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art paléolithique

 

 

 

 

 

Texte publié chez Arléa en 2020 dont voici l'attaque...

 

Premières mains

 

Un signe, tel nous sommes et de sens nul. Hölderlin

 

I- Commencement. J’ai intitulé cette intervention : Premières mains pour marquer un étonnement, cet étonnement qui commande, régit de part en part la philosophie et pour  faire éclater d’entrée de jeu un paradoxe, pour pointer une formidable énigme : Premier est un adjectif numéral, un adjectif numéral ordinal qui marque le rang, indique l’ordre en tous les sens du terme or ce qui vient au commencement n’est pas ce qu’il y a de plus faible, de plus indéterminé, de plus pauvre comme le pensait Hegel d’accord ici avec toute une tradition évolutionniste mais, comme disait Heidegger, ce qu’il y a « de plus violent et de plus inquiétant ». La première main n’est pas la main malhabile, tâtonnante ou enfantine mais la main de maître. Au modèle scalaire, à l’idée d’une antécédence chronologique, le terme « premier » ajoute ici l’idée d’excellence, de supériorité de rang, il opère un renversement de hiérarchie, « la peinture est en décadence depuis l’âge des cavernes » pourra dire le peintre Miro.

 

Homo sapiens venait à peine d’arriver en Europe que déjà, à cette autre extrémité du temps, l’homme était là, tout entier présent : évanouissement,  annulation, court circuit de la chronologie, voilà qu’il laisse son empreinte volontaire et irrécusable, son anonyme signature, qu’il donne la preuve émouvante et sensible que nous avons là, tout proches,  des semblables et des frères. L’occasion pour nous de tenter à nos risques et périls de faire le récit d’une fondation, de nous rapporter à l’origine (Ur-sprung) et au commencement, d’être du saut (Sprung) ou du bond (R. Char) et de dire une nouvelle fois, à notre guise : en archè, am Anfang, au commencement…,  en nommant ainsi non le début ou le point zéro privé de source, mais l’origine qui efface ses traces et s’affirme ex nihilo, le moment frémissant de rupture où l’art atteint sa plénitude, le moment du surgissement (Anfang) et du règne (Herrschaft), d’un règne toujours en avance sur nous : Maîtresse, Divine, Ouverture sans mesure écrivait Pindare.

 

Ce n’est rien moins que la tradition des Lumières celle qui, son nom l’indique, nous aurait sortis des ténèbres, tradition à laquelle toute notre civilisation adhérait qui a été retournée comme un gant et cette fois-ci de façon définitive avec la découverte des grottes ornées.  L’invention de la grotte Chauvet en particulier prononça l’arrêt de mort de la spéculation, provoqua l’effondrement des chronologies patiemment édifiées (entre les tracés schématiques et rythmés du style I au naturalisme du style IV par le plus grand des préhistoriens, des « logotypes » standardisés gravetto-solutréens à l’individualisation des sujets de Lascaux[1]), déclencha l’interruption, la suspension, l’arrêt (épochè) du sens et de la pensée du progrès dont notre civilisation pouvait hier encore s’enorgueillir.

Le sens, la direction aussi bien que la signification, n’étaient alors nullement « risqués » ; nullement conjectural ou hasardeux, le sens proposé n’était pas le fait d’un coup osé, d’une nouvelle hypothèse audacieuse, il était lumineux, assuré, certifié, confirmé, objet de certitude puisqu’il s’identifiait à la marche en avant, à la marche triomphale de l’ humanité. Elle s’était peu à peu redressée, débarrassée de ses poils, extirpée et sortie des ténèbres, elle avait désormais coupé tout lien avec le gente animale. On pense à ce qui est comme l’épine dorsale de notre humanisme, la célèbre frise du chimpanzé aboutissant en son acmé à la forme de l’homo sapiens que l’on a tous vue sur nos livres d’école mais aussi à la statue de « l’homme primitif », appelé à tort « Cro Magon », du grand artiste progressiste, socialiste et libertaire Paul Dardé, inaugurée en 1931,  encore représenté, dans la capitale mondiale de la préhistoire, sous les traits d’un néandertalien, sorte de brute épaisse et de créature primitive. A l ‘époque, la main à silex ne pouvait pas à l’évidence être la main d’or (Rouaud) qui dessina les bisons rouges d’Altamira et, pendant un quart de siècle, ne pouvant intégrer à une théorie de l’évolution et à une idéologie du progrès, les chapelles sixtines de la préhistoire que l’abbé Breuil découvrait peu à peu, on sait que le très respecté et très honnête Emile Cartailhac, avec ses pairs, dénia, aux hommes de la préhistoire la paternité de ces chefs d’œuvre. Jusqu’à son Mea culpa d’un sceptique et son spectaculaire retournement devant ces étonnantes formes étranges, qu’il se mit alors à étudier scrupuleusement lui-même.

 

On sait que le terme « premier » dans l’expression « arts premiers » a été utilisé pour remplacer le terme de  « primitif » trop chargé de connotations péjoratives, trop lié à une conception évolutionniste de l’histoire et donc, elle aussi, à l’idée d’un progrès, d’une hiérarchie ou d’une échelle qui existeraient entre les cultures. C’est Jacques Kerchache -l'amateur d’art, mais surtout l’ami et le mentor du Président Chirac- qui est à l’origine de cette appellation qui détourne une expression employée par l’écrivain Claude Roy. avant que J. Kerchache n'en emprunte ou usurpe le terme. Dans son livre intitulé L’art à la source, il réservait ce terme aux arts préhistoriques et il le distinguait soigneusement des arts sauvages, arts des peuples animistes que l'on peut rencontrer encore aujourd'hui (Gall., . p. 54, 201). L'âge de la naissance de l'art pour reprendre le titre du livre que Bataille  consacra à Lascaux, a été tout d'un coup reculé de 14 000 ans et l'âge de la naissance de l'art est aussi bien celui de la naissance de l'homme[2] car, si « L’homme est entré sans bruit »,  selon la belle expression de Teilhard de Chardin, il est déjà là totalement humain, à la fois erectus, faber, artifex, loquax, ludens, estheticus, spectator… et fossoyeur de ses morts.

Ce terme de premier, peuple premier, premier homme[2], art premier…  n’a sans doute guère de sens non seulement parce que si un art est « premier » on peut se demander qui est « second », qui est « troisième »... ? mais surtout parce qu’ il n’y a pas plus de hiérarchie que de progrès en art. L’art n'a ni passé  ni futur, il est indépendant du temps ou de l’histoire, il est donc, au sens fort, a-historique ou pré-historique. L’art de la grotte Chauvet  est l'art  le plus ancien qui nous soit connu, il vient d’un monde qui nous est étranger et pourtant, anhistorique en tant qu'art, il n’appartient pas seulement au passé, au temps historique ou préhistorique puisqu'il nous émeut, comme au premier jour. Tout art en ce sens est premier dans la mesure où il naît, à chaque fois, commence et recommence sans fin.

 

Si toutefois la notion d’art premier pouvait conserver un sens c’est à l’art préhistorique et singulièrement à l'art aurignacien de la grotte Chauvet qu’il devrait s’appliquer puisqu'il est le seul à répondre à tous les réquisits, à tous les présupposés enveloppés dans le terme de « premier ».

Premier il l'est d'abord au sens chronologique[3] puisqu'il est, à ce  jour, et même si l’aventure archéologique n’est pas et ne sera jamais achevée, le plus ancien témoignage que nous ayons d'art rupestre paléolithique. Il n'y a, à Chauvet, que du grand art, du grand art animalier porté et caché dans les profondeurs. Après avoir traversé plusieurs salles sur un sol jonché de crânes et d'ossements qui vous  rappellent que cette grotte humide et inhospitalière fut aussi  le refuge des bêtes sauvages, on se retrouve tout au fond, dans le saint des saints, soudainement confronté à l'extraordinaire fraîcheur des peintures, à la horde sauvage des chevaux, des lions, des bisons, des rhinocéros laineux, des mammouths au dynamisme et à la vitalité profuse. Et c'est bien sûr la stupeur, l'émotion, l'émerveillement qui vous étreignent alors. Sans doute, l'âge était alors zoomorphique, selon l'expression de J. P. Mohen, dieu ne s'était pas encore fait homme et vraisemblablement nous ne trouverons jamais la clé de cette parade sauvage mais il n’est que de regarder  ce cheval hérissé qui semble bondir hors du rocher ou ces lions aux regards enfiévrés à l'affût des bisons partis dans une fuite éperdue pour en être convaincu : jamais on n'avait ainsi représenté et dramatisé la splendeur de l’animalité, l'art est là tout entier dès le commencement, il a fait irruption  soudainement (exaiphnès disait Platon) dans l’instant de sa naissance. « On n'a jamais rien fait de mieux... (et) nul d'entre nous ne peut en faire autant » disait déjà Picasso après sa visite de Lascaux.

 

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