Lobi

 Devin et autel ithyphallique. Près de Kampti, Palenkité Noufé, devin de Banbazera demande protection à son thil. Cet autel ithyphallique, au léger relief anthropomorphe, est surmonté d’un canari contenant de l’eau qui désaltère le fétiche et peut servir de médecine. Photo F.W.

L’exclusivité lobi

 

A la mémoire de Norbert Kambou, l’informateur et l’ami

 

 

Il y a là-bas  une beauté terrible de l’extrême. C’est rien, mais c’est toujours essentiel.

Barcelo

 

(Sur le toit terrasse du tyor (en lobiri) ou de la sukula (en bambara) une famille lobi nous regarde approcher. Photo S. Tessier.)

Il n’aura fallu qu’un article, écrit il y a plus de 20 ans[1], pour que, comme sous l’action d’un révélateur, un réseau très secret d’amateurs d’art Lobi soudainement se manifeste. Et il est à présumer que c’est en parti grâce à eux que la sculpture brute et sans apprêt des Lobi[2] aura bientôt la place qu’elle mérite : au sommet de la sculpture africaine. Dans le champ de ce qu’il est aujourd’hui convenu d’appeler les Art Premiers[3] les collectionneurs d’art lobi sont en effet bien reconnaissables : par leur passion, souvent exclusive, pour les Lobi, par leur vigilance de tous les instants et la ténacité avec laquelle ils arrivent à déterrer des objets d’excellence, rarissimes noyées dans une abondante et très médiocre production. Ce sont à la fois les raisons manifestes mais aussi les raisons cachées de cette attraction exclusive et de ce dévolu délibéré que nous voudrions analyser, ce qui sera une manière d’énoncer, chemin faisant, les traits distinctifs d’une sculpture qui est, à bien des égards, absolument singulière dans l’art africain. 

 

1 La toute puissance d’un regard. Il faut pourtant d’entrée de jeu une fois encore le rappeler : les objets ici exposés ne sont pas des œuvres d’art et c’est au terme d’une métamorphose profonde et radicale que des objets cultuels le plus souvent cachés dans la pénombre et l’obscurité des sanctuaires (thildou) sont entrés dans le royaume occidental de l’art pour devenir des icônes désactivées ayant valeur marchande et valeur d’exposition pour reprendre l’expression de W. Benjamin. (Thildou. Le devin, à l’aide d’une petite natte, interroge les thila qui, exerçant des poussées sur son bras, la font déplier à gauche ou à droite, ce qui est leur manière de répondre aux questions posées.)

 

L’art africain en général ne doit son existence qu’à un regard éminemment culturel, il est le résultat d’un effet projectif,  il est au sens propre du terme, une fiction : le résultat d’un façonnement, d’une  feinte, d’une invention. Il a fallu en effet que l’objet soit abstrait, retiré (ab-trahere) de la culture à laquelle il appartenait pour que, d’objet de l’art qu’il était, il devienne, pour des raisons historiques très circonstantielles, objet d’art (N. Goodman). Il ne faut donc pas craindre d’affirmer que la décontextualisation est la condition même de l’esthétisation ou de la mise en art et de la mise en scène qui s’accompagnent généralement d’une mise en récit.

 

Le cas lobi ne fait simplement que renforcer le côté démiurgique du regardeur car plus que jamais c’est lui qui, précédant la chose regardée, fait sortir de l’obscurité, tire de l’ombre la pièce d’excellence infiniment rare qui ne devient telle qu’au terme de ses  choix, de ses comparaisons, de ses sélections. Comparé à l’art de peuples dont il est stylistiquement très proche comme l’art Dogon, Bambara ou Senufo, l’art Lobi, le dernier à entrer dans l’univers occidental de l’art, est le seul a être caractérisé par une très abondante et très inégale production et donc à rester encore très accessible sur le marché. Il n’est pas en effet très « côté » dans la mesure où les objets de qualité demeurent complètement noyés dans une multitude d’objets de facture souvent très médiocres. Aussi, d’une certaine façon, c’est à juste titre que l’objet qui a été choisi, élu, sélectionné parmi des milliers d’autres, finit par nous parler moins de la société dont il est originaire que de l’effroi ou de l’émerveillement de son heureux propriétaire[4] ; quand celui-ci est un grand nom, l’objet change d’identité, il est porté par celle de son possesseur et acquiert ainsi ce pedigree qui est, avec l’ancienneté qui certifie la datation, un des critère majeur de validation et de valorisation sur le marché de l’art.

 

Que place donc soit faites au collectionneur, à son flair, à son coup d’œil, à son regard ! En sélectionnant il (re)définit ce qu’est l’art lobi et devient lui-même un artiste. Ouvrons ici les yeux où les objets sont en gloire et en exclusivité ! Rien ne révèle plus l’acuité d’un regard qu’une collection d’art Lobi.

 

2 Un air de famille. Comment penser l’ énigme de l’unité et de la diversité des différentes populations qui ont successivement traversées la Volta Noire pour venir s’installer dans la province actuelle du Pouni ? Pour la nommer, Henri labouret  a utilisé la métaphore végétale du rameau dans le maître livre qu’il publia en 1931[5]. Malgré les différences linguistiques[6] et politiques importantes… qui peuvent séparer ces populations elles conservent un fond culturel commun, elles sont apparentées ou appartiennent à la même famille. La métaphore de la ressemblance familiale utilisée par Wittgenstein est ici particulièrement opératoire puisqu’elle permet d’identifier un réseau de similitudes essentiellement variables entre des formations qui appartiennent pourtant à une même famille.

 

Cette métaphore est particulièrement bienvenue lorsqu’il s’agit d’inventorier la très grande diversité des particularités stylistiques de certaines écoles de sculpture ou de certains sculpteurs appartenant au rameau Lobi. Ici encore malgré  la diversité des particularités anatomiques, l’extrême variété des configurations morphologiques, la stupéfiante et profuse multiplicité des types humains représentés, comme le montre ici même Bruno Frey, il est clair qu’on identifie immédiatement le style lobi « archétypal » ainsi que Hans Himmelheber[7] l’avait remarqué et si bien analysé– ce sont les mêmes mais elles sont autres, eadem sed aliter, ou aliter sed eadem, elles sont différentes et pourtant ce sont les mêmes. Il n’y a pas d’art en effet sans une économie de traits, sans cette déformation cohérente de la réalité que l’on appelle le style. Un certain nombre de traits récurrents, de caractéristiques spécifiques  permettent globalement de cerner et de dater le style de la famille Lobi.

 

Quoique plus réaliste et plus trapue que chez leurs voisins (les Lobi étaient de redoutables chasseurs et une certaine corpulence est pour eux signe de santé et de robustesse) la statuaire est sévère, dépouillée, d’une raideur hiératique. Austère et rude, elle n’est pas immédiatement séductrice, elle appelle le recueillement  et peut être dite, malgré sa taille, monumentale : elle avertit (monere), elle fait signe, elle retient l’attention, elle fascine. Elle privilégie la frontalité (elle est faite pour être vue de face) et elle est marquée par une volonté de stylisation et par un géométrisme qui accuse un déhanchement très syncopé qui projette le ventre en avant et les fesses rebondies en arrière sur des reins fortement cambrés ce qui contribue à donner aux sculptures anthropomorphes leur rythme. Des rappels formels, des rimes plastiques très proches de l’art dogon, accréditent la thèse de la provenance malienne des Lobi.

 

Mais c’est essentiellement le traitement des yeux, des lèvres, de la poitrine et de la coiffure qui signe l’appartenance d’une statue à l’espace stylistique Lobi. Qu’il soit marqué par une incision simple, formé par un disque ou un rectangle en relief, par un grain de café ou par un bouton ovoïde, l’œil Lobi est sans regard. Le plus souvent, les paupières s’entrouvent sur un globe sans pupille, au regard clos sur lui-même. Ces yeux qui restent fermés sur leur secret, donnent à la statue sa haute densité de présence muette en même temps que cet air absent venu d’outre-monde. 

(photo de bateba typique à choisir)

La bouche Lobi est, elle aussi très caractéristique. Constituée de deux disques ou de deux rectangles très en relief souvent insérés dans la courbure du menton, cette avancée des lèvres rappelle la déformation provoquée chez les femmes par le port du double labret mais elle se rencontre aussi sur les statues d’homme.

 

Le nez peut être court, droit et pointu ou triangulaire ; mais le vrai nez Lobi est écrasé, platyrhinien, avec de larges narines. Les oreilles sont toujours stylisées, formées d’un arc de cercle ou d’un disque en relief.

 

Plus caractéristique est la poitrine en plastron, petite, haute placée, faite de deux triangles aplatis sur le torse souvent reliés entre eux par un pli de peau en surplomb, à peine différente d’un sexe à l’autre. D’une façon générale les différences sexuelles sont moins marquées par les parties génitales (le pénis n’est qu’un simple et discret triangle proéminent) que par le ventre qui, bien que toujours conique et portant très bas un nombril circulaire ou en bouton est moins développé chez l’homme que chez la femme.

 

La coiffure est aussi généralement différente d’un sexe à l’autre. Les statuettes féminines Lobi ont le crâne lisse et nu ou une coiffure en casque faite d’une calotte plus ou moins large. Le port d’une coiffure tressée en crête ou de nattes terminées par une queue distingue l’homme de la femme.

(Cuisine Lobi avec ses canaries bien alignées (photo en possession de Derrien…..). Marques de prestige et symbole féminin, les poteries seront brisées au décès de la propriétaire.)

Les bras, surtout lorsqu’ils sont collés au corps, peuvent être très longs, stylisés, sans coude ou, au contraire, filiformes et longs, atteignant les genoux et parfois les dépassant. Les jambes sont légèrement fléchies, les mains, quand elles existent, sont des trapèzes aplatis, les doigts sont signalés par des encoches. Le bas de la statue est généralement négligé, les orteils sont rarement évoqués, les pieds reposent quelques fois sur un socle.

 

3 Le dernier bastion de la primitivité. Femmes Lobi rentrant du marché. Noter les scarifications ombilicales et le port du double labret. A. Heim, 1934

Homme lobi en déplacement avec son siège, son arc et ses flèches. Niels.

 Une des raisons de la séduction qu’exerce aujourd’hui sur nous, l’art des Lobi tient sans doute au fait que le pays et la culture lobi sont un concentré de tous les paramètres de la primitivité.  les Lobi sont devenus comme les indiens de l’Afrique, ceux qui répondent de façon exemplaire à tous les réquisits de l’exotisme et de l’altérité radicale désormais exigés par le goût occidental. (Homme Lobi portant des plumes colées sur la tête pendant la danse  du bir. Quelle meilleur instrument que la plume pour permettre à cet homme-oiseau d’accéder au monde des esprits et des rêves ?) Photo F.W. Peuple belliqueux, rebelle et insoumis vivant sur les trois nations découpées par le colonisateur, les Lobi résistèrent farouchement aux tentatives de pacification des colons –au temps de la force, comme ils disent– et jurèrent sur les ancêtres de ne jamais suivre la voie des Blancs[8]. Ils habitent des Maisons forteresses carrées avec un toit  à terrasse. Ces tyor très typiques sont faites de bandes de terre superposées, (Maison-forteresse. Photo. F.W.) elles sont distantes les unes des autres de deux portées de flèche et elles n’ont qu’une seule entrée, jamais située à l’Est d’où souffle l’Harmattan et d’où vient le malheur. Il y une soixantaine d’années, les Lobi ne connaissant pas le tissage, ne portaient pas de vêtement. Les femmes avaient une simple ceinture de fibre qui leur ornait la taille et un cache-sexe de feuilles. Elles avaient la tête rasée ou les cheveux très courts  et portaient un labret de bois ou d’ivoire qui leur distendait la lèvre supérieure  (ce qui explique le caractère labial proéminant  d’un bon nombre de sculpture). Ce peuple privé de cette marque insigne de la culture qu’était, pour le colonisateur, le vêtement était aussi, bien sûr, un peuple sans Etat, pour reprendre la terminologie privative et dépréciative des colonisateurs (peuple sans histoire, sans écriture, sans Etat…), ein Naturvolker comme l’écrit encore aujourd’hui l’anthropologue Burkhard Gottschalk[9], un peuple à l’état de nature. Cette société acéphale ou segmentaire, sans autorité centralisée, dans laquelle personne n’a de pouvoir sur personne explique aussi pourquoi  les Lobi qui ne s’étaient jamais soumis à aucun joug n’avaient aucune émancipation à attendre d’une colonisation dont le travail de mort allait s’abattre sur eux avec la dernière des cruautés[10]

 

Comment imaginer une société plus typée et pour nous plus dépaysante ? Sa singularité attachante semble s’exprimer au plus haut point dans des sculptures qui suscitent en nous un très fort sentiment d’étrangeté et de sauvagerie. Tout se passe comme si ces objets étaient typiques ou particulièrement aptes à représenter ces sociétés, suivant la correspondance établie par Kröber. Car il faut les avoir vus ces objets sacrés[11], s’esclaffait ironiquement l’ethnologue Leon Charles en 1911 ! Dans les sanctuaires domestiques appelés thildou, là où officie le devin, des statues couvertes de sang et de plumes blanches émergent quelque fois au milieu d’un indescriptible capharnaüm, perdues parmi des objets et des détritus de toutes sortes. Dignes d’un  inventaire à la Prévert, ces déchets défient toute tentative de catégorisation : calebasses informes, vieilles bouteilles d’alcool vides, poteries cassées, pierres, coquillages, boîte en fer blanc, veilles photographies, vêtements défraîchis …Un tel entassement d’objets hétéroclites dont la cohérence ne pouvait qu’échapper à ces premiers regards, fait penser aux cabinets de curiosité qui, de la Renaissance au XVIIIe siècle mêlaient les naturalia et les artificiala des peuples que l’on imaginait être restés à l’état de nature mais aussi au bazar poussiéreux et obscur du Musée du Trocadéro où Picasso, en 1907, découvrit dans l’horreur et l’émerveillement, l’art nègre. Cette expérience relatée par deux fois donna le coup d’envoi décisif du primitivisme.

 

4 Une gestuelle expressionniste. On distingue généralement dans l’art africain trois grandes régions de la gestuelle : l’aire Nok, l’aire de Djenné et l’aire Kongo[12]. Chaque geste figé dans une attitude codée qui a valeur de symbole est une invitation à l’intelligence  d’une sculpture façonnée ou taillée pour aider, pour protéger ou pour guérir. Mais ce qui, dans la sculpture, rend singulier le geste lobi, c’est qu’il trouve son modèle dans les attitudes  typiques du rituel des funérailles. (Le cri des funérailles, photo Vila) Devant le défunt exposé, assis dans ses plus beaux atours, tout un village prend la mort en charge : par des pleurs rituels et des cris déchirants, mais aussi  par une danse rythmée et une gestuelle d’une grande violence expressive, les femmes s’élancent, les bras  ouverts, en proférant des cris de malédictions  comme si elles cherchaient à expulser la douleur excessive que provoque en elles une absence qui leur glace le sang. (Funérailles lobi, photo Vila)

 

Comme des sentinelles dressées aux frontières du visible et de l’invisible, nombre de statues sont ainsi tendus pour exorciser l’angoisse et défier le mauvais sort. Certaines ont les bras écartés, tendues en arrière ou levés, comme dans le cri des funérailles, pour repousser les sorciers, pour conjurer un destin de malheur, pour signaler et prendre sur soi une insupportable douleur ; d’autres avec un bras puissant et une paume largement ouverte et disproportionnée présentent, avec une grande force, un geste d’interdiction. Et c’est tantôt la tête qui est tournée du côté gauche ou du côté droit ou le bras gauche ou le bras droit qui est levé suivant que la statuette s’adresse au patriclan ou au matriclan. Nous avons bien là, dans cette rigidité quasi militaire, une attitude figée évoquant un sémaphore. Chacune de ces attitudes, de ces poses ou de ces positions (statue debout, un ou les deux bras levés, à l’horizontale, à gauche, à droite, ou statues assises, couchées, debout l’une derrière l’autre dans la position traditionnelle et très codée de l’accouplement) sont en effet porteuses de sèmes, porteuses de signes que les anthropologues et historiens d’art essaient laborieusement de décoder sans qu’à l’évidence cela soit jamais vraiment possible tant l’interprétation des signes est variable selon les régions et même selon les individus. Les Lobi  sont en effet capable de tout représenter (Scène d’accouchement, photo Pierre Jacerme, collection Galerie Flak)et il est impossible de dresser un inventaire exhaustif de ces postures et d’en dire univoquement le sens. N’est-ce pas à cette modestie que nous engage une des pose très typée et assez fréquente de ces « statues tristes » qui prennent sur elles le malheur pour l’épargner aux hommes ? elles portent une main sur la bouche, comme pour engager au silence. La vérité figurale qui est le privilège de l’art excède ici encore  les limites de tous les discours.

 

5- L’esprit vivant du bois. La statuaire aussi bien que l’art mobilier doivent leur force à la complicité qu’ils entretiennent avec la puissance et l’énergie vitale du bois vivant qui les habite (« le bois des hommes » sous la tutelle de Gawa), avec sa force de croissance, avec l’énergie ascensionnelle de l’arbre dont la sève parcourt toutes les ramifications. L’arbre de bois dur et lourd soigneusement choisi ne sera d’ailleurs pas abattu sans que soit accompli un sacrifice sanglant destiné à rétablir l’équilibre détruit par la coupe de l’arbre.  La substance du bois  perdure et n’est jamais dissimulée dans la statue ce qui interdit toute restitution organique et réaliste du corps, toute concession au naturalisme, comme l’a admirablement montré Werner Schmalenbach[13]. Le sculpteur voit d’emblée la forme ou la figure dans l’arbre comme d’autres artistes trouvent leur inspiration dans les configurations changeantes des nuages. Par contraste avec la structure fermée de la sculpture africaine qui ne permet pas d’ouvrir très largement les bras et les jambes, le sculpteur lobi sait tirer parti des fourches et des noeuds du bois de l’arbre enraciné dans ce monde souterrain qui est le séjour des ancêtres. La frontière entre l’art et la nature n’a jamais été si poreuse ou si indécise que dans l’art Lobi. Art et Nature se  répondent et se correspondent  ainsi que l’écrivait Aristote : Comme c’est œuvré, ça pousse et comme ça pousse c’est œuvré. C’est comme si le sculpteur, d’intelligence avec la nature, avait accompli ce prodige de réveiller la nature naturante qui sommeille en secret dans la nature naturée ou de ressusciter Philémon et Beaucis qui, nous dit Ovide, avaient été transformés en arbres. A la limite on a les autels du matriclan constitués d’une fourche de bois, enfoncée dans le banco, prélevée sur l’arbre sacré ou les simples échelles en Y polies par les ans. Ces traits d’union entre les vivants et les morts gardent  l'extraordinaire mouvement de l'arbre dans lequel elles ont été taillées.

(Tabouret masculin fortement sexué (un pénis et deux jambes) que les hommes portent sur  l’épaule gauche et qui pouvait servir d’arme. Taillé au moment de l’initiation au dyoro il permet de s’asseoir partout sans offenser la terre ni les génies de la brousse et se transmet de père en fils assurant ainsi symboliquement la cohésion social.

Photo. F.W.)

Plus élaborés,  symboles ou icônes du pays lobi on a les sièges tripodes à la forte symbolique sexuelle que les hommes initiés portent toujours accrochés à l’épaule pour attester de leur position statutaire ou, plus surprenant encore, ces sièges-racines, uniques dans l’art africain, donnés récemment par la Galerie Flak comme Lobi :  taillées dans les assises les plus profondes de l’arbre, ils s’inspirent par leurs formes des bifurcations inattendues du bois qui stimulent la fantaisie et l’audace des sculpteurs.  Nous avons ici un nouvel exemple d’un art qui excelle à déplacer les habitudes, à défaire les conventions, à détourner les canons et peut-être à tromper et à décevoir les attentes des amateurs trop sages au goût encore bien convenu.

 

Les maternités Lobi exigées par le thil pour les femmes en quête d'enfant sont aussi souvent très surprenantes : dans ces maternités, les femmes peuvent en effet porter leurs enfants sur le bras, sur le dos mais aussi sur l’épaule, sur la hanche  ou sur le ventre. Le sculpteur en se conformant au mouvement vivant du bois a saisi du même coup le sens profond de la maternité. Les enfants entés sur le corps maternel montrent ainsi visiblement ce qu’essentiellement ils sont : des proliférations, des excroissances qui poussent de toute part sur le corps de la mère. Etonnement du cuivre qui se réveille clairon, écrivait Rimbaud, étonnement de la souche arborescente qui, dans l’art Lobi, se réveille statue, personne extraordinaire, siège, oiseau, singe ou caméléon.

 

6 Un bestiaire de facture brancusienne.

Le grand fracture que l’Occident seul a établi entre Nature et Culture  est totalement étranger à tous les autres peuples de la terre. L’animisme consiste à prêter aux non-humains une âme ou une intériorité. Pour l’animisme africain, aucune barrière réelle n’existe entre les espèces vivantes, les frontières entre elles sont mouvantes, poreuses, précaires et l’homme peut s’approprier la puissance de chacune. Pour l’animisme le monde entier est peuplé d’esprits de la brousse (repère spatial), des âmes des ancêtres (repère temporel), de génies multiples auxquels il faut sacrifier[14] et auxquels on peut donner une apparence tangible.

 

Les Africains sont sensibles moins aux animaux qui sont bons à manger qu’à ceux qui sont bons à penser, c’est-à-dire aux espèces qui ont ces facultés extraordinaires qui font défaut à l’homme, comme celle de voler, de changer de couleur ou à celles qui habitent sur les marges des règnes qui divisent l’ordre de la nature. Ainsi les silures, ces poissons qui sont à la fois terrestres à la saison sèche et aquatiques à la saison des pluies, les crocodiles, les serpents qui peuvent rentrer sous terre comme nous le ferons quand notre peau sera écaillée comme la leur et que nous seront prêts à devenir des ancêtres pour n’avoir plus que l’existence d’une ombre. Ainsi tout particulièrement les oiseaux qui dans leur vol dominateur et leur ubiquité peuvent conduire les morts au pays des ancêtres. (Oiseaux. Photo F.W.)

 

Deux choses singularisent le bestiaire Lobi. Si les Lobi n’ont pas de masque (ni zoomorphe ni anthropomorphe) ils donnent en revanche une place toute particulière à des animaux sacrés et notamment aux oiseaux (oiseaux aquatiques, pique-bœufs, tourterelle, hiboux…). Les liens existant entre un clan et un animal tabou se rapportent généralement à un pacte passé entre un ancêtre et cet animal sans que cela crée un lien de parenté, comme c’est le cas avec le totémisme. Ce sont surtout les grands échassiers sans appartenance précise à une espèce quelconque (comme le seront l’oiseau de Braque, Brancusi, Ernst…)  qui sont plantés sur les autels et qui témoignent de cette alliance avec l’ancêtre fondateur. Les plus petits quand ils ont une belle patine d’usage peuvent avoir été manipulés par le devin car les oiseaux sont éminemment des messagers de divination. D’autres animaux en bois, en terre, en bronze ou en fer sont faits pour les autels familiaux sur l’injonction du thil, pour être portés en pendentifs, comme bracelet en tant qu’objets propitiatoires ou apotropaïques (qui repoussent ou qui détournent un maléfice).

  

Le style du animaux Lobi qu’ils se trouvent sur les statues, les sièges, les pendentifs, les lance-pierres… est par ailleurs très caractéristique : des formes essentielles et dépouillées qui ne laissent aucune place à l’anecdote ou au détail, des volumes épurés, une force, une simplicité et une pureté que retrouvera jusqu’à un certain point l’art moderne, Brancusi en particulier. Il n’y a sans doute nul rapport entre les artefacts primitifs et ces œuvres datées, signées et destinées à la délectation esthétique. Mais il y a peut être entre elles, malgrè tout, une certaine analogie, même si rien ne tient devant la sculpture africaine. D’un côté les thila sont exigeants et ils se sentent honorés si les objets rituels leur plaisent et s’ils sont  achetés chers à des sculpteurs qui sculptent bien[15]. De l’autre côté la  recherche du style chez les plus exigeants des modernes est aussi une forme de spiritualité qui n’a rien de désintéressée. Je fais de la sculpture pour me défendre contre la faim,  contre le froid, contre la mort, écrivait Giacometti. Cette sculpture à la recherche de la forme parfaite [16]suppose que l’on se soit débarrassé de soi-même pour  trouver les chemins d’un matériau qui finit par guider la main de l’artiste.  Et c’est cette volonté de serrer toujours de plus près ce point de simplicité et d’équilibre qui vous fait arriver aux confins du rien et du vide.

 

7 Le fantastique. Un des trait par lequel le style lobi s’écarte le plus résolument des stéréotypes les plus convenus de la sculpture africaine est outre la gestuelle et les positions les plus diverses que les statues peuvent prendre, le caractère fantastique –extraordinaire-- de certaines figures dont on ne trouve l’équivalent que dans cette Océanie qui fascinait les surréalistes.  Cela s’explique, nous semble t-il par deux ordres de raison. La première relève de la condition propre à l’animisme Lobi pour lequel le monde est peuplé de Kontèè invisibles, de génies de la brousse bienfaisants ou malfaisants. On peut se les concilier en les matérialisant. Posséder un double des puissances dangereuses s’est s’emparer d’elles et s’assurer de leur bienveillance mais on peut aussi faire de ces êtres monstrueux des représentations en miroir afin de les neutraliser. De toutes façons, les sculptures Lobi ne sont pas, au sens propre du terme,  des représentations, des reproductions réalistes. Les bateba en particulier, statues anthropomorphes ne représentent pas, ne sont pas des copies mimétiques de personnages réels. La représentation mimétique est de toute façon taboue en Afrique car elle pourrait donner lieu à des pratiques de sorcellerie. Les bateba ne représentent rien et ne peuvent rien représenter puisque par définition leur objet est invisible et ne peut donc être observé. Il faut dire plutôt qu’elles présentifient, ce qui est présentifié n’étant pas différent de ce qui présentifie. (choisir une représentation à x têtes comme celles qu’on voit sur le livre de meyer ou mieux sur le web)

 

Cela explique le grand nombre de bateba aux bras, aux jambes ou aux têtes multiples ainsi que ceux qui ont un double corps de siamois ou un visage de Janus, configurations très puissantes contre la sorcellerie. On trouve aussi des personnages montés sur la tête de l’autre. Toutes ces  personnes extraordinaires défient toute tentative de classification. (Statue Janus dagara, très puissante contre la sorcellerie. Le génie de l’animisme consiste à montrer la nature double et indissociable des êtres, à  affirmer l’ambivalence universelle qui conjugue à la fois mal/bien, guerre/paix, nuit/jour, noir/blanc, amertume/joie…)

 

La seconde raison est la relative liberté créatrice des sculpteurs  dont certains ne sont soumis à aucun apprentissage particulier. Cela explique qu’ils puissent donner libre cours à leur imaginaire d’autant que certaines statues sont commandées suite à un rêve, moyen utilisé par les génies pour prévenir l’homme de ce qui va lui arriver. Tout cela favorise sans doute plus qu’ailleurs l’apparition de figures et de styles très différents les uns des autres.

 

8 L’amertume du destin. C’est dans un monde endeuillé du divin, dans un monde d’affliction et de malheur où sont apparus le travail, la maladie et la mort que s’inscrit tout ce qui constitue ce qu’on peut appeler l’ethos Lobi. Il y a bien longtemps en effet, nous disent les Lobi, que le monde harmonieux des commencements s’est effondré et que, à la suite de violences consécutives à une rivalité amoureuse, le Dieu (Thangba) s’est détourné de nous pour nous abandonner à notre infortune[17].

 

Mais, dans sa fuite, Thangba nous a malgré tout laissé les génies de la brousse (kontèè) qu’il faut chercher à se concilier et ces  puissances invisibles, ces génies tutélaires (« thila ») qui transmettent leurs implacables et capricieuses exigences par l’intermédiaire des devins. Il est souvent difficile de dire à quel genre d’êtres invisibles les statues sont associées[18] ; elles peuvent l’être aux kontées, aux thila, mais aussi aux ancêtres, puisqu’à la mort le principe vital (thuù) des défunts devient lui-même un thil qui peut venir persécuter les vivants…Pour faire face au malheur et à l’infortune, pour qu’ils nous protègent au lieu de nous persécuter, pour activer leur puissance, les thila doivent être  nourris par des sacrifices sanglants[19] car les thila sont exigeants, il faut toujours les servir, les honorer, ne jamais les oublier. A vrai dire les ethnologues sont bien embarrassés lorsqu’il s’agit de traduire le mot lobiri de thil. Le thil c’est la puissance sacrée mais aussi l’autel et l’objet qui lui sert de réceptacle[20], nous dit Daniela Bogonolo qui met en exergue de son article le magnifique propos de son informateur : « Thil c’est la force des ancêtres, c’est ce par quoi on les rappelle… Thil c’est la force qui grandit l’homme, Thil c’est la pensée qui naît dans le ventre… Thil c’est le destin de chacun, le chemin tout tracé dont on ne peut s’écarter ». Cette puissance invisible et protéiforme ainsi désignée  requiert le corps d’un autel, d’un objet ou d’une statue anthropomorphe, une incarnation matérielle donc pour être vénérée et d’une certaine façon contrôlée et maîtrisée.

 

9 La force des ancêtres. Cette société acéphale d’individus qui ne connaît pas de caste, où chacun peut-être sculpteur, où personne n’exerce un réel pouvoir sur autrui pourrait faire penser au modèle occidental et utopique de l’a-narchie. Il n’en est  pourtant absolument rien.

 

L’idée d’une présence radicale de soi à soi (qui caractérise ce que Lacan appelle l’identification narcissique) qui assujettirait toute forme de passivité est d’abord totalement absente de la pensée africaine pour laquelle le moi est fractionné en de multiples composantes, chaque individu possédant par exemple son propre double qui se manifeste dans le rêve. Le sujet n’y existe qu’à laisser paraître cette part d’insu ou d’altérité qui fait sa finitude, il n’existe que dans ce désaisissement qui lui interdit de s’approprier ou de subsister en soi.

 

Les lobi, par ailleurs ne se considèrent pas comme des individus abstraits mais comme des êtres d’appartenance. Dans cette société bilinéaire (à la fois matri et patrilinéaire) chaque ego, chaque individu appartient en effet à trois stuctures lignagières : le caar, le kouon et le codaar, son matriclan, son patriclan et le matriclan de son père. Les scarifications ombilicales en rayon de soleil à fonction apotropaïque que l’on peut voir (ou que l’on pouvait voir) sur les corps comme sur les statues des Lobi mais aussi des Téguéssié ou Thùuna (pluriel Teésè) –les premiers arrivant, les maîtres de la terre-- traduisent dans la splendeur d’une figuration à la fois bio et cosmologique un sentiment de dépendance absolue par rapport au lignage. (Scarifications du nombril sur une jeune femme Lobi à Quentjofitini destinées à protéger le ventre féminin, réceptacle de vie (Côte d’Ivoire). Photo Dominique Darbois.

Bateba au nombril scarifié (Col. Part.photo. F.W.)

Ce sentiment est devenu étranger au monde moderne qu’on dit justement « nombriliste » parce qu’en se regardant le nombril il cède au vertige de l’auto-fondation ou de l’auto-engendrement. Mais un peuple, quel qu’il soit, n’est vivant que parce qu’il est habité par ses morts. C’est ce que l’on trouve à des degrés divers, chez l’ensemble des tribus du rameau Lobi où le culte des ancêtres est, comme la basse continue de la vie des cultes. Il est en effet le garant de la pérennité de la communauté car il assure, généralement par la médiation d’une sculpture, la permanence d’une mémoire[21]. Aussi peut-on comprendre la stupeur effrayée avec laquelle un ami Dagara vit arriver dans les galeries parisiennes, dans les années 90, les statues d’ancêtres de son peuple, ces puissantes et phalliques statues en bois en forme d’ Y renversé.

(Présentation, à Mangnoupélé, des ancêtres en Y renversés  (en dagara Kpiin-Daà, « défunt-bois »)  conservés dans la grande maison, lieu d’origine de la souche patrilinéaire où on leur demande aide et protection par l’intermédiaire du devin. photo F. W.)

Ce culte des ancêtres trouve sa raison d’être dans la conception animiste de la personne dont le principe vital (thuù) continue de se manifester après la mort et d’exercer sa puissance sur les vivants. Si le thuù d’un grand ancêtre ne peut avoir qu’une influence bénéfique, il en est d’autres qui  peuvent,  comme des spectres errants et des revenants, venir persécuter les vivants. Chez les lobi ceux qui affrontent la mort, qui la donnent ou qui la subissent,  les guerriers sacrés (ils portent ce superbe pendentif en ivoire en forme de flûte), ou les chasseurs valeureux sont particulièrement assujetti à cette force qu’ils ont libéré en mettant à mort un vivant. L’’errance incontrôlée de cette force dangereuse, il faut qu’ils la fixent dans une tête-piquet qui doit être « clouée », enfoncée dans l’autel extérieur de la maison pour se protéger de la force persécutrice de ce khélé que recèle toute espèce vivante jusqu’à ce que, avec leur propre mort elle se trouve à nouveau libérée.[22] (tête-poteau, collection et photo. F.W.)

 

Le rapprochement avec les Colossos des anciens grecs dont J. P. Vernant nous avait naguère parlé[23] s’impose ici ; il peut nous faire comprendre au moins deux choses : la fonction et statut de ces objets qui doivent être impérativement fichés en terre. Dans la paganisme grec le colossos  n’a pas à donner l’illusion de l’apparence physique du mort, ce n’est pas une image du défunt mais un double, un substitut du cadavre. Ce double est par ailleurs une statue ou une pierre dressées qui a pour fonction de fixer, d’immobiliser, de ficher en un lieu la psuchè,  l’âme du défunt que la mort a libérée. Car le spectre du mort recèle une puissance dangereuse, son âme insaisissable erre sans fin entre le monde des vivants et le monde des morts, elle est partout et nulle part tant qu’elle n’a pas été arrimée en un lieu. Les Grecs n’ont plus retenu du colossos que la stèle visible dressée sur un cénotaphe qui n’est qu’un simple mnéma,  qu’un signe destiné à rappeler le souvenir du défunt. Mais le colossos aussi bien que la tête-piquet  dans le culte des guerriers sacrés des Lobi sont de véritables signes religieux tendus entre deux mondes, ils sont une entreprise de communication avec ce qui est  fondamentalement autre.

 

10 Affronté  au tout autre. Au principe de la fascination qu’exerce sur nous l’art Lobi il y a sans doute le fait que sa force, sa tension et sa sincérité tiennent à ce qu’il est, au sens le plus fort du terme, directement et immédiatement, inspiré et motivé comme si l’art n’était jamais tant lui-même que lorsqu’il est sans souci de lui, qu’il s’écarte de tout esthétisme et ne sacrifie pas à l’Art. Si les Lobi éprouvent tant le besoin de sculpter c’est qu’il faut exorciser la peur, faire face à la mort qui menace sans relâche,  se défendre contre les ennemis qui veillent en silence,  trouver un recours contre les génies malfaisants  qui peuvent à tout moment nous frapper  de folie ou de maladie. Nous avons l’art, disait Nietzsche, pour ne pas nous en aller par le fond[24], pour ne pas perdre pied dans l’orage. C’est le moment de rappeler la parenté profonde qui existe entre l’art et la religion qui n’existeraient pas sans disponibilité à un bonheur ou à une chance, sans abandon à ce qu’il faut bien appeler, en tous les sens du terme, la grâce. Art et Religion sont les seuls domaines où il n’y a en effet d’action et d’œuvre qu’inspirées et où l’hétéronomie d’un sujet affronté au tout autre est affirmée de plein droit. La qualité d’une âme, la qualité d’une œuvre sont toujours à la mesure de l’effacement du moi et de la puissance de l’interpellation à laquelle elles se soumettent. Le génie est un "favori de la nature" disait Kant, rempli d'effroi devant la puissance qu'il exerce au nom des ténèbres. Il n'y a donc pas d'oeuvre digne de ce nom qui ne s'émancipe du pouvoir de son tuteur, qui n'échappe à celui qui la signe. Créer c'est laisser surgir, dans sa gloire, l'imprévisible et il n'y a de poète que miraculé, originairement dessaisi de toute maîtrise ou de toute domination.

 

La plupart de ces objets nous apparaissent  comme "faits de mains d'homme" ou encore, pour traduire mot à mot cette expression en grec, comme chéiropoiète ou fétiches (du portugais feitiçao venant du latin facticius issu du verbe faire, fabriquer,  facere) ; mais en réalité, ils sont souvent, pour les autochtones, le produit d'une inspiration divine de telle sorte que l'artiste même s'il est connu et reconnu par la société est en vérité possédé par un daimôn, par un dieu, par un démon, par un génie comme cela d'ailleurs était dit dans l'Ion de Platon. Il travaille sous l’injonction du thil, disent les Lobi. La création, en Afrique, est conçue sur le modèle de la reproduction biologique et non, comme dans notre culture androcentrique dominée par l’idée biblique puis romaine de l’efficience réservée à la cause ou au principe, sur le modèle de la création artisanale. En face d’une sculpture africaine nous sommes donc en présence d'une oeuvre achéiropoiète pour reprendre le terme utilisé pour les icônes byzantines et dont le modèle ou l’exemplum est la vera icona, l’icône véritable laissée par le Christ sur le voile de Véronique. Toute véritable mise en œuvre est mise en œuvre de la vérité, un événement et un avènement étranger à toute forme de fabrication et de maîtrise. Valoriser l’artiste comme créateur unique serait diminuer le prestige de l’œuvre. L’artiste même renommé ne signe pas son oeuvre, il n’est qu’un médium, un passeur, un transmetteur de formes venues de loin, venues d’ailleurs, commandées par un client obéissant à ses rêves ou aux recommandations d’un devin qui répond lui-même  à l’ordre des thila.

 

C’est ce qui donne aux œuvres Lobi entièrement nouées sur un noyau de violence et de nuit, leur tension et leur concentration car le sculpteur ici est seul, sans armes et sans médiateurs face à des forces occultes qu’il doit impérativement défier ou conjurer.

 

11 Les statues vivent aussi. « Quand dans les années 60/70 la première vague de statuettes Lobi est arrivée à Abidjan, ceux qui connaissent et qui aiment le pays Lobi ont pris conscience que, cette fois-ci, les Lobi, eux aussi, étaient touchés à mort ». Il n’y a pas à revenir sur  l’incipit de ce  texte écrit il y a 20 ans.  La traite[25] des objets avec leurs relais locaux –constitués par les « antiquaires » généralement musulmans vivant du commerce des idoles appuyés sur des réseaux de rabatteurs— a inexorablement continué son cours et c’est aujourd’hui 90 % des chefs d’ouvres de l’Art Africain qui sont passés en Europe ou aux Etat-Unis profitant encore et toujours de l’imparable alibi qui donne bonne conscience : si je ne prends pas tout cela bientôt disparaîtra. « Les statues meurent aussi », c’était le titre laconique du film longtemps interdit d’Alain Resnais et de  Chris Marker. Les statues meurent de n’être plus que des objets d’art, elles meurent d’entrer dans le royaume de l’art, elles meurent d’être intégrées à une certaine idée de l’art inventé par les Grecs. Les statues Lobi, nous rappelle P. Meyer, « ne sont ni des œuvres d’art ni de simples objets en bois, en métal ou en argile. Ce sont des êtres vivants qui peuvent voir et communiquer entre eux, qui se meuvent et dont la fonction principale est de repousser les agissements des sorciers et la magie nuisible »[26]. Exposées, étiquetées, momifiées, enbaumées, elles sont décontextualisées, désactivées, récupérées de façon mortifère.

 

Mais en entrant dans l’espace de l’art, l’œuvre est en même temps élevée au statut d’œuvre d’art dans une métamorphose qui accomplit ce qui, en elle, était en puissance : elle devient œuvre d’art en échappant à son temps et à ses créateurs, elle transcende alors ses limites culturelles pour acquérir une pleine et totale universalité : car ce n’est que dans le silence des musées et sous le feu de leurs projecteurs qu’elle surgit vraiment, dans sa splendeur sacrée, comme une apparition saisissante, immobile et soudaine. Comme son nom l’indique c’est le musée qui a pris la relève des muses et la vie des musées n’a pu se constituer que sur la mort des dieux et des idoles. C’est dans son espace que les statues, délivrées de tout ce qui n’était pas elles, apparaissent pour la première fois, comme telles[27] de sorte que l’on peut dire aussi : les statues vivent aussi !

 

Tous les peuples sans exception ont bâti leur identité en s’inventant un passé glorieux. l’Afrique noire ne saurait faire exception : elle aussi a eû ses grandes heures, et, pour toute  l’humanité, elle est vivante, lumineusement et glorieusement présente dans la puissance d’exception de sa sculpture. L’identité noire ne saurait en aucun cas se constituer sur le ressentiment et la seule victimisation.

 

Dans les œuvres auxquelles l’Afrique a donné naissance s’abrite le secret de l’identité noire mais aussi une part de celle de notre Occident. Et si la simplification terrible, indifférente à toute séduction, des œuvres Lobi peut nous parler fondamentalement et avoir une éloquence universelle, c’est sans doute qu’elle nous permet de renouer avec ce qu’il y a de plus enfoui dans l’inconscient de chacun d’entre-nous[28].  Dans  l’énorme sensation de joie sereine qu’elles nous donnent, elles nous rappellent aussi que c’est là où ça souffre que l’œuvre a toujours pu jaillir.  Sans le souvenir de cette douleur excessive qui ouvre chacun de nous à la vérité de son origine et de sa fin, sans la rémanence de cette sauvagerie vitale fondatrice, toute culture deviendrait vite frelatée, pâle et sans vie .

 

F. W.

(bateba les bras étendus, coll. et photo. F.W. )



[1] La sculpture lobi. Question de style. Arts d’Afrique noire. Publié au printemps 89. Notons que depuis l’exposition du Musée Rietberg en 1981, cette exposition est la deuxième du genre, toutes les autres étaient des expostions-ventes, la première et la plus célèbre ayant été : l’exposition de la galerie J. Kerchache de 1974 suivie bien plus tard en 2004 par  l’expositon de la Galerie Flak et par celle, cette année, de la Galerie Noire d’Ivoire.

[2] Cette forme d’art fut pendant longtemps jugé par les plus illustres comme frustre, grossière, disproportionnée, rude, naïve, maladroite, grossière… « Pauvres sculptures d’une sécheresse misérable » dit encore Denise Paulme (cité par C. H. Pirat, La statuaire Lobi, Art Tribal, Août 1994).  Ce jugement s’explique sans doute par la connaissance très imparfaite que l’on avait alors de la créativité Lobi mais aussi par la prégnance qu’avait alors le préjugé naturaliste qui interdisait la reconnaissance d’une statuaire qui cherche à accuser la puissance expressive et qui s’écarte en conséquence de toute norme figurative.

[3] Claude Roy qui est l’auteur de cette expression désignait par ce nom les arts préhistoriques. J. Kerchache l’a détourné de son sens pour nommer les Arts Primitifs que C. Roy appelait Arts sauvages. Sur cette question cf. « La passion de l’origine », 2006, Ellipses, p. 13 sq.

[4] Allusion au « Tu fais peur, tu émerveilles » exclamation du  poète André Breton face à un masque de Nouvelle Irlande. C’est le titre d’un ouvrage récent de Germain Viatte muséographe du Musée du Quai Branly.

[5]

[6] La langue des Dagara –ethnie non mentionnée par Labouret- comme celle les Birifor sont différentes du lobiri bien qu’ils appartiennent pas au même groupe « gur » ou « voltaïque ». Les Gan ont un système politique centralisé avec un roi….

[7] Figuren und Schniztechnik bei den Lobi, Elfenbeinküste, Tribus, Stuttgart, 1966.

[8] C’est l’occasion de rendre hommage à Madeleine Père qui consacra sa vie aux Lobi et intitula sa thèse de doctorat : Les deux bouches, allusion à ces deux serments (le second annulant le premier) qui rythma l’histoire des Lobi.

[9] Chez les devins lobi, L’art de découvrir les choses cachées, Studienreihe « africa incognita » Düsseldortf 1999. Ce livre de terrain, sérieux et précis laisse affleurer ça et là le très puissant préjugé évolutionniste. Ainsi p. 27, 51, 59…

[10] Cf.,Kambou-Ferrand,  Peuples voltaïques et conquête coloniale, L’Harmattan, 1993.

[11] Cité par B. Gootschalk, op. cit., p. 118.

[12] Le geste Kôngo, Dapper, 2002.

[13] Arts d’Afrique Noire dans la collection Barbier-Mueller, Nathan 1988.

[14] Le sacrifice est une destruction de richesse qui appelle un rétablissement compensatoire des passerelles.

[15] Cf., Julien Bosc, Magie Lobi, Galerie Flak, Paris, 2004., p. 43.Julien Bosc rappelle la n cessaire convergence de la valeur fonctionnelle et de la valeur esthétique. Pourtant de même qu’une statue sulpicienne peut être un support de prière plus efficace que l’objet d’art qu’est, par exemple, une vierge romane, de même mutatis mutandis les thila se moquent bien de la qualité esthétique des bateba, nous dit P. Meyer,op.cit., p. 51.

[16] Vlladimir Markov, L’art nègre, Editions monde global, 2006, p. 9.

[17] La notion d’amertume (khaa) caractérise pour les Lobi l’ambiguïté du sacré qui, à la fois faste et néfaste, donne et prend, protège et punit.

[18] La taille et la patine des statues est toutefois un indicatif. Les grande figures sont taillées pour les thil « durs » et « sévères » mais peuvent l’être aussi pour les ancêtres. Signalons  l’importance de travaux récents de repérage et de discrimination comme ceux de Stéphan Herkenhoff  et F. Katsouros,  Schnitzler Lobi qui  fait la recension des familles styliques et de  Daniela Bognola dont l’excellent livre  Lobi est paru aux éditions 5 continents, Milan, 2007.

[19] Seul un sacrifice sanglant peut réveiller la puissance surnaturelle que le thil matérialise, dit Michèle Cros. Anthropologie du sang en Afrique, L’Harmattan, 1990,

[20] La représentation de l’invisible au Burkina Faso in Arts d’Afrique, Dapper/Gallimard, 2000, p. 327.

[21] Dans la pratique rituelle, c’est d’abord aux ancêtres, qu’ils soient réels ou mythiques, que l’on s’adresse chaque fois que la société est menacée par la maladie, la disette, l’adversité… ce sont eux –les christs inférieurs des obscures espérances dont il faut encourager les interventions bénéfiques ou empêcher l’influence néfaste ; en confectionnant, par exemple, des représentations sculptées pour fixer leur âme errante et incontrôlée. Le nombril protubérant au pourtour scarifié qui caractérise certaines statuettes est l’expression physique de ce rapport très prégnant aux ancêtres.

[22] Cf. Daniela Bognolo in Chasseurs et Guerriers, Dapper, 1998, p. 161-186. La tête-piquet est généralement de facture assez réaliste.La coiffe est caractéristique : le guerrier  portait une perruque rituelle de fibres végétales tressées ou une calebasse sacrée. Repris dans Lobi, op. cit., p. 28 sq.

[23] J. P.  Vernant, La catégorie psychologique du double, in Mythe et Pensée chez les Grecs, II Maspéro, 1971, p. 66.

[24] L’allemand dit : Wir haben die Kunst, damit wir nicht an der Wahrheit zugrunde gehen, ce qu’on peut traduire par : nous avons l’art pour ne pas être coulé au fond par la vérité.

[25] Nous empruntons cette analogie à J. L. Amselle.

[26] Kunst und Religion der Lobi, Museum Rietberg Zürich, 1981, p. 52.

[27] C’est, on le sait, la thèse d’André Malraux.

[28] il ne suffit plus de découvrir et d’admirer disait Mircea Eliade,  il faut découvrir les sources spirituelles de ces arts en nous-même

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