Art roman

A la mémoire de Denis Balland

 

Sa passion pour l’art roman et
sa connaissance d’une Bourgogne
à laquelle l’unissait tant de liens,
m’avaient étonné et donné l’idée et
le goût de reprendre cet essai écrit il y a cinquante ans.

Denis devait accompagner ce texte
de ces images que son œil exercé
savait dénicher quand la mort l’a brutalement emporté.

Pour lui rendre hommage
nous avons réalisé ce carnet
à partir du fond photographique
que sa famille nous a confié.

 

Cette lanterne des morts du duché d’Aquitaine
que l’on allumait jusqu’à l’inhumation des défunts,
veille, comme un cierge de pierre, sur l’esprit des trépassés.

 

LES DEUX CORS DU DIEU

 

On peut clairement identifier sur ce chapiteau de l’abbatiale de Cruas dont le tailloir porte le nom d’un frère convers (Frater beotidus), un Martius cornator, la personnification du mois de Mars soufflant de ses deux trompes. On le trouve dans l'iconographie de la chrétienté, en Italie surtout où la géorgique chrétienne des douze mois de l'année reste profondément marquée par l'héritage du panthéon romain, ici par la figure éponyme du dieu guerrier.

 

La frontalité et la facture barbare de ce chapiteau accusent l'aspect fantastique de ce petit homme barbu, hirsute, échevelé cornant dans deux trompes divergentes sortant de sa bouche de façon totalement irréaliste.

 

L’épaisseur signifiante de cet extraordinaire motif repose sur ce que Léon Pessouyre appelle un cumul des symboles. Cela lui a permis d’incarner aussi bien le souffle de l’Eternel terrassant l’insensé (dans l’iconographie byzantine) que les assauts brutaux et malins des vents de fureur. C’était alors le génie infernal à la coiffure flamboyante qui déchaînait la tempête des passions dans le temps du carême.

 

Permettons-nous de nous fonder sur le caractère insolite de cette figure double et guerrière pour souligner la singularité des Carnets du portique qui, à chaque fois, présentent comme sur une carte à jouer, deux titres symétriques. Plus que de coutume sans doute les deux textes sont cette fois-ci partagés, dos-à-dos, face-à-face, accolés, confrontés, affrontés. Mais leur contraste ou leur discordance ne sont pas incohérence, ils peuvent faire l’objet d’un accord si leur lecture se conforme à la logique croisée d’une grille : horizontale pour l’un, verticale pour l’autre.

 

Le premier texte relève de l'histoire de la culture et de son devenir. L’auteur, enfant de Saturne hanté par les arts primitifs, se refuse à renier ce que nous sommes : des gens d’héritage qui assument comme un fardeau, comme un devoir et comme une fidélité le poids d’une tradition bimillénaire :

 

Chapelle Saint Jean

Ah ! ces pierres qu’avant moi

Mes aïeux ont bâties.

 

Dans le second texte, l’auteur de La Déclosion et de L’Adoration, libéré de tout affect d’attachement, délié de toute durée et de toute continuité, creuse et fouille la notion d’héritage pour nous rappeler, à la façon des mystiques, la primauté de l’acte, celui de la grâce comme celui de l’existence.

 

A travers héritage, entendre déshérence, dit-il. Tu ne peux laisser ignorer, répond l’autre, ce que tu transcendes : le religieux au sein duquel tu as été conçu et contre lequel tu te dresses. Et le premier de répondre : je ne crois pas que je me dresse contre, je le reçois ainsi, déshérité, c'est tout.... Et leur dialogue de continuer sans fin.

 

Le christianisme en héritage

Roman, Gothique, archéologie
et devenir d’un contraste

Si j’ai du goût, ce n’est guère

Que pour la terre et les pierres.
Rimbaud.

L’église romane

cette « maison pour recevoir l’abandonné de Dieu » 

 René Char

 

La thèse que nous voudrions soutenir contre bien des préjugés relève sans doute de l’histoire de l’art : il y a une rupture ou une discontinuité radicale entre le «roman» et le «gothique», entre les deux figures fondamentales de l’art médiéval qui sont aussi le seul art sacré que l’Occident ait connu. Elle ne relève pourtant pas seulement de la curiosité historienne. Elle est portée plutôt par une inquiétude fondamentale concernant le devenir de l’Europe, sur ce qu’elle peut faire de son passé chrétien, de sa foi bimillénaire, et d’abord de ces édifices admirables qui nous ont été légués sous ces noms étranges que nous pourrions d’abord interroger.

Qu’il aura fallu d’arrogance pour qualifier si longtemps de gothique, i.e. de barbare, l’ensemble de l’art médiéval ! C’est pourtant dans ce moyen âge nommé lui aussi avec mépris que l’architecture a conquis une souveraineté absolue.

Dans cette révolution monumentale et plastique aussi brutale, aussi soudaine qu’inexplicable – tant de merveilles dans ce monde de misère et de peur au lendemain de l’an mille –, le vouloir artistique médiéval – ce qu’Aloïs Riegl appelait le Kunstwollen médiéval – s’est exprimé avec détermination. Il a marqué une aventure qui a soulevé l’humanité chrétienne au-dessus d’elle-même et inauguré une des périodes les plus éclatantes de notre histoire. Pour la première fois la chrétienté a pu resplendir aux dimensions de l’Europe entière : aux dimensions d’une Europe que les invasions barbares (Hongrois, Scandinaves, Sarrasins) avaient à peu près anéantie et qu’elle a ressuscité et pourvu d’une identité spirituelle.

Pour la première fois aussi, grâce à l’invention de Saint-Jacques de Compostelle dans une Galice depuis longtemps « reconquise », la France s’est ouverte au monde et l’Europe a fait vraiment époque en donnant au monde chrétien un même langage modulé en une incroyable multiplicité de dialectes.

Parler en général d’architecture médiévale est pourtant un raccourci et une perspective cavalière qui ouvre la porte à bien des méprises et des approximations. Il serait plus prudent peut-être en effet de commencer par distinguer l’art du xie ou xiie siècle et celui du xiiie et se débarrasser de la superstition historique la plus tenace, celle qui veut nous faire croire qu’il y aurait, de l’un à l’autre, une continuité, une évolution ou même un « progrès », les formes parvenant peu à peu à l’accomplissement en suivant le modèle d’un développement organique. L’art roman sombre, accroupi et écrasant aurait débouché sur le gothique, élancé, audacieux, lumineux pour finir par lui céder la place1. Jusqu’au début du xixe siècle, n’a-t-on pas désigné le premier du nom de “gothique ancien” et n’a-t-il pas fallu attendre les années 1820 pour que l’archéologue Charles de Gerville le baptise de « roman » et le distingue du « gothique » qui jusqu’alors qualifiait indifféremment l’art dédaigné de l’occident médiéval ? Les romantiques avaient découvert le génie du « gothique » et l’avaient pensé d’ascendance germanique alors qu’il est pourtant francigenum opus, œuvre originairement française, art autochtone natif d’Île de France. Le « roman », de par des ressemblances stylistiques évidentes et par analogie avec le terme utilisé par les linguistes pour qualifier les parlers vernaculaires issus du latin, apparaissait alors au contraire de provenance romaine, même si la religion orientale, nourrie de l’apport des «barbares», avait fait éclater le corset de l’organisation romaine. Cette distinction conforta pourtant le préjugé qui portait sur ce qu’on avait appelé précédemment le gothique lourd et ancien, “à jamais ténébreux et craintif” selon l’expression de Huysmans.

La thèse discontinuiste que nous voudrions au contraire soutenir engage d’abord une question de méthode par laquelle nous commencerons et elle vise en particulier à rendre compte de l’antinomie apparente qui ne cesse de mettre en question l’unité de ces deux grands styles. On s’est demandé en effet comment la vie exubérante de la sculpture romane (qui est présente dès le départ dans une architecture ascétique comme celle du porche de Saint-Benoît-sur-Loire), comment le règne fantastique du bestiaire roman, a pu prendre place dans une architecture si marquée par l’équilibre et l’harmonie. Et comment d’autre part l’audace et la hauteur vertigineuse des nefs gothiques ont pu être contemporaines d’une sculpture réaliste pénétrée d’une douceur toute humaine. Cette question motivera les approches multiples entreprises ici au niveau des formes symboliques de l’architecture comme de celles de la sculpture, de son style, de sa manière de signifier… et de la théologie implicite qui fonde la série d’oppositions binaires que nous avons proposée pour étayer notre thèse.

Question de méthode

Il est clair que si l’on ne voit dans l’iconographie, comme Emile Mâle, qu’une écriture sacrée sans épaisseur visuelle ou si l’on se contente de dénombrer les particularités architecturales de l’un et l’autre style, on risque de ne voir dans l’art roman que l’ébauche grossière, le balbutiement un peu brouillon de l’art gothique. Les grandes orgues des colonnes qui permettent aux édifices normands aux murs déjà évidés d’accuser leur élan vertical (Saint-Étienne de Caen dite Abbaye aux Hommes, par exemple), semblent toutes prêtes à accueillir une voûte d’ogive, comme ce fut le cas à Saint-Martin-de-Boscherville. Le modèle de l’église-halle voûtée, inauguré à Saint-Savin-sur-Gartempe, traversera lui aussi les siècles et se retrouvera inchangé à l’époque gothique et baroque. N’y a-t-il pas là une parenté profonde, une continuité fondamentale ?

Mais, procéder ainsi, c’est peut-être rester à l’écart de l’essentiel, de ce que Husserl appelait justement la Wesenschau. L’intuition de l’essence n’est en aucun cas une « opération mystique », elle consiste plutôt, à travers les expériences singulières, contingentes, historiquement déterminées que nous pouvons avoir, à viser un objet culturel dont la signification n’est ni singulière ni contingente et qui est ici l’eïdos du roman ou du gothique tel qu’il apparaît, tel qu’il peut transparaître à travers une multiplicité d’expériences. L’intuition eïdétique permet ainsi, derrière le hasard des rencontres de style, et dans le désordre des faits hétéroclites sans liens et sans signification, de dégager la nécessité d’une essence, de comprendre l’affinité profonde qui peut lier les thématiques formelles et de faire apparaître le roman et le gothique comme des formes ou des structures organiques autonomes.

Ce n’est que dans la mesure où elle réussira à donner cohérence et unité à des phénomènes qui, isolés, ne signifient rien, et à révéler la parenté morphologique qui unit intérieurement les différents domaines d’expression de ces deux styles qu’une telle méthode montrera sa fécondité en rendant compte, par exemple, de la différence des styles mais aussi des thèmes iconographiques dominants, de la présence ou de l’absence de la crypte, de la perméabilité à certaines influences plutôt qu’à d’autres…

Mais déjà il n’est que de pénétrer dans une église et de se laisser prendre par la composition harmonique de l’ensemble, pour éprouver immédiatement que, selon qu’il s’agit d’un style ou de l’autre, ce n’est pas le même sens qui s’avoue dans les formes, que ce n’est pas le même langage qui nous est adressé. Ces deux styles dans ce qui les spécifie reposent sur l’affirmation d’une attitude spirituelle si radicalement différente que la plupart des édifices romans furent rasés à l’âge gothique ou absorbés dans des constructions nouvelles. Disons-le d’un mot : le roman porte en son cœur une expérience épiphanique du divin : c’est Dieu qui s’incarne, qui descend en l’homme pour le régénérer et il est là, glorieux et présent dans la plénitude rythmée des formes architecturales aussi bien que dans la puissance ordonnée qui anime les formes sculpturales zoomorphes ou anthropomorphes. Henri Focillon et Jurgis Baltrusaïtis ont montré que l’exubérance de la sculpture n’est qu’une apparence qui dissimule une rigueur formelle aussi impérieuse que celle qui préside à l’érection monumentale : le besoin d’ordre du sculpteur roman finit toujours par triompher du désordre. Pour les artistes gothiques, le divin, absent d’ici-bas, est visé, à travers le symbolisme de la lumière, comme étant toujours au-delà et c’est l’homme qui, dans un formidable élan, s’élance vers Dieu. Pour les uns, il habite un édifice devenu comme une conque secrète brillant à la moindre lumière. Pour les autres, mesuré par rapport au désir humain, porté par la nostalgie de ce qui échappe à notre emprise, il est ressenti comme un manque essentiel et traduit plastiquement comme tel : après le moment de l’intériorisation, celui de l’extériorisation, de l’ascension, de l’exaltation. La sculpture éclairée par la lumière du monde naturel qui ne déforme plus les corps et les visages se vide de la puissance primitive et sauvagement sacrée qui caractérisait la sculpture romane, elle renonce à son expressionnisme farouche, à son symbolisme sacral pour s’humaniser, pour devenir réaliste. Le souci de ressemblance, par exemple, est absent de ce chef d’œuvre de la sculpture romane qu’est Le réveil des mages d’Autun ; ici la rudesse, la puissance d’abstraction formelle et l’arbitraire représentatif se donnent libre carrière pour figurer, en coupant droit au cœur des choses2, la proposition proprement chrétienne de l’universalité. Etendus côte à côte, les trois têtes sur un même oreiller, les corps couverts du large demi-cercle d’un drap triplement ourlé, l’asiate, l’africain et l’européen - sortent progressivement de la lourdeur du sommeil sous la motion de l’ange qui, de son index levé, désigne l’étoile. Avec le gothique, Les personnages s’humanisent, les drapés deviennent plus souples, les attitudes plus sensibles et naturelles comme si elles étaient éclairées d’une lumière qui leur donne une sérénité céleste et une paix d’outre-tombe. Désormais les ressuscités de Reims, d’Amiens, de Bourges ou de Paris se lèvent de leurs tombeaux, sereins et délassés, comme on sort d’un doux sommeil. L’aspiration infinie à une assomption de l’humain se traduit dans le caractère babélique de la construction et s’accompagne d’une exaltation de la figure humaine et, sous l’influence du nominalisme contestant le privilège des Universaux, d’un retour de la mimésis et du monde naturel en général de telle sorte qu’il devient possible de parler d’un humanisme gothique. L’Adam du xiiie siècle du musée de Cluny est une statue antique en ronde bosse à peine émaciée.

Si le hasard des influences historiques est inapte à lui seul à expliquer la consistance et la cohérence des formes, la connaissance de l’histoire n’en est pas moins requise et nous allons, pour commencer, reprendre des considérations historiques et par en dégager les lignes maîtresses. L’œuvre de G. Duby mais aussi la lecture inspirée de R. Oursel des éditions zodiaques et l’ouvrage déjà vigoureusement synthétique de Viviane Minne-Sève et Hervé Kergall nous seront d’un grand secours. L’attention portée au mode d’appropriation du territoire fait déjà apparaître, comme deux grandes lames de fond, la différence de spiritualité qui va travailler l’Europe chrétienne et qui effectivement relève de deux formes, de deux eidos profondément distincts.

L’Europe des rois et celle des monastères

Le roman est d’abord l’art des abbayes, un art monastique d’une extraordinaire diversité et, dans une certaine mesure, un art populaire et rustique fortement marqué par les traditions rurales et régionales, en Gaule et en Italie du Nord, sur une terre alors sans roi et sans pouvoir central. Raoul Glaber au xie siècle le notait déjà.

Il faudrait pouvoir ici faire sa part à chacune des provinces de l’art roman en commençant par la Catalogne. Sous la protection des comtes de Barcelone, en pays reconquis et au carrefour des influences lombardes, wisigothiques et mozarabes, elle est le lieu de naissance d’un premier art roman particulièrement inventif. La voûte romaine est réinventée, l’arc-doubleau et les piliers cruciformes à dosserets sont introduits et le cloisonnement de l’espace par des surfaces murales percées d’arcades caractérisent une architecture de moellon. Saint-Michel de Cuxa, le foyer de la trêve de Dieu, multiplient les arcs outrepassés : de même que la grâce, excessive, surabonde, de même les arcs mozarabes surpassent, outre-passent le demi-cercle du plein cintre tandis que l’audacieuse crypte à vaisseau annulaire repose sur un seul pilier comme sur l’axis mundi. Avec le nid d’aigle de Saint-Martin du Canigou ou de San Pere de Rodes nous avons là des lieux proprement envoûtants et mystiques ; ils méritent, par leur simplicité, d’immenses égards.

Un sort particulier doit être fait aussi à la Bourgogne franque (la Franche-Comté appartient alors à l’Empire germanique), terre frontière, lieu de passage intense où a fleuri une profusion d’églises et où Cluny et Cîteaux sont devenus les plus importants foyers du monachisme européen. Vézelay, tête de ligne du pélerinage de Saint-Jacques, et Saint-Philibert de Tournus où les moines, fuyant les invasions normandes, ont terré dans la crypte les reliques de Saint-Philibert, brillent pour toujours d’un éclat particulier ; ces églises résistent à la quête de la hauteur et de la démesure déjà recherchées par la dernière abbaye de Cluny pour maintenir le sens de l’équilibre des proportions, privilégié par le roman.

Au cœur du pays, l’Auvergne et ses églises si typiques, à l’allure ramassée, aux clochers octogonaux qui sont des modèles d’équilibre, de solidité et de robustesse. La géométrie pure des chevets étagés et ornés d’Orcival rappelle qu’ils protègent un lieu liturgique désormais concentré à l’Est.

La Provence, l’ancienne Narbonnaise, la provincia romana vivant désormais sous la pacifique domination catalane, a gardé d’abord, en revanche, la mémoire de l’antiquité. Point de départ de pèlerinage, Arles et Saint-Gilles-du-Gard l’attestent en intégrant arcs de triomphe et décors de théâtre sur les façades de Saint-Trophime et de Saint-Gilles.

L’écho des formes ottoniennes3 et carolingiennes bipolaires se retrouve dans toute l’Europe avec la permanence des tours-porches ou des avant nefs. Les cathédrales romanes impériales de Spire, de Mayence ou de Worms étalent une architecture aulique de la puissance fortement marquée par des caractères haut médiévaux (carolingienne et byzantine) et par une symétrie monumentale reflétant l’idéologie des deux glaives (politique et religieux), celle du Saint-Empire Romain Germanique. Elles ont déjà des dimensions gothiques. En Alsace, l’église au plan centré d’Ottmarsheim, reproduit la chapelle de Charlemagne à Aix.

Les hautes façades harmoniques en H des églises passées directement de la charpente à l’ogive et l’élévation spectaculaire des nefs à trois étages que l’on trouve dans le duché de Normandie (dans l’Abbaye aux Hommes et l’Abbaye aux Dames construites en expiation par Guillaume et Mathilde) préfigurent, elles aussi, les silhouettes des cathédrales gothiques. Les chefs vikings avaient adopté la civilisation des vaincus et l’on retrouve quelque chose de la sève barbare de ces conquérants farouches dans la plénitude et l’assurance des églises construites au lendemain de la bataille d’Hasting (1066) tout comme dans le recours à des motifs inspirés de la géométrie abstraite de leurs bijoux qui prennent la place en Normandie du figuratif et de la forme narrative. Cette bataille immortalisée sur les soixante neuf mètres et demi de la tapisserie de Bayeux - la plus grande épopée à la gloire des bellatores que l’art roman ait racontée - allait ouvrir l’Angleterre à un art venu du continent comme le montre l’exemple de la cathédrale de Canterbury.

Le Puy est la ville où la Chrétienté a baptisé le monde entier, le paganisme en particulier car c’est sur un dolmen que la Vierge est apparue, dolmen aujourd’hui enchâssé sur le seuil de la cathédrale, haut-lieu du culte marial. Mais la porte nord de la cathédrale fait aussi mémoire de la présence sarrasine avec ses caractères coufiques à la gloire d’Allah. On retrouve les claveaux de couleur alternée, les arcs trilobés et les motifs géométriques dans le cloître comme dans l’audacieuse chapelle Saint-Michel édifiée sur un dyke où s’achevait le pèlerinage marial. Au Puy convergeaient tous les pèlerins venus de l’est (Bourguignons, Teutons, Autrichiens…) avant de gagner, en Espagne, le Camiño francès par Conques et Moissac où le Christ triomphant de deux des plus grands portails romans devait provoquer un choc visuel et une impression sans pareil sur les foules qui se pressaient en masse. Le prophète Isaïe de Souillac, le morceau de bravoure de la sculpture romane, recueille et porte à l’accomplissement l’inspiration venue de Moissac. Possédé par le souffle de l’Esprit, il accède, comme Ste Thérèse, à l’extase, à une jouissance divine, il palpite, il bondit, il danse et un plissé en tourbillon, un frémissement inspiré se communiquent au tissu de son manteau lui-même.

Le duché d’Aquitaine qui allait de la Loire jusqu’aux Pyrénées avant de faire partie de l’empire Plantagenêt, grâce au second mariage d’Aliénor d’Aquitaine avec Henri II a été le lieu d’un formidable élan bâtisseur. Les deux gisants, dormeurs paisibles et sans âge, reposent dans l’abbaye de Fontevrault, nécropole de l’Empire angevin – Sur la route du calcaire, on rencontre les églises à coupoles en ligne inspirées de Byzance (via Saint-Marc de Venise) qui remplacent quelquefois la voûte en berceau et que l’on retrouve aussi en Limousin granitique, à Solignac, Saint-Junien ou Saint-Léonard de Noblat. Mais le tuffeau ou le calcaire à grain fin plus aisés à travailler a pu donner naissance à une luxuriance ornementale proprement baroque : ainsi l’ornementation des claveaux d’archivolte d’Aulnay-de-Saintonge ou le chevet de l’église de Rioux, par exemple. Cela contraste avec l’austère simplicité et le dépouillement des ceintures de tore ou des archivoltes festonnées qui ont, en Limousin, une filiation mozarabe. C’est aussi dans ces pays de l’Ouest que l’on trouve le plus grand nombre de peintures romanes, l’église halle, l’église de pèlerinage de Saint-Savin-sur-Gartempe présente, sur les voûtements de sa nef, de son porche et de sa crypte, la mise en perspective axiale du plus grand programme iconographique roman connu à ce jour, programme pictural à l’image de l’homo pelegrinus, programme qui  élève et soulève l’édifice de pierre vers le niveau plus spirituel du royaume des cieux. L’église de Talmont construite à flanc d’abîme, au péril de la mer, défiant l’acharnement du ressac, est un exemple du formidable combat de la terre et du monde qui, disait Heidegger, les révèlent l’une à l’autre.

Mais l’Europe des cathédrales n’est plus l’Europe morcelée des monastères. L’initiative architecturale va passer des clercs aux laïcs, et bientôt l’architecte réclamera le respect et se fera appeler Docteur es pierre. En 1204, Philippe Auguste prend la forteresse du Château-Gaillard des Andelys destinée à défendre les frontières normandes, le roi de France a fini par s’imposer et l’Île de France qui devient une entité politique cohérente va devenir le creuset et le foyer d’un art nouveau qui se développera dans toute l’Europe. Le « style français » comme on l’appelait à l’époque, va naître à Saint-Denis dans la basilique des rois et sa diffusion va se confondre avec leur propre rayonnement. L’abbé Suger, près d’un Paris qui s’apprête à vivre ses grandes heures de capitale cherche, dès le début du xiie siècle, à rationaliser l’espace nouveau qui sera celui du gothique : importance des vitraux, systématisation des voûtes d’ogives et, à l’extérieur, façade harmonique à deux tours et trois portails. Le gothique est l’expression plastique du développement du phénomène urbain, de l’universalisme de la ratio et donc de l’affaiblissement des traditions, même si ce style international, comme dit Le Corbusier, connaît heureusement aussi des variations locales. Car la vague, la déferlante gothique de l’art français qui est « le véhicule et le symbole de la catholicité » (G. Duby), recouvre toute l’Europe, même s’il elle se heurte ici et là à des traditions nationales avec lesquelles il va falloir composer. Le gothique est à Prague avec Mathieu d’Arras, il est à Ulm, à Tolède mais aussi en Catalogne où il bute contre la persistance de la tradition romane, et quand tardivement il triomphe dans le cloître à claire-voie de Lérida, il ne reste peut-être plus grand chose de sa sacralité initiale. La diffusion du gothique en Angleterre est facilitée par une communauté d’histoire mais l’austérité et la rigidité géométrique de l’église démesurée de Salisbury finit par disparaître au xive siècle au profit de l’entrelacement et de la « fantaisie buissonnante » évoquant moins les « labyrinthes des forêts des Gaules » comme l’écrira Chateaubriand dans Le génie du christianisme, que les futaies extravagantes des forêts celtiques, celles des légendes arthuriennes.

C’est en Grande Grèce, en Sicile, que le gothique finit par être vaincu. Montréal, près de Palerme, est la plus belle conquête de la chevalerie, un monument proprement - « colonial », dit G. Duby, sur une terre qui comporte plusieurs couches de cultures allogènes (latine, hellénique, islamique, normande…) mais le cloître comme le chevet de l’Église sont des formes importées que les artistes locaux se sont réappropriées, ajoutant au chevet arcatures entrelacées et crénelures ondoyantes d’inspiration sarrasine, incrustations polychromes aux élégantes colonnes du cloître, tandis que sur fond d’or les mosaïques du Pantocrator entouré d’archanges rappellent le faste byzantin. Mais une page sera tournée lorsque Frédéric II de Hohenstaufen, la stupor mundi à l’insatiable curiosité pour le monde visible, le rival du pape excommunié par deux fois, l’antéchrist polyglotte élevé dans la culture grecque et musulmane de son royaume de Sicile, fera construire dans les Pouilles la forteresse de Castel del Monte. L’édifice octogonal renouant avec la tradition impériale carolingienne et ottonienne qui ne doit plus rien au gothique mais tout à l’antiquité  donne alors le coup d’envoi à l’esprit de la Renaissance en annonçant la fin de la révérence, de la quête millénaire de l’intimité perdue (G. Bataille) et la montée inexorable du culte de l’homme par l’homme, de l’homme devenu dieu dans l’activité productive : de hominis dignitate. Le pouls mystérieux de la chrétienté pourra battre quelque temps encore, mais tout porte à croire que l’Eglise ne vivra plus alors que de l’aumône des siècles passés.

Continuité murale et structure diaphane

Le passage du roman au gothique est sans doute la conséquence de la découverte de la croisée d’ogive (perfectionnement de la voûte d’arêtes), de l’arc-boutant (développement du principe visant à contrebuter arcs ou voûtes en transmettant les poussées aux culées qui épaulent l’édifice), de la statue colonne préludant à une sculpture qui s’émancipe de « la loi du cadre » (H. Focillon) ou encore des meneaux tréflés. Mais, au-delà de ces inventions capitales, ce qui nous impose un sentiment de présence, de plénitude, et d’intimité dans le roman, d’absence et de démesure dans le gothique, c’est la modénature4 dominée par ce que Hans Jäntzen a appelé la « continuité murale » d’une part, la « structure diaphane » de l’autre. Nous sommes là en présence de deux principes architecturaux et de deux spiritualités qui ne se sont pas simplement succédé dans le temps – ce qui pourrait laisser croire à une continuité – mais qui se sont clairement affirmés les uns en face des autres, dans le même temps et de façon conflictuelle. En témoigne la date de 1140 qui est à la fois celle de la réédification de l’abbatiale royale de Saint-Denis sous la direction de Suger et celle de la construction de l’église cistercienne ou bernadienne de Fontenay. Comme le note Raymond Oursel dans Evocation de la chrétienté, le conflit “se résume dans l’affrontement de deux vaisseaux, de deux pensées directrices, de deux approches de Dieu”. Il est significatif que ce soit aussi à la même date que le mystique Saint-Bernard fait condamner au concile de Sens Abélard, le péripatéticien du Pallet (il était né au pays de Loire), dont la théologie était jugée orgueilleuse et sacrilège, aux antipodes peut-être de la vision romane d’Anselme de Cantorbéry pour lequel la foi est en quête de l’intelligence et qui exalte dans le Cur Deus homo la présence du fils de Dieu parmi les hommes. Pour ce redoutable dialecticien, il fallait désormais comprendre pour croire et non, comme hier, croire pour comprendre et le doute devenait avec lui le chemin conduisant à la vérité. Bernard ne put cependant pas empêcher le développement de cette théologie nouvelle tant elle répondait à l’aspiration d’un monde qui s’était ouvert et qui n’arrêtait pas de changer, tant elle correspondait à la croissance considérable en biens matériels et en savoir que le xiiie siècle allait connaître, notamment en s’emparant des bibliothèques de Tolède et de Palerme. Le concile siégea à Sens alors même que commençait à s’élever le premier chef-d’œuvre de l’art gothique en lieu et place des anciennes formes romanes.

Reconnaissons-le sans ambages, la thèse de Hans Jäntzen vaut surtout pour ce que Puig y Cadafalch a appelé le « premier art roman », à un moment donc où le mouvement qui se traduira par la construction des grandes cathédrales et des grandes églises de pèlerinage n’est pas encore engagé. Passée la terrible famine dévastatrice des années 1130, Sainte-Foy-de-Conques construite autour d’une relique volée (le précieux chef de la jeune et thaumaturgique martyre, tout d’or et de diamants revêtue) sera suivie de Saint-Sernin de Toulouse (la plus grande des églises romanes) et des grandes abbatiales de Normandie qui appartiennent toutes au second souffle de l’art roman. Mais il est permis de dire que dans leur plénitude stylistique fondée sur la rationalisation du plan et de l’élévation de la tour lanterne sur la travée modulaire, ces chefs-d’œuvre colossaux introduiront peut-être un élément de déséquilibre dans la vertu de mesure et d’équilibre qui, deux siècles durant, avait régi en silence l’architecture.

Le premier art roman lui est grave, en tous les sens du terme. Il a le sens du mur, de sa masse, de son poids de matière, de sa densité de bloc. L’austérité, la force et la vigueur de la structure murale viennent aussi du fait que tous ses éléments répondent à la vérité d’une nécessité fonctionnelle : les murs, les arcs, les différentes articulations, tirent leur forme et leur structure de leur fonction de soutien de la voûte compacte, de la voûte couverte de lauzes ou de tout le peuple de tuiles de terre cuite, mâles et femelles alternées. La conception monumentale impose le même sentiment de puissance et de vérité que l’appareillage solide et franc de la pierre à la netteté assurée, défiant le temps, renfermant le secret des trois règnes, toujours mise au fondement : Ut sapiens architector fundamentum posui (Isaïe, 28, 16-17 et I, Cor. 3). La bande à feston de pierres au clavage toujours soigné, la bande d’arcatures dite lombarde viennent, sur les parois du corps de l’église et sur les figures de proue des clochers - béthils ou pierres levées du christianisme - les mettre en valeur, les animer et les faire vibrer : signe de reconnaissance qui, dans sa fraîcheur rustique, fait partie, écrit R. Oursel, des robustes canons du premier art roman tel qu’il se diffusa et essaima de façon privilégiée en Bourgogne. Par opposition aux édifices carolingiens, la nouvelle architecture s’acharne à substituer l’unité de la pierre à la charpente ; elle est moins monumentale et plus cloisonnée et ses espaces et volumes fractionnés favorisent une articulation et une syntaxe architecturale fondée sur des -éléments de pierre (voûte en berceau, arc en plein cintre sur doubleaux, voûtes d’arêtes, fûts, piliers, colonnes avec base et chapiteaux, bandeaux, voussoirs, embrasures, dallage, archivoltes…). Mais la continuité murale n’a pas besoin de se déployer sur des surfaces nues. Comme l’a montré justement Pierre Francastel, le xie siècle a pratiqué très largement des ouvertures. Cela n’autorise pas pour autant un rapprochement avec le gothique. Les ouvertures ont en effet pour fonction de souligner la continuité murale ; elles reçoivent une valeur d’articulation de leur contraste avec les parties fermées et rendent sensible le développement équilibré et profondément rythmé du corps de l’église dans le rapport le plus étroit avec la frontalité. La fresque romane est liée au mur d’où elle est née, elle n’introduit aucun trompe-l’œil, elle respecte la substance du mur. Sombres ou clairs, les fonds nous imposent l’idée d’une limite indépassable. Et s’il n’y a pas à franchir la réalité du mur c’est parce qu’il n’y a rien au-delà, parce que le Dieu en majesté qui préside dans l’abside est l’alpha et l’oméga, le commencement et la fin de toutes choses. Fenêtres et vitraux sont sans doute déjà là, mais, comme le disait Saint-Bernard, “l’éclat prodigieux” de la lumière – celle de la vérité du “soleil divin” – est toujours riche de sa part d’ombre, et la modulation de la lumière, le contraste du noir et du blanc traduisent rigoureusement une telle conception de la vérité : l’aube du monde, le partage de la lumière et de l’ombre – divus, dies, est en latin, la lumière du jour – est le divin lui-même. Comme à Jumièges dont les mutilations exaltent la puissance hautaine (R. Oursel), la prédominance des murs plans à l’austérité extrême, le jeu des pleins, des creux d’ombre et des vides, fait respirer et palpiter tout édifice roman : battement ou syncope d’apparition et de disparition qui est la vérité même. (5 Cortazzone, Italie)

À cette compacité de la structure qui est interprétation de la pesanteur, les bâtisseurs gothiques opposent une forme symbolique absolument nouvelle, une structure nerveuse et discontinue qui est interprétation de la lumière (le triforium gothique en offre la forme la plus pure) et qui ordonne l’édifice tout entier en fonction d’une perspective axiale orientée vers la table sacrificielle, vortex de l’église, Graal et Athanor5 spirituel, placée au centre géométrique du sanctuaire. L’ouverture a un tout autre sens dans la structure diaphane qui caractérise le style gothique. La paroi souvent animée par des fresques et des couleurs reçoit son sens du fond d’espace et de lumière. C’est à partir de là que se développe la possibilité d’utiliser largement les ouvertures. Les bâtisseurs gothiques évident les murs, dissolvent l’espace fermé, développent l’architecture de la fenêtre autour de laquelle tout va s’ordonner. La mort de la muralité entraîne comme conséquence la disparition de la fresque au profit du vitrail et, à l’époque gothique, le vitrail loin d’être un simple ornement, collabore à l’architecture dans son interprétation de l’espace. Rien de plus significatif à cet égard que le passage des cathédrales de première génération (Saint-Denis, Sens, Laon, Noyon, Paris) à celles de la seconde (Notre-Dame de Chartres nommément jaillie de pied en cap, – d’un seul élan, en 26 ans – dans l’évidence de sa présence irrécusable et gratuite, écrivait Jean Beaufret, puis Bourges et les autres). Les arcs-boutants permettent de supprimer la tribune qui transmettait la poussée de la voûte aux puissants contreforts remplacent les murs boutants, les voûtes quadripartites s’étendant sur une travée de nef se substituent aux voûtes sexpartites qui s’étendaient sur deux travées, d’où l’alternance jugée disgracieuse des piles fortes et des piles faibles. L’élévation à trois étages remplace celle à quatre étages. Les murs ne sont plus porteurs et ne jouent qu’un rôle de fermeture et la destination des piliers comme soutiens de la voûte n’est pas expressément manifeste comme c’est le cas à Vignory, par exemple, où les piliers carrés et les arcades géminées structurent le mur sans conduire le regard jusqu’au chœur. La voûte d’ogive perd sa signification de couverture, de protection, et la forme de la construction tend à dématérialiser le bâtiment en faisant oublier le matériau au profit d’un verticalisme doté d’apesanteur. L’ossature d’ogive réduite à une gerbe de ramures ou de nervures verticales, enlève au mur sa vérité fonctionnelle et sa présence ; il devient simple cloison, simple paroi. À la croisée du transept, la coupole opaque sur pendentifs ou sur trompes inscrivait la couronne d’éternité, le cercle parfait du ciel sur le carré de la terre : La sphère est le plus beau des volumes et le cercle la plus belle des figures planes, répétaient, après Platon, les membres de l’école de Chartres.  Elle fera bientôt  place à la tour lanterne.

Suger, le moine de Saint-Denis, est le véritable inventeur du style gothique et d’une architecture désormais raisonnée qui doit tout aux exercices du trivium et du quadrivium. Ce philosophe se situe très exactement dans l’esprit de la métaphysique néo-platonicienne de la lumière et de la théologie johannique définissant Dieu comme lumière des lumières. La lumière éclaire l’esprit et élève l’âme et la Hiérarchie céleste de Pseudo-Denys l’Aéropagite, disciple de Plotin, débute par le “Principe de toute lumière” suivi par les “hiérarchies d’intelligences célestes”. L’abbé Suger qui baignait dans cette spiritualité fait alléger et surélever l’architecture de la basilique de Saint-Denis en tirant pleinement parti de la croisée d’ogive. Elle n’est pas seulement une solution technique destinée à renforcer le voûtement, comme chez les bâtisseurs romans, elle est un moyen de supprimer le mur et de faire pénétrer largement la lumière, lumière colorée à dominante bleue, la couleur mariale par excellence, car les cathédrales sont dédiées au culte de la Vierge et l’avocate des pauvres fils de la terre marqués par le péché est la dernière en date des divinités de l’Occident. Les croisées d’ogive soutiennent la voûte, les arcs-boutants épaulent les murs et l’utilisation du métal permet de façonner l’armature des vitraux et de découper ainsi de grandes fenêtres dont la lumière exalte la couleur et fait briller la matière dans une imitation de pierreries. Le vitrail du fond de la nef accueille ainsi la lumière du levant tandis que le tournoiement de la grande rosace, dans son mouvement de diffusion, de rayonnement et de conversion à l’unique foyer, accueille celle du couchant. Comme dans l’immense poème de l’univers qu’avait écrit au ixe siècle Scot Érigène, dans l’extase divine, le multiple sort de l’Un pour se consumer à nouveau en lui. La façade de la basilique, quant à elle, est la “porte du ciel”, le prélude à “l’ascension” du fidèle vers le sanctuaire.

Le siècle des « Sommes ». La réforme grégorienne avait séparé les clercs des laïcs, renforcé la fonction épiscopale et affirmé la suprématie du pouvoir religieux contre les prétentions hégémoniques des empereurs germaniques (querelle des investitures). Sur le plan économique, l’Église s’enrichit, les dons affluent de partout, la vente des indulgences prospère, la générosité des rois, des papes et des grands seigneurs est toujours plus grande, les moines, déclarant miracles et montrant reliques, ne cessent de sillonner le pays. Au xiie siècle, Cluny, qui ne relève d’aucune autorité temporelle, devient ainsi une gigantesque multinationale avant la lettre qui gère de grands pèlerinages semblables à ceux de l’Inde ou du monde musulman d’aujourd’hui et son abbé est alors l’homme le plus puissant d’Europe.

La tentation de la démesure et le goût de l’exploit, selon l’expression de Vergnolle, s’empare de Cluny III (périodisation de K. J. Conant) et va la mener à la ruine. Ces tentations culminent au xiiie siècle, période de paix, de grands défrichements, de développement des routes, de croissance démographique qui se font au profit des villes. Chacune veut se doter de la plus belle église et chaque corporation d’artisans entend offrir son vitrail pour honorer les reliques qui se trouvent dans une église qui cherche à rassembler le maximum de chefs-d’œuvre. Mais le xiie siècle est déjà une période de corruption et de dissensions, celle où le pauvre d’Assise, fidèle au surgissement inouï de l’événement christique, redonne son honneur à la chrétienté et se voit en rêve épaulant une Église qui se fissure et s’effondre…

Le pape commande une réfutation d’Aristote et envoie à Paris, dans le plus illustre des centres intellectuels de l’Europe, un dominicain (Saint-Thomas) et un franciscain (Saint-Bonaventure) pour étouffer les menaces d’hérésie que comportait l’aristotélisme, pensée alors très en honneur mais pensée irréductible au dogme chrétien. Et c’est à l’ombre des tours de Notre-Dame de Paris qui achevaient d’être construites (de 1140 à 1270) que Saint-Thomas d’Aquin va écrire la Somme Théologique (1266 à 1274). Cette concordance n’est pas seulement chronologique comme le montre Erwin Panofsky dans une thèse qui mérite d’être rappelée.

Tout d’abord la cathédrale, elle aussi, est une somme, une sommation (un désir de clôture qui a la violence d’une injonction), une encyclopédie borgèsienne qui réinvente le réel, une entreprise systématique et babélienne de totalisation du savoir humain. Comme le révèle le contenu notionnel du matériel iconographique tel qu’Emile Mâle l’a analysé ainsi que la variété infinie d’un édifice qui n’est plus à la mesure de l’homme, la cathédrale cherche à incarner un savoir considéré comme systématique : image du monde, le visiteur ne peut l’embrasser ni par le regard ni par la pensée. « À étudier une cathédrale, écrivait Auguste Rodin, on a toutes les surprises, toutes les joies d’un beau voyage. Elles sont infinies ».

Mais l’originalité de Panofsky consiste à se focaliser sur l’aspect simplement formel de l’architecture gothique – sur son modus operandi – et à mettre en évidence l’analogie ou l’homologie de structure qu’elle entretient avec la pensée scolastique. Moins sensible que la théologie des premiers siècles à ce que la révélation (« scandale pour les Juifs, folie pour les Grecs ») avait de spécifiquement chrétien, les Sommes scolastiques cherchent avant tout à réconcilier foi et raison, religion chrétienne et philosophie païenne. Cette philosophie se confondait alors avec l’œuvre d’Aristote plus tournée vers le monde et répondant mieux aux exigences de l’époque que celle de Platon. Ce souci de réconciliation impliquait un travail de clarification des articles de foi qui explique l’obsession scolastique pour les subdivisions systématiques conformes aux exigences de la disputatio (exposition, pour chaque article, des arguments pour et contre). Thomas d’Aquin est le penseur des distinctions, l’architecte qui sépare le haut et la bas et qui perçoit déjà cette lueur d’orage qui commençait à séparer terre et ciel, loi naturelle et loi éternelle. C’est cet appétit de distinction et de clarification, de divisions en parties homogènes, ce souci de symétrie et de parallélisme... qui se traduisent graphiquement dans le plan des églises gothiques, pensée scolastique et architecture gothique reposant, selon Panofsky, sur la diffusion d’un même habitus, d’une même habitude mentale.

Cette homologie est particulièrement éclatante quand on considère l’unicité du principe sur lequel somme scolastique et architecture gothique reposent. Alors que le roman – modèle d’anarchitecture conforme à la dispersion politique et aux turbulences du monde féodal, celles des châteaux et des monastères – essayait tous les partis, combinait voûtes d’arêtes, voûtes en berceau, berceau brisé, coupoles et dômes…, le gothique parle, lui, d’une seule voix et obéit à un principe unique : la voûte d’ogive. Avec elle, l’arché de l’architecture devient véritablement commencement et commandement, obéissance à une sommation pour reprendre les sens du verbe grec archein, et l’architecte acquiert pour la première fois un statut dominateur d’exception.

La cathédrale, livre de pierre, proclame enfin sa propre structure et l’expose comme cet autre livre qu’est la Somme théologique. La façade se propose comme une sorte de plan ou de coupe de la totalité de l’édifice qu’elle est destinée à manifester, à extérioriser, comme le sommaire systématiquement organisé d’un livre. Alors que, à la manière des églises byzantines, le sanctuaire roman est souvent dissimulé et caché par des grappes de chapelles multiples, l’aspect extérieur de l’église gothique et sa structure interne se correspondent au contraire totalement.

Expressionnisme et réalisme

Le propre de la sculpture gothique a été de se libérer de son assujettissement à l’architecture, de se dégager du mur pour devenir autonome et acquérir une valeur plastique en elle-même, indépendamment de sa signification qui est le plus souvent allégorique, nous le verrons. La figure humaine devient alors le centre de l’art et dans cette sculpture qui se dégage du sacré et qui, dans le vertige de la liberté formelle retrouvée, renvoie de plus en plus à elle-même, on peut distinguer des styles et, par exemple, comme le fait Hervé Kergall, opposer l’équilibre tout classique de Reims à la tension plus mystique des œuvres de Chartres, à la douceur et à l’enjouement de celles d’Amiens, au sens du pathétique et de drame de celles de Strasbourg…

Ces caractéristiques les distinguent bien sûr de la sculpture romane. Le sens des belles masses murales est si essentiel au style roman que jamais la sculpture ne sera développée pour elle-même comme un ornement ou un accessoire alors même qu’avec le développement du culte des saints elle envahit façades, fenêtres, tympans et modillons soutenant la corniche. Elle est destinée à mettre en évidence la plénitude du mur, elle reste étroitement subordonnée aux nécessités de l’architecture. C’est dans cette humilité et cette participation réduite au corps de l’église que la sculpture échappe à la tyrannie du réalisme et trouve sa puissance expressive et son exaltation.

Mais les raisons formelles n’expliquent par tout. L’importance de la représentation de la figure animale au xiie siècle nous révèle un monde livré au combat de géants où s’affrontent les principes du bien et du mal, les vices et les vertus représentées harnachées comme des guerrières. L’homme de la civilisation romane propulse pour la première fois sur le devant de la scène le diabolos, l’ange déchu de la sédition, celui qui divise (diabalein) avec son cortège de monstres et d’animaux venus des gouffres infernaux pour tourmenter et posséder les humains. Ce qui est signifié à travers les figures mythiques puisées soit dans l’Apocalypse, soit dans le bestiaire oriental ou dans la psychomachie (combat de l’âme) de Prudence, (poème écrit au ve siècle par un contemporain d’Augustin), c’est la préhistoire et l’arrière plan inaccessible du mal, sa dimension surhumaine, sa présence, enfouie, revers d’ombre obscur et ténébreux, dans l’abîme de la liberté originelle du Très Haut lui-même. Car le mal, l’homme ne l’invente pas[i] et au moment où il le produit, il le découvre comme étant déjà là dans sa malignité sans borne, sa virulence, sa frénésie destructrice capable d’ébranler les fondements de la terre (Isaï, 24, 18) et il se découvre lui-même comme l’enjeu d’un conflit incessant terrible et surhumain, celui que le graphisme sensible que Gislebertus, le maître d’Autun exceptionnellement sorti de l’anonymat, a figuré au portail du Jugement dernier. L’abbé Gauzlin, féru des images et symboles éblouissants de l’Apocalypse, voulut faire de la tour-porche de Saint-Benoît-sur-Loire, colossale et carrée comme la Jérusalem céleste, un modèle « pour toute la Gaule ». Sur deux de ses chapiteaux, les chevaliers de l’Apocalypse nous attendent, ceux-la mêmes qui apparaissent dramatiquement dès que l’agneau brise les sept sceaux du Livre. Ils sont là, tout prêts encore à semer l’épouvante à travers le monde, à ôter pour toujours la paix de la surface de la terre et à y tuer « par l’épée, par la famine, par la peste et par les bêtes sauvages ».

C’est peut-être faire preuve d’un certain aveuglement que de ne voir dans le goût du démoniaque de l’époque romane que fascination pour l’irrationnel et symptôme d’une “perte du centre”. Cette excentricité serait une des sources morbides de l’art moderne ; c’est la thèse de Sedlmayr dans “La naissance de la cathédrale”. Le triomphe du spirituel s’incarnerait au contraire dans l’harmonie lumineuse de la cathédrale de l’âge gothique vers lequel se tournent, après la seconde guerre mondiale, bien des théoriciens allemands.

Dans le bestiaire roman, à travers les thèmes venus d’orient, l’intense poésie des archétypes est comme ressuscitée, comme le Christ descendu aux enfers. D’où sans doute la profonde morsure que provoque cet art rugueux dans les couches les plus nocturnes et les plus archaïques de notre psychisme. D’où aussi d’une autre façon, l’intransigeance de la polémique de Saint-Bernard, l’homme du nord si rétif, si incompréhensif envers la foi extériorisée des gens du Sud. Quoi qu’en disent E. Mâle et P. Francastel, Saint-Bernard ne s’y est pas trompé. Il n’est pas un ennemi de l’art, « l’Église est éclatante dans ses murailles » dit-il et cela suffit, nul n’a besoin de « l’or des sanctuaires ». La beauté du travail (operis subtilitas), la beauté de l’éclat de la lumière (splendor) rendent dérisoire celle de la décoration (venustas), de la variété des couleurs (variatio), de la richesse (sumptuositas) et même de la grandeur (magnitudo). Pour lui déjà l’ornement est un crime, le poème de l’angle droit, de la ligne droite, des arêtes vives, celui de la voûte qui transmue la droite en courbe, sont à eux seuls amplement suffisants. L’iconoclasme cistercien, en proscrivant toute sculpture, toute image, toute polychromie, toute pompe excessive, reste bien lui aussi fidèle à l’humilité romane qui cherche à effacer le créateur humain au profit du mystère d’un Dieu caché que l’amour a traîné dans la mort : dans l’épreuve de la kénose, seul le vide du sanctuaire -anagramme de Dieu-, seule la nudité austère de ses voûtes, sont à la mesure de Celui qui est sans mesure et qui n’est présent que par son absence. Le Thoronet sera pour toujours le haut lieu de cette insigne exigence d’absolu et de grandeur farouche qui marque d’abord l’art roman. Contre l’ambivalence trouble des décors fantastiques, reflets de nos troubles arcanes intérieures, Bernard lance ses invectives : « Que signifient ces monstres et ces diables, lions féroces, singes immondes, tigres tachetés, monstres hybrides, centaures estranges, poissons à corps de quadrupèdes, animaux qui chevauchent des hommes ou d’autres animaux » dont l’horreur nous repousse et nous fascine ? Ces êtres doubles et duplices, ces sirènes-oiseaux ou sirènes-poissons offrant leurs seins ou écartant leurs jambes-nageoires, ces basilics rois (basileus), ces serpents, ces centaures sensuels et violents, ces chimères crachant le feu, dragons assénant des coups de queue, sphinx fascinant leurs proies, griffons, lions assyriens aux ailes d’aigles, que sont-ils sinon l’incarnation de Satan, le bestiaire du diable, celui que l’ange déchu utilise pour se cacher et agir ?

Interpréter de façon univoque les figures obscènes de l’art roman comme des représentations infamantes du musulman est à l’évidence une simplification abusive et erronée, une façon bien nordique et puritaine de dénier et de méconnaître la polysémie du symbole mais aussi l’extravagance positive, la faculté d’amusement enfantin, la gaieté franche et enjouée à travers laquelle s’affirme simplement la joie élémentaire d’exister, tout ce qui fait le charme et le génie de l’art roman. Sur les modillons comme sur les enluminures des manuscrits (L’Apocalypse de Saint-Sever qui fascinait Bataille), sur les éléments lapidaires de la Daurade (conservés au musée des Augustins de Toulouse) comme sur le portail de bien des églises où elles ont une fonction apotropaïque, la représentation diabolique du mal associée à la monstruosité bestiale se déchaîne avec une exubérance qu’on pourrait qualifier tantôt de proprement boschienne, tantôt de joyeusement rabelaisienne.

Le corps sensible des images est investi d’une puissance de signification telle que l’on ne peut jamais entièrement traduire de façon univoque les images en mots en raison de leur complexité et de leur ambiguité. Ainsi le fabuleux trumeau de Souillac selon l’expression de Meyer Shapiro qui nous offre d’emblée, sur sa face centrale, l’inquiétante et complexe profusion de bêtes sauvages (des bestiae) entrelacées. On peut cependant déjà remarquer que l’agitation frénétique qui surcharge le trumeau est partiellement contredite par la répétition rythmique de ces couples de prédateurs entre-croisés qui donne une structure géométrique et régulière à ce qui doit être d’abord le support royal inébranlable d’un tympan. Par ailleurs, ainsi que l’a montré Jérôme Baschet, rien de moins gratuit en ce lieu liminaire du sanctuaire, que la figuration de ce monde animal déréglé qui pose et ouvre la question de l’autorité. Miroir du monde humain, il nous donne en effet l’image de la subversion : cerf, ours, hommes sont livrés et soumis à la puissance dévoratrice des bestiae ce qui se traduit plastiquement par une prédominance de l’horizontalité : le relief horizontalise un rapport normalement hiérarchique ou vertical. Tout se joue dans les sculptures du portail à la conjonction de l’horizontalité et de la verticalité comme l’attestent aussi bien les deux autres faces du trumeau que le relief de Théophile prisonnier du pouvoir diabolique (traitement horizontal) puis délivré de son pacte maléfique grâce à la vierge salvatrice (traitement vertical) qui, littéralement, plonge vers lui. Les relations horizontales sont toujours négatives et le combat d’égal à égal est invariablement, à l’âge médiéval, l’expression du désordre et de la conflictualité. La dualité des félins comme celle des rapaces mise en scène sur le trumeau ne peut être, comme toute dualité, que rivalité mimétique, rivalité délétère et persécutrice à moins qu’elle ne reconnaisse une instance symbolique, un tiers transcendant qui la surplombe : c’est ce que montre la face gauche du trumeau où la soumission d’Abraham à l’ordre insensé de Dieu rétablit la hiérarchie terre/ciel, hiérarchie qui fonde la domination toujours problématique de l’homme sur l’homme comme de l’homme sur la bête. Dans les choses de l’esprit, rien de grand qui ne survienne exaïphnès, soudainement : l’axe de la simultanéité l’emporte toujours sur celui de la succession qui ne prend sens que rapporté au précédent6.

Une telle intelligence de la subversion et du mal et l’affirmation de la prééminence du schème ternaire sur le binaire est aussi une façon de faire pièce à l’hérésie manichéenne dualiste qui, dans le même temps, se développe en Occitanie. Cette hérésie, avatar de celle des Bogomiles7, sépare le sacré et le profane, le céleste du terrestre, le spirituel du charnel. Elle s’oppose ainsi au christianisme et fait injure à une catholicité enveloppante capable de tout assumer et de tout s’annexer. Comme un pied de nez à tout angélisme, nombre de modillons romans nous montrent des personnages tirant la langue ou d’autres contorsionnés montrant leur fondement. Ici un homme se coupe la barbe comme s’il voulait se débarrasser de ce système pileux et s’imaginait pouvoir se libérer ainsi de l’humaine condition. La récurrence, sur les chapiteaux romans, de la scène de l’Annonciation, pierre d’angle et sommet de la pensée et de l’art chrétien, le montre à merveille : celle qui a accepté que le Verbe fasse en elle sa demeure témoigne, par son exemple, que le corps est temple de l’esprit et que tout est Un.

Des considérations théoriques empruntées à l’historiographie d’art allemande permettent d’approfondir et de radicaliser l’opposition eïdétique des deux types de sculptures que nous venons de voir.

Jouissance de soi et dessaisissement de soi (Selbstgenuss et Selbstentäusserung)

 

À l’origine de la création artistique, ainsi que l’a montré Aloïs Riegl, il y a un principe dynamique, une volonté d’art (Kunstwollen) de sorte qu’il n’y a pas lieu d’établir de hiérarchie normative entre les périodes ou entre les styles : chaque style porte en lui-même ses critères qui ne doivent pas être jugés en fonction de normes extérieures. Si la sculpture romane n’est pas « réaliste », ce n’est pas parce qu’elle était incapable d’imiter la nature, cela ne dépend pas de la déficience de son Kunstkönnen, c’est parce qu’elle n’avait pas l’intention de l’être, parce qu’elle n’en voulait pas. Le monde visible ne vaut pour elle que comme signum et imago de l’invisible.

Le “manque de proportion” des sculptures de ce qu’on a appelé pendant longtemps le gothique lourd et ancien s’explique, H. Focillon l’a montré, par la subordination de la sculpture à l’architecture qui la commande et à laquelle elle s’adapte en soulignant la fonction des chapiteaux, corniches, fenêtres et portails. À l’évidence les figures anthropomorphes romanes ne sont pas des représentations physiognomoniques8 ou des portraits mimétiques comme ce sera au contraire le cas à partir du xiiie siècle.

Nous sommes ici en face des deux pôles de la création esthétique sans qu’il soit vraiment possible de parler de l’antériorité ou du progrès de l’un sur l’autre.

Le grand livre de Wilhem Worringer paru en 1907, Abstraction et Einfühlung est la première tentative pour briser la force du beau idéal, pour abattre la domination absolue et jusque là incontestée de l’antiquité classique. W. Worringer montre qu’il y a une autre source, un autre pôle de l’art que ceux qui procèdent de l’Einfülhung (empathie, sentiment panthéistique de ne faire qu’un avec le monde, jouissance objectivée de soi) et qui, présupposant un rapport heureux avec la nature extérieure, mènent à la mimésis de la nature organique, à la représentation naturaliste et illusionniste.

Depuis Alberti, la tradition avait fait de l’affirmation de la forme humaine exprimée dans le mythe de Narcisse, la pulsion picturale originaire. Mais l’art commence non pas avec Narcisse mais, dans le labyrinthe des cavernes, avec la rencontre du Minotaure et il y a même, pour W. Worringer, une primauté absolue de l’abstraction géométrique, c’est elle d’abord qui met l’art en mouvement. L’abstraction stylistique relève d’une intention à part entière et correspond à une profonde aspiration artistique (Künsterische streben) résultant d’un contact angoissé avec le monde extérieur : c’est la peur qui a créé le premier art, et au xie et xiie on sort à peine, nous l’avons vu, des terreurs apocalyptiques de l’an mille. La jouissance narcissique de soi, la Selbstgenuss s’oppose ainsi à la Selbstentäusserung, au dessaisissement de soi, comme le principe de plaisir s’oppose à un au-delà du principe de plaisir où intervient la pulsion de mort qui sacrifie, altère et détruit la forme humaine. Le mythe du Minotaure met en scène la rencontre de l’altérité et de la mort dans le labyrinthe, lieu d’initiation et de mort. L’homme dominé, désorienté et perdu, s’identifie à la victime animale et la figure humaine y est cruellement altérée et détruite. Dans le labyrinthe de Lascaux, dans la scène du puits, sorte de mini-tauromachie, gît un homme schématique au sexe dressé face à un bison éventré.

Est-ce un hasard ? Depuis le ixe siècle on trouve des labyrinthes gravés sur le sol des églises, parcours initiatiques figurant épreuves et détours auxquels est soumise la vie humaine. Au centre du labyrinthe, Jérusalem, le centre de la terre et la transfiguration christique à travers laquelle on devine encore la trouble fascination qu’exerçait le Minotaure.

Bon nombre de cathédrales ont conservé encore un pavement couvert d’une « maison de Dédale », mais c’est l’architecte, cette fois-ci, héritier de Dédale, qui inscrit en son centre la marque secrète de sa domination.

Dans leur mutisme obstiné, les pavements des églises comme les figures de pierre des portails nous disent bien quelque chose, ils font signe, mais leur manière de signifier peut renvoyer à un double mode du dire que les mots de symbole et d’allégorie peuvent parfaitement caractériser.

Symbole et allégorie

On a souvent dit que le livre de pierre des églises avait pour fin de faire accéder des laïcs souvent illettrés à un sens invisible en partant des formes du monde visible. Cette finalité, quand elle est avérée, peut emprunter la voie du symbole comme celle de l’allégorie. L’un comme l’autre s’adressent d’abord à des êtres charnels et sensibles et pourtant ils empruntent des chemins de sens radicalement opposés. Étymologiquement l’allégorie est une façon d’appeler ou de dire autrement (allos-agorein) une idée abstraite en l’habillant d’un revêtement sensible, en la traduisant ou en l’illustrant à des fins pédagogiques. Cette détermination que l’on trouve déjà dans les Etymologies d’Isidore de Séville auxquelles les imagiers du Moyen âge ont eu si volontiers recours, implique au moins trois choses :

– la signification précède sa traduction sensible,

– elle n’habite que d’une façon extérieure la forme sensible dont elle n’est jamais solidaire que par convention, elle est alieniloquum, étrangère au langage ordinaire,

– son sens est univoque – elle a une « clé » – il peut donc être retrouvé de façon exhaustive par une traduction de sens inverse.

Il en est ainsi, par exemple, de la représentation allégorique de l’Église et de la Synagogue au portail de la cathédrale de Strasbourg ou des statues de bœuf au sommet de la cathédrale de Noyon – la ville natale de Calvin qui priva la religion de son aura et acheva de débarrasser la terre du sacré – seul hommage gothique rendu au travail rustique. L’allégorie peut reposer sur une analogie : ainsi le moulin mystique de Vézelay transforme le grain en farine comme la passion du Christ a transformé l’ancienne Alliance en Alliance nouvelle selon le modèle chrétien de l’allégorie initié par Saint-Paul (Galates 5, 24) et abondamment illustrée dans la sculpture médiévale.

Le symbole au contraire est un signe qui va du sensible au sens, à un sens qui ne lui préexiste pas et qui en conséquence se ressent, se pressent mais ne s’apprend pas, vu qu’il est polysémique et inépuisable et qu’il n’a pas à proprement parler de « clé ». Les exemples abondent de cette langue profuse du symbole dont l’Occident a perdu très rapidement le sens, à partir du moment où, au xiiie siècle, le sculpteur est devenu un artisan de métier travaillant sous la direction du théologien. Le règne végétal, si important au moyen-âge pour sa valeur curative, est représenté sur bon nombre de chapiteaux romans sans qu’il soit jamais vraiment possible de lever son ambigüité et d‘abord de dire si on est en présence d’un simple élément décoratif sans signification. Souvent représentée, la vigne, elle, a une valeur symbolique, elle est sans aucun doute le symbole chrétien le plus archaïque, le plus vivant, le plus vivace, celui que l’on trouve dès les premiers balbutiements de l’art chrétien. Le vin en effet par sa couleur et par l’ivresse qu’il donne n’annonce-t-il pas le sang christique de la rédemption ? Dans le règne animal, dans le bestiaire médiéval hérité de l’Antiquité, le cheval est particulièrement à l’honneur. Trois églises de Saintonge répètent inlassablement sur voussures et claveaux les têtes, mordant quelque fois un tore, de ce complaisant et courageux compagnon de l’homme. Mais le cheval c’est aussi l’étalon sauvage ivre de liberté. Il renvoie à notre propre nature instinctive que nous devons dompter ou assujettir. Ce cavalier que l’on trouve sur les mosaïques de Ganagobie représente sans doute Saint-Georges terrassant le dragon mais il a ici cette particularité d’avoir une auréole autour des mains qui tiennent les rênes du cheval et non au-dessus de la tête. Cela ne signifie-t-il pas que la sainteté consiste à se rendre maître de sa monture, à remporter la victoire sur le vieil homme ? Comme dans le mythe platonicien du Phèdre, le cheval, les statues équestres, si fréquentes en Poitou, en témoignent, représente une des puissances de l’âme, celle qui vous entraîne, si elle n’est pas dominée, vers le bas, dans le sens de la pesanteur. Elle ne doit pourtant pas être exterminée car elle peut concourir à l’harmonie ; les romans font droit en effet à toutes les puissances de l’âme et, comme Hugues de Saint-Victor, font valoir un rapport généreux, une amitié et un accord proprement musical inter corpus et animam. N’est-ce pas la vision pénétrante symbolisée par la chouette, si souvent représentée, qui nous permet de pénétrer ainsi dans les régions les plus obscures de l’âme ? L’oiseau en général symbolise d’ailleurs une puissance bénéfique, son aile représente la puissance ascensionnelle de l’âme, la légèreté et la grâce, ce qui vous mène vers le haut.

On mesure ainsi combien le monde roman est un champ de bataille, une gigantomachie, une psychomachie implacable symbolisée par l’abondance de ses monstres et la fréquence de ses métamorphoses formelles. Les contraintes de l’architecture imposaient sans doute des déformations obéissant à des schémas géométriques abstraits, à des combinaisons d’ornements (H. Focillon). Cela explique partiellement l’image expressive et profuse de la vie que nous donne la sculpture romane. Mais, nous l’avons dit, là n’est pourtant pas le seul secret de ces figures romanes émancipées de l’expérience. Il est clair que les quatre côtés, les quatre angles du chapiteau imposaient au sculpteur un cadre qui le prédisposait à accuser les effets de symétrie, d’opposition entre les figures animales, à jouer dialectiquement avec les dualités qui peuvent s’opposer ou coopérer ou être dépassées, mais ce jeu dialectique a un sens symbolique, ce bestiaire est rarement gratuit ou purement ornemental. Ce qui se déploie ici dans l’espace, dans le cadre du chapiteau, du linteau ou du tympan et dans l’épaisseur signifiante de leurs images, c’est un monde obscur et dangereux fait de tensions et de luttes, un monde qui est en nous : les griffons, hybrides de plusieurs espèces animales, reflètent la complexité de nos âmes, les monstres, nous les abritons en nous et chacun doit se cuirasser et s’armer pour la lutte, car chacun est appelé à la puissance et au règne sur soi-même.

Deux ordres de considérations permettent de soutenir la signification éminemment symbolique de la sculpture romane : la plupart des animaux sont des figures fantastiques qui ont le même statut que les autres espèces animales, leur signification doit être cherchée, au-delà de ce qu’ils représentent, à un deuxième étage de sens qui est proprement celui du symbolique, celui où le rapport entre le signifiant et signifié n’est plus arbitraire mais motivé (sum-balein).

Par ailleurs, ce n’est pas en partant de figures isolées que l’on peut déterminer le sens d’un symbole. Il faut pour cela qu’il fasse partie d’une série. Or la fréquence, la répétition de certaines figures permettent de constituer des corpus et de préciser, de manière approchée, leur signification. Anne et Robert Blanc dans Les symboles de l’art roman montrent de façon convaincante qu’ils constituent une catéchèse pratique, qu’ils induisent une interprétation tropologique9 ou morale qui vise l’édification des mœurs. La récurrence de certaines scènes de retournements, les contorsions des corps, les têtes en bas, les langues tirées, les oppositions (de l’oiseau et du serpent, du barbu et du glabre, du nu et du vêtu…) finissent par constituer un ensemble cohérent qui permet d’endiguer le surplus de sens appartenant toujours au symbole et d’en présumer la signification. Deux oiseaux au cou noué et une tête renversée font système : la tête, métonymie de l’homme entier, renversée, symbole de la métanoïa, de la conversion, est parfaitement synchrone avec le thème de l’union de forces spirituelles qui pourraient pourtant s’opposer, symbolisées par les deux beaux oiseaux.

Le cas du tétramorphe

Les quatre figures qui, quelques fois, sur le tympan des églises romanes cernent, dans les écouinçons, le Christ en gloire, symbolisent les quatre évangélistes. On a ainsi le lion pour Marc, le taureau (remplacé par le bœuf en raison de l’aversion du christianisme primitif pour le culte rival de Mithra) pour Luc, l’homme (progressivement remplacé par un ange) pour Mathieu et l’aigle pour Jean. Chaque figure symbolise en effet ce qui fait la note dominante, la note la plus insistante de chacun des évangiles. Pour Mathieu, Jésus est d’abord le fils de l’homme comme l’atteste la généalogie qui ouvre son évangile, pour Luc il est celui qui doit souffrir et être sacrifié, pour Marc il est le ressuscité et pour Jean, confondu avec l’auteur de l’Apocalypse, il est celui qui est monté aux cieux.

C’est donc bien par le langage indirect du symbole qui donne à penser que, plus qu’un autre, l’art roman a été porté à l’expression. Rien de plus significatif à cet égard que le sort réservé au thème le plus récurrent, le plus majestueux, le plus surdéterminé de tout l’art roman : le tétramorphe, ainsi que l’ont appelé, en grec, les Pères de l’Église, les quatre figures qui ceignent et mettent en scène la majesté divine trônant dans toute sa gloire au tympan des églises. Ce tétramorphe triomphant au portail de Vézelay, de Moissac, de Notre-Dame de Chartres (le portail royal survécut à l’incendie de l’édifice roman)… est bien souvent remplacé, au xiiie siècle, comme dans toute la sculpture gothique en général, par des évangélistes à forme humaine, figures de la paix de l’au-delà qui peuvent apparaître bien pauvres dans leur traduction allégorique par rapport au tétramorphe particulièrement chargé d’épaisseur symbolique.

Cette épaisseur s’explique d’abord parce que toute l’iconographie romane est dominée par la volonté compulsive de comparer l’Ancien et le Nouveau Testament et de poser et de composer avec cette articulation abyssale du juif et du chrétien le trait le plus saillant d’une civilisation qui sera dite Occidentale. Or ici la vision du trône de Dieu entouré de quatre Vivants qui a tant frappé les imagiers romans vient de l’Apocalypse (IV, 6-8) mais, dans l’Ancien Testament, elle fait aussi écho, selon les Pères de l’Église, à la vision des quatre animaux ailés d’Ezéchiel (I, 5-12).

Dans la symbolique des nombres particulièrement en honneur au xiie siècle, quatre, nombre pair, est le nombre du terrestre, du mortel, de l’humain mais aussi de l’homme de bien formé des quatre vertus cardinales. Les quatre piliers du trône de Dieu sont ici les évangélistes. Mais ces quatre animaux ailés deviennent aussi les attributs du Christ lui-même qui fut en effet Homme par sa naissance, Bœuf (animal du sacrifice) dans sa mort, Lion dans sa résurrection (le lion, comme le Père tout puissant le fit pour son fils, ressuscite de son souffle ses petits morts-nés, selon les bestiaires qui se multiplient au XIIe sur le modèle du Physiologus, œuvre anonyme du Ve) et Aigle dans son ascension, et ces quatre figures récapitulent ainsi les quatre moments du temps historique passé par le Christ sur la terre.

Le travail de la terre rythme le cours de l’année, scande les travaux et les jours de ceux qui travaillent, des laboratores. Les quatre signes fixes du Zodiaque, Verseau/ Taureau/ Lion/ Scorpion (l’Aigle en tient la place en Occident), servirent de modèle au tétramorphe roman et sur les pavements des églises les travaux des champs et la course des astres étaient autrefois associés. L’année commençait par le signe du Verseau associé au mois de janvier, chaque mois étant représenté par une activité : ripaille de janvier, repos de février, premiers travaux agricoles de mars réveillés par le double cor du Guerrier, renouveau d’avril, activité de chasse de mai, fenaison de juin, moisson de juillet, battage d’août, vendanges de septembre, semailles d’octobre, provision de novembre. À Vézelay les constellations du zodiaque se mêlent aux travaux des champs et les outils agricoles deviennent des figures célestes.

Le quatre fait penser enfin à la classification médiévale des arts libéraux proposée par Boèce. Elle fut réintroduite par le pape de l’an mille, Gobert d’Aurillac, suite à son contact catalan avec la culture musulmane mais servit déjà de base à l’instauration du programme de l’école par Charlemagne. Les sept arts libéraux sont sept – sept est signe d’harmonie, de perfection et de complétude, sept est le chiffre de l’homme, être musical et microcosme indissolublement terrestre (quatre) et céleste (trois) ainsi qui le répète Hildegarde de Bingen – comme sont sept les vertus, les péchés, les sacrements, les planètes, les ouvertures du visage, les jours de la création et ceux de la semaine. Ils se divisent en trivium (triple voie ou triple chemin initiatique qui comporte la grammaire, la dialectique et la rhétorique) par lequel commencent les études et en quadrivium (quatre chemins qui comportent l’arithmétique, la géométrie, l’astronomie et la musique). La musique qui régit l’homme comme le monde (avant d’être simplement instrumentale) est présente, à l’époque romane, non seulement dans la liturgie mais aussi dans l’éducation et dans la sculpture. Elle est fréquemment mise en scène : ainsi David joue de la harpe, les vieillards de l’Apocalypse de la viole et sur le tympan de Moissac ce sont les rois de la terre qui chantent la gloire du Christ. Chacun des instruments trouve ici sa place qu’ils soient à cordes, à vent ou à percussion et les rapports numériques inscrits dans la rythmicité musicale sont eux-mêmes donnés à voir : ainsi, les huit tons du plain-chant représentés sur les chapiteaux du chœur de Cluny qui ordonnent tout le programme liturgique et iconographique. Le monde roman, mystique dans l’âme, héritier de l’enseignement des Pères de l’Eglise qui sont penseurs de la totalité, est entièrement structuré par la musique. Prier c’est alors chanter, et chanter en commun le grégorien mâle et violent que réverbère en plusieurs vagues la voûte de l’église cistercienne. L’ouïe, dira Saint-Bernard, est supérieure à la vue et celui qui veut voir doit d’abord écouter. Comme l’attestent le théâtre et la culture populaires, en passant par la musique, le logos du langage et celui de la logique, le logos, racine commune qui fonde l’unité aujourd’hui perdue des « lettres » et des « sciences », du trivium et du quadrivium, rentrent dans le monde d’où pouvait les avoir chassés un ascétisme par trop amer. La musique, indissolublement charnelle par le son et spirituelle par la science des rythmes, des nombres et des proportions qu’elle enveloppe, est capable, plus que tout autre art, de révéler et de magnifier la totalité du quatre, de ce quatre qui est le solide, le tangible des éléments matériels, la totalité du révélé.

Profondeur cryptique et force ascensionnelle

C’est au hasard de la rencontre d’une abbaye solitaire, d’un prieuré perdu dans la montagne, ou de l’extrême simplicité de construction d’une modeste église de campagne construite par des artisans locaux, gens de glèbe, de terre et de pays, que peut surgir la révélation du monde roman, art de maçon autant que d’architecte. Plus que partout ailleurs, la Bourgogne a essaimé à profusion ces petits oratoires où le sens instinctif de la mesure, le goût et la ferveur populaire ont construit des édifices dont la personnalité et la densité spirituelles ne le cèdent en rien aux chefs d’œuvres les plus renommés, et dont les sculptures sont souvent les plus énigmatiques et les plus intéressantes. Trapue, fortement assise, de dimensions souvent réduites, empreinte de solennité, l’église romane est tout entière construite pour recevoir le mystère d’un Dieu qui, dans la Création, dans l’Incarnation comme dans l’Eucharistie se donne et est tout entier hors de soi. Son principe est clairement inscrit dans la vieille basilique romaine dont le vide inorganique a été entièrement transformé par l’inscription du plan cruciforme, figure symbolique du corps de Christ en croix. La nef s’articule maintenant verticalement et horizontalement sur le module de la travée voûtée et tous ses éléments sont réorganisés autour du chœur, centre vital de la célébration liturgique. S’il y a “quelque souillure de force et d’orgueil dans la force ascensionnelle, l’élan des flèches gothiques et la hauteur des voûtes ogivales”, selon Simone Weil, le seul souci d’un équilibre robuste caractérise le style roman qui nous rappelle que c’est le désert qui a fait les grandes religions. Dans l’art roman, la franchise austère de la structure et de la pierre, la plénitude des volumes, s’imposent à l’homme sans le dépayser. L’homme est chez lui dans un monde qui est de part en part divin. L’église est la demeure d’un Dieu qui se plaît parmi les hommes, qui est venu habiter parmi nous, qui s’est fait chair, qui est sorti de sa demeure pour venir nous visiter. La plus humble église romane est ainsi revêtue de gloire et de majesté.

Le gothique trouve au contraire sa vérité et le maximum de son ampleur dans la cathédrale, le siège de l’évêque, l’église de la ville, qui, construite de l’extérieur, s’impose par la hauteur de son vaisseau, de ses tours, de sa flèche, par le réseau de ses arcs-boutants dont les obliques aériennes sont dardées vers le ciel. Nous avons vu que le gothique est contemporain de la montée en puissance et de la conquête de l’autonomie des villes qui connaissent une prospérité économique grâce à l’enrichissement des marchands et des bourgeois qui disposent, depuis l’an 1100, du droit d’administrer leurs villes sous la tutelle de leur seigneur et qui bientôt, au temps de Jacques Cœur qui se lance dans le commerce maritime avec le Levant, accableront les nobles de leur mépris. Le temps des rois et de leur puissance va succéder – mais il lui faudra deux siècles pour s’imposer – à celui des monastères et des moines qui vivaient tout près des joies et des peines de paysans qui souvent léguaient leurs biens à l’Église. Par ses tours, emblèmes d’autorité, la cathédrale est une démonstration de puissance, un monument dressé à la gloire du pouvoir pastoral comme du pouvoir royal. L’essor démographique sans précèdent oblige à élever de très grands édifices religieux pour rassembler les fidèles. La cathédrale devient vite le monument le plus spectaculaire, le plus symbolique et les villes vont rivaliser dans le gigantisme et la démesure, reculant toujours plus loin l’apex ogival, poursuivant sans fléchir une fièvre imaginative qui va se terminer par la plus dangereuse des virtuosités, tout en homologuant un style que l’on peut en effet déjà dire international : des 35 mètres de Notre-Dame de Paris on passera, plus d’un siècle plus tard, aux 48 mètres de la cathédrale de Beauvais et… à l’effondrement de sa voûte comme si l’Occident tout à coup mesurait ses propres limites et que son rêve de domination et de toute-puissance, entretenu depuis le sac de Constantinople, s’était déjà brutalement anéanti.

Au sens roman du recueillement a succédé un art d’enthousiasme et d’exaltation que des crises en série, la famine, la peste noire et la guerre de cent ans vont rapidement épuiser. La diaphanité de la structure qui laisse passer une lumière d’au-delà, marque aussi l’importance d’une spatialité dominée par la troisième dimension, expression de la volonté de l’homme de sortir d’une terre d’exil pour regagner « sa chère patrie », expression surtout, selon Ostwald Spengler, de la volonté de puissance de l’homme « faustien ». Le gothique se caractérise par tout un système constructif – une stéréonomie et une stéréotomie, un art de tailler la pierre – qui, avec la Sainte Chapelle, voit culminer la tendance à évider les parois, à ajourer toujours davantage et à réduire l’édifice à sa structure portante. Dressée dans son squelette de pierre, la cathédrale gothique monte comme une flamme vers le ciel, comme une prière insatisfaite et inquiète ou comme la création toute entière tendue, selon Teilhard de Chardin, vers le point oméga, vers le plérôme10 de la fin des temps. Elle est en ce sens finalement proche des aspirations religieuses de la conscience naturelle qui avec témérité s’élance vers le ciel en faisant fi de la manifestation de Dieu en Jésus-Christ. Les vastes vaisseaux à cinq nefs de Bourges se libèrent des modèles de l’antiquité tardive et de l’architecture romane auxquels Chartres, Reims, Amiens payaient encore quelque tribut et donnent l’illusion d’un espace homogène, profond, illimité. Les piliers transpercent la couverture et semblent porter la voûte céleste elle-même, la puissante élévation des nefs replace l’homme dans un univers démesuré qui lui impose la conscience de sa finitude et l’invite à se dépasser, par delà toute limite sensible, vers l’infini, vers l’illimité, vers le « Royaume qui n’est pas de ce monde ».

Plus un arbre est fort, plus il pousse et enfonce ses racines dans la terre. L’église romane doit sa santé, sa robustesse et sa vigueur paysanne à son humilité, à la fidélité qu’elle garde à la terre (humus), et au sens de la chair et de l’incarnation qui sont sa vérité secrète. L’art roman se traduit par l’importance organique qu’il continue à attribuer à la crypte. Comme la nature selon Héraclite, l’art roman aime la crypte, la souterraineté, ce qui est celé, caché et réservé aux martyrs et aux morts : ce qui en tant que tel intercède pour les vivants et motive l’érection du sanctuaire qui va progressivement sortir de terre et adopter la polarisation de la crypte tournée vers l’Orient de toutes les renaissances. L’hypogée funéraire, la nécropole, le caveau funéraire terré, terreux, enterré depuis Constantin détermine la structure de l’église et l’emplacement de l’autel, lieu d’apparition de la présence réelle. Reposant à même le roc, à même la terre, quelquefois percée d’un puits d’ondes vives (Saintes-Maries-de-la-Mer, Saint-Victor de Marseille, Saint-Gilles-du-Gard, Notre-Dame de Chartres, Notre-Dame de l’Épine, Saint-Aignan-sur-Cher, Saint-Savin, Bourges…) près duquel veille, comme en Auvergne, une vierge noire d’antique et païenne provenance (pierre noire, bethyl...), la crypte, séjour des morts, rassemble l’église autour de la symbolique immémoriale de la terre, de l’eau et du feu (celui des cierges), symbolique dont les harmoniques cosmiques trouvent, avec le mystère de l’Incarnation, un sens renouvelé. La crypte est la partie la plus efficace de l’église, celle qui hérite de la symbolique religieuse la plus lourde : jusqu’au troisième siècle, le taureau, symbole des ténèbres, y était sacrifié et entraînait la régénération solaire liée au culte de Mithra. Saint-Sernin-de Toulouse est construite sur la crypte où repose Saint-Saturnin, martyr qui fut attaché par les pieds à un taureau. La rue du Taur garde mémoire de ce sacrifice ambigu. C’est donc dans ce lieu hérité des religions à mystères que la spiritualité chrétienne, malgré une aversion profonde pour les cultes païens avec lesquels elle était en rivalité, a trouvé la racine de sa force et donné à l’art roman ce parfum de terre et de pierre qui est le garant et le critère de la seule «spiritualité» qui vaille : spiritualité fondative et non pas rêveuse ou évasive, spiritualité attentive aux choses qui rassemblent le monde, à la concrétion du corps et à l’être-là. Deux hommes se tenant mutuellement la barbe – le redoublement est une figure syntaxique proprement romane - pour se rappeler leur condition d’homme pécheur, leur condition charnelle, est un thème familier à l’extraordinaire inventivité des imagiers romans qui est bien autre chose que le pâle décalque du langage univoque de la théologie dogmatique...

À l’âge gothique le nœud gordien, qui avait fini par être solidement noué entre la crypte romane et le chœur de l’église, sera tranché. La présentation aux fidèles, dans l’église, de la châsse contenant les reliques, va rendre la crypte inutile. Répondant au rituel nouveau de l’élévation de l’hostie au moment de la consécration, les fidèles demandent avec insistance à voir la relique, ce fragment de corps sanctifié qui les protège et qui peut être source de miracles ; aussi veulent-ils qu’on la sorte, dévoilée, de son reliquaire. C’est encore le culte des reliques qui va être à l’origine d’un parti architectural nouveau car, pour pouvoir circuler autour de la châsse ouvragée, il faut créer des couloirs de circulation : c’est ainsi qu’en Auvergne d’abord, dans les plus anciens centres de dévotion, apparaissent les déambulatoires symboles du pèlerinage avec collatéraux et chapelles rayonnantes. On trouve des écrins somptueux, des présentoirs aux parois en cristal de roche faisant fonction de loupe pour des reliques qui sont intégrées dans des mises en scène dramatiques, véritables « monstrances » aux effets théâtraux car il faut qu’elles soient vues et bien vues. La pulsion ostentatoire, le goût du spectacle et - l’illusionnisme traversent le gothique qui prend en compte pour la première fois l’angle et la position du regard humain. Sur les représentations du jugement dernier, thème qui, dans une version moralisante va - l’emporter, au milieu du xiie, au détriment de celui du Christ en majesté ou du Christ vainqueur affirmant comme à Beaulieu le triomphe de la grâce, on va inverser la gauche et la droite du Seigneur ; les choses s’ordonneront désormais par rapport à l’homme spectateur, roi de la représentation. Nous voici aux antipodes du sens de l’occultation romane qui efface toujours son créateur humain, fait sa part au caché, à l’ombre et au secret, au rythme archaïque de l’ombre et de la lumière. Tout se passe comme si, propulsant ses flèches vers le ciel, les architectes gothiques avaient déjà quitté la terre dont le don abrite, retient, reprend tout ce qui ne cesse de s’épanouir et d’entrer en présence, comme s’ils avaient oublié le sol qui fonde le séjour des hommes, cherchant à faire admirer autant l’architecte que le Créateur. Bientôt la virtuosité dont ils vont faire montre sera prête pour le théâtre et le pittoresque, l’art se donnera comme seul objet d’admiration, les orchestres et les orgues remplaceront la voix humaine jusqu’alors seule digne de chanter la Gloire, et toute transcendance perdue, toute religiosité effacée, les prestiges du baroque pourront alors retentir.

Présence et représentation

Pour concurrencer l’idolâtrie latente des rites païens, l’Église rétablit une première fois (Nicée II 787) puis une deuxième fois (XI, XIIe) le culte des images et donna son accord à l’élaboration d’une sculpture en ronde bosse seule capable de rendre visible le royaume divin. L’ampleur du développement du culte marial - la remontée du féminin travaille alors l’Occident - donna ainsi naissance, au tournant du xe siècle, à des statues de la Vierge Marie présentant au monde l’enfant Dieu. La Vierge romane hiératique, immobile, impassible, grave et solennelle, obéissant à la frontalité rigide que lui impose la position assise sur son trône – antique symbole du pouvoir suprême – tient respectueusement à distance l’enfant dieu qu’elle expose, qu’elle offre au monde. C’est une image-objet, une véritable idole byzantine, un porte reliques, un écrin à reliques que les fidèles touchent, embrassent, fleurissent, habillent, ornent de bijoux, portent en procession ; elle a des pouvoirs thaumaturgiques, elle est l’instrument de miracles, sans imiter quoi que ce soit, elle représente, elle rend présente (telle est l’ancienne valeur du préfixe « re ») une puissance invisible et comme tout objet cultuel, elle n’est exposée que très exceptionnellement. Elle se distingue de la Vierge gothique juvénile, maternante, à la féminité affirmée, contemporaine du culte que la littérature courtoise rend à la Dame : à Senlis comme à Paris avec le thème de la Vierge couronnée, s’inaugure un culte rendu à la beauté et à la tendresse de la nouvelle Ève.

Il en va de même des Christ en ronde bosse qui se répandent à la même époque. Le Christ roman est au contraire le Pantocrator hiératique de Byzance qui s’affirme désormais en pleine lumière sur le tympan : théophanie11 d’un Christ à la stature surhumaine, Dieu de courroux et de bienveillance qui bénit tous les réprouvés de sa main baissée, signe de miséricorde, leur donnant asile comme le faisaient, à Conques, les moines bâtisseurs. À Vézelay, obéissant au principe de le perspective hiérarchique, il domine de sa hauteur tous les peuples rassemblés : archers, nomades, pygmées, peuples aux grandes oreilles, Arméniens et cynocéphales… sa main démesurée figure la prodigalité infinie de la générosité divine, la kharis, la grâce, la splendeur, la faveur gratuite et imméritée ; excédant toute proportion, il rompt de sa haute stature la courbe du tympan. Ce Christ turbulent des écritures orientales, comme disait Maurras, celui qui vomit les tièdes et dont le discours est bien éloigné en effet des apaisements et des commodités que l’on peut trouver dans la théologie naturelle. Celui qui soutient l’univers par sa parole puissante (Saint-Paul) est ici le roi, oint, de toutes choses, dispensateur, messie éclatant de magnificence, ressuscité d’entre les morts, établi dans la Gloire du Père, celui qui est rendu présent dans l’abside de l’église comme au tympan des portails. C’est lui que les artistes visionnaires rendent sensible, tandis que de part et d’autre des ébrasements des portails, des figures monstrueuses remplissaient sans doute une fonction apotropaïque : elles interdisaient l’accès aux esprits du mal.

Loin de la pudeur et de la retenue avec laquelle était montré le Christ mort, le naturalisme gothique, nourri par ce que les Croisés avaient vu en Orient et quelques fois pillé et rapporté, radicalisant la révolution iconographique qui cherche à humaniser le fils de Dieu, tend à multiplier, à la fin du siècle, les détails morbides liés aux souffrances du supplice. Le programme iconographique a changé, les crucifixions et descentes de croix se multiplient, la souffrance humaine est portée au premier plan, les passions tristes ont pris le dessus sur les passions joyeuses pour parler la langue de Spinoza. Sur les façades des cathédrales, le Christ gothique n’a plus la majesté farouche du Christ roman, victorieux, triomphant, embrassant le monde de ses deux bras comme à Conques ou à Beaulieu ; c’est plutôt le “beau Dieu” d’Amiens, Dieu en effet devenu beau, bienveillant et bon. Désacralisé, il est représenté au sens où le préfixe « re » a pris valeur de redoublement et de secondarité.

Les deux théologies

L’histoire des idées, en particulier l’histoire de la théologie, confirme que le contraste qui nous a saisis est bien fondé. Le passage du xie au xiiie siècle est bien une époque charnière, une époque de rupture, une époque de divorce : celle qui a donné naissance à notre monde. Tout se passe comme si la chrétienté ou comme si l’Occident décidément trop yang avait à cette époque éliminé ou refoulé sa part féminine en s’éloignant définitivement de l’Orient pour devenir l’Occident mâle et conquérant, l’Occident rationaliste, l’Occident dualiste et dominateur que nous connaissons. La mise à sac de Constantinople et le pillage monstrueux des reliques par les clercs et les chevaliers en mars 1204 accéléra la fracture décisive de l’Orient et de l’Occident initiée par l’excommunication du patriarche de Constantinople en1054. Mais tout était programmé déjà dans l’opposition qui marque les écrits des Pères de l’Église grecque – les trois Cappadociens – et ceux de l’Église latine. Avec la question du Filioque12, l’Occident entérine l’exclusion de l’Esprit au profit de l’âme, la disparition complète d’une conception ternaire de l’homme au profit du dualisme et de la bipartition d’un homme désormais hanté par le souci de soi, par l’attachement à soi et dominé par la terreur de la mort. Le Christ en gloire entouré de l’amande mystique cède alors la place au Christ Juge de la fin des temps. Et il ne faudra pas très longtemps pour que Saint-Pierre de Rome, de toute la rigueur de sa volonté et de toute sa puissance, efface jusqu’au souvenir de l’esprit de paix et de réconciliation qui baignait Sainte Sophie de Constantinople. La mystique de l’Esprit, la mystique d’un Royaume déjà là depuis la Pentecôte, celui que proclamaient les Christ en majesté des tympans romans fera place à l’attente angoissée d’un avenir lointain et redoutable, à l’attente de l’avènement hypothétique de l’Esprit qui procède, cette fois-ci, du Fils et n’est plus à égalité avec lui. À la même époque, le tissu des religions abrahamiques va irrémédiablement se déchirer. Depuis la reconquista l’Abbaye de Cluny avait pris la tête de la propagande anti-musulmane et chapiteaux, corniches et voussures à Saint-Benoît-sur-Loire et jusqu’aux portes de l’Espagne à Oloron Sainte Marie et, de l’autre côté de la frontière, près de Burgos (San Pedro de Cervatos), annonçaient la guerre sainte imminente en représentant de façon infamante, nus et dans des positions obscènes, ridiculisés ou assujettis comme des cariatides, les arabes avec qui ils avaient tant échangé. En 1095 le pape Urbain II lance la première croisade et l’ordre du Temple est fondé au concile de Troyes en 1128. Les croisés se sentent immédiatement autorisés à organiser les premiers pogroms avant même qu’en 1215 le pape Innocent III proclame les premières mesures anti-juives au IVe concile du Latran. En 1242, Saint-Louis lui-même ordonne l’autodafé de tous les Talmud. Sur la façade de la cathédrale de Strasbourg, au côté des démons dont ils sont la main armée, on peut voir les juifs aux chapeaux pointus faire obstacle à l’aventure salvatrice du Christ et l’aveuglement de la Synagogue en pendant de la lucidité de l’Église.

Réappropriation ?

Dans l’Antiquité, les hommes étaient les mortels, sans rémission, et l’Hadès était pour eux sans retour. Le christianisme, au contraire, la religion absolue selon Hegel, a réduit la distance entre ciel et terre, réconcilié le divin et l’humain et ouvert à l’homme la possibilité d’accéder au divin et à la sainteté. Le christianisme est aussi la religion qui dit : là où deux d’entre vous sont rassemblés, là où il y a la charité et l’amour, « Dieu » lui-même est présent et ce « Dieu » qui va bientôt s’effacer ne sera nommable et nommé que dans le nom propre et singulier de chacun. L’architecture médiévale le révèle : elle est tantôt soucieuse de toucher au réel de l’amour, de rassembler et d’unir les hommes dans la même communion en présence d’un « Dieu » qui peut descendre, d’aussi haut qu’il domine. C’est l’église à plan centré, en croix grecque ou circulaire, inspiré vraisemblablement de la tholos grecque des édifices byzantins, qui en schématise le mieux la possibilité. On retrouve ces églises à plan centré dans les bâtiments évoquant le tombeau du Christ à Jérusalem construits par les Templiers ou les chanoines du Saint-Sépulcre, dans les chapelles funéraires de Navarre et jusque dans les stavkirker scandinaves. Tantôt, au contraire, la formule basilicale cherche à édifier, à élever les hommes vers Dieu d’aussi bas qu’ils viennent : recherche sans fin comme une quête du Graal ou du paradis perdu. Complexifiée, toute en longueur et en perspective, hiérarchisant clercs et laïcs, hommes (au sud) et femmes (au nord), matérialisant dans la travée de l’église, les relations féodales puis bourgeoises de pouvoir, cette formule deviendra exclusive à l’époque gothique.

Roman et gothique sont à bien des égards les première époques artistiques du seul art sacré chrétien, celui qui irrigua, embrasa, embrassa l’Europe entière, qui forgea son âme, qui édifia son esprit. Nous en sommes à n’en pas douter les légataires ou les héritiers. Mais nous sommes aussi infiniment éloignés d’une mentalité dominée par des peurs et des espérances qui ne sont plus les nôtres et par cette croyance invétérée, tenace, inexpugnable en une autre vie. C’est cette croyance qui a dressé, face au destin, comme des fanaux, des vigies, des forteresses impavides, un blanc manteau d’églises13 sur toute l’étendue du pays. La question qui se pose à nous est bien de savoir comment et sous quel mode nous réapproprier –si on peut utiliser ce mot pour une doctrine qui invite à l’anéantissement du propre et à la dé-création du soi-même–  l’héritage que nous est légué à travers des silhouettes et des visages de pierre devenus soudainement muets. Car s’ils nous parlent, ce n’est que d’un message révolu, désormais sans écho, que d’une tradition morte et déjà partiellement liquidée. L’Évangile a passé, l’Évangile, l’Évangile ! écrivait Rimbaud  dépositaire d’un héritage qu’il savait déjà «précédé d’aucun testament» ou d’aucun Testament pour gloser sur la parole inspirée de René Char reprise par Hannah Arendt ; faut-il le répéter ? Nous venons trop tard pour Dieu et athées, athéos nous le sommes au sens ou Œdipe le fut, délaissé ou déserté par le divin. Nous sommes « sortis de la gérance de Dieu » selon l’expression d’Auguste Comte, nous sommes sortis de la religion - « Dieu » n’intervient plus dans les affaires d’un monde sécularisé - mais nous sommes sortis de la religion sans nous en apercevoir, sans prendre vraiment congé et tandis que le Capital se livrait à l’administration et à l’arraisonnement de la terre, les ombres de Dieu, comme dit Nietzsche, faisaient retour, revanchardes, terroristes et venaient nous hanter sous des formes à chaque fois plus violentes et persécutrices…

Suffirait-il alors, dans une Europe remise debout tant bien que mal, de réaffirmer au moins nos « racines chrétiennes » ? Pour cela aussi, ne venons-nous pas trop tard ? Car enfin, pourquoi se le dissimuler, ce qui fut le principe d’unité de l’Europe a aujourd’hui fleuri ailleurs. A n’en pas douter, il est plus vert en Afrique ou dans les Amériques que dans une vieille Europe en voie de sécularisation accélérée où l’Islam, qui plus est, occupe une place importante et où les tenants de la laïcité et les athées, héritiers d’une autre Europe, celle des Lumières, refusent cette révérence, refusent cette reconnaissance. Alors, en attente du rebondissement improbable de cet héritage bimillénaire, que faire de ces vestiges, de ces restes pour que ces racines deviennent pour nous des reliques, pour qu’elles acquièrent une forme d’existence affirmative, qu’elles tiennent une parole effective, pour que ce qui fut vie et toute vie nous fasse vivre aussi en nous transmettant quelque chose du passé ? Comment donner une nouvelle chance à ce qui semble avoir été perdu sans espoir de retour ? Car si nous ne pouvons revenir aux croyances perdues, nous ne pouvons pas non plus nous contenter de la satisfaction béate et repue du dernier homme, spécialiste sans vision et voluptueux sans cœur, disait Max Weber, enfermé dans la prison de fer aliénante que lui a laissée la rationalisation de son rapport au monde. Comment désormais décentrer l’existence ligotée, asphyxiée par les humanismes de toute farine, comment détourner l’homme de soi pour l’ouvrir à l’altérité, pour le rendre à sa lucidité mortelle ? La religion sans doute a été à l’origine de nos haines et de nos peurs les plus misérables mais Dieu et les dieux ont longtemps occupé ou incarné la place de l’Autre, l’instance symbolique, le tiers transcendant qui permet à toute communauté humaine de se constituer, la circulation du je du tu et du il qu’enveloppe tout acte de langage ayant permis la « géniale invention » (J. Lacan) de la Trinité dans laquelle le divin n’est plus substance mais relation. Plus que toute autre religion, le christianisme a par ailleurs surtout concerné notre puissance d’aimer, il a pris naissance de nos pulsions d’amour et de mort les plus extrêmes et les plus irréductibles en détruisant toute autosuffisance et toute clôture du sujet sur soi, il a motivé nos créations intellectuelles et matérielles les plus hautes et c’est bien en cela qu’il fait malgré tout partie des reliques insignes de notre histoire.

Mais où maintenant, sur notre terre désertée, la pauvreté en esprit, la dépossession de soi, la sainteté vont-t-elles trouver refuge ? Et la foi, la sainte foy, la fides, la confiance et la fidélité, l’espérance et la charité, la surrection de la prière, la communion des Saints et l’action de grâce… ? L’univers pourrait-il cesser d’être une machine à créer des dieux ? Comment redonner sa chance à tout ce qui, affiché et lisible dans tous les symboles de nos églises, a irrigué et nourri toute la société médiévale, rythmé la pratique des fidèles, organisé la liturgie, discipliné les corps, animé les souffles, articulé les rituels ? Comment les retraiter, en tous les sens du terme, comment en retenir la trace quand sévit le deuil du sacré ? Institués autour de dogmes longuement discutés et mûris, autour de narrations et de grands récits à l’interprétation savante, ces rituels sont en effet bien plus que la pensée car ils ont mis en gestes notre désir, structuré une existence collective et fondé une civilisation qui, à l’évidence, ne se réduit pas à une soif de transcendance bien vague et bien floue, celle que certains remettent aujourd’hui au goût du jour.

S’il ne peut être question de s’enfermer dans une nostalgie impuissante, il ne saurait l’être de restaurer ou de maintenir les vestiges d’un ordre défunt14 : la modernité s’identifie à jamais au désenchantement du monde, à l’abandon de la magie, à la sortie de la religion (Marcel Gauchet) et la religion n’est pas un ensemble de pensées et de convictions individuelles, mais le mode d’être de communautés humaines historiquement déterminées. Aussi, la réponse à notre question ou à notre inquiétude pourrait-elle d’abord être philosophique et plus précisément hégélienne. Être hégélien, disait plaisamment Jean Beaufret, c’est d’abord être arrêté et saisi de stupeur devant la cathédrale de Chartres, y entrer ensuite en chrétien pour en sortir enfin en philosophe. Après le moment de l’art qui rend visible l’invisible, vient celui de la religion qui en est la vérité. Mais la religion absolue, i.e. la religion chrétienne, celle qui a abîmé et approfondi l’esprit en lui-même en lui faisant faire l’épreuve de la passion, de la douleur et de la mort, amorce, avec l’art romantique, (i.e, avec l’art chrétien et plus précisément avec l’art gothique) un -processus de dissolution de l’art. Aujourd’hui l’art n’est plus «une manière essentielle et nécessaire d’avènement de la vérité» (Heidegger) et l’esthétique ou le discours philosophique sur l’art peut prendre enfin, sans reste, la relève de l’expression artistique. Nous-mêmes, qu’avons-nous fait d’autre jusqu’ici sinon récapituler le sens d’une histoire sacrée qui fut la nôtre ? Mais le triomphalisme hégélien de la « relève » (Aufhebung) qui élève (heben) le christianisme à la hauteur d’une vérité philosophique – ce que Nietzsche appelait justement son élan gothique pour escalader le ciel – sa volonté de ne rien perdre de ce qui fut pensé et vécu en le récapitulant dans le langage du concept, son impérieux discours de maîtrise qui voit toujours triompher l’infinie puissance de la raison travaillant le réel, n’est peut-être plus guère d’époque en ces temps de détresse et de désastre en cours…

Aussi, inversant la démarche hégélienne, une autre réponse pourrait être plus simplement esthétique : c’est comme œuvre d’art cette fois que religion (et philosophie) pourraient être considérées et récupérées, selon la thèse du jeune Nietzsche et de Valéry. Et comment en effet roman et gothique sont-ils considérés aujourd’hui sinon comme des arts, des modalités de l’art ? D’ailleurs, ils n’appartiennent pas seulement au passé, ils sont riches de potentialité, ils ont une fécondité intacte, ils ont été et ils demeurent un ferment puissant de création pour notre époque. S’il est inutile d’insister sur l’exceptionnelle longévité du gothique qui, jusqu’au Parlement anglais, n’a cessé de refleurir en avatars multiples, les pierres sauvages du roman ont connu, avec le modernisme, une actualité renouvelée. Le goût roman pour la vérité du matériau nu, qu’il soit pierre ou béton, son refus de l’artifice et de l’illusion, ont trouvé des avocats de renom avec Fernand Pouillon, Le Corbusier ou Fernand Léger. Chirico et les Nabi, héritiers de Gauguin, ont revendiqué eux aussi l’héritage de la spiritualité, du purisme et du minimalisme roman…

Une telle réponse peut cependant nous paraître misérable parce qu’elle est uniquement formelle. Ce qui nous émeut en effet dans le recueillement roman ou dans l’élévation gothique ce n’est pas l’art, c’est la religion, la religion qui en a été le principe et la raison d’être, la religion qui a fait la réalité d’une civilisation, la religion qui en s’affrontant à ce qui passe l’humain, à l’impensable, à l’impossible et à la mort, a produit les œuvres du grand art, des œuvres qui nous saisissent et nous jettent hors de nous parce qu’elles viennent d’ailleurs et parce qu’elles ne sont justement pas tournées vers nous. Comment une humanité qui n’existerait que pour elle-même pourrait-elle avoir encore un sens ? Non pas repeindre le ciel ni le reconfigurer, écrit Jean-Luc Nancy, mais ouvrir la terre obscure et dure et perdue dans l’espace

On conçoit, dans ces conditions, que la réponse culturelle et patrimoniale aujourd’hui communément donnée ne saurait non plus nous satisfaire. Aloïs Riegl, en 1903, dans Le culte moderne des monuments, voit dans le monument (Denkmal) un bâtiment chargé d’une mémoire symbolique qui rappelle rite et croyance ou évoque un événement historique fondateur. Un monument constitue donc un instrument identificatoire, un mémorial, un universel culturel autour duquel tout un peuple peut se rassembler. Notre blanc manteau d’églises n’est-il pas, par excellence, notre monument ? Des générations et des générations d’hommes ont extrait, remué et taillé plus de tonnes de pierres que n’a pu le faire toute l’Egypte ancienne réunie. Mais quand la valeur d’ancienneté oblitère la valeur d’usage d’édifices qui étaient pleinement utilisés, quand l’administration culturelle les « classe » et les muséifie, elle en fait des objets de consommation culturelle et cette marchandisation ultime est aussi une façon de lui donner le coup de grâce en le rejetant dans le passé. On vient de renforcer les droits de l’affectation, l’accord du clergé est désormais requis pour éviter les dérives : certains groupes peu scrupuleux se réservaient en effet l’encaisse des visites ; il reste que la question n’est pas seulement de conserver coûte que coûte le monument mais de le maintenir en vie ou de lui redonner vie en continuant à lui inventer un sens et en lui trouvant de vraies fonctions.

Hier, dans les églises de pèlerinage et dans les cathédrales, le peuple se rassemblait ; on y priait, on y mangeait, on y dansait, on y dormait. Aujourd’hui elles se sont vidées sans retour, désertées par les fidèles. Depuis 1905, en revanche elles font partie du « patrimoine » et appartiennent à l’État, c’est-à-dire à la communauté de tous les citoyens, quelles que soient leurs « convictions ». Les églises sont souvent utilisées comme enceinte de concert ou lieu d’exposition, comme si la sacralité de l’art s’était, par affinité, tout naturellement refugiée dans ces sanctuaires. C’est sans doute là une façon de donner aux chapelles et aux églises une fonction véritable digne de leur histoire et d’éviter de les voir transformer – comme au Canada où les lieux de culte appartiennent aux communautés religieuses – en appartements, en garages ou en centre commercial. Mais on ne pourra pas très longtemps transformer églises et temples progressivement désertés en ce qui n’est encore, le plus souvent, que Musées, sites culturels ou complexes touristiques. Aussi on pourrait se demander si l’espace sacré de nos églises, ce lieu de mort et de résurrection que l’on n’approchait pas sans trembler, ne pourrait pas devenir aussi un jour l’espace du seul sacré qui nous reste, celui du rituel funéraire qui, seul, nous fait toucher à la limite insoutenable. Il n’y a pas, dans l’espace public, de lieu pour cela, la République, n’ayant su créer, depuis la Révolution française, ni Temple ni tombeau. Cette exigence sans doute encore intempestive pourrait être en tous cas pour ceux qui, héritiers d’une tradition profondément chtonienne, se désolent des obsèques civiles au funérarium, une manière moderne du raccoglimento, disent les italiens, la manière moderne du silence, du refuge, de la mémoire, du recueillement, de la pitié et de la piété devant l’altérité d’autrui qui s’identifie éminemment alors à sa fragilité et à sa finitude. Et comment pourrait-on dire et faire davantage ?

Église romane et cathédrale, pour contrastées que soient les attitudes spirituelles qu’elles expriment, sont comme le moment de l’inspiration et de l’expiration : elles appartiennent l’une et l’autre à la seule respiration et à l’unique souffle de l’Occident. Elles furent érigées autour du culte des reliques et de celui des morts, et les dépouilles mortelles, à l’indignation des païens15, furent pour la première fois déposées dans l’enceinte sacrée du Temple, la quête du salut étant alors instituée à même la terre. Toute notre culture procède ainsi d’abord du culte des morts. Les reliques de saints, de martyrs ou de confesseurs de la foi étaient l’occasion du recueillement et de l’observance pieuse – ce que dit le relegere latin, étymon vraisemblable de notre religion – mais aussi la marque de ce qui nous précède et de ce qui nous excède, de cela seul qui peut lier – religare – unir et faire société. « Nous ne sommes produits que pour l’infinité » disait Pascal et exister sera toujours être abandonné au malheur et au péché, être exposé à ce pur dehors de l’humain que l’athéisme hargneux, satisfait et dogmatique de certains méconnaît si totalement. L’exposition à ce dehors définit et mobilise l’existence comme en témoigne sans doute le «J’aime celui qui toujours donne et ne cherche pas à se conserver» de Nietzsche ou, en ce même régime athéologique qui refuse d’inverser simplement le théisme, cette autre proposition, brûlante elle aussi, de G. Bataille : «Est saint celui qui perd sa vie, il n’importe à quelle fin». À notre tour, selon notre mesure, de déclore notre héritage et de donner une dernière chance à ces reliques qui ont succédé à celles des Saints. Elles sont ce qui nous reste quand, au pays du soir, le mythe chrétien a été, depuis si longtemps, déposé.

Notes

1. C’est un peu ce que dit Huysmans, en 1898, dans La Cathédrale. “Parties, dans nos régions, de la crypte romane, de la peur, se courbant devant l’immense Majesté dont elles osaient à peine chanter les louanges, elles se sont familiarisées, les basiliques, elles ont faussé d’un élan le demi-cercle du cintre, l’ont allongé en ovale d’amande, ont jailli, soulevant les toits, exhaussant les nefs, babillant en mille sculptures autour du choeur, lançant au ciel, ansi que des prières, les jets fous de leurs piles ! Elles ont symbolisé l’amicale tendresse des oraisons ; elles sont devenues plus confiantes, plus légères, plus audacieuses envers Dieu”.

2. La supériorité de l’image sur la lettre vient, selon Hugues de Saint-Victor considéré au XIIe siècle comme un autre Saint Augustin, de sa plus grande proximité avec la chose désignée ; cela la dote de significations plus ouvertes qui appellent le travail de l’interprétation.

3. L’art ottonien désigne les réalisations artistiques de Germanie et du Saint-Empire sous les Ottoniens, entre 950 et 1050 environ. L’art ottonien est en effet un style autant qu’un phénomène historique et politique. Le style ottonien se caractérise en architecture par les deux corps opposés de part et d’autre de la nef de l’église, le transept du chœur à l’est, le Westwerk à l’ouest. Saint-Martin d’Hidesheim en constitue incontestablement l’exemple le plus achevé.

4. Terme d’architecture désignant les proportions et les dispositions des membres de la façade qui constituent le style.

5. L’athanor appelé aussi four philosophique, devait permettre aux alchimistes de réaliser la pierre philosophale, substance capable de réaliser la transmutation des métaux vils.

 Au XIIe siècle, Chrétien de Troyes donne la version la plus célèbre de la queste du Graal, (du calice ou vase sacré qui recueillit le sang du Christ) dans Perceval ou le conte du Graal, le roman de la queste de Dieu dans lequel baigne tout le moyen-âge. Le portail de la cathédrale de Modène consacré au roi Artus et à ses compagnons en porte témoignage.

6. Adeptes du prêtre bulgare Bogomil les bogomiles inspirés, comme le catharisme, par le gnosticisme chrétien et le manichéisme, ennemi de toute autorité constituée, se répendirent dans les Balkans entre le xe et le xiie siècle.

7. Selon Lavater, la représentation de la physionomie ou des traits du visage permet d’accéder à la physiognomonie, i.e. à la connaissance de leur signification. 

8. Se distingue de l’interprétation littérale, allégorique et anagogique de l’Écriture. L’expérience du symbole est une expérience initiatique et spirituelle dont le dynamisme comporte des degrés. Dans l’illumination le symbole s’efface, l’esprit devient solaire, parent de ce qui est vu.

9. Plénitude et accomplissement de la création.

10. Apparition ou manifestation d’un dieu ou de Dieu.

11 Le filioque introduit dans le credo par Charlemagne (credo... in Spiritum Sanctum... qui ex patre filioque procedit, l’Esprit-Saint procède du père et du fils) commande la différence fondamentale qui oppose  l’Eglise d’Occident et l’église d’Orient. En affirmant que le Saint-Esprit procède du père par le fils, le monopatrisme de celle-ci reconnait non seulement une primauté au père mais reconnait aussi la diversité des personnes unies : l’Esprit-Saint a sa propre existence et sa propre fonction. Cette différence s’exprime non seulement dans le rite et dans l’art mais aussi dans l’existence institutionnelle  d’églises autocéphales, conception incompatible avec la primauté du Pape qu’appelle la doctrine catholique de la communauté consubstantielle du Père et du Fils.

12 N’est-ce pas de la bouche du Très Haut que sortent les maux et les biens ? Lamentations, 3, 38.

12. 13 On doit cette expression à un chroniqueur bourguignon, le moine bénédictin Raoul Glaber qui écrit à la fin du xie siècle – vers 1050 à une époque où la pierre de France, fraiche de taille, était éclatante de blancheur. « Comme approchait la troisième année qui suivit l’an mille, on vit dans presque toute la terre, mais surtout en Italie et en Gaule, réédifier les bâtiments des églises ; bien que la plupart, fort bien construites, n’en eussent nul besoin, une véritable émulation poussait chaque communauté chrétienne à en avoir une plus somptueuse que celle des voisins. On eût dit que le monde lui-même se secouait pour dépouiller sa vétusté et revêtait de toutes parts une blanche robe d’églises. Alors, presque toutes les églises des sièges épiscopaux, les sanctuaires monastiques dédiés aux divers saints, et même les petits oratoires des villages furent reconstruits plus beaux par les fidèles.

14. Le néoroman de l’église traditionaliste du Barroux, comme tous les « neo » et toutes les restaurations fondamentalistes, réactions au choc de la modernité, proclame comiquement son anachronisme.

15. Chez les Grecs comme chez les Romains, le corps impur est porté hors les murs et généralement incinéré avant que les cendres soient ensevelies. L’espace médiéval au contraire, espace  polarisé par l’Eglise et le cimetière, c’est autour des morts que les vivants sont désormais rassemblés.

 

 

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Joan Sureda, Emma Liano, Le monde roman, Zodiaque/Desclée de Brouwer, 1998.

Rolf Toman, L’art roman, Editions Place des Victoires, 2005.

Paul Trilloux, Guide de l’art roman, Dervy, 1999.

Eliane Vergnolle, L’art roman en France, Flammarion 2003.

Max Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, trad.. J.P. Grossein, Gall. 2003.

Wilhem Worringer,, Abstraction et Einfühlung, Klinchsiek, 2003.

Zodiaque éditions, coll., La nuit des temps, 29 volumes, La pierre-qui-vire (Yonne).

Crédits photographiques. Toutes les photographies ont été prises par Denis Balland à l’exception de : La lanterne des morts de l’ile d’Oléron (Jacqueline Blanchard), St-Michel-de-Cuxa (Maud Warin), Isaï de Souillac (Marc Régnier). Le vitrail de la 4e de couverture a été reconstitué par Daniel Roth à partir d’un fragment publié dans Vitrail roman de L. Grodecki.

Le haïku de la page    est de Michel Warin.

 

DESHERENCE

Jean-Luc Nancy

 

 

Y a-t-il jamais quelque chose comme ce que nous nommons "héritage" ? C'est-à-dire, y a-t-il une transmission - de quelque genre de propriété qu'il s'agisse, matérielle ou spirituelle - qui transmette véritablement la propriété en question (le caractère, la possession, l'habitus, la culture) ? Nous savons beaucoup de choses sur les transmissions tant phylogénétiques qu'ontogénétiques, sur les hérédités individuelles et collectives, sur les séquences, les parentés, évolutions. Mais en vérité nous ne savons rien de ce qui fait passage ou plutôt de ce qui se passe dans le passage, de l’avènement du nouveau, de l’autre, du différent. Et nous ne savons rien parce que ce n’est pas objet de savoir

 Il en va dans cette affaire comme dans la question du possible. Bergson discrédite l'idée de "possible" conçu comme antérieur au "réel" puisque seule l'effectivité d'un réel nous permet de dire qu'il était possible. Aristote fait déjà cette réflexion au sujet de l'acte et de la puissance : l'acte est premier, l'energeia, la chose en son opération et sa présence. La puissance, la dunamis, désigne ou bien la représentation des propriétés de l'acte abstraites de son actualité, ou bien une espèce particulière d'acte, celui de la force qui produit, engendre telle ou telle réalité. En fait il n'y a que du réel - et du sens. Il n'y a pas de réel "possible" ou "potentiel" ou "virtuel". Et l’acte de la production ou plus précisément l’acte de l’innovation, du surgissement, de l’apparition n’est pas le passage d’un « virtuel » à un « réel » mais lui-même une réalité irréductible.

On peut proposer de dire de manière analogue qu'il n'y a que des propriétés en acte - prenons ce mot, "propriété", appelé par le contexte de l'"héritage", en tous les sens possibles - et jamais de propriété "héritée", ni destinée à l'être. Seule une propriété conçue comme un "bien" inerte et simplement posé dans son inertie peut à la limite être "héritée". Encore est-ce à la limite, car il n'est pas possible d'affirmer qu'un bijou transmis par une mère à sa fille conserve autre chose que ses propriétés physiques : il ajoute au moins cette caractéristique d'avoir été transmis (donné, hérité au sens juridique strict) et ce simple ajout peut être développé en une grande quantité d'autres caractères. Il n'est plus porté par la même personne, ni de la même manière. Sa transmission elle-même est enveloppée dans la réception à laquelle elle a abouti, et cette réception n'est pas une simple donnée factuelle mais un processus, une histoire entière à laquelle on ne peut même pas conférer un contour net ni immuable. Chaque jour, en fait, le bijou est un autre.

Assurément il y a des transmissions, des continuités, des traditions au sens le plus fort ou le plus... traditionnel du mot. Nous sommes plus Latins, par exemple, que Germains. Pour ne rien dire des immenses différences qui séparent les continents géoculturels (Afrique, Europe, Asie, Océanie…) et qui tout en assurant de part et d'autre des héritages et des hérédités les excluent presque complètement de l'un à l'autre ou bien les relient, désormais, par des modes complexes de transmission à travers lesquels la transformation se manifeste comme la vérité de la transmission.

Ainsi héritons-nous du christianisme, c'est un fait, et non du bouddhisme (et même si, entre les deux, se laissent percevoir des résonances imprécises mais effectives - ce qui ouvrirait la question : de quoi donc héritait l'humanité entre l'Inde et l'Europe aux temps où s'éteignait la soif des dieux altérés de sang humain ?). Mais qu'est-ce donc qu'hériter du christianisme ? C'est recevoir quelques titres de propriété (d'identité, de caractère, de culture) qui mis à part le nom qui fait leur lien formel ("Christ") n'ont la cohérence et la consistance communes de rien d'autre que d'une histoire très longue, très complexe qui se déplie aujourd'hui entièrement en civilisation (ou en barbarie) techno-juridico-mercantile.

Peut-on dire que le noyau de la foi - qu'on veuille le nommer "croyance" ou bien "axiologie", "mythe" ou bien "système de valeurs" - s'est perdu ou dissous dans cette histoire ? Mais alors cela veut dire précisément que nous ne sommes pas héritiers, ou bien sans doute plutôt, comme j'ai voulu le suggérer, qu'il n'y a jamais d'héritage au sens où nous croyons pouvoir entendre ce terme.

Un chrétien ne se dira pas "héritier du christianisme" car il ne s'agit pas pour lui d'un caractère ou d'une propriété reçue de ses ancêtres. Un chrétien devient chrétien à chaque instant par ce qu'il nomme la grâce du Christ. Il le devient ou il cesse de l'être, mais il ne l'est jamais par quelque transmission que ce soit. Ce que veut dire "la grâce du Christ" n'est pas non plus quelque chose dont on puisse présenter la nature et les propriétés. C'est au contraire une façon de nommer l'imprescriptible, l'imprévisible et l'inexprimable de ce qui ne relève d'aucune espèce de "présence", de "sens", de "destination" (ou si on veut de "divinité", de "science", d'"essence").

Si on veut parler en ce sens d'héritage du christianisme, il faut parler d'héritage non seulement "précédé d'aucun testament" selon le mot de Char repris par Arendt, mais dépourvu de tout contenu déterminable. Qu'y a-t-il de plus visible, de plus tangible dans le christianisme que sa prodigieuse capacité de transformation, de réformation et pour finir de perte de toute forme ? Mais précisément, qu'est-ce que cette "capacité" ? Ce n'est ni un "possible" ni un patrimoine disponible pour des héritiers. C'est un acte : l'acte de l'interruption de toutes les transmissions. Certes, le christianisme n'a pas manqué de produire de formidables chaînes de transmission, de confirmation et de révision simultanées de ce qu’il nommait lui-même le kérygme, c'est-à-dire l'"annonce" ou la "proclamation". Mais en même temps,

L'annonce - qui de surcroit est la forme fondamentale et donc commune de tout ce qu'on nomme "monothéisme occidental" et qui, en vérité, a peu à voir avec la représentation d'un dieu unique - n'annonce rien d'autre que ceci : que l'annonce interrompt toute transmission, tout héritage et partant toute espèce de propriété. (C'est même de cette annonce que dépend l'autonomisation de la propriété "privée" dans la forme et la fonction du "capital".) L'annonce essentiellement interrompt ou bien annonce l'interruption.

On n'hérite pas d'une annonce. On peut hériter de tous les contenus déterminés qui lui sont attribués - et qui, pour être attribués, doivent en quelque façon neutraliser l'annonce en tant que telle. On peut hériter de représentations, de récits, de mythes, de concepts, de rites et de dévotions. On reçoit une annonce, on l'entend, on l'écoute et cette écoute est moins l'appropriation d'une vérité que l'écho de l'annonce elle-même, sa résonance dans ce qu'on peut nommer une "adoration" (une annonce qui répond à l'annonce et à son imprescriptibilité).

C'est aussi pourquoi la réponse à l'annonce donne en quelque sorte le ton de tout ce qui n'est pas et ne peut pas être héritage, et qu'il est permis de conjoindre avec ce que nous en sommes venus à nommer "existence" : non pas la provenance, ni l'origine, ni la transmission, non plus que la destination, le projet, l'accomplissement. Mais la survenue fortuite et fugace de l'être. Cette survenue est soustraite à tout héritage et il n'est pas possible d'en approprier quoi que ce soit.

François Warin a raison de parler - et de parler de manière aussi ardente que savante - de l'héritage que le christianisme constitue pour nous qui ne sommes plus chrétiens. Il a raison car il montre bien que ce qu'il nomme "héritage" se dérobe à la prise patrimoniale (ou matrimoniale) et à toute règle et procédure de transmission et de (ré)appropriation. C'est d'une déshérence qu'en définitive il parle. C'est dans la déshérence, non dans l'héritage, dans la rupture, non dans la transmission, que se lève l'existence. La religion tient au culte des morts, à la conjuration de leur absence menaçante. La philosophie – si on veut utiliser ce mot – est méditation de la vie, non de la mort comme le dit Spinoza. « Méditation » ne veut pas dire survol intellectuel. Cela veut dire « exercice », « praxis ». Et « la vie », cela ne s’oppose pas à la mort mais cela l’emporte, que nous le voulions ou non, dans son affirmation.

Affirmation étrange, qui n’affirme rien – rien en tout cas qui soit de l’ordre d’un sens, d’une information. Si on pense pouvoir définir la vie par la transmission d’information, encore faut-il que cette information n’informe de rien que d’une affirmation qui seulement s’annonce – et passe avec son annonce. Pour finir, ni héritage, ni déshérence, ni transmission, ni interruption, mais passage, survenue, échappée.

 

Jean-Luc Nancy

 

 

 

N’est-ce pas de la bouche du Très Haut que sortent les maux et les biens ? Lamentations, 3, 38.

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