il l’a surtout rendu criminel et, chez nous, passible des tribunaux.Mais il faudre attendre plus d'un demi-siècle avant que des architectes (Daniel Liebenskind pour ce Blitz violent zébré de ses cicatrices et rythmé par ses tours du silence qu'est  le Musée juif de Berlin, Peter Eisenman pour le Mémorial aux juifs assassinés dans  lequel le maillage des stèles de béton semble vaciller en diffusant malaise et confusuion,  tous héritiers de la déconstruction derridienne) prennent la mesure de la Shoah, de l'événement qui a césuré notre histoire, une histoire devenue complexe, multiple, fragmentée... et qui leur interdit désormais de perpétrer l'idéal classique -et moderniste d'une architecure composée, ordonnée, symétrique, unifiée,... dans laquelle l'homme était encore au centre.

Mais on est en 1940 ; dès janvier 41, Le Corbusier se précipite à Vichy et, toujours en quête de commandes, passe 18 mois à l’hôtel Carlton. L’écrasante majorité des Français est alors maréchaliste, beaucoup de bons esprits –les gens de  la revue Esprit justement qui travaillaient dans la mouvance d’Emmanuel Mounier- vont succomber à l’idéologie du redressement national et du retour à la terre, à la terre  qui ne ment pas. Ils seront présents aux journées d’Uriage  avant de passer rapidement de la droite à la gauche et  d’entrer en résistance.

Les sympathies coupables, les accointances détestables, les compromissions suspectes de Le Corbusier sont sans doute devenues indéfendables : mais le sont aussi l’instrumentalisation à laquelle elles donnent souvent lieu afin de discréditer une œuvre qui ne le mérite pas. Sans se soucier de consulter les habitants de la cité radieuse, par exemple, on la décrète froide et inhumaine. Cette architecture de béton et de verre, ennemie de la fantaisie et de la vie, ne célèbrerait et ne connaîtrait que le cordeau, la ligne droite et l’angle droit. Mais le tracé orthogonal qui serait manifestement « fasciste »[15] (la langue était elle aussi fasciste pour un certain Roland Barthes…) serait-elle l’apanage de ce seul architecte ? (le temple dorique, après tout, n’était-il pas lui aussi à la gloire de l’angle droit !). De toutes façons il serait impossible de séparer l’homme, à bien des égards « peu sympathique », de l’œuvre admirée sinon admirable. Sa doctrine, son anthropologie « contraignante, unidimensionnelle et normée », sa production littéraire dédiée à la seule autorité, sa production architecturale auraient une telle unité, une telle cohérence que rien ne pourrait être sauvé dans une œuvre aux relents fascisants ou carrément  « fascistes ». En somme on ne serait pas loin, dans les zonages d’un environnement quadrillé et concentrationnaire de ces édifices que ses détracteurs qualifient de clapiers ou de cages à lapin. A vrai dire on serait plus près, avec la Cité Radieuse, de ce prodige technologique qui était pour Dostoievski le modèle et le symbole prémonitoire d’une société d’enfermement et de surveillance reposant sur l’injonction de tous au bonheur : le très fameux Chrystal Palace en éléments préfabriqués de la première exposition universelle qui eu lieu à Londres en 1851, qui brûla en 1936 et qu’un milliardaire chinois va faire reconstruire. Avant Marx et Sloterdijk, le grand écrivain fut remplit d’effroi et eut un mouvement d’horreur devant ce qu’il perçut comme étant le présage d’un cauchemar climatisé, celui du consumérisme, et l’annonce d’un avenir particulièrement terrifiant. Cet avenir était « logique » sans doute mais pas très « humain » écrivait l’écrivain chrétien, persuadé que « le mal se cache en l’homme et qu’il n’est pas de société humaine où l’on puisse éviter le mal ».

Il n’y a pas de héros pour son valet de chambre, disait Hegel, non pas parce qu’il n’y a pas de héros mais parce que les valets de chambre sont des valets de chambre. Le mépris de classe mis à part, on peut se demander si Hegel, de façon prémonitoire, n’a pas stigmatisé ainsi ce qui constitue aujourd’hui une malheureuse dérive de la démocratie –tous petits, tous égaux, tous semblables, disait Nietzsche- Une telle dérive est devenue manifeste dans la façon insistante dont certains revisitent l’histoire, procèdent au grand nettoyage de notre roman national, font le procès de nos grands hommes, tentent de faire le vide dans notre Panthéon. Pas de statue à Poissy (Yvelines)[16] pour Charles Edouard Jeanneret, pas de reconnaissance pour Gauguin, le pédophile,  pas de statue Colbert pour le père du Code noir, pas d’hommage public à Saint Louis qui persécuta les juifs, pas de miséricorde pour l’Incorruptible comme pour les responsables du génocide vendéen… où s’arrêtera l’épuration fomentée par nos nouveaux inquisiteurs  ? Jalousie ou ressentiment à l’égard de la grandeur, ils n’ont d’yeux que pour les chancres, les mesquineries et les petitesses qui appartiennent aussi, généralement, aux « grands hommes » que l’histoire a consacré et qui ne sont sans doute pas des saints. Aristote n’a-t-il pas légitimé l’esclavage, Saint-Paul ne l’a-t-il pas excusé, la plupart des philosophes des Lumières n’ont-ils pas été indifférents au commerce triangulaire quand ils n’en ont pas profité ? Mais on ira jusqu’au bout et, -pour entrer soi-même dans l’histoire ?-, on ruinera la réputation de tous –Alain a été une des dernières victimes de ces procès expéditifs- et on ne republiera pas les œuvres, on les retirera des bibliothèques et on fera ainsi barrage à toute reconnaissance… Inutile d’épiloguer sur le sort que, en France, certains voudraient réserver au plus grand penseur de notre temps.

Bordeaux et Nantes nous avaient pourtant indiqué la voie à suivre : ces deux villes portuaires ont longtemps caché leur passé négrier ; aujourd’hui elles l’intègrent à leur histoire dans des musées qui documentent sans détour le sujet. N’est-ce pas ce que tous les historiens devraient faire ? Savoir le pire n’empêche pas nécessairement les exercices d’admiration même si, nous qui n’avons plus ni dieux ni héros, nous avons tant de difficultés avec la grandeur (magnitudo plutôt que quantitas), tant de mal à la reconnaître, à l’instituer et à la statufier…

Si « grandeur », ici, il y avait, ce serait justement au sens où Hegel l’entendait : un homme est grand non parce qu’il serait bon, humaniste, honorable…, il est grand « à l’insu de son plein gré », quand il a édifié des monuments plus durable que l’airain, quand il a joué un rôle déterminant dans l’histoire, dans une histoire dont il n’est que le héraut, le porte parole, le secrétaire, un « sujet » en somme au double sens de ce terme puisqu’il a à la fois l’audace du génie et qu’il est totalement assujetti… il peut prétendre ainsi à la grandeur quels que soient les propos de circonstance et les petites côtés, les travers ou même les turpitudes dont témoignent les confidences recueillies par son valet de chambre…

On pourra toujours, sans doute, soupçonner l’architecte de trahison, de duplicité, d’inconsistance quand, après la guerre, comme pour faire oublier les compromissions droitières de sa jeunesse, après s’être rallié au front populaire, il s’est tourné vers les autorités en charge de la reconstruction et, est devenu l’ami de Claudius Petit, ministre de la Reconstruction et de l’Urbanisme.   Et pourtant il s’est mis alors à la tâche de construire la maison des hommes avec une totale bonne foi et autant de conscience et de conviction profonde qu’il avait mis pour construire des ouvrages plus prestigieux. Et cela pour la bonne raison que l’architecture tel qu’il l’entendait, avait un caractère éminemment social qui remettait justement en cause l’ordre bourgeois du monde.

Déjà dans la cité d’utopie voyant monter en son temps l’atomisme individualiste, ce mal radical qui interdit toute politie, Thomas More avait pris pour modèle de sa cité idéale la vie communautaire du monastère bénédictin : porte sans serrures, communauté des biens, proscription de l’argent[17]… Le Corbusier prit, lui, pour référence et source d’inspiration la Chartreuse de Galluzzo, sise dans le « pays musical » de la Toscane, Chartreuse qu’il visita par deux fois au début du siècle (1907-1911).  La configuration des logements des moines et la façon dont ils s’articulent à la vie collective lui servirent d’exemple quand il dessina l’unité d’habitation de Marseille. Il s’y référera encore tout naturellement quand, au faîte de sa carrière, il construisit le monastère dominicain de la Tourette.

Souvenons-nous également que les premiers urbanistes ont été les premiers « socialistes » du XIXe siècle (Fourier[18], Cabet, Considérant, Owen, Proudhon) et que les architectes les plus radicalement novateurs et révolutionnaires ont été les constructivistes soviétiques pendant la courte période qui a précédé l’avènement de Staline. En dessinant les plans de la cité nouvelle, l’architecte savait l'incapacité du libéralisme à penser le vivre ensemble dans l'espace commun et il avait alors le sentiment d’écrire l’histoire et de porter témoignage de la montée de ce qu’on appelait alors les « masses ». Sur ce modèle Le Corbusier entend construire “ la maison des hommes ” et non des “ boîtes à loyer ” ou ces « taudis neufs » qui hier côtoyaient les palais et les châteaux, réservés aux élites[19]. Mais pour ce faire il a besoin de “ la participation de tous ” ou, au besoin, d’une planification autoritaire qui implique remembrement et “ mobilisation totale » du sol…

On oublie trop souvent que les quelques réalisations en France de l’architecte (Marseille, Rézé‑les‑Nantes, Firminy, Briey‑la‑Forêt…) sont des réalisations partielles qui se sont heurtées à une opposition résolue et qu’à Marseille, par exemple, le plan corbuséen avait une ampleur considérable, que la cité du « fada » n’est qu’une sorte de butte témoin car elle faisait partie du « caractère destructeur » d’un « plan » qui prévoyait, sur la table rase d’un paysage raboté,  la construction de multiples unités d’habitation, ville dans la ville prenant la place de tous les foyers d'infection d'une urbanité lépreuse. L’accusation de « concentrationnaire » reprise aujourd’hui avec outrance par quelques critiques, n’est pas absolument inappropriée mais, le goût de la table rase et du plan était, hélas, un trait d’époque partagé par bien des régimes. Le calcul ou la computation (Berechnung) triomphait alors plutôt en Amérique, tandis que la planification (Planung) était le fait du bolchevisme et que la discipline ou l’élevage (Züchtung) était celui du nazisme, mais c’était là les trois modalités d’un même projet appartenant à l’ère du Gestell[20] qui est celle de la technique : visée inconditionnée de la technicisation poussée à fond de l’étant en totalité, technicisation qui est devenue le visage même de notre monde. La notion de pouvoir était alors déjà passée du domaine épuisé du politique à celui de l’efficience technique déployée aujourd’hui tout azimuth. Et l’architecture était pour Le Corbusier une comparution, une célébration de la puissance, il avait lu Nietzsche et savait que la volonté de puissance est d’abord une volonté de maîtrise, d’organisation, de calcul et d’ordre. Il s’agit sans doute pour lui de travailler au « bonheur des hommes » et de retrouver « les conditions de nature » mais à côté de cet aspect bucolique, héritage du XVIIIe siècle, nous avons montré que s’était développée chez lui une dimension plus secrète par laquelle il correspond plus intimement à l’essence propre des temps modernes. Il s’agit ici moins de sa bonne volonté que de volonté tout court, moins du bonheur des hommes que de la manifestation du pouvoir, car comme le dit Schopenhauer, “ la bonne volonté est tout en morale, dans l’art elle n’est rien ; ici, comme l’indique le nom même de l’art (Kunst), ce qui compte c’est l'effectité (wirken) pouvoir (können) ” tel qu'il s'exprime dans l'oeuvre (Werke). Pour reprendre les mots de l’architecte, c’est la notion de bonheur qu’il faut “ changer ” et “ dégager ”. “ Le bonheur, dit Le Corbusier, est dans la faculté créatrice, dans l’activité aussi élevée que possible. ” Le bonheur c’est l’ivresse de la puissance que l’être vivant éprouve en découvrant et en engendrant l’espace dans son activité. “ Prendre possession de l’espace est le geste premier des vivants, des hommes et des bêtes, des plantes et des nuages, manifestation fondamentale d’équilibre et de durée pour nous les spacieux qui habitons les lieux institués par les œuvres que nous édifions. La preuve première d’existence c’est d’occuper l’espace et l’espace advient par le ménagement des lieux. ” Espace, marque de ma puissance, disait Lagneau, “ puissance de se donner du champ, de se donner carrière ” dans les trois dimensions, le déplacment de l'observateur, ajoutant, dit Henri Gaudin, une quatrième dimension aux trois dimensions euclidiennnes .... Et, qu’est‑ce qu’un architecte sinon un créateur d’espace, celui qui donne stature à l’œuvre monumentale qui vous appelle, qui vous arrête, qui vous frappe de stupeur, qui vous laisse muet sans pourtant vous anéantir puisqu’au contraire elle vous rend « agissant ”. L’architecture, “ musique de l’espace ” (Schelling), “ musique pétrifiée ” (Goethe), se respire, s'inhale, “ se marche, se parcourt ”, toujours liée à des formes harmoniques et acoustiques, elle résonne et réveille en nous “ le respect sacré ” ; on en éprouve la masse, gravide, pesanteur attirée vers la terre, et en même temps la force des volumes, vainqueurs, debout, tenant tête à l'attraction de la pesanteur. “ L’art, dit Le Corbusier, est inséparable de l’être, véritable puissance indissoluble d’élévation apte à donner le bonheur ” ; et l’architecture, elle surtout, met en jeu une volonté dominatrice, totale, entière. Mais ici, écoutons plutôt Nietzsche pour lequel l’architecture, conformément à ce que disait son maître Schopenhauer, est avant tout une célébration de la puissance qui a peu de chose à voir avec la fonction stricte, utilitaire traditionnellement dévolue à la maison et aujourd'hui aux immenbles collectifs, aux tours gigantesques, aux iles articificielles qui, semble-t-il, sont surtout affaire d'ingéniérie et de management.

Nietzsche semble, par avance, répondre magistralement aux objections que l’on a pu faire à l’architecte (adorateur de l’autorité et fanatique de l’ordre en tous les sens du terme…) en se nourrissant d’elles. Chez l’architecte, “ c’est le grand acte de volonté, la volonté qui déplace les montagnes, l’ivresse de la grande volonté qui a le désir de l’art. Les hommes les plus puissants ont toujours inspiré les architectes ; l’architecte fut sans cesse sous la suggestion de la puissance. Dans l’édifice, la fierté, la victoire sur la lourdeur, la volonté de puissance doivent toujours être rendues visibles l’architecture est une sorte d’éloquence du pouvoir par les formes tantôt convaincantes et même caressantes, tantôt donnant seulement des ordres. Le plus haut sentiment de puissance et de sûreté trouve son expression dans ce qui est de grand style. La puissance qui n’a plus besoin de démonstration, qui dédaigne de plaire ; qui répond difficilement ; qui ne sent pas de témoin autour de soi ; qui, sans en avoir conscience, vit des objections qu’on fait contre elle ; qui repose en elle-même, fataliste, une loi parmi les lois : c’est ce qui parle de soi en grand style ”[21].

Après l’éclipse du XIXe siècle, pour la première fois depuis le temps du Baroque, l’architecture possède un style, et l’architecte, dominateur, à nouveau commande, retrouve le contrôle et l’autorité. Architecture ou urbanisme cela veut dire “ mettre en ordre ” avec une volonté “ romaine, simple, catégorique, brutale ”. “ Le plan est le générateur ”, “ rien ne tient devant les plans ”, base primordiale du rythme dominateur qui tient les hommes. Ce sont précisément ces plans qui manquent encore aux gratte‑ciel de Manhattan, et qui en font une catastrophe (mais une grande et belle catastrophe, “ une catastrophe féerique ”). À cela, Le Corbusier oppose les gratte‑ciel qu’il qualifie de “ cartésiens ” et qui seront comme “ un corps serein, fort, aéré, en ordre ”. Est-elle seulement anecdotique cette référence à celui qui fit lui aussi table rase et ne s’en tint qu’à sa méthode ? Descartes lui‑même s’était référé, pour expliquer sa méthode, à des schèmes techniques, et notamment à l’architecture. “ Ainsi voit‑on que les bâtiments qu’un seul architecte a entrepris et achevés ont coutume d’être plus beaux et mieux ordonnés que ceux que plusieurs ont tâché de raccommoder, en faisant servir de vieilles murailles qui avaient été bâties à d’autres fins. Ainsi ces anciennes cités qui, n’ayant été au commencement que des bourgades, sont devenues par succession de temps, de grandes villes, sont ordinairement si mal compassées, au prix de ces places régulières qu’un ingénieur trace à sa fantaisie dans une plaine, qu’encore que, considérant leurs édifices chacun à part, on y trouve souvent autant ou plus d’art qu’en ceux des autres, toutefois, à voir comme ils sont arrangés, ici un grand, là un petit, et comme ils rendent les rues courbées et inégales, on dirait que c’est plutôt la fortune que la volonté de quelques hommes usant de raison qui les a ainsi disposés ”. Passage célèbre du “ Discours de la méthode ”, de cette méthode avec laquelle, dit Valéry, “ la volonté de puissance envahit son homme ” car la science, dira Heidegger, n’est rien d’autre que méthode. C’est animé de la même volonté, de la même “ violence organisatrice de premier rang ”, que Le Corbusier s’oppose aux esprits étroits qui lui reprochent la droiture de ses tracés : “ On ne crée pas des droites délibérément ; on aboutit à la droite lorsqu’on est assez fort, assez ferme, assez armé pour vouloir et pouvoir tracer des droites. ”

Avec la science qui “ nous a donné une grande puissance créatrice ” avec les techniques qui “ ont élargi le champ de la poésie ” “ l’homme se redresse comme un géant ” et foisonnent sur la planète les signes les plus hauts et les plus justes résultats de l’art qui sont autant de poèmes du monde. Mais Le Corbusier a su transformer en moyen d’expression architecturale les pouvoirs que lui donnait la technique et son amour de la nature, son sens des rythmes cosmiques, sa formation artisanale, l’ont toutefois préservé de toute démesure.

“ La journée solaire n’a que 24 heures ”, c’est elle qui donne la mesure du temps, c’est elle qui condamne le désordre et le gaspillage contemporains. Il faut rétablir “ les conditions de nature ”, et les matériaux de l’architecture, aime‑t‑il aussi répéter, sont le soleil, l’espace, la verdure, le ciment, “ dans cet ordre hiérarchique et indissoluble ”. Il n’en fallait pas plus pour que des esprits malveillants dénoncent l’héliocentrisme et l’obsession solaire de Le Corbusier comme le signe manifeste de la présence chez lui d’une idéologie fascisante… Et il est vrai que de la cité du soleil de Campanella à la cité radieuse de Le Corbusier en passant par les salines d’Arc et Sénans de Nicolas Ledoux dans lequel le grand oculus de la maison du directeur dirigé comme le panoptique de Bentham vers l’hémicycle des maisons ouvrière, on peut sans doute repérer la permanence d’un même modèle solaire auquel appartiennent aussi, il est vrai, le kuklos du klan et la svastika qui n’ont pourtant pas plus à voir avec la cité radieuse que l’acte d’habiter et l’usage du monde qu’elle suppose, ne l’ont avec le Blut und Boden… On peut voir aussi un fil rouge qui court de la cité rigoureusement normée de Hippodamos de Millet, l’inventeur grec de l’urbanisme (le plan en damier de Chandigarh s’y réfère encore), à l’île d’utopie de Thomas More et à l’utopie solaire corbusienne qui pensait de façon très lamarckienne pouvoir transformer l’homme en modifiant son milieu. Nous avons appris à nos dépens à nous méfier de ces  rêves de sociétés bonnes qui n’ont jamais enfanté que des monstres… Mais on trouve justement chez Le Corbusier quelque chose qui vient contrer et rééquilibrer cet héliotropisme et qui fait penser au tragique solaire de la Méditerranée et à la pensée de midi d’Albert Camus. Il y a chez Camus un lien étroit entre le vertige que peut donner l’obsession solaire (dans L’étranger, l’extase solaire de Meursault coïncide avec le moment de son crime) et le sens grec de la mesure.  C’est le même sens de la juste mesure qui a permis peut-être à Le Corbusier de résister aux excès totalitaires et aux dérives d’un siècle de démesure. Démangé par l’infini, ce siècle, cet homme qui rêvait de s’auto-produire, de s’auto-fonder, voulaient abolir toutes limites, ces limites pourtant nourrissantes et nourricières (tréphein), si bien c’est sur un désert qu’il a achevé son empire[22].

 

Donner une mesure à l’habitat humain, ainsi pourrait-on exprimer le projet le plus propre de l’architecte pour lequel il y a d’humanité véritable que dans le remerciement. Il n’est pas, comme tant d’autres, formé “ loin du poids des matériaux et des résistances de la matière ”. Il a l’architecture dans les bras, il aime les belles matières marquées par l’esprit du lieu qu’il n’hésite pas à employer pour moduler régionalement le style général d’époque et c’est pourquoi aussi il se méfie des plans en vol d’oiseau : l’architecture est faite pour être vue d’une perspective piétonnière, à 1,70 m du sol et pour être corporellement expérimenté dans l’optique d’un vivre ensemble ; vanité des plans du grand siècle, vanité de cette architecture qui tend à n’être plus qu’une façade, comme si le moi pouvait être le maître dans sa propre maison (Freud), alors qu’elle doit se développer à partir du foyer, de la cellule d’habitation, en suivant un rythme biologique, de l’intérieur vers l’extérieur«, mais tout le monde s’est attardé sur l’extérieur du premier pavillon construit "sans prendre la peine de regarder l’intérieur », sans prendre en compte aussi la circulation entre le dehors et le dedans. “ Les unités d’habitation de grandeur conforme ” dans lesquelles l’organisation collective confirme la liberté individuelle, composent entre elles pourtant, composent avec le paysage et ainsi le révèlent, en “ divulguant les assises géologiques", à la façon dont le Parthénon "tient tête à tout le paysage". Pas de grande arcjitecture sans cette composition  qui ménage les espaces, les coupes, les écarts, les silences entre les choses, entre les pleins et les vides comme le fit encore Piano et Rogers en créant une tension harmonique entre la place et l'édifice au centre Pompidou.  “ Poésie sur Alger ”, c’est le titre d’un des grands plans d’urbanisation de Le Corbusier qui faisait pourtant partie de ces 24 grattes ciel de 60 étages qui, à Barcelone, à Buenos-Aires ou à Sao-Paulo devaient être édifiés en faisant table rase de tout le patrimoine historique mais qui témoignait néanmoins de l'intelligence des choses, de celle qui respecte leur respiration et l'articulation souveraine qui les rend éloquentes ou parlantes.

Le côté terrestre, disons aristotélicien, de Le Corbusier est particulièrement perceptible, lorsqu’avec le “ Modulor ” (mot valise, crase, mélange du mot module et nombre d’or), dans lequel il explique son système de proportion, il côtoie les spéculations sur les nombres de la tradition pythagoréo‑platonicienne, retrouve le canon des proportions et les règles de l'harmonie et de la beauté que l'académie florentine marquée par le néo-platonisme entendait enseigner. Il sent bien, devant “ ces mesures d’homme qui sont aussi des mesures d’ange ” le vertig e de la spéculation. Le goût de la proportion mène toujours insensiblement à “ la divine proportion ” : “ Derrière le mur, les dieux jouent ; ce sont les nombres constituants de l’univers ”. Mais il se défie de ces ensorcellements, ce qu’il veut c’est garder au corps son fondement secret, accorder la stature humaine et la mathématique, retrouvant ainsi, par-delà le mètre, “ chiffrage sans corporalité ” le pied, la coudée, la brasse, le stade. L’architecture soutenue par une forme et universelle géométrie, doit rester chose charnelle. “ Je suis un homme du bâtiment… je suis un bâtisseur de maisons et de palais pour des hommes sur terre, avec des matériaux terrestres, déclare‑t‑il. Je suis assez artiste pour sentir qu’il y a des prolongements à toute chose mathématique, mais je m’arrête au seuil des métaphysiques et du symbolisme ”. L’architecture est une mathématique, mais “ une mathématique sensible ”. On peut la justifier après coup par des mesures, mais la mesure primordiale est celle “ que l’on tient dans ses mains, entre ses bras écartés, que l’on apprécie de l’œil ”, immédiatement, puisque, comme disait Alberti, “ tous les hommes, tant ignorants que bien entendus, sentent incontinent, par instinct de nature, s’il y a rien de bon ou de mauvais en tous artifices ”. C’est sans doute, cette union intime et paradoxale, en un même homme, de la rigueur d’une technique parfaitement maîtrisée, et d’un sens plastique inné, d’une imagination débordante, qui fait le génie singulier de Le Corbusier.

Il est possible maintenant, d’essayer d’inventorier le répertoire du vocabulaire plastique de Le Corbusier. Il est même possible de l’épeler systématiquement, de le déduire, comme le déploiement rigoureux et impeccable des possibilités formelles impliquées dans les matières et dans les techniques nouvelles.

“ Au début ils voyaient sans voir, ils écoutaient sans entendre et pareils aux formes des songes, ils vivaient leur longue existence dans le désordre et la confusion. Ils ignoraient les maisons de briques ensoleillées, ils vivaient sous terre comme les fourmis agiles au fond des grottes closes au soleil. ” Mais, continue Eschyle, Prométhée survint et il apporta aux hommes le feu du ciel, le don de la lumière.

C’est cette aspiration native de l’Homme à la lumière, que l’architecture moderne va accomplir jusqu’à exalter au soleil toute son existence diurne. Les matériaux engendrent leur forme, commandent la naissance du plan lui‑même et une nouvelle « poétique de l’espace » analogue à celle de Bachelard qui habitait sa langue pour, du dedans de la maison et de la cave au grenier, habiter l’immensité du monde. Grâce à la résistance formidable du béton, à ces fortes membrures et cette élévation en hauteur des nouvelles “ unités d’habitation ”, l’immensité est là aussi car le sol est dégagé et laissé à la verdure et les grands espacements excluent la promiscuité et “ les rues corridors ”. La hauteur signe de dégénérescence ? Affirmation de puissance plutôt. “ Quand les cathédrales étaient blanches, on ne pensait pas que la hauteur était le signe d’une dégénérescence de l’esprit. ” Que les tours et les barres (bien postérieures à la mort de l’architecte), que les nouveaux blocs erratiques et sans visage de nos banlieues ne nous servent pas de modèles ! Ces hauteurs, d’ailleurs, qui nous donnent “ une sensation d’espace, d’étendue, de liberté ”, doivent garder la mesure ; “ j’ai cherché patiemment, nous dit Le Corbusier, la hauteur d’un immeuble d’habitation qui puisse prétendre à rester humaine ”. La séparation de la fonction portante et du mur, c’est‑à‑dire l’ossature indépendante, rend possible “ la façade libre ”, la fenêtre en longueur, l’utilisation systématique du pan de verre qui livre entièrement au soleil toute la façade[23]. “ Le soleil est au cœur de la maison, l’air circule ”. Il n’est pas jusqu’au toit qui ne soit transformé en terrasse, en jardin, en solarium. Sur la terrasse en cuvette, les eaux s’écoulent vers l’intérieur. Aussi, le bord du bâtiment, le haut de la façade sera désormais franc, net, tranchant, horizontal, ligne aiguë et pure coupant à vif sur le ciel. Mais avant tout, cette conquête esthétique trouve son sens dans l’utilisation des pilotis qui, plus qu’à une nécessité pratique (libérer le sol, éviter l’humidité), répondent à une exigence plastique c’est “ le moyen merveilleux de porter en l’air, en vue totale de ses quatre contours, le lieu des rapports, le lieu de toute mesure ”. Appuyés sur le sol, les immeubles sont de “ grands diamants secs et durs, étincelants, vainqueurs ”.

Impossible de séparer dans son œuvre la composante fonctionnelle de la composante purement esthétique et l’’esth-éthique de l’architecture moderne implique en effet, nous l’avons vu, une éthique. En elle il y va de la dignité, du maintien et de la tenue de l’homme sur cette terre. L’architecte de lumière pourfend en tous lieux la dissimulation ; il n’a avec les choses qu’un rapport frontal, franc, direct, sans détour. Jamais on n’avait vu une telle haine du masque et du décor, des ors, des laqués, des brocards. L’industrie a soufflé sur ces futilités, “ nous avons pris le goût de l’air libre et de la pleine lumière ”. Notre “ âge d’acier ” appelle une “ éthique à angle droit ”, un homme carré de corps et d’âme qui connaisse une santé fondamentale. Plus d’ornements, plus de vêtures, plus d’imitation, plus de fonctions camouflées, mais, le béton loyal, brut de décoffrage, rugueux, le simple jeu des éléments architecturaux, la lumière et l’ombre, le mur et l’espace, la force nue de la structure et toute chose ouverte, déclarée, avouée. “ L’architecture est le jeu correct, savant et magnifique des formes sous la lumière ”, telle avait été sa première phrase sur l’architecture (sans référence aucune à l’habitation) ; la thèse de la cité radieuse était pourtant déjà là, impliquée, latente. Après des recherches patientes et une bataille acharnée, l’unité d’habitation de Marseille a fini par se dresser, noble, radieuse (c’est‑à‑dire d’abord ouverte aux rayons du soleil), d’une sobriété dorique, d’une grâce virile, solidement arrimés sur des pilotis puissamment rythmés. Comme l’avait annoncé Théophile Gautier, c’est “ une architecture entièrement nouvelle, sortant de son époque (grâce à l’utilisation) des nouvelles méthodes créées par l’industrie ” (le béton armé et le fer conduisant à des formes spécifiques) qui est venue au jour. C’est, l’ornement vaincu, le seul et “ vrai jeu de l’acier et du ciment ” et le refus total du mensonge. Il n’est pas jusqu’aux machines que l’on ne montre, comme à Berlin où, derrière les parois de verre, l’on pressent les moteurs des chaufferies beugler “ comme des taureaux d’or ” (Cendrars), dans une nudité absolue. Bientôt, comme l’annonçait l’architecte Adolf Loos, les rues des villes resplendiront comme des murs tout blancs. La cité du XXe siècle sera éblouissante et nue, comme Sion, la ville sainte, la capitale du ciel.

Cette nudité absolue est en même temps profondément rythmée grâce à l’emploi, par exemple, du “ brise-soleil ”, de la peinture et de la sculpture qui sortent renouvelées de leur intégration dans le domaine bâti. La couleur, pour ne parler que d’elle, exalte le soleil tout en “ qualifiant et en classant les fonctions organiques de l’architecture qui sont la structure, l’opacité des murs, la transparence des baies, les circulations (horizontales et verticales) ”. Toujours la vie veut la couleur qui la porte à la surface dans un désir de paraître et de se montrer. La couleur, c’est “ le sang du corps qui circule à beaux battements ”, elle est rendue à l’élémentaire, et, la polychromie architecturale renouant avec une tradition perdue retrouve jusqu’à l’alliance archaïque de l’étendue et de la couleur, de la rigueur géométrique et de la qualité perceptive. Archaïques, primitifs, barbares, ces prismes taillés comme des diamants, ces matières vigoureuses et ces couleurs mis au service de la fanfare solaire ? Il n’y a pas en tout cas à se tromper, il s’agit d’une ville et en même temps d’un homme, robustes, debout qui cherchent moins le charme que la force, à faire montre moins de bon goût que de grand style.

Il est un symbole qui n’a cessé de fasciner et de posséder la pensée de Le Corbusier, et de germer, et de prendre forme dans ses profondeurs, et qui maintenant, face à l’Himalaya, domine la ville de Chandigarh, capitale du Pendjab : la main ouverte. Nous y voyons le symbole de ses recherches et de ses obsessions, celui qui « exhibe le geste architectural à l’état pur », dit Benoit Goetz. “ Pleine main j’ai reçu. Pleine main je donne ”, disait‑il dans Le poème de l’angle droit  avec la gratitude de celui qui a entrevu l’amplitude inouï du don, du don du temps qui lui a été fait. Sur ce symbole, magnifique résumé de ce qu’est être un homme, écoutons une autre voix : “ La main ne fait pas que saisir et attraper, ne fait pas que serrer et pousser. La main offre et reçoit, et non seulement des choses, car elle‑même, elle s’offre et se reçoit dans l’autre. La main porte, la main garde. La main trace des signes, elle montre, probablement parce que l’homme est un monstre (ein Zeichen)… Chaque mouvement de la main est porté dans l’élément de la pensée ”. Ici, elle est simplement ouverte “ pour indiquer symboliquement la direction du vent ”. Pensée, symbole, elle montre, elle signifie l’accueil et l’acceptation, dans l’humilité, de notre partage propre ou de notre destin.

Aujourd’hui, “ le vent change ”, et ce vent nouveau, ce destin que nomme si souvent Le Corbusier, c’est la technique qui nous l’apporte, la technique qui nous a modifiés de fond en comble et qui est désormais un destin planétaire ; elle n’est pas le fait de l’homme même si elle fait corps avec son indétermination : démuni de tout, aporos, il est devenu par la même inventif, riche en expédients pantaporos, disait déjà Sophocle et, avec la modernité, la technique, libérée de toute entrave, est devenue puissance auto-fondatrice illimitée ne rencontrant plus dans la nature que les effets de sa propre productivité.  Aussi il n’est pas possible, s’il le fallait, de la contenir ou de la subordonner à des fins humaines car c’est elle plus que jamais qui nous gouverne, nous régit et nous réduit à l’obéissance. Sa fin n’est pas, ne peut pas devenir le bonheur, sa fin est la puissance, la technique se veut elle‑même, elle n’est pas un moyen mais est elle‑même sa propre fin, volonté de volonté...

Ils construiront des maisons et ils les habiteront. Ainsi s’est accomplie la prophétie messianique mais la nouvelle Sion avec ses bâtiments de proue aura été bâtie parce que d’abord auront déjà été habités les lieux, aura été  accueilli ce qui advient : la guise, l’envoi ou le destin[24] de cette époque de l’être qui est la nôtre, ce qui nous est échu, notre chance et probablement notre chute sans retour, notre échéance et peut-être notre déchéance, une déchéance en tout cas qui ne prendrait forme de fatalité que si elle n’était pas reconnue  en sa provenance et reçue comme le don d’une donation.

Engagée au plus vif “ du violent aujourd’hui ”, “ du profond aujourd’hui ”, vigie risquée aux avant‑postes, connaissant “ les immenses inquiétudes du destin ”, l’œuvre de Le Corbusier représente sans doute une des plus audacieuses percées de ce temps. Totalement exposée à la manifestation la plus haute de l’esprit des temps modernes, elle représente une des tentatives les plus extrêmes pour se conformer à l’essence de la technique, elle nous aide à traverser la modernité, dans son éclatante grandeur, dans son éclatante détresse. Dans notre désir d’habiter Sion, la ville nouvelle, comment ne pas nous émouvoir et nous prendre à tenir à notre temps jusqu’à sceller avec lui un accord infrangible ?

 

CODA

Plus d’un demi-siècle après la mort de l’architecte quel regard porter sur l’œuvre qu’il nous a laissée ? La patrimonialiser, la classer, comme on l’a fait, au patrimoine mondial de l’humanité est-ce la meilleure façon de la reconnaître ? Ne serait-elle qu’une pierre blanche laissée sur le long chemin de l’histoire de l’architecture ? En la muséifiant ne lui ôte-t-on pas la seule fonction qui la rendait hier vivante[25] ? Sur ce point deux remarques simplement :

1- Les temps nouveaux dont parlait Le Corbusier nous ne sommes pas prêts d’en voir la fin mais l’expansion infinie de la technique à laquelle nous assistons doit prendre visage, doit être schématisée, modulée, segmentée en périodes, en époques, en jalons des moments capitaux de l’histoire de l’Occident. Chaque époque fait suspens (c’est le sens du mot épochè en grec) jusqu’à  ce que la saison soit venue, pour le vrai, de percer à nouveau… Ce qui vient au premier plan avec Le Corbusier c’est la technique en tant qu’elle est production –production sociale de l’existence disait Marx- Cette figure dominatrice et toute puissante n’est-ce pas ce qui est célébrée dans son art ?

Cette figure de la technique se distingue ainsi de la technè grecque toujours subordonnée à la phusis et qui, dans le monde grec, aux antipodes de notre infinité techno-logique, ne disposant que d’instruments aux capacités limitées, ne connut jamais de grands développements. La phusis quand elle ne se porte pas d’emblée à l’achèvement, à cette dimension de l’être en tant qu’être que disent les mots kalon (beau) ou agathon (bon) alors la technè peut, comme un complément, en parachever la venue.

Mais nous sommes entrés dans une troisième configuration où il ne s’agit plus de dominer ou d’exploiter la matière mais de mener des opérations et des jeux où elle se combine d’elle-même à elle-même si bien que nous fantasmons l’autoproduction d’une intelligence artificielle. Avec cet âge que J. L. Nancy appelle celui de la combinatoire, la puissance du rationnel atteint des sommets. Cette effectivité autonome d’interactions c’est ce qui fait la stupéfiante actualité des réseaux, de la réticulation indéfinie des énergies, vitesses, efficiences, informations… de ce retis qui, en latin, dit l’entrelacement des fils dans une pièce de tissu. Déjà sous le second Empire les Saint-Simoniens, évacuant la question sociale et politique, imaginaient réaliser grâce aux grands réseaux ferroviaires et télégraphiques, la communauté ou l’association universelle[26] et, dans ses plans d’urbanisme, Le Corbusier commence lui aussi par séparer et libérer les réseaux routiers pour les rendre autonomes. C’est désormais la voiture automobile qui est déjà devenue l’objet technique autour duquel va s’organiser toute la vie collective à travers conurbations, hyper-connexions, ronds-points, parkings, grandes surfaces…. A mesure que se retire la perspective d’une fin substantielle (communauté, homme total etc…) s’affirme toujours plus la vérité la plus implacable du nihilisme : rien ne mène plus rien dans une société de compétition. Dans un monde de la technique devenue autonome, moyens et fins ne cessent de renvoyer les uns aux autres sans plus jamais s’ouvrir véritablement à l’exister.

Avec Turing et Newman c’est le réseau électrique qui va, avec l’informatique, devenir dominant et provoquer la grande disruption qui ne cesse de relancer interminablement la puissance productrice aussi  bien que destructrice, celle que nous connaissons aujourd’hui. L’informatique a ouvert une capacité d’expression qui n’existait pas auparavant et une démocratisation inouïe de la prise de parole. Mais l’informatique, le mot l’indique, c’est aussi la mise en forme et le formatage algorithmique que contrôlent et exploitent les plateformes et la possibilité offerte au pouvoir autoritaire de capter entièrement la médiation[27].

Le totalitarisme à l’égard duquel l’architecte a éprouvé quelques penchants n’est pas une forme particulière de gouvernement mais plutôt la conséquence de la domination inconditionnelle de la technique, disait Heidegger : la façon dont la Chine a réussi, avec la révolution numérique qui porte à sa plus haute puissance les possibilités terrifiantes (deinotera) de la technique,  à connecter, pour la contrôler, son immense population en dit long sur l’avenir de notre monde. La plus grande idéologie égalitariste que l’humanité ait connue a été remplacée par la technologie de la communication, par l’empire absolu du management en mettant aux commandes (kubernêsis) une science technicisée. Des lanceurs d’alerte ont révélé au monde l’espionnage généralisé qui était déjà le fait de la NSA ; demain le plus puissant pays du monde sera un pays totalitaire et son hégémonie sera, elle, planétaire. Reconnaissons au moins au grand bâtisseur un don de bonne vue : c’est bien une constellation nouvelle qu’il a vu monter dans notre ciel. Elle ne cessera de le sidérer et d’en faire ce qui sera de plus en plus le monde de la technique. Il continuera à nous offrir comme le « négatif photographique » de l’événement, la seule trace que nous ayons, malgré sa noirceur, du visage, de la guise ou de l’envoi de cette époque de l’être qui est la nôtre.

2- L’architecture est la seule maîtresse des lieux, l’objet suprême de l’activité créatrice  (W. Gropius), et elle était pour Le Corbusier une religion et à certains égards, une religion du salut. Quand la religion chrétienne,  l’esprit d’un monde sans esprit, disait Marx, est devenue « chose du passé », quand la religion est venue à manquer,[28], quand elle a cessé d'annuler la mort, quand la foi l'a quittée, c’est l’architecture qui a sauvé ces espaces sacrés maintenant désertés et c’est l’art qui les parcourt aujourd’hui, mais tout autrement, en sauvant l'essence de la religion moribonde. Les espaces réservés aux dominicains de la Tourette, espaces maintenant désaffectés sont aujourd’hui les lieux même de l’art. Il en va de même pour la salle haute de l’église Saint Pierre de Firminy : elle est maintenant une annexe du musée d’art moderne de Saint Etienne. Le toit terrasse de la cité radieuse de Marseille se visite, lui aussi, mais il n’y a plus là, ni théâtre, ni gymnase… mais un  espace culturel, un espace touristique, un espace muséal (reconversion du gymnase), un lieu d’exposition et de concert. Tout se passe comme si l’art architectural s’était fait l’hôte de l’art, comme si, par opposition à la trinité hégélienne  qui, après la religion, faisait de la philosophie (la science des sciences et de la totalité du sens) la relève et le point culminant de l’esprit absolu, c’était aujourd’hui l’art qui, rebelle à toute connaissance, à toute signification assignable, à toute finalité, se célébrait lui-même et pouvait vivre et jouir indéfiniment de soi. Au terme de ce que Hegel avait conçu comme  la longue odyssée par lequel  l’esprit s'acheminait à la conscience de soi, c'est encore par la grâce de l'art, de son incompletude, de son ambigüité, de sa finitude, de sa faillibilité (intotalisable il n'aura jamais fini de s'interpréter) que place sera encore laissée à notre seul désir.

 

 

 

[1] Voll Verdienst, doch dichterisch wohnet / Der Mensch auf dieser Erde. Riche en mérite, c’est poétiquement pourtant /Que l’homme habite sur cette terre. En bleu adorable.

[2] Comme le dit Aristote au 6e livre de l’Ethique à Nicomaque. Le mot grec aléthéia dit mieux que le mot latin veritas avec ses valeurs de clôture, de certitude et de sécurité, le risque de l’ouverture, la plénitude épiphanique de la manifestation, l’avènement  de la chose même.  Le langage, le logos avec ses catégories est, dit Aristote, apophantique (déclaratif, révélateur, apo-phaïno, c’est briller,  clarifier, montrer..) et la proposition ou le discours peuvent être vrais ou faux. Mais la technè elle aussi, avant d’être un faire, un produire, un fabriquer, s’inscrit dans l’horizon d’un monde et est déterminée par l’alèthéia. Si elle ne peut pas vraiment être dite « fausse », cela ne veut pas dire qu’elle soit sans risque, car elle peut tout manquer dans l’effondrement. N’y a-t-il pas des édifices, par exemple,  qui  ne disent rien et sont totalement muets ?

[3] Von Ursprung des Kunstwerkes, (Ur-sprung, springen c’est sauter, jaillir, Ur dit l’originarité) in Chemins qui ne mènent nulle part, Gall.

[4] Allusion au premier stasimon de l’Antigone de Sophocle dans lequel l’éloge du génie humain alterne avec la condamnation, par le chœur, de son audace : πολλὰ τὰ δεινὰ κοὐδὲν ἀνθρώπου δεινότερον πέλει (des choses terribles beaucoup mais rien de plus terrible que l’homme). Deinon est un terme énigmatique puisqu’il signifie à la foi admirable, merveilleux, étrange, étonnant, stupéfiant, redoutable, terrible, effroyable, monstrueux… adjectifs se rapportant à l’homme et à ses μηχανόεν τέχνας, à ses réalisations techniques ou à ses "ingénieuses ressources" (trad. Budé)

[5] L’architecture est-elle un art ? La question se posait à une époque dominée par la critique kantienne puisque l’architecture poursuit un but utilitaire et n’est pas absolument désintéressée. Il a fallu attendre l’esthétique hégélienne pour qu’elle entre dans la classification des beaux arts sous le nom d’art symbolique. Et le fait est que la pierre dressée qui fait espace, qui l’organise, le ménage et lui donne libre champ tout comme l’obélisque ou la pyramide avant d’avoir une fin utilitaire sont d’abord, sur la terre des énigmes que fut l’ancienne Égypte, des appels, des signes, des symboles ou des signaux monumentaux  qui, le nom l’indique, (moneo, c’est alerter, avertir et le monument est d’abord la chose dressée pour la mémoire),  appellent, appellent au sens, par-delà toute signification évidente ou imposée. Le Corbusier malgré son insistance sur les problèmes de logement et d’habitation le savait très bien, lui qui exalte dans Vers une architecture, « les grands formes primitives » qui sont à la base de toute grande architecture : la juxtaposition violente des volumes géométriques sur le toit terrasse du couvent de La Tourette, le cube, la pyramide, les parallélépipèdes (partie apparente de la structure porteuse appelés morceaux de sucre), le cylindre, les canons et les mitraillettes à lumière (prismes en pentagrammes orientés selon l’axe lumineux du solstice d’été),   sont là comme les pièces élémentaires d’un jeu d’enfant pour nous le rappeler.

[6] Henri Focillon l’avait dit à sa façon : « Les arts ne revivront que dans la reconstruction générale des cités »

[7] Heidegger, Lettre sur l’humanisme, Aubier, p. 139. Bâtir, habiter, penser in Essais et conférences, Gallimard.

[8] Hegel, Esthétique, introduction. Aubier.

[9] Expérience et pauvreté. Gall., Folio. II, p. 303. Cf., aussi « Il me semble que l’artiste moderne ne peut pas exprimer notre époque, l’avion, la bombe atomique, la radio, dans les formes de la Renaissance ou de quelqu’autre culture passée ». Jackson Pollock, 1951.

[10] Mallarmé, Tombeau d’Edgard Poe.

[11] Franck Fischbach, La Privation de monde, Temps, espace et capital, Vrin, 2012.

[12] « Le béton suggère des formes souples, des contrastes de formes, par une modulation continue de l'espace qui s'oppose à l'uniformisation des systèmes répétitifs du fonctionnalisme… Alors que l'angle droit sépare, divise, j'ai toujours aimé les courbes, qui sont l'essence même de la nature environnante ». Oscar Niemeyer.

[13] Il y a dans la méfiance de Le Corbusier à utiliser ce terme trop marqué par l’américanisme un refus qui l’honore et qui donne à penser : celui d’envisager le réel en terme de fonctionnement, de disponibilité (l’époque de la Bestellbarkeit, celle de la sommation de la con-sommation remplace celle de la Gegenstandlichkeit, de l’objectivité), de service et de faire de l’animal et même de l’homme une ressource, un capital, et un matériau comme on le disait surtout sous le troisième Reich et sous l’Empire stalinien. L’assignation de toute chose à fonctionner, à « marcher » comme on va dire à partir de Descartes est une façon d’envisager le réel comme fonds (Bestand) exploitable, manipulable à merci. Le péril n’est pas dans le dysfonctionnement de la technique, il est, au commencement, dans le fonctionnement lui-même.

 

[14] Le mouvement rétrograde du vrai in La pensée et le mouvant, PUF : « on se figure que toute chose qui se produit aurait pu être aperçue d'avance par quelque esprit suffisamment informé, et qu'elle préexistait ainsi, sous forme d'idée, à sa réalisation… » 

[15] L’architecture fasciste relèverait plutôt de ce que Heidegger appelle le gigantesque (Riensenhaft), la fièvre aveugle de l’exagération et du surpassement... la contrefaçon satanique de ce qui est grand. Adalberto Libera, l’architecte du pharaonique Palais des Congrès de Rome considérait celui-ci après la guerre comme le cimetière des espérances fascistes, cimetière en effet de la synthèse impossible du fascisme et du rationalisme de l’architecture moderne.

[16] CF., Le Corbusier, l’ami des fascistes ne mérite ni statue ni musée. Par Xavier de Jarcy (journaliste) ; Daniel de Roulet (architecte) ; Laurent Olivier (archéologue) ; Marc Perelman (universitaire). In Alencontre, 15 février 2019. Cf. aussi de Marc Perelman, Le Corbusier, once more. In La ville et les arts - À partir de Philippe Cardinali. L’Harmattan, 2011.

[17]  Utopie qui rappelle la cité de Dieu de Saint Augustin « Ce qui me persuade que l’unique moyen de distribuer les biens avec égalité, avec justice et de constituer le bonheur du genre humain, c’est l’abolition de la propriété » écrit Thomas More.

[18] Sur le modèle du phalanstère fouriériste, cf. Le familistère de Guise d’André Godin pour qui l'architecture pouvait changer le monde. Ce "Palais social"  a été un des modèle des unités d'habitation de Le Corbusier. Notons que le labyrinthe très fouriériste que forment les longs balcons et les grands escaliers destinés à favoriser les rencontres furent fermé dès que le familistère fut privatisé, divisé et vendu en appartements. La cité radieuse destinée originellement à reloger des prolétaires connut le même sort.

[19] Quand les processus de révolution sociale n’ont pas été portés à leur terme, la fracture sociale, hélas, demeure. Ainsi Brasília, “ la première capitale de la nouvelle civilisation, la ville la plus audacieuse que l’Occident ait conçue jusqu’à aujourd’hui ” (Malraux) demeure cernée par les citades bandeirantes, sorte de  bidonvilles où se négocient tous les commerces.

[20] Le Gestell (le dispositif d’arraisonnement qui rassemble tous les modes du stellen, poser, provoquer, réclamer, exiger, mettre en demeure et dans lequel vibre le tout puissant principe de raison qui attaque savoir, œuvre, langue… est, répète Heidegger,  une tête de Janus, l’Enteignis, ce qui exproprie l’homme de la terre, est aussi notre chance,  la préfiguration de l’Ereignis, de l’événement merveilleux, de l’échappée belle du Es gibt ou de l’avènement appropriant.

 

[21] Le crépuscule des idoles, Flâneries d’un inactuel, § 11.

[22] Albert Camus,  L’exil d’Hélène, in L’été. Essais, Gall. p. 854.

[23] La civilisation du verre qui est en train de s’intaurer exploite à fond ce matériau dur et lisse sur lequel rien n’a de prise, ce matériau froid et sobre sans aura, disait Benjamin, et correspond à une forte tendance de l'architecture contemporaine visant à assurer une sorte de perméabilité entre l'extérieur et l'intérieur (Folio, II, p. 339). Mais le verre ennemi du mystère et de la propriété, crée des espaces dans lesquels il est difficile de laisser des traces. Les façades entièrement vitrées du Bauhaus de Dessau, l’interpénétration des espaces intérieurs et extérieurs et la transparence généralisée ont pu facilement transformer ce qui se voulait être un espace de liberté en un lieu d’oppression… Klee et Kandinsky mirent rideaux ou peinture sur ces grandes baies vitrées, Le Corbusier n'a jamais eu que suspicion pour ces palais de cristal et savait bien qu'on ne vit pas dans la transparence... D'où la nécessité de relancer la question benjaminienne : Comment habiter le moderne ?

[24] Geschick en allemand vient de schicken envoyer et fait écho à Geschichte, l’histoire qui, quand elle est reçue avec habileté et adresse (c’est le sens aussi de Geschick) donne la pleine mesure de ce qu’elle recèle.

[25] En transposant à cette architecture ce que Hegel disait de l’art que certains conservateurs purifient de « quelques grains de poussière » : « Les statues sont maintenant des cadavres dont l’âme animatrice s’est enfuie, les hymnes sont des mots que la foi a quitté, les tables de dieux sont sans nourriture et sans breuvage spirituel et les jeux et les fêtes ne restituent plus à la conscience la bienheureuse unité d’elle-même avec l’essence ». mais les « beaux fruits » de l’art, rassemblés dans le Musée retrouvent vie, intériorisés de manière supérieure dans « le Panthéon unique de l’esprit conscient de soi ». Phénoménologie de l’esprit, Aubier, 1991, p. 490. L'art était une origine, "aujourd'hui il n'est plus qu'une défroque que nous traînons derrière nous", écrit aussi Heidegger.

[26] Après la seconde guerre mondiale Norbert Wiener proposera dans le même esprit  la cybernétique fondée sur ce renvoi à soi que l’on appelle rétroactivité, pour que l’humanité puisse connaître l’état fusionnel et la transparence du village planétaire. Utopie ? mais, on a pu le dire,  ce qu’il y a de terrible avec les utopies c’est qu’elles se réalisent toujours…

[27] Pour utiliser  une autre grille de lecture, Ernst Jünger, interprétant Marx à partir de Nietzsche,  définit le monde moderne comme la mobilisation totale de l’homme dans la figure (eidos, Gestalt) du travailleur dont l’absolue autoproduction est le le fin mot de l’humanisme achevé. La volonté de puissance  que célébrait l’architecte ne serait alors, dit Jean Beaufret, que l’avant dernière étape du déploiement en volonté de l’être de l’étant comme volonté de volonté. Dans la première étape, le déchaînement que dit le mot volonté est encore tenu en échec par ce que dit le mot puissance. La Puissance et la Gloire dit-on aussi. Aujourd’hui la puissance est enfin délivrée de la Gloire et la volonté de puissance de son rayonnement...  Interrogeant ce que Nietzsche célèbre, Heidegger appelle Volonté de volonté la visée effrénée d’accroissement d’efficience, l’avènement sans réserve de ce qui commençait à poindre comme méthode, calculs, plans, prospectives, répartition des tâches, spécialisation… en vue de quoi ? en vue de planifier, de calculer, de répartir des tâches, de spécialiser… Jusqu’où ? jusqu’au bout. A bout de quoi ? de rien d’où  l’étrange locution volonté de volonté qui n’est pas elle-même voulue. Telle est la mise en scène de la mutation de la puissance (Macht) : quand machen (faire) devient Macht (puissance) de façon inconditionnelle alors elle vire en Machenschaft, en machination, en puissance efficiente sans but, circulaire, répétitive, "machinique" jusqu’à l’usure et l’exténuation. Oubli le plus épais de l’être au profit du faire qui culmine dans le règne de la technique, oubli qui est pourtant, pour nous autres modernes, la manière dont l’être s’offre à nous, en préservant son secret. Que les petits maîtres de la décadence (comme le disait Artaud) se le tiennent pour dit !

 

[28] –L’époque du couvent de la Tourette a presque coïncidée, dans les années 60,  avec le point culminant de ce qu’on a appelé en France la sortie de la religion.

 

 

 

François Warin

 

Le Corbusier et l’esprit du temps

Revue de métaphysique et de morale, N° 4, 1970, p. 439-451

 

“ Ils bâtiront des maisons, et ils les habiteront. ”

ISAÏE.

 

L’art n’est pas une activité séparée, un divertissement ou l’occasion d’une jouissance esthétique ; il en va en lui de la vérité, dans chaque œuvre, installée à demeure. L’architecture, plus qu’un autre art, témoigne de la manière dont une culture pense et pratique la terre, de sa façon de l’habiter. Ces idées, qui aujourd’hui parviennent à notre conscience, nous les avons rencontrées déjà chez Le Corbusier. Son œuvre entière est portée par un problème de civilisation et par une volonté de frayer, à notre modernité, un chemin neuf au plus profond de ses secrètes possibilités. C’est ce que nous voudrions simplement montrer en nous confiant à ce qui nous a semblé être l’élan profond de son œuvre, et, en empruntant, autant qu’il est possible, ses propres formules.

C’est en effet une réflexion sur notre civilisation, sur cette mutation sans précédent que représente l’avènement et le déploiement de la technique qui ouvre et qui commande l’œuvre de Le Corbusier. Quelque chose a changé, “ l’événement ” est là ; comment se fait‑il que nous l’ignorions, que nous tardions à le reconnaître ?

Dans une conjonction du sublime et de l’ignoble, la “ civilisation machiniste ” s’est installée dans l’effondrement d’un équilibre millénaire. Dans “ cette aventure trop précipitée ” l’homme écrasé par ses propres conquêtes, trop vieux pour ses propres victoires, s’est trouvé déraciné, sans patrie.

La civilisation machiniste s’est installée, incontrôlée, dans le désordre et le vacarme. La laideur a surgi, laideur délétère comme jamais, laideur sans appel, laideur absolue. Le plastique, des éléments nouveaux sont apparus, indestructibles, ne connaissant pas la mort. Nos villes, théâtre de bouleversement, s’engorgent, se congestionnent, éclatent de leurs enceintes, prolifèrent, donnant lieu à de sinistres banlieues, lèpre anarchique qui dégrade et qui tue. Voici cinquante ans que Le Corbusier l’a [p. 440] dit : la grande ville s’anémie, s’empoisonne ; ainsi Paris qui vit sur son passé est perdu sans solution chirurgicale. Dans la grande ville l’homme moderne n’a plus sa demeure. Saleté et vacarme que l’on fuit, la ville ne peut l’inviter qu’à se sauver, qu’à se replier dans un petit “ chez soi ” avec son jardinet, ce qui à nouveau, cercle infernal, abîme un peu plus loin la terre. Et c’est ainsi que l’homme, aveugle et timide, peut passer à côté de l’événement.

Et pourtant, “ notre monde peut être laid, peut être faux, peut être cruel… ” quelque chose, invinciblement, a bougé. Entourés que nous sommes par les productions sans visage du XIXe siècle, nous pouvons encore tarder à reconnaître ce qui se passe sur la terre ; “ repliés sur nos petitesses ” nous pouvons rester à l’écart “ de la geste des temps présents ”, mais, “ toujours, l’événement plus fort que tout (va) vers sa destinée ”. La domination et la soumission de la terre auxquelles nous conviait la Genèse, la maîtrise et la possession de la terre qu’annonçait Descartes, formulant ainsi le projet le plus propre du monde moderne, deviennent aujourd’hui un fait. Et, c’est tout naturellement que Le Corbusier retrouve le ton prophétique : “ Une immense mutation s’opère,… des migrations sont imminentes,…, les villes vont se faire et se défaire,… en un mot…, l’occupation de la terre sera remise en question. ” Un monde s’effrite et se décompose, “ une grande époque a commencé — une époque nouvelle ”, “ le monde s’éveille et recommence la civilisation machiniste éclate — les temps nouveaux ! ” “ C’est l’éclosion après une germination profonde ” d’une époque neuve, “ c’est l’esprit qui s’éveille, qui sourd, qui s’étonne, qui lutte contre l’étouffement, qui conquiert une place et le jour venu, qui s’affirme dans la clarté ”. On croirait entendre ici Hegel qui avait déjà pressenti quelque chose de l’immense ampleur de la mutation avec laquelle l’histoire devait s’accomplir : “ Messieurs, nous sommes situés dans une époque importante, dans une fermentation, où l’Esprit a fait un bond en avant… Il se prépare une nouvelle sortie de l’Esprit…, tandis que d’autres dans une résistance impuissante, restent collés au passé, la philosophie doit la reconnaître… et lui présenter des hommages. ”

Que l’architecture, de part sa nature, puisse porter témoignage de l’éclosion de cette nouvelle culture, que son heure, aujourd’hui, soit venue c’est ce qu’il faut tenter de comprendre.

On le comprendra si l’on veut bien, d’abord, rendre au beau mot d’architecture son éclat premier. Architecture de archè principe, fondement, et, de tektôn (charpentier) venant de tiktein : mettre au monde. L’architecte est donc le technitès, le poiètès dans sa première apparition, celui qui crée et qui produit absolument, faisant passer du non‑être à l’être. L’architecte est celui en qui le téchnè est archè, celui qui prend la mesure primordiale, qui pose les assises premières, qui orée originellement les formes selon lesquelles se réalise une culture. L’architecture n’est [p. 441] donc pas un art parmi les arts mais l’art au sens fondamental, l’an total, l’art souverain, l’art majeur qui commande à tous les autres arts L’ouvre architecturale est la forme à l’image de rien d’où procèdent nécessairement toutes les autres formes artistiques. Sans modèle dans le visible elle l’ordonne et le façonne, lui donne direction et sens. “ Elle produit des choses, disait Platon, qui n’existent que par elle et qui n’étaient pas auparavant ”[1].

 Aussi Le Corbusier, renouvelant le mythe de l'architecte qui court depuis Imhotep, Dédale, Alberti, Ledoux, Gaudi... peut dire que “ l’architecture n’est pas un métier,…(que) le destin de l’architecture est d’exprimer l’esprit d’une époque ”. Claude Nicolas Ledoux, l’architecte visionnaire et maudit du XVIIIe siècle, auteur d’un livre intitulé “ L’architecture considérée sous le rapport de l’art, des mœurs et de la législation ”, était lui aussi particulièrement conscient de cette souveraineté de l’architecte, le “ titan de la terre ”, le “ rival du dieu ”. “ Est‑il quelque chose qui lui soit étranger, écrivait‑il de l’architecture ?… tout est de son ressort, politique, morale, législation, culte, gouvernement ”. Le Corbusier dira d’une manière semblable que “ l’architecture est en toute chose, (qu') elle s’étend à tout ” ; en lui l’architecte et l’urbaniste (c’est tout un) ont rejoint le maître d’œuvre qui “ préside aux destinées de la cité ”.

La création d’un nouveau logis, on le voit maintenant, “ déborde les questions de technicité ; elle est la manifestation pure d’une nouvelle conscience ”. “ Lorsque je dis habiter, écrit Le Corbusier, je n’entends pas ne satisfaire qu’à des fonctions matérielles ” ; construire des maisons nouvelles et les habiter, cela veut dire d’abord oser contempler, avec des yeux nouveaux, des temps nouveaux. C’est ainsi qu’il est possible de dire que “ la perturbation contemporaine est au fond une question de logis ”, car, plus profondément que d’un manque de logis, ce dont souffre l’homme moderne, c’est d’une incapacité à “ habiter ”, à être à la mesure de son temps. Le problème de l’habitation est un problème éthique, si l’on veut bien se souvenir que “ èthos ”, initialement, signifie “ le séjour, le lieu d’habitation, le domaine ouvert où l’homme habite ”[2]. Ce problème éthique, l’architecte devait nécessairement le rencontrer,

“ Nous aspirons à une nouvelle éthique…

C’est le concept de vie qu’il faut changer

c’est la notion de bonheur qu’il faut dégager ;

le reste n’est que conséquence. ”

Il reste à ceux “ qui ont eu leur heure de révélation, à s’engager à fond ” dans l’événement, et, tout en lançant “ des traits qui percent la défroque insupportable d’une époque mourante ”, à tenter de “ signifier la venue ” des temps nouveaux.

L’architecture ainsi correspondra à sa destination première ; en elle, [p. 442] une nouvelle fois, se seront déposées les conceptions essentielles d’une civilisation[3].

“ Miroir des temps n, l’architecture était destinée à devenir, plus qu’aucun art, miroir de ce temps, puisqu’en elle se rencontrent, jusqu’à la vibration de leur commune origine, l’art et la technique.

Le développement rapide et brutal des techniques et des sciences a provoqué une cassure profonde, une rupture de l’unité organique de notre culture, un divorce entre notre pensée et notre sensibilité. Technique et science d’un côté, arts et lettres de l’autre ; “ culture ” et “ civilisation ”, pour reprendre la terminologie des sociologues allemands. À une civilisation guidée par le calcul, saoulée de puissance, impatiente d’avenir, s’oppose une culture blottie, réfugiée dans son passé et qui boude l’événement moderne : “ Les belles-lettres ”, “ les beaux-arts ”. Culture et civilisation, les deux chutes du monde moderne, qui, n’appartenant plus l’une à l’autre, chacune dans son sens, ne peuvent que décliner ; dans les directions déjà indiquées par le Renaissance et la Réforme, c’est la dérive simultanée de l’Europe latine et de l’Europe nordique. L’art s’esthétise, alors que l’architecture, entièrement livrée à la technicité, se “ fonctionnalise ”. La citadelle de la culture exclut de son monde l’objet technique, ou le réduit à la seule dimension d’objet d’usage, d’instrument neutre et anonyme, que l’on ignore et que l’on cherche à cacher. La technique en ses débuts n’est pas reconnue, on en a honte ; c’est ainsi qu’on camoufle l’ossature métallique du grand palais sous un décor de pierre, artifice superfétatoire. Alors même que l’on construit en béton, on continue à “ penser en pierre ”. Auguste Perret lui‑même, le premier, à utiliser le béton armé, fit revêtir le théâtre des Champs‑Élysées d’un plaquage de marbre. Pendant que les ingénieurs lancent des ponts, dessinent des carrosseries, construisent des usines, des paquebots, des avions, les architectes, dépassés par cette soudaine lancée du monde, se cantonnent dans la tâche désuète, subalterne et sophistiquée de décorateur ; ou bien, pusillanimité plus grave, ils recopient leur passé, bâtissent des simulacres sans vie. “ Que ceux qui regardent en arrière soient pétrifiés en statue de sel. ”

Redonner vie à l’architecture, la délivrer des charmes qui la retenaient captive, ce sera d’abord rester à l’écoute de cette époque nouvelle, déceler dans les inventions des ingénieurs les formes nouvelles, les formes pures et primitives qui répondent authentiquement au destin de notre temps. Car ce sont les ingénieurs qui, comme à leur insu, ont réinstauré les formes primaires, les volumes simples et audacieux, “ manifestation puissante de l’esprit du XXe siècle ”. “ La technique nous a donné la hardiesse et la témérité ”, le goût du risque et de l’entreprise. Aujourd’hui c’est l’ingénieur qui connaît, qui sait faire tenir. Sûr de ses moyens [p. 443] et de ses forces, il retrouve par ses calculs, soumis au principe d’économie, “ la joie de la géométrie ”, et il fraye ainsi la route au grand art. C’est dans l’effort général d’une époque, dans sa production massive, que l’on peut découvrir une unité d’esprit, un style.

Aussi, rien n’est plus émouvant que de voir les premiers livres de Le Corbusier, se couvrir de coupes, de plans, de photographies d’objets techniques, de tout un attirail d’objets utilitaires qu’un réflexe apeuré nous fait encore dissimuler. C’est pourtant par là, par la claire et tranquille reconnaissance de l’époque technicienne, que passe la réintégration de l’unité de notre culture[4]. Jamais, depuis les admirables planches de “ l’encyclopédie ”, dont la beauté fournissait les conditions de participation à la civilisation nouvelle, on n’avait vu pareille jubilation à la présentation de la juste proportion des organes d’une machine, à la considération de la convenance de sa matière, de la sécurité efficace de ses mouvements. Mais Le Corbusier fut accusé de renier la tradition, de verser dans un n “ fonctionnalisme inhumain ”.

L’infidélité à la tradition, son livre “ Quand les cathédrales étaient blanches ”, en fait justice. Être fidèle à la tradition, ce n’est pas, dans l’abdication du présent, faire du néo‑quelque chose, mais, dessein d’une tout autre grandeur, c’est devenir soi‑même créateur, frayer des voies, faire des percées, retrouver le souffle et l’audace des grands bâtisseurs. Et cela signifie, corollaire immédiat, adopter le code bouleversé des nouveaux moyens de construction : non pas la pierre mais le béton. Construire en béton Chandigarh et non ériger les propylées de Munich, voilà qui est grec aujourd’hui. “ La véritable tradition dans les grandes choses, disait Valéry, ne consiste pas à refaire ce que les autres ont fait, mais à retrouver l’esprit qui a fait ces grandes choses en d’autres temps. ” Lorsque Le Corbusier s’acharne contre Vignole, architecte de la Renaissance qui prétendant maintenir les canons de l’art grec pour l’éternité, et qu’on le taxe de révolutionnaire, il s’étonne, et c’est en toute innocence qu’il déclare “ Je n’ai jamais eu qu’un seul maître : le passé,… mon permanent admoniteur. ” C’est en créateur qu’il aime le passé et qu’il en a l’intelligence — seul l’égal peut être connu de l’égal — et non en conservateur et en antiquaire, dévoré de sens historique. “ Toutes les grandes œuvres de la tradition furent révolutionnaires à leur apparition ”, et aujourd’hui plus que jamais, la page tourne. Et “ quand une page tourne, il y a véritablement rupture dans le geste, bien que persiste la continuité dans le texte ”. Avec les œuvres de Le Corbusier, se poursuit la tradition qui maintient sa ligne de faîte. Fidélité du fleuve à ses eaux de source, qui gagne la mer et le grand large.

Quant à l’accusation de “ fonctionnalisme ” que lui adressent certains ­ [p. 444] critiques, elle semble grossièrement unilatérale et abstraite. Le fait même que d’autres critiques parlent à son endroit d’esprit baroque, suffit déjà à montrer que la réalité est peut‑être plus complexe. Comment séparer chez Le Corbusier la préoccupation de rigoureuse finalité et la recherche formelle ? Le Corbusier parle bien d’une esthétique de l’ingénieur, d’une esthétique qui se dégage des créations de l’industrie moderne. Il célèbre bien les vertus du standard, “ type reconnu conforme aux fonctions, aboutissement d’un effort de sélection qui fait ressortir net et clair l’essentiel ” et qui conduit ainsi sur le chemin de la perfection. Mais, c’est toujours pour terminer en proclamant : la vraie architecture commence au‑delà de l’utilité, “ je ne crois en fin de compte qu’à la beauté ”. Partisan de l’industrialisation du bâtiment, de la préfabrication et de la normalisation des éléments (seule l’ossature portante est directement coulée sur place), il n’a jamais commis l’aberration de parler de fonctionnalisme, vocable qui est, dit‑il, né sous d’autres cieux. Cela reviendrait en effet à réduire la demande en matière, en forme, en finalité et le coup d’œil imprévisible du “ poiètès ” lui‑même[5], la seule dimension de l’utilité. Il n’est pas question de contester le rapport secret qu’entretiennent finalité et beauté, “ l’admirable, l’immortel, l’inévitable rapport, disait Baudelaire, entre la forme et la fonction ”. Laissons à un esthétisme dégénéré le soin de prétendre que “ dès qu’une chose est utile, elle ne peut être belle ”[6]. C’est bien la considération de la fonction qui nous a appris à bannir tout décor ; l’ornement “ cache toujours une faute de construction ”. La leçon de Perret demeure : “ Si la structure n’est pas digne de rester apparente, l’architecture a mal rempli sa mission. Celui qui dissimule un poteau, une partie portante… se prive du plus bel ornement de l’architecture. ”

 Mais la considération de la fonction n’est pas une condition suffisante de la beauté et Perret disait magnifiquement lui‑même : “ L’architecture c’est l’art de faire chanter le point d’appui. ” Et de fait, à fonctions égales, “ il y a les édifices qui sont muets, ceux qui parlent et ceux qui chantent ”[7]. Seul le maître d’œuvre peut composer les standards (élément de l’unité de style de l’ensemble) en leur conférant cette “ eurythmie ” dont parlait Vitruve. L’architecture a retrouvé sa grave destinée en exploitant à fond toutes les possibilités que lui offrait la technique moderne ; mais il reste que les techniques ne sont que “ l’assiette du lyrisme ”. La science et la technique “ manipulent les choses et ne sauraient les habiter ”[8]. C’est seulement lorsqu’elle est transfigurée par l’art que la technique peut nous aider à habiter sur cette terre. Et c’est toujours comme un [p. 445] surcroît, comme une grâce que la beauté advient à l’œuvre ; alors elle s’accomplit et parvient à son achèvement, radieuse.

Une autre raison de la préséance de l’architecture réside dans son caractère éminemment social. Les premiers urbanistes ont été les premiers socialistes du XIXe siècle (Fourier, Cabet, Considérant, Owen, Proudhon) ; les architectes les plus radicalement révolutionnaires ont été les soviétiques pendant la courte période qui a précédé l’avènement de Staline. En dessinant les plans de la cité nouvelle, l’architecte écrit l’histoire, et, aujourd’hui porte témoignage de la montée des masses. Lorsqu’il veut construire “ la maison des hommes ” et non des “ boîtes à loyer ”, des taudis neufs d’un côté et des palais de l’autre, il a besoin de “ la participation de tous ”, cela implique aussi un remembrement, une “ mobilisation ” totale du sol[9]. Ou, sans cela, lorsque les processus de révolution sociale non pas été portés à leur terme, la société s’oppose à tout projet d’envergure et le contraint à des réalisations parcellaires (Marseule, Rézé‑les‑Nantes, Briey‑la‑Forêt…) ; ou bien, c’est Brasília, “ la première capitale de la nouvelle civilisation, la ville la plus audacieuse que l’Occident ait conçue jusqu’à aujourd’hui ” (Malraux), cernée de bidonvilles.

 Dans sa volonté de travailler au bonheur de l’homme en retrouvant les conditions de nature, il y a chez Le Corbusier un aspect quelquefois un peu naïf, bucolique, pastoral. Mais à côté de cet héritage du XVIIIe siècle, se développe chez lui une dimension plus secrète par laquelle il correspond plus intimement à l’essence propre des temps modernes. Il s’agit ici moins de sa bonne volonté que de sa volonté tout court, moins du bonheur des hommes que de leur Pouvoir, car dit Schopenhauer, “ la bonne volonté est tout en morale, dans l’art elle n’est rien ici, comme l’indique le nom même de l’art (Kunst), ce qui compte c’est le pouvoir (konnen) ”. Plus exactement c’est la notion de bonheur qu’il faut “ changer ” et “ dégager ”. “ Le bonheur, dit Le Corbusier, est dans la faculté créatrice, dans l’activité aussi élevée que possible. ” Le bonheur c’est l’ivresse de la puissance que l’être vivant éprouve en découvrant et en engendrant l’espace dans son activité. “ Prendre possession de l’espace est le geste premier des vivants, des hommes et des bêtes, des plantes et des nuages, manifestation fondamentale d’équilibre et de durée. La preuve première d’existence c’est d’occuper l’espace. ” Espace, marque de ma puissance, disait Lagneau, triple dimension, “ puissance de se donner du champ, de se donner carrière ”. Et, qu’est‑ce qu’un architecte sinon un créateur d’espace, celui qui donne stature à l’œuvre monumentale qui vous arrête, qui vous frappe de stupeur, qui vous laisse muet, non [p. 446] qu’elle vous anéantisse ; au contraire, transporté de puissance, vous êtes “ devenu agissant ”. L’architecture, “ musique de l’espace ” (Schelling), “ musique pétrifiée ” (Goethe), “ se marche, se parcourt ”, elle réveille en nous “ le respect sacré ” ; on en éprouve la masse, gravide, pesanteur attirée vers la terre, et en même temps la force des volumes, debout, luttant contre la force d'attraction. “ L’art, dit Le Corbusier, est inséparable de l’être, véritable puissance indissoluble d’élévation apte à donner le bonheur ” ; et l’architecture, elle surtout, met en jeu une volonté totale, entière. Mais ici, écoutons plutôt Nietzsche chez l’architecte, “ c’est le grand acte de volonté, la volonté qui déplace les montagnes, l’ivresse de la grande volonté qui a le désir de l’art. Les hommes les plus puissants ont toujours inspiré les architectes ; l’architecte fut sans cesse sous la suggestion de la puissance. Dans l’édifice, la fierté, la victoire sur la lourdeur, la volonté de puissance doivent toujours être rendues visibles l’architecture est une sorte d’éloquence du pouvoir par les formes ”[10].

Après l’éclipse du XIXe siècle, pour la première fois depuis le temps du Baroque, l’architecture possède un style, et l’architecte à nouveau commande, dominateur. Il retrouve le contrôle et l’autorité. Architecture ou urbanisme cela veut dire “ mettre en ordre ” avec une volonté “ romaine, simple, catégorique, brutale ”. “ Le plan est le générateur ”, “ rien ne tient devant les plans ”, base primordiale du rythme dominateur. Ce sont précisément ces plans qui manquent encore aux gratte‑ciel de Manhattan, et qui en font une catastrophe (mais une grande et belle catastrophe, “ une catastrophe féerique ”). À cela, Le Corbusier oppose les gratte‑ciel qu’il qualifie de “ cartésiens ” et qui seront comme “ un corps serein, fort, aéré, en ordre ”. Est‑ce un hasard cette référence à Descartes ? Descartes lui‑même s’était référé, pour expliquer sa méthode, à des schèmes techniques, et notamment à l’architecture. “ Ainsi voit‑on que les bâtiments qu’un seul architecte a entrepris et achevés ont coutume d’être plus beaux et mieux ordonnés que ceux que plusieurs ont tâché de raccommoder, en faisant servir de vieilles murailles qui avaient été bâties à d’autres fins. Ainsi ces anciennes cités qui, n’ayant été au commencement que des bourgades, sont devenues par succession de temps de grandes villes, sont ordinairement si mal compassées, au prix de ces places régulières qu’un ingénieur trace à sa fantaisie dans une plaine, qu’encore que, considérant leurs édifices chacun à part, on y trouve souvent autant ou plus d’art qu’en ceux des autres, toutefois, à voir comme ils sont arrangés, ici un grand, là un petit, et comme ils rendent les rues courbées et inégales, on dirait que c’est plutôt la fortune que la volonté de quelques hommes usant de raison qui les a ainsi disposés ”. Passage célèbre du “ Discours de la méthode ”, de cette méthode avec laquelle, dit Valéry, “ la volonté de puissance envahit son homme ”. C’est animé de la même [p. 447] volonté, de la même “ violence organisatrice de premier rang ”, que Le Corbusier s’oppose aux petits esprits qui lui reprochent la droiture de ses tracés qu'ignorerait la nature : “ On ne crée pas des droites délibérément ; on aboutit à la droite lorsqu’on est assez fort, assez ferme, assez armé pour vouloir et pouvoir tracer des droites. ”

Avec la science qui “ nous a donné une grande puissance créatrice ” avec les techniques qui “ ont élargi le champ de la poésie ” (poésie qu’à faut entendre en son sens étymologique), “ l’homme se redresse comme un géant ” et foisonnent sur la planète les signes de puissances déchaînées. Le Corbusier a su transformer en moyen d’expression architecturale les pouvoirs que lui donnait la technique, mais son amour de la nature, son sens des rythmes cosmiques, sa formation artisanale, l’ont préservé de toute démesure.

“ La journée solaire n’a que 24 heures ”, c’est elle qui donne la mesure du temps, c’est elle qui condamne le désordre et le gaspillage contemporains. Il faut rétablir “ les conditions de nature ”, et les matériaux de l’architecture, aime‑t‑il aussi répéter, sont le soleil, l’espace, la verdure, le ciment, “ dans cet ordre hiérarchique et indissoluble ”. Et de même que le Parthénon tient tête à tout le paysage, “ les unités d’habitation de grandeur conforme ” dans lesquelles l’organisation collective confirme la liberté individuelle, composent avec le paysage, le révèlent, en “ divulguent les assises géologiques ”. Et c’est “ Poésie sur Alger ” que peut s’intituler un de ses plans d’urbanisation.[11]

II n’est pas, d’autre part, comme tant d’autres, un architecte formé “ loin du poids des matériaux et des résistances de la matière ” ; il a l’architecture dans les bras, il aime les belles matières marquées par l’esprit du lieu qu’il n’hésite pas à employer pour moduler régionalement le style général d’époque, et, c’est pourquoi aussi il se méfie des plans en vol d’oiseau : l’architecture est faite pour se voir à 1,70 m du sol ; vanité des plans du grand siècle, vanité de cette architecture qui tend à n’être plus qu’une façade, alors qu’elle doit se développer à partir du foyer s, de la cellule d’habitation, suivant un rythme biologique, de l’intérieur vers l’extérieur.

Le côté terrestre, disons aristotélicien, de Le Corbusier est particulièrement perceptible, lorsqu’avec le “ Modulor ”, dans lequel il explique son système de proportion, il côtoie les spéculations sur les nombres de la tradition pythagoréo‑platonicienne. Il sent bien, devant “ ces mesures d’homme qui sont aussi des mesures d’ange ” le vertige de la spéculation. Le goût de la proportion mène toujours insensiblement à “ la divine proportion ” : “ Derrière le mur, les dieux jouent ; ce sont les nombres constituants de l’univers ”. Mais il se défie de ces ensorcellements, ce qu’il veut c’est garder au corps son fondement secret, accorder la stature [p. 448] humaine et la mathématique, retrouvant ainsi, par-delà le mètre, “ chiffrage sans corporalité ” le pied, la coudée, la brasse, le stade. L’architecture soutenue par une forme et universelle géométrie, doit rester chose charnelle. “ Je suis un homme du bâtiment ”, “ je suis un bâtisseur de maisons et de palais pour des hommes sur terre, avec des matériaux terrestres, déclare‑t‑il. Je suis assez artiste pour sentir qu’il y a des prolongements à toute chose mathématique, mais je m’arrête au seuil des métaphysiques et du symbolisme ”. L’architecture est une mathématique, mais “ une mathématique sensible ”. On peut la justifier après coup par des mesures, mais la mesure primordiale est celle “ que l’on tient dans ses mains, entre ses bras écartés, que l’on apprécie de l’œil ”, immédiatement, puisque, comme disait Alberti, “ tous les hommes, tant ignorants que bien entendus, sentent incontinent, par instinct de nature, s’il y a rien de bon ou de mauvais en tous artifices ”. C’est sans doute, cette union intime et paradoxale, en un même homme, de la rigueur d’une technique parfaitement maîtrisée, et d’un sens plastique inné, d’une imagination débordante, qui fait le génie singulier de Le Corbusier.

Il est possible maintenant, d’essayer d’inventorier le répertoire du vocabulaire plastique de Le Corbusier ; il est même possible de l’épeler systématiquement, de le déduire, comme le déploiement rigoureux et impeccable des possibilités formelles impliquées dans les matières et dans les techniques nouvelles.

“ Au début ils voyaient sans voir, ils écoutaient sans entendre et pareils aux formes des songes, ils vivaient leur longue existence dans le désordre et la confusion. Ils ignoraient les maisons de brique ensoleillée, ils vivaient sous terre comme les fourmis agiles au fond des grottes closes au soleil. ” Et, continue Eschyle, Prométhée vint, il apporta aux hommes le feu du ciel, le don de la lumière.

C’est cette aspiration native de l’Homme à la lumière, que l’architecture moderne va accomplir jusqu’à exalter au soleil toute son existence diurne. Les matériaux engendrent leur forme, commandent la naissance du plan lui‑même ; cela donne, grâce à la résistance formidable du béton, ces fortes membrures et cette élévation en hauteur des nouvelles “ unités d’habitation ” qui, en dégageant le sol et en le laissant à la verdure, permettent les grands espacements, excluent la promiscuité et “ les rues corridors ”. La hauteur signe de dégénérescence ? Affirmation de puissance plutôt. “ Quand les cathédrales étaient blanches, on ne pensait pas que la hauteur était le signe d’une dégénérescence de l’esprit. ” Que les nouveaux blocs erratiques, sans visage de nos banlieues ne nous servent pas de modèles Ces hauteurs, d’ailleurs, qui nous donnent “ une sensation d’espace, d’étendue, de liberté ”, doivent garder la mesure ; “ j’ai cherché patiemment, nous dit Le Corbusier, la hauteur d’un immeuble d’habitation qui puisse prétendre à rester humaine ”. La séparation de la fonction portante et du mur, c’est‑à‑dire l’ossature indépendante [p. 449], rend, possible “ la façade libre ”, la fenêtre en longueur, l’utilisation systématique du pan de verre qui livre entièrement au soleil toute la façade. “ Le soleil, est au cœur de la maison, l’air circule ”. Il n’est pas jusqu’au toit qui ne soit transformé en terrasse, en jardin, en solarium. Sur la terrasse en cuvette, les eaux s’écoulent vers l’intérieur. Aussi, “ la fonction corniche n’existant plus ”, le bord du bâtiment, le haut de la façade sera désormais franc, net, tranchant, horizontal, ligne aiguë et pure coupant à vif sur le ciel. Mais avant tout, cette conquête esthétique trouve son sens dans l’utilisation des pilotis, qui plus qu’à une nécessité pratique (libérer le sol, éviter l’humidité), répondent à une exigence plastique c’est “ le moyen merveilleux de porter en l’air, en vue totale de ses quatre contours, le lieu des rapports, le lieu de toute mesure ”. Appuyés sur le sol, les immeubles sont de “ grands diamants secs et durs, étincelants, vainqueurs ”. S’il est difficile de séparer dans son œuvre la composante fonctionnelle de la composante purement esthétique, il est en tout cas aberrant de parler de Le Corbusier comme d’une formaliste ou d’un esthète. L’esthétique de l’architecture moderne implique une éthique[12]. En elle il y va de la dignité, du maintien et de la tenue de l’homme sur cette terre. L’architecte de lumière n’aime pas la dissimulation ; il n’a avec les choses qu’un rapport frontal, franc, direct, sans détour. Jamais on n’avait vu une telle haine du masque et du décor, des ors, des laqués, des brocards. “ L’industrie a soufflé ” sur ces futilités, cet esprit falsifié, “ nous avons pris le goût de l’air libre et de la pleine lumière ”. Notre “ âge d’acier ” appelle une “ éthique à angle droit ”, un homme carré de corps et d’âme qui connaisse une santé fondamentale. Plus d’ornements, plus de vêtures, plus d’imitation, plus de choses camouflées, mais, le béton loyal, brut de décoffrage, rugueux, le simple jeu des éléments architecturaux, la lumière et l’ombre, le mur et l’espace, la force nue de la structure, et, toute chose ouverte, avouée. “ L’architecture est le jeu correct, savant et magnifique des formes sous la lumière ”, cela avait été sa première phrase sur l’architecture ; la thèse de la ville radieuse y était déjà, latente. Après des recherches patientes et une bataille acharnée, l’unité d’habitation de Marseille se dresse, noble, radieuse (c’est‑à‑dire d’abord ouverte aux rayons du soleil), d’une sobriété dorique, d’une grâce virile. Comme l’avait annoncé Théophile Gautier, c’est “ une architecture entièrement nouvelle, sortant de son époque (grâce à l’utilisation) des nouvelles méthodes créées par l’industrie ” (le béton armé et le fer conduisant à des formes spécifiques). C’est, l’ornement vaincu, le seul et “ vrai jeu de l’acier et du ciment ” et le refus total du mensonge. Il n’est pas jusqu’aux machines que l’on ne montre, comme à Berlin où, derrière les parois de verre, l’on pressent les moteurs des [p. 450] chaufferies beugler “ comme des taureaux d’or ” (Cendrars). C’est la nudité absolue. Bientôt, comme l’annonçait l’architecte Adolf Loos, les rues des villes resplendiront comme des murs tout blancs. La cité du XXe siècle sera éblouissante et nue, comme Sion, la ville sainte, la capitale du ciel.

Nudité absolue et en même temps profondément rythmée grâce à l’emploi, par exemple, du “ brise-soleil ”, de la peinture et de la sculpture qui sortent renouvelées de leur intégration dans le domaine bâti[13]. La couleur, pour ne parler que d’elle, exalte le soleil tout en “ qualifiant et en classant les fonctions organiques de l’architecture qui sont la structure, l’opacité des murs, la transparence des baies, les circulations (horizontales et verticales) ”. La couleur, “ le sang du corps qui circule à beaux battements ”, est rendue à l’élémentaire, et, la polychromie architecturale renoue avec une tradition perdue, et retrouve jusqu’à l’alliance archaïque de l’étendue et de la couleur, de la rigueur géométrique et de la qualité perceptive. Archaïques, primitifs, barbares, ces prismes taillés comme des diamants, ces matières vigoureuses et ces couleurs mis au service de la fanfare solaire ? Si l’on veut. Mais il n’y a pas à se tromper, il s’agit d’une ville et en même temps d’un homme, robustes, debout non pas charmants mais forts, non pas le bon goût plutôt le grand style. Il est un symbole qui n’a cessé de fasciner et de posséder la pensée de Le Corbusier, et de germer, et de prendre forme dans ses profondeurs, et qui maintenant, face à l’Himalaya, domine la ville de Chandigarh, capitale du Pendjab : la main ouverte. Nous y voyons le symbole de toutes ses recherches.

 “ Pleine main j’ai reçu. Plaine main je donne ”, disait‑il dans “ Le poème de l’angle droit ”, et, pour écouter une autre voix : “ La main ne fait pas que saisir et attraper, ne fait pas que serrer et pousser. La main offre et reçoit, et non seulement des choses, car elle‑même, elle s’offre et se reçoit dans l’autre. La main porte, la main garde. La main trace des signes, elle montre, probablement parce que l’homme est un monstre (em Zeichen)… Chaque mouvement de la main est porté dans l’élément de la pensée ”[14]. Ici, elle est simplement ouverte “ pour indiquer symboliquement la direction du vent ”. Pensée, symbole, elle montre, elle signifie l’accueil et l’acceptation de notre partage propre, de notre destin.

Aujourd’hui, “ le vent change ”, et ce vent nouveau, ce destin que nomme si souvent Le Corbusier, c’est la technique qui nous modifie de fond en comble, c’est la mort et la résurrection de l’Europe aux quatre coins du monde, l’occidentalisation de l’histoire. La technique est un destin planétaire parce qu’elle n’est pas le fait de l’homme et qu’il n’est [p. 451] pas possible, s’il le fallait, de l’enrayer. Elle nous gouverne et nous régit et nous réduit à l’obéissance. Sa fin n’est pas, ne peut pas devenir le bonheur, sa fin est la puissance, la technique se veut elle‑même, elle n’est pas un moyen mais est elle‑même sa propre fin : “ Volonté de volonté ”, dit Heidegger.

Engagée au plus vif “ du violent aujourd’hui ”, “ du profond aujourd’hui ”, vigie risquée aux avant‑postes, connaissant “ les immenses inquiétudes du destin ”, l’œuvre de Le Corbusier représente peut‑être une des plus audacieuses percées de ce temps. Totalement exposée à la manifestation la plus haute de l’esprit des temps modernes, elle représente une des tentatives les plus extrêmes pour se conformer à l’essence de la technique, pour traverser la modernité, dans son éclatante grandeur, dans son éclatante détresse. Elle nous aide à marcher d’un pas mieux assuré vers notre destin.

Dans notre désir d’habiter la ville nouvelle, nous nous en émouvons, et nous nous prenons à tenir à notre temps et à sceller avec lui un accord infrangible.

 

FRANÇOIS WARIN.

 

 

[1] Le politique.

[2] Heidegger, Lettre sur l’humanisme, éd. Aubier, p. 139. Cf. aussi Bâtir, habiter penser, éd. Gallimard.

[3] Cf. Hegel, Esthétique, introduction.

[4] Cf. Simondon, Du mode d’existence de l’objet technique.

[5] Cf. Aristote. Disons ici notre dette à l’égard des lectures que J. Beaufret en a fait.

[6] Ruskin disait aussi : “ La recherche de la quantité par l’industrialisation tuera la qualité de l’œuvre d’art ”.

[7] Valéry, Eupalinos, Gallimard.

[8] Merleau‑Ponty, L’Œil et l’esprit, Gallimard.

[9] Comment ne pas songer, à cette expression, au déchaînement de la technique tel que l’analyse Junger dans “ Der Arbeiter ” ? L’accusation de concentrationnaire portée par Francastel est moins fausse que superficielle. La volonté de maîtrise d’organisation de calcul et d’ordre qui s’exprime dans l’ouvre de Le Corbusier ne serait‑elle que son fait ?

[10] Le Crépuscule des idoles, Mercure de France, p. 182.

[11] Nulle part mieux qu’à Ronchamp n’est mise en valeur la correspondance entre l’éloquence du site et l’œuvre d’art qui le fait parler.

[12] Cette idée se trouve aussi chez Mondrian (De Stiji), chez les futuristes italiens, dans Le Bauhaus et dans leur source commune l’architecture soviétique des années vingt.

[13] Cette volonté de réaliser une synthèse des arts, dominée par l’architecture est d’abord celle du Bauhaus. Ici aussi Focillon avait vu juste : “ Les arts ne revivront que par la reconstruction générale des cités ”.

[14] Heidegger, Qu’appelle‑t‑on penser ?, P.U.F., p. 90.

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