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bestiaire

 



Bestiaire africain

de la métaphore à la métamorphose


 

Introduction. La honte d’être un homme

D’une extrémité à l’autre du continent africain, des peintures du Cap à celles du Tibesti,  en tous lieux et sur tous les supports[1], la figure animale est omniprésente dans l’art africain ; elle occupe une place considérable dans les contes et dans les mythes et une étude du bestiaire africain tel qu’on peut le reconstituer à travers les masques et la statuaire ne pourra pas en faire abstraction. Parmi les nombreux ouvrages, en anglais comme en français, qui ont été consacrés à ce sujet nous prendrons appui plus particulièrement sur le dernier paru  : le catalogue de l’exposition qui a eu lieu au musée Dapper en 2007-2008 remarquable à la fois par son ampleur géographique et historique et par l’approche ethnographique, région par région, qu’il privilégie. La contribution concernant les peintures pariétales de la région du Cap[2]  fournira le coup d’envoi à une réflexion systématique sur les différents types d’identification à la figure animale  que l’on peut trouver dans l’art africain.

Alfred Adler[3] nous rappelle que selon Mary Douglas trois critères distinguent l’homme de l’animal chez les Lele du Congo : celui-ci d’abord ne connaît pas la honte, il a été doté de plus d’une fécondité remarquable particulièrement enviée par les femmes, il  vit enfin dans une nature prodigue, excessive et sans limite qui s’oppose à l’espace domestiqué du village des humains que l’animal a déserté depuis longtemps.

Il y a là peut-être un moyen de  comprendre  la crainte et l’admiration que les Africains éprouvent à l’égard de la splendeur de l’animalité et l’ingéniosité qu’ils déploient pour tenter de s’approprier quelque chose des pouvoirs dont elle est profusément traversée. Cette terreur et cette fascination –tremendum et fascinans disait Rudolf Otto tentant de décrire phénoménologiquement l’ambiguïté du « sacré » – remontent à la nuit des temps ; elles s’expriment de manière particulièrement emblématique  sur les peintures pariétales que les hommes du paléolithique ont pu nous laisser et dans lesquelles l’homme, quand il n’est pas purement et simplement absent, n’est que suggéré métonymiquement (des mains, un sexe…) ou n’occupe qu’une place amoindrie et subordonnée. Partout ces peintures accordent une préséance formidable à la bête, à la sacralité de la bête face à laquelle l’homo sapiens ne pouvait en effet qu’éprouver de la honte, honte de l’animal malade qu’il est, fermé à l’intelligence de la vie et à l’immensité de l’Ouvert, honte de l’étroitesse de sa raison calculatrice, honte de la régularité fastidieuse de l’ordre qu’il était en train d’instaurer. Tout se passe comme s’il s’agissait, « de nier l’homme au bénéfice d’un élément divin et impersonnel, lié à l’animal qui ne raisonne pas, qui ne travaille pas (et de revenir) à ce monde de la sauvagerie, de la nuit, de la bestialité ensorcelante » écrivait G. Bataille dans son livre sur Lascaux.

Une peinture rupestre de la région du Cap datée de l’holocène, représente un éléphant entouré d’éléphanteaux et de figures de chasseurs.

La représentation de ce très grand corps du plus grand des animaux, nous servira de point de départ et, par delà les millénaires traversés, de fil conducteur paradoxal pour entrer dans l’intelligence de la curieuse ménagerie africaine. Quatre  remarques peuvent ici déjà être faites :

1 Sans faire la moindre concession à ce primitivisme dans lequel l’architecte du Musée de quai Branly est, en toute naïveté, tombé, reconnaissons qu’il est des domaines où il est possible de dire : de l’art préhistorique à l’art africain la conséquence est bonne. La notion d’ « art premier »  qui connote à la fois l’idée d’excellence et celle d’antériorité chronologique appartient sans doute de plein droit à l’art préhistorique mais elle peut être étendue à d’autres formes d’art. L’art est là tout entier dès le commencement, donné  soudainement ou tout d’un coup (exaiphnès disait Platon) dans l’instant de sa naissance. Au sens fort du terme, il est  pré-historique ou a-historique. Ce qui signifie aussi : indépendant du temps, il naît, commence et recommence à chaque fois. Nous allons le constater en examinant des œuvres d’art africaines qui font désormais partie de ce qu’il est convenu d’appeler « art primitif », « art tribal » ou, au prix du détournement  dû à Jacques Kerchache, « art premier ».

2- Si l’art africain a une affinité avec les arts préhistoriques c’est bien aussi par la place qu’il accorde à l’animalité. Le pouvoir dangereux et bestial de la nature la plus sauvage  toujours  focalise d’emblée l’attention des Africains, de ceux d’hier comme de ceux d’aujourd’hui Ce qu’ils exaltent en ces animaux massifs qui ignorent les interdits, ce sont les forces obscures, la sauvagerie et la sombre violence de ces tonnes de chair prêtes à piétiner tout sur leur passage, règles, lois, calculs, prudence avec une frénésie sacrée[4]. Cela n’exclut d’ailleurs pas que ces animaux sauvages qui sont portés vers la toute puissance divine par la capacité qu’ils ont de vivre au-dessus de la loi puissent être aussi ceux qui la donnent ou ceux qui l’incarnent ; pour les Africains l’éléphant, représenté ici avec ses petits, est un modèle de comportement exemplaire par ses relations sociales bien structurées, sa longue durée de vie, ses  liens familiaux solides, sa bonne mémoire...

3 Ces peintures ne peuvent donc être réduite à une fonction utilitaire, elles ne sont pas là pour appeler une chasse heureuse, elles sont sans rapport avec les besoins des activités cynégétiques ; d’ailleurs les hommes représentés avec arc et gibecière s’ils sont manifestement des chasseurs ne font rien, ils ne chassent pas. Ces vastes compositions peintes de la préhistoire sont plutôt probablement les témoignages d’une pensée spirituelle et cosmogonique plus que de préoccupations magiques ou pratiques. Il faut constater en effet l’écart qui existe entre ce que les paléolithiques mangeaient et ce qu’ils  représentaient. Et, pour reprendre l’expression de Lévi-Strauss, ce qui était bon à manger n’était pas nécessairement ce qui était bon à penser. Les hommes des cavernes, très sélectifs dans le choix des animaux figurés, n’ont représenté sur les parois rocheuses des cavernes, de profil et hors de tout contexte environnemental, que du gros gibier (ici éléphant, élan surtout mais rhinocéros, bubale et zèbre aussi), que des mammifères qui n’ont rien à voir avec les animaux qu’ils consommaient.  Les ossements retrouvés dans ces cavernes sont ceux des petits animaux qui constituaient l’essentiel de la nourriture des chasseurs-cueilleurs. Les tortues, lapins, rats-taupes, lièvres, crustacés… ne sont jamais représentés. De la même façon la « curieuse ménagerie » que nous présente l’art africain ne correspond aucunement aux espèces animales emblématiques de l’Afrique qui attirent les Européens  dans les parcs du Kenya ou de la Namibie.

4 Parmi les représentations de ces peintures pariétales, une des plus singulières et des plus ambiguës est celle, récurrente, de thérianthropes : des êtres humains à tête, à pied ou à museau d’animal qui rappellent la figure de chamane du sorcier de la grotte des trois frères[5]. Ces peintures annoncent la figuration hybride ou composite de bien des masques africains. Il appert donc que dès le commencement la question a été pour l’homme de savoir comment s’approprier ce sacré qui émane de la brousse indomptée et qui lui fait si cruellement défaut à cause, justement, de son humanité dit excellement Daniela Bognolo[6]. Or c’est seulement l’animal qui peut lui permettre de sortir de l’étroitesse de sa condition, d’acquérir des pouvoirs surnaturels, de forger des alliances, de communiquer avec les esprits, avec les ancêtres, d’asseoir et de légitimer un pouvoir, de se comprendre et de se situer par rapport à lui-même et par rapport aux autres.

 

D’où l’on voit apparaître tout naturellement trois types de rapports selon l’étroitesse du lien que l’homme entretient avec l’animal et selon le type d’identification qu’il induit. Ou bien l’animal est seulement la métaphore ou le miroir d’une humanité à laquelle il fournit un langage symbolique, langage fondamental dans une société sans écriture. La métaphore implique analogie et nous avons dans ce cas une « identification analogique » pour reprendre la terminologie d’Alfred Adler.  Ou bien, dans un système à trois termes, il fonctionne comme une médiation qui, par le sacrifice par exemple, permet à l’homme d’accéder au sacré et au monde invisible et l’identification devient alors « substantielle ». Ou bien enfin il est un double ou une doublure de l’homme lui-même, il lui ouvre, sur le plan fonctionnel comme sur le plan formel une ligne de fuite, autorise des métamorphoses et engage ce que Deleuze appelle un devenir-animal. Ce rapport légitime, toute frontière abolie, une union qui, à la limite, peut être qualifiée de mystique.

1 Le bestiaire : le jeu de la métaphore

Une fabuleuse ménagerie. Les tympans et les chapiteaux de nos églises romanes mais aussi le zodiaque (dont les quatre signes fixes, Verseau/ Taureau/ Lion/ Scorpion, servirent de modèle au tétramorphe roman), les blasons et les armoiries de nos villes et de nos châteaux exhibent, à la manière de totems, aigles et lions, taureaux et béliers, loups et agneaux ou colombes, salamandres et dauphins… et quotidiennement nous utilisons des métaphores zoologiques pour injurier ou pour louer nos semblables. On appelle bestiaire[7] la collection des animaux réels ou imaginaires dont le sens symbolique et les correspondances multiples permettent à l’homme de situer ses activités (pouvoir, guerre, mais aussi en Afrique chasse, pêche, plantation, récolte) dans un cadre sur-ou supra-humain de sorte qu’il apparaît à lui-même à la mesure du monde. L’énorme pouvoir suggestif de l’imagerie animale qui vibre à chaque fois d’harmoniques multiples constitue en effet une grille de lecture et un miroir privilégié de la condition humaine.

Dresser l’inventaire du grand corpus des figures animales qui peuplent les cultures de l’Afrique noire, constituer  un bestiaire africain est à certains égards une tentative désespérée. D’abord parce que la meute des espèces animales représentées forme une irréductible multiplicité qui défie toutes les tentatives de classification ; il ne faut oublier personne sur l’arche, pas même le cauris, ce petit gastéropode figure du sexe féminin qui a eu une telle fortune en Afrique noire…  Il n’est pas sûr par exemple que l’opposition des animaux sauvages commandés par les génies de la brousse et des animaux domestiques dont l’homme est le maître[8] soit pertinente  ni celle qui distingue les animaux terrestres des aquatiques et des animaux volants[9] ou encore celle qui échelonne les animaux des plus familiers aux plus fantastiques.[10] Comme le montrent Deleuze et Guattari, plutôt que de vouloir distinguer différents types d’animaux il est plus opératoire d’isoler  trois types de rapport aux mêmes animaux de sorte que même le chien et le chat peuvent être traités autrement que comme animaux familiers et familiaux ou comme des animaux mythiques ou archétypiques. Ils peuvent être considérés sur le mode de la meute et du pullulement comme des animaux diaboliques[11] et on peut avoir avec eux un rapport anima à l’animal. Le rapport humain à l’animal ne conduit généralement qu’à un dérisoire abêtissement. Le cas du chien nkissi de Kongo criblé de lames, de clous et parti à la traque du mal, du malheur, du maléfice, suffirait à confirmer les propos des auteurs qui se qualifient malicieusement eux-mêmes de sorciers. Ensuite la signification symbolique de chacune des espèces que l’on peut malgré tout distinguer et classer est conditionnée par le système contextuel auquel elle appartient. Cette signification n’est jamais univoque et un même symbole peut connaître, d’une société à l’autre, des renversements complets de sens. Tout au plus peut-on poser quelques questions, s’interroger sur les étranges systèmes de classification indigènes qu’on peut repérer ça et là[12]  et s’étonner des figures récurrentes à la forte prégnance symbolique qui apparaissent dans cette curieuse ménagerie qui est, en tous les sens du terme, absolument fabuleuse.

Le bestiaire africain est en effet fabuleux parce qu’il surprend notre attente et ne correspond pas aux animaux sauvages que nous associons généralement à l’Afrique. Zèbres, girafes, lions ne se rencontrent pas dans les traditions artistiques anciennes. L’intérêt des artistes africains se focalise plus volontiers sur le calao, la chauve-souris,  l’araignée, l’antilope, le babouin, le buffle, le caméléon, le crocodile, l’hyène, le pangolin, le serpent… parce que ce sont des espèces dont l’expression symbolique est la plus propre à figurer des situations humaines. Car avec la fable nous sommes bien dans l’ordre de l’analogie, de la figure, du « comme » de la métaphore ou de la comparaison.

Dans ces civilisations du verbe que sont les cultures africaines, la métaphore est le trope majeur, la figure de rhétorique maîtresse, la façon sensible de représenter : quand un vieillard meurt c’est une bibliothèque qui brûle disait le grand conteur peul Amadou Ampaté Bâ qui, s’appropriant le trope jusqu’au bout, disait avoir une peau de crocodile pour se coucher n’importe où, un estomac d’autruche pour manger n’importe quoi et un cœur de tourterelle pour ne jamais se battre… L’art africain dans son expression plastique passe par le relais ou la médiation de la fable de sorte que, ainsi que l’écrit Allen Roberts, art visuel et art verbal entrent en interaction dynamique, se renforcent et s’enrichissent l’un l’autre. Ainsi le motif du double crocodile que l’on trouve sur les poids à peser l’or en pays akan est un effet de fable ou de  fiction, un effet de parole, un effet de dire (fabula, fari) dans lequel le proverbe (le dicton, l’aphorisme, l’adage, le précepte, la maxime ou la sentence) proclamant les bienfaits de la solidarité (deux bouches pour un estomac) joue un rôle recteur et prétend  administrer une moralité en mettant en scène des animaux. Mais le motif retravaillé par les fondeurs évolue vers une stylisation extrême qui finit par frôler l’abstraction et par présenter un nœud de forces à valeur intensive qui n’a plus rien à voir avec l’usage primitivement signifiant du langage.

Ce bestiaire est fabuleux enfin parce qu’il présente des figures animalières non identifiables qui sont le plus souvent composites, hybrides, monstrueuses et proprement fantastiques.

1.2 Les monstres taxinomiques. Les classifications des animaux varient bien sûr d’une culture à l’autre ;  elles font quelques fois penser à la taxinomie  de l’encyclopédie chinoise citée par Foucault au début des Mots et des Choses qui semble défier le bon  sens des occidentaux. Elles relèvent pourtant de la  rationalité propre à la pensée sauvage (elles peuvent par exemple rassembler dans une même catégorie chouettes, calaos, hyènes, chauve-souris parce que ces animaux vivent la nuit) mais le trait le plus singulier de ces systèmes de classification est l’attention qu’ils prêtent aux animaux anormaux qui transgressent les frontières des classes et des règnes et qui sont proprement ce que les anciens appelaient des monstres : des êtres  qui  montrent et avertissent  (monstre vient de moneo, avertir), comme les chimères : ce mot avant de désigner les productions absurdes de l’imagination renvoyaient à ces êtres composites à l’identité indécidable, résultat de la colère des dieux. Le fait de contrevenir à l’ordre naturel a toujours suscité admiration et terreur[13] et il fonde en Afrique la puissance de certaines espèces qui par ce fait même sont pensées entretenir des rapports avec les forces spirituelles. Les créatures qui transgressent les frontières interespèces  sont légion. Les hypotragues, leur nom l’indique, ne sont-elles pas déjà à la fois cheval et antilope ? Et que penser de ces curieux animaux qui nous sont si proches comme les babouins et les chimpanzés ? De même le culte que l’on réserve chez certains peuples au crocodile ou au serpent par exemple se comprend quand on sait qu’ils occupent eux aussi une place ambiguë dans les systèmes symboliques africains. Amphibien, le saurien, animal des rivières, se déplace également sur la terre ferme, il pond des œufs à l’instar des oiseaux et porte des écailles comme le poisson. Le lion de l’eau est considéré comme un animal primordial et vorace assimilé à l’autochtonie de l’homme de pouvoir. Le mythe baulé rapporte que c’est après avoir été gratifié d’une offrande humaine que le crocodile permit au peuple baulé venu de l’Est, de traverser le fleuve Comoé. Ne te moque pas du crocodile tant que tu n’as pas traversé la rivière !

Pour les mêmes raisons et par opposition à la culture occidentale où il est presque toujours conçu comme symbole du mal et du péché, le serpent occupe une place prépondérante dans les mythes, les contes et les légendes du continent où il est généralement associé à des forces positives. Cet animal archaïque et chtonien renvoie chez les Dogon à l’ancestralité : avec l’âge, un jour n’aurons-nous pas tous une peau de serpent avant de rentrer à notre tour sous la terre ? Cet animal  phallique est aussi un symbole de vie et d’immortalité : ses mues continues et sa manière de se lover sur lui-même symbolisent le renouvellement perpétuel et le retour éternel.

Le Pangolin, mammifère, unique représentant de l’ordre des pholidotes, frappe aussi l’imagination des Africains par l’étrangeté de son apparence et son comportement singulier. C’est un poisson qui grimpe aux arbres car il a, comme le poisson, des écailles ; des écailles coupantes dont la disposition aurait servi de modèle aux Lega pour couvrir leur maison. Edenté, il se nourrit de fourmis et de termites au moyen de sa longue langue visqueuse. C’est de plus un animal christique qui se love face au danger attendant la mort comme certains rois divins voués à la mort volontaire : il se met en boule quand il se sent menacé... s’étonnera-t-on d’apprendre qu’il est dit voir et savoir des choses cachées depuis la fondation du monde ?

Il n’est pas sans évoquer l’oryctérope aux pattes de chèvre, au groin étrangement phallique, aux grandes oreilles de lièvre et pour la femelle à la vulve étrangement semblable à celle d’une femme. Cet animal fouisseur a partie liée à la terre et il vit entre le monde de la brousse et celui des morts qui habitent justement dans le monde d’en bas. Ne met-il pas d’ailleurs au monde, comme les humains, un seul petit ?

Le silure, le poisson que l’on trouve fumé sur tous les marchés d’Afrique de l’Ouest est capable de survivre dans la terre à la saison sèche ; il est un symbole de vie et de fécondité. Dans les mares sacrées il reçoit, à Bobo Dioulaso, des offrandes et les femmes sollicitent l’intercession des esprits fœtaux qui peuvent les rendre fécondes. Les silures sont, pense-t-on, à l’origine de la vie ; tout humain n’a-t-il pas d’abord été silure dans le liquide amniotique de sa mère ? Chez les Bozo on dit que le véritable époux de la jeune bozo est l’os de silure qui l’a déflorée et qui, après les noces, est ensuite portée chez le père du marié[14].

Sur le haut de ce masque Gélédé  nous  voyons  un oiseau et un chien qui essaient de mordre une chauve souris. Voici encore un être ambigu qui n’est ni oiseau ni mammifère et ce masque est utilisé pour tourner en ridicule une société de danse rivale accusée de ne pas avoir choisi son camp. A Porto Novo le culte  gélédé des Grandes Mères a toujours comme ailleurs des implications politiques.

1.3 Figures animales du politique. Cette statuette ashanti, représentant un aigle monté sur une tortue, célèbre aux yeux de tous ce que doivent être les vertus du pouvoir ;  elle renvoie sans doute à l’adage selon lequel la rapidité et le coup d’œil de l’aigle ne sont rien sans la placidité, la sagesse et la stabilité symbolisés par la tortue. Machiavel, en son théâtre zooanthropopolitique, comme l’appelle J. Derrida[15], convoquait lui aussi des animaux  analogues et des monstres comme le centaure: « le Prince, écrivait-il, tâchera tout à la fois d’être renard et lion ». L’aigle représente avec l’éléphant, le buffle, le lion et le léopard la force et la puissance de l’autorité politique ; ils sont figurés sur les Regalia (ou récades, insignes du pouvoir). L’éléphant qui représente l’autorité, la  sagesse, la force et la longévité a rang d’animal royal au Bénin. « Les oreilles d’un chef sont aussi grandes que celles d’un éléphant ». N’est-ce pas la sentence retenue par les Bamiléké qui confectionnent ce masque cagoule aux oreilles démesurées ? Le poids des perles qui le décorent alourdit le danseur et lui donne des mouvements lents, ondulants et mystérieux. Dans les royautés sacrées du Grassland camerounais l’araignée est aussi un symbole royal souvent figuré sur les sièges (il suffit de retourner celui-ci pour que l’araignée se dresse, saisissante de vie). Le roi n’est-il pas comme l’araignée au centre de sa toile ?

 

C’est surtout chez les Fon d’Abomey que l’accouplement du  lion et du roi est le plus étroit. Ne sont-il pas tous les deux égaux en noblesse en courage et en déchaînement ? Le roi Glélé est souvent représenté comme un être hybride, mi-homme par le corps, mi-animal par la tête et le mot  « lion », nous le verrons, constitue un des « noms forts » du roi. Présent sur les sabres rituels, les asen, les sièges, les cannes, les sabres, les pendentifs…, le lion proclame publiquement les caractères du roi par des sculptures visibles de tous qui se réfèrent à des proverbes qui rappellent ses hauts-faits et qui sont récités chaque matin devant le palais royal « Je suis le lionceau qui sème la terreur dès ses premières dents » …

Et pourtant, dans l’art africain il y a d’autres prétendants à la souveraineté et le plus hallucinant d’entre eux est peut-être la figure du buffle. Cet animal massif qui pèse près d’une tonne, cet animal aux lourdes cornes incurvées qu’il porte comme un ornement lunaire, laisse transparaître plus qu’un autre la figure inquiétante du souverain. Le buffle en effet est caractérisé par l’opposition de ses traits morphologiques et comportementaux. Suivant la lumière du jour, il peut apparaître roux et presque rouge ou noir comme du charbon, il est normalement paisible mais il peut devenir, s’il est blessé, le plus dangereux des grands gibiers du  continent. Il encercle alors le chasseur, le suit pas à pas et cherche à le blesser mortellement. Il est docile en troupeau pour devenir agressif et d’une sauvagerie délibérée quand il est provoqué, il est visible et actif au crépuscule et à l’aube mais invisible pendant le jour où il vit immergé dans l’eau jusqu’à disparaître dans  la boue.  Il en va de même du pouvoir politique et sa duplicité ou son ambivalence sont acceptées comme telles par les Africains. Le roi, le chef, figure lumineuse et bienfaisante qui régule la société est aussi intimement associé au pouvoir dangereux et bestial de la nature la plus sauvage, il a toujours  un côté sombre, malfaisant, potentiellement despotique, marqué par la poursuite d’un intérêt égoïste qui finit toujours par prévaloir. Et c’est bien la profondeur insondable du pouvoir que l’on peut contempler à travers les masques buffles ; ils reflètent les contradictions, les paradoxes, les ambiguïtés d’un « monstre sacré », accouplement du dieu et de la bête. L’ornement lunaire, l’attribut du chef,  figure son autorité ambivalente, bienfaisante et dangereuse à la fois : ainsi les phases lumineuses de la lune s’opposent à son obscurité  quand  l’astre en vient à retenir sa lumière[16]..

Ailleurs et notamment dans l’empire du Bénin c’est le roi des prédateurs, le léopard qui est associé à des institutions et des individus qui ont pouvoir de vie et de mort. Le léopard  en effet ne connaît pas de prédateur et il est lui-même aussi le prédateur de l’homme. Le léopard est l’animal sacrificiel réservé à l’Oba et la maison royale du Bénin a longtemps entretenu un corps de chasseurs de léopard qui portaient des peaux de pangolin (fourmilier écailleux). A la mort du félin on procédait à des rituels de purification analogues à ceux célébrés à la mort du souverain. La toque de Mobutu le rappelle : la fourrure du léopard est un privilège royal, ses  taches noires cernées de blanc évoquent l’alternance du jour et de la nuit, la maîtrise absolue de la lumière du jour, manifestation par excellence de la souveraineté.

Le léopard, prédateur intelligent qui rôde et grimpe aux arbres, incarne le pouvoir récent des conquérants qui, dans bien des contes[17] s’oppose au pouvoir d’en-bas, au pouvoir chtonien, à l’autochtonie du chef symbolisé par le crocodile, le saurien, l’animal archaïque, ce  survivant des origines qui, caché dans le royaume des eaux, guette en silence l’occasion de saisir sa proie.

 

Il faudrait mentionner aussi l’immense fortune qu’a connu en Afrique noire la thématique du cheval et du cavalier venue, dès le 10ème siècle, de l’Islam galopant. Les Africains l’ont très vite négrifié alors même que, comme chez les Dogon, le cheval n’avait pas de place dans la vie quotidienne. Symbole de masculinité, de domination et de pouvoir, cet animal incarne le schème de la force dressée, domptée, sélectionnée, codée. Cela implique que l’homme lui-même peut se faire cheval par une inversion des signes et des forces comme c’est le cas dans les cultes de possession. Chez les Kotoko du Tchad les chevaux de la folie portés en pendentifs sont des talismans, les patients étant eux-mêmes chevauchés par les diables et les génies.

1.4 Permettons-nous trois remarques critiques à l’endroit de ce bestiaire :

-Les métaphores et les allégories animalières qui servent à peindre l’homme sont en général une entreprise d’appropriation, d’assujettissement moralisateur, de domestication de l’animalité où les fantasmes et les projections anthropomorphiques se donnent libre cours. Elles font partie d’un bestiaire à la signification convenue et sont le reflet d’un monde assez banal et sans véritable horizon, à cent lieues des lignes de fuite qu’invente le devenir-animal pour échapper aux territoires constitués de l’ordre établi. Les Mickey, les Pikachu ou le Bébète show de Canal plus le montreraient aussi bien.

-Et pourtant si l’animal apparaît aussi dans ce bestiaire comme un être à part entière que l’homme doit suivre, c’est parce que l’édifice de la figuration est soutenu en Afrique par la conviction animiste qu’il y a une continuité et une identité profonde entre l’animal et l’homme, que l’un entretient une étrange connivence avec l’autre comme si l’homme, le prédateur, se souvenait d’appartenir à la même lignée que ses victimes et ses proies. Aussi les animaux apparaissent-ils comme des parents des humains soit par le sang soit par l’alliance. Les hommes n’ont pas en effet, pour les Africains, le monopole du langage, de la conscience, de l’intelligence, de l’émotion, de l’imagination... et l’ouverture de l’animal à la richesse de la vie leur demeurent totalement insoupçonné[18]. Ce qui s’oppose diamétralement à l’humanisme dévoyé du  monde occidental qui sous la double influence de la Bible et de la philosophie cartésienne ont tout refusé à l’animal, car l’homme, coupé de la nature, avait été constitué en règne souverain[19].

-Cette continuité confirmée aujourd’hui par la théorie darwinienne et par la génétique ne s’accompagne  toutefois pas d’une zoolâtrie[20] donnant par exemple droit, comme en Egypte ancienne, à momification et enterrement  cérémoniel. C’est entre la sacralisation à l’égyptienne et l’objectivation occidentale que le statut de l’animal en Afrique noire doit être cherché.

2.1 Un système à trois termes : la médiation de l’animal.

Ce statut d’intermédiaire est manifeste quand on examine les artefacts tant sur la plan morphologique que sur le plan fonctionnel.

Les divinités africaines sont invisibles, ne nous ressemblent pas c’est pourquoi ils prennent souvent la forme de l’altérité animale qui nous défie jusqu’à venir troubler notre propre  identité. Toutefois ils ne sont pas vraiment figurables et les statues et les masques animaliers sont rarement des figurations zoologiques clairement identifiables, ils représentent des esprits invisibles, des esprits de la brousse ayant pris une apparence animalière plutôt qu’humaine et ils les représentent tels que les mythes les ont établis.  Ces supports figuratifs sont de plus souvent hybrides ou composites comme dans le cas de tel exemplaire d’antilope ciwara qui ne représente aucun animal en particulier et qui a clairement un rôle d’intermédiaire dans un rituel agraire. Nous avons donc bien, comme l’écrit Alfred Adler, un système à trois termes : homme/animal/esprit.

 

Le ciwara, mot à mot, le fauve de la culture, est un rite de fertilité agraire, une hiérogamie qui, chez les Bambara, mime l’union de la terre et du ciel, de la terre féminine et du soleil masculin. L’homme revêt l’identité d’un animal sauvage (antilope) qui va marquer son territoire pour le domestiquer. Ici ce n’est pas une simple antilope mais un animal monstrueux, un sculpture-collage faite de registres superposés qui rassemblent des animaux appartenant à différentes espèces.  En bas nous avons le corps de l’oryctérope animal fouisseur qui laboure la terre de son groin en forme de pénis. Au dessus de lui le pangolin, qui a une double nature terrestre et arboricole et représente un élément de jonction entre les racines et les tiges aériennes du sorgho[21]. Ces cornes présentes sur tant de masques africains signifient la puissance, la poussée vers le haut, la croissance et l’élan des plantes vers la lumière.

L’animal intervient comme un intermédiaire dans les rituels propitiatoires (comme le ciwara) mais aussi lors des initiations, dans les sacrifices, les funérailles, les actes de divinations, les pratiques thérapeutiques…

2.2 L’initiation est une mort rituelle, une mort et une résurrection symboliques qui ouvrent aux jeunes la voie de la connaissance et de la perception du monde. Pour gagner en puissance de vie, pour faire d’un petit d’homme un homme véritable, l’initié, nous dit A. Adler,  doit puiser à la source sans cesse renouvelée du monde animal (…) dont il peut prendre le meilleur, les forces de fécondité, l’énergie créatrice et le pire : la force de destruction. Ici nous avons des enfants Mbuti peints avec le pelage moucheté du roi des prédateurs. De façon analogue le calao est l’inflexible sentinelle qui préside, chez les Sénufo, au rituel initiatique du poro qui assure la formation de la jeunesse et la domination des aînés. Synthèse hardie d’un bec phallique et d’une ventre rond, la statue du calao soutenue quelquefois par l’ancêtre féminin, a bien un air de commencement du monde. Le calao fait partie avec la tortue (culture), le crocodile (pouvoir), le caméléon (intelligence de celui qui connaît le pouvoir de la métamorphose magique) et le serpent (procréation) des cinq animaux primordiaux et symbolise la procréation.

2.3 Le sacrifice répare une rupture d’équilibre qui a mis en danger la collectivité, il fait partie d’un échange-don entre les dieux et les hommes qui communiquent par l’intermédiaire d’un animal égorgé, le sang étant la part des dieux. Les forces vitales libérées par le sang répandu renforcent le lien et restituent aux forces de la nature une part des bienfaits que les hommes tirent d’elle. Le sacrifice est fondé sur une théorie énergétique : le nyama véhiculé par le sang s’épaissit et coagule sur des objets forts auxquels il confère une puissance exceptionnelle. En Afrique poulets, coqs et quelquefois béliers et taureaux constituent la nourriture que les hommes partagent avec les dieux.

2.4 Les funérailles. Les masques sortent lors de rites de passage quand les jeunes gens deviennent homme ou femme et sont reconnus comme membres adultes de la société et lors des funérailles quand les vieux décédés vont rejoindre les ancêtres. A chaque fois les masques intercèdent pour rétablir l’équilibre cosmique et social d’un ordre qui a été lésé, pour rétablir le lien rompu entre l’univers indompté de la brousse et celui du village. Chez les mossi le masque est le support des esprits des ancêtres du clan et chaque chef garde un masque à l’effigie de l’animal totem dans la case des esprits ancestraux. Il accompagne le défunt jusqu’à la tombe et, à la levée de deuil sa présence facilite le voyage de l’âme du défunt vers le monde des ancêtres.

2.5 La purification rituelle. L’animal est encore présent lors des cérémonies annuelles de purification liées aux activités agricoles. Les masques de feuilles chez les Bwa sont les masques les plus anciens ; ils sortent au moment de la feuillaison, sur les terrains défrichés par le feu. Ils sont liés au culte de Doo, fils bisexué du soleil et de la lune et ces masques, microcosmes du macrocosme, résument tout le processus qui a conduit à la création du monde. Celle-ci est dominée par l’événement  inaugural d’une transgression qui a provoqué la fuite des  dieux et la scission jour/nuit, blanc/noir, visible/invisible. Ici la combinaison des plumes blanches du calao (diurne et proche) et des piquants du porc épic (noir, agressif, sous terrain) rappelle et matérialise la dualité des premiers êtres.

2.6 La divination. L’animal et divination ont partie liée puisque la divination, qui apparaît en Chine en 1300 av. J. C. est originairement une zoomancie, plus précisément une ostéomancie.  En Afrique on connaît la divination par la souris, par le renard pâle, par les pattes de poulet ou de l’oryctérope, par tous ces animaux qui sont en rapport étroit avec les puissances chtoniennes.  Les larves du fourmilion, les taupes, les scarabées, les cigales, les termites et les araignées terricoles comme les mygales peuvent sortir de terre pour répondre aux questions qu’on leur pose. Les traces qu’elles laissent sont considérées comme les paroles de l’animal interrogé.

Ici nous avons une scène de divination par le renard pâle chez les Dogon. Attiré par les graines d’arachide qui ont été laissées la veille, le renard écroulera des petits tas de sable, déplacera les bouts de bois plantés dans le sol qui seront l’objet de l’interprétation du devin. Le renard dans la mythologie dogon a une origine divine et pour d’autres peuples il a toujours rapport à l’ancestralité et à l’origine. Quand il pleure c’est qu’il sait que quelqu’un va mourir et il pleure beaucoup et il crie longtemps lorsque c’est un enfant qui va mourir[22].

3. 1 Devenir animal

Il y a en chaque homme un animal enfermé dans une prison comme un forçat, écrivait G. Bataille[23] dans un article intitulé : Métamorphose. Qu’il trouve la porte et il se rue alors dehors comme le forçat trouvant l’issue. Défaire notre être et notre identité figée pour faire entendre justement la voix du dehors, cela pourrait être une des finalité de l’art. Si l’art ne rassure pas, s’il est fait pour troubler, c’est parce qu’il peut nous expulser de la quiétude apaisante du domestique, de l’habituel, du courant, du familier, de l’humain trop humain… comme si toujours il poursuivait l’altérité d’un lieu étranger. L’inhumain est en effet la mesure de toute création humaine, nous rappelle G. Deleuze, et toute création est un devenir, un devenir étranger ou un devenir-animal. Il ne s’agit nullement pourtant de faire l’animal, d’imiter l’animal ou de parler pour lui, --lui, le minoritaire qui ne parle pas et n’a aucun pouvoir -- mais de suivre l’animal afin d’être pénétré par un devenir animal comme Mozart a pu être pénétré par un devenir oiseau. Cette résistance à l’arasement identitaire et à l’enfermement, l’art moderne l’a longtemps cherché auprès de l’art africain. Celui-ci a en effet su garder intact le pouvoir de faire bégayer ou délirer les formes, de faire entendre et résonner les souffles et les cris animaux, de s’ouvrir à tous les paradoxes de la nature animale qui nous habite. Tentons de suivre, au plan anthropologique comme au plan esthétique, cette ligne de fuite ou ligne de sorcière qui invite à la  métamorphose ou au dépassement des formes et vise une profonde identification avec l’animal.


 

3.2 Le totémisme est le plus ancien système qui associe l’homme et l’animal et selon Philippe Descola il n’existe vraiment que chez les aborigènes australiens.  Mais tous les éléments qui définissent le totémisme (ancêtre mythique représenté par un totem, groupe éponyme, corrélation ou identification analogique entre animaux et groupe humain, animal tabou, exogamie entre les groupes) ne font pas bloc et l’on trouve en Afrique bon nombre de sociétés pour lesquelles, dans les temps mythiques, un animal emblématique ou un esprit animal a apporté naguère à un ancêtre du lignage une aide providentielle à la suite de laquelle s’est nouée une alliance totémique. La protection de l’animal totem n’est assurée que si l’homme ne transgresse pas le pacte, ne consomme pas la chair de l’animal totem, que s’il perpétue et honore le pacte par un culte. Cet oiseau lobi planté à côté de statues d’ancêtres rappelle qu’il faut respecter le pacte et les interdits qui en découlent. Il en est de même du serpent chez les Gan. Les serpents en bronze portés en amulette ou en pendentif représentent la grande majorité des artefacts de cette tribu du rameau lobi. Les motifs en spirale qui parfois les accompagnent soulignent qu’ils sont bien en rapport à l’origine, à la source et à la ressource profonde d’où a émergé l’ancêtre mythique.

3.3 Le double. Le thème du double, de la gémellité, du couple a en Afrique une préséance sur celui de l’engendrement à partir d’un seul principe. Tout a été créé en double et la gémellité est souvent un signe de perfection. Les hommes ont souvent un double animal ce qui entraîne parfois des pratiques singulières. Ainsi les Toposa, voisins de Dinka, grands éleveurs de bétail, pratiquent l’avulsion des dents de la mâchoire inférieure de sorte à faire saillir celles de la mâchoire supérieure et à ressembler à leurs vaches. Les Shilluk et les Nuer ont coutume de donner au jeune pâtre un veau qui portera son nom et qui sera mis à mort quand son propriétaire viendra à mourir. Ses cornes seront alors disposées sur sa tombe.

 

3.4 La métamorphose. Le roi fon a pour double ou pour doublure tous les animaux de la forêt et, en particulier, le lion. Le lion est le « nom fort » du roi, un nom qui n’exprime pas seulement sa puissance mais qui participe à sa force. Non seulement le roi glélé est représenté avec une tête de lion mais on affirme qu’il peut se métamorphoser en lion. Il en est de même du roi Kuba qualifié d’ordure parce qu’il a accédé à son statut au prix de transgressions majeures. Le roi est léopard et sorcier et tuer un léopard appelle nécessairement des rites de purification sous peine, pour le chasseur, de devenir fou. La dépouille du léopard est alors honorée comme celle d’un roi.

La réversibilité de la métamorphose concerne également les hommes-animaux, les hommes-léopards (bagwe) en particulier, ceux de la côte d’Ivoire et du Nigéria qui furent en partie liés à une forme de terrorisme anticolonial. Ils appartiennent à des sociétés secrètes à but essentiellement criminel. Déguisés d’une cagoule et d’un habit de peau de léopard, ils utilisent une arme de bois muni de griffes de fer qui leur permet  d’imprimer dans le sol des empreintes semblables à celles de l’animal. Ils commettent des assassinats à la demande de chefs lignagers, ils extirpent le cœur et les entrailles des victimes et avouent ne pas savoir distinguer ce qui relève en eux de l’homme et ce qui relève de l’animal. C’est que le déguisement ne fait pas le léopard. La relation qu’ils entretiennent avec l’animal qu’ils affirment être n’a de sens et d’efficience que dans la mesure où ils intériorisent la puissance spirituelle de l’animal subissant quelque fois, au cours d’une initiation, une véritable métamorphose[24].

Ces grands criminels, ces hors-la-loi, fascinent les foules et entretiennent avec le souverain-sorcier une secrète complicité qui permet à la thématique du pouvoir d’échapper  peut-être à ce que la logique  du mythe a encore d’identitaire et à la tentation de capturer, de ligaturer, de territorialiser le devenir-animal.

Mais c’est probablement sur le plan formel que ce devenir-animal est le moins équivoque.

 

3.5 Indiscernable. Les masques dont il va maintenant être question peuvent être compris comme autant de tentatives pour défaire l’identité de l’organisme humain enfermé dans une nature et pris dans un pli infernal, pour défaire le moule identitaire du visage humain, pour « sortir du trou noir de la subjectivité »[25] et pour actualiser la puissance de l’informe.

 

 

Ainsi ce masque Batcham --Batcham est le nom d’un royaume du grassland camerounais--, est une des plus étonnantes réalisations plastiques des arts africains née de la rencontre ou des noces de deux ou de plusieurs règnes, révélatrice d’une indiscernabilité ou d’une indécidabilité entre animalité et humanité. Il met en tension un plan vertical et un plan horizontal. Le plan vertical est décoré de losanges horizontaux dominant deux joues massives proéminentes, deux grands yeux ovales au regard énigmatique, une bouche ouverte avec des dents à stries verticales. Celle-ci, sur le plan horizontal, suggère la tête d’un hippopotame qui émerge des eaux, double animal d’un grand dignitaire du royaume. Ce masque est un instrument de contrôle social comme la plupart des masques ; il est utilisé pour les funérailles et l’intronisation du roi au cours de laquelle était exécutée la danse royale de l’éléphant. Mais l’essentiel est que ces formes monstrueuses nées d’une appropriation de différentes formes animales provoquent, chez les sujets humains, un choc émotionnel qui leur permet d’établir un rapport profond avec les entités tutélaires.

 

3.6 L’humanimal. Ce mot-valise, néologisme de Jean-René Bourrel utilisé à propos de Senghor[26] peut trouver ici son double plastique dans ces Masques-casques des Izzi (sous goupe igbo) du Nigéria  appelé Obodo Any, esprit de l’éléphant. Il présente une tête d’éléphant imaginaire en arrière de laquelle est sculptée une tête humaine ou réalise une synthèse entre les deux. Il est remarquable par l’audace et la distribution des volumes géométriques, par sa stylisation, par la violence des déformations qui, au mépris de toute ressemblance, laisse transparaître des forces brutes, un monde d’intensité pure. De la calotte du masque part une sorte de trompe, les défenses encadrent une bouche largement ouverte. Ce masque danse en solitaire ; il est investi de degrés de pouvoir différents en fonction de sa taille. Cette figure de pachyderme, par sa force et sa vigueur, donne à voir comment l’ordre social a pu naître de la  violence même s’il est réduit aujourd’hui au rôle de divertissement lors de fêtes de l’igname et de la purification annuelle du village.

 



 

3.7 Anthropozoomorphie. Avec ces masques dan on sent le visage humain filer vers la figure animale, l’excroissance antérieure du masque la fois nez et bec, nez et orifice buccal d’oiseau de telle sorte que la courbure du bec amplifie admirablement celle du front. Le nez est resté anthropomorphe dans l’autre masque, c’est la bouche qui est devenue bec et c’est l’angle  de la face au niveau des yeux, rappelé comme une rime plastique par celui qui se situe sous le nez qui crée un rythme lent, efficace, ferme, sans erreur.

 

3.8 Logique de la greffe. Avec ce masque-heaume Bembe la logique de la greffe a été poussée à son terme dans la mesure où les formes et les fonctions allogènes, celles de l’œil animal en particulier ont été cannibalisées sur cet objet qui constitue un seul bloc. Ce masque-heaume monoxyle appartient à la société secrète alunga (l’équivalent des bwami des Lega) qui clôture son rituel initiatique justement par la révélation de ce masque ; sa vision est interdite aux non-initiés. Avec des yeux de chouette qui se sont multipliés, qui ont proliféré sur les quatre côtés, ce masque à la vision panoramique, à la vision panoptique de despote --d’un despote aux mille yeux qui happeraient ses sujets comme le feraient des trous noirs-- rassemble les pouvoirs opposés de la nature (mâle/femelle, jour/nuit…), les met en balance, en préserve l’équilibre et la totalitaire harmonie. De nouveau apparaît ici une secrète connivence entre la souveraineté du despote et la fonction de contrôle exercée par cette société secrète. Faut-il rappeler qu’avec son hululement lancinant, son vol silencieux, son comportement cannibale, son aptitude à fondre subrepticement sur sa proie, cette créature aux immenses yeux en position frontale est souvent considérée en Afrique comme porteuse de présage, annonciatrice de malheurs, obéissant aux pouvoirs des sorciers ?

 

 

3.9 La binarité surmontée. La grande face lunaire du masque baulé Kplé Kplé blan, avec ses yeux coniques et saillants inscrits dans des amandes qui les cernent, sa large bouche rectangulaire armée de dents, ses deux cornes d’antilope torsadées qui le surmontent, est devenu le stéréotype européen de l’art africain, le masque le plus répandu et le plus imité, l’icône de la TV ivoirienne. Et si on le prenait pour  emblème parce que, justement, il se joue des oppositions binaires et cela sur tous les plans ? C’est un masque de divertissement (il sortait le jour du 14 juillet au temps de la colonisation) mais c’est aussi un masque sacré qui peut se produire la nuit pour des funérailles d’hommes.  Il fait partie du culte du Goli (et le monde de la forêt est déjà présent dans ce nom de Goli qui  signifie panthère ou léopard) qui comprend quatre paires de masques qui sortent en couple, deux à deux, ce masque disque, masque noir et mâle inaugurant la mascarade avec son double rouge et féminin.  Le masque animal (goli glin) puis celui orné de cornes de chèvres (kpwan kplé) suivront avant que ne sorte en final celui qui présente un superbe visage (kpwan). On peut considérer ainsi que ce masque anthropozoomorphe défait à lui tout seul les identités constituées en subvertissant toutes les oppositions : opposition de l’humain et de l’animal, du masculin et du féminin, (le devenir-animal se double d’un devenir-femme dans cette société matrilinéaire ou le masque femme est le masque suprême) du sacré et du profane, du jeu et du sérieux …

 

 

3.10 Extravagance. L’extravagance c’est proprement le fait d’errer, de sortir de la voie et ce terme convient bien à cet être qui vient révèler à l’homme qu’il n’a peut-être justement pas de « propre ». Le singe, notre double inquiétant, l’être qui nous est à la fois le plus proche (heimlisch) mais aussi le plus radicalement étranger (unheimlisch) est atopos, excentrique, extravagant dans tous les sens du terme et susceptible par là même de nous donner les moyens d’explorer les limites et les paradoxes de notre humanité ; ainsi, dans les mascarades bambara, il occupe une place à part : cet animal voleur et paillard, symbole de puissance sexuelle, ne se mêle pas aux autres masques, il intervient comme un acteur comique, courant partout avec agilité, se livrant à des pitreries et à des obscénités qui font rire la  foule. Dans les rituels du Koré –la plus haute des société d’initiation bambara-- il n’est pas sans rappeler l’attitude de la hyène  : cet inquiétant charognard, ce nécrophage insatiable,  avec sa grande bouche béante et sa bosse sur le front déclenche par ses pitreries et ses pas maladroits des rires, rires qui libèrent la communauté de l’inconfort et de la crainte que cet animal inspire. C’est ce même rire apaisant et libérateur que provoque, chez les Hemba,  le masque  simiesque qui sort en période de deuil, lors des secondes funérailles : la danse d’abord sauvage, la danse macabre de ce masque aux sourcils fortement relevés et à l’inconvenante bouche ouverte (on ferme religieusement celle des morts chez les Hemba) exprime, par sa violence, l’irruption brutale de la mort qui –comme le singe, trickster (décepteur) malicieux– bouscule l’ordre des choses mais elle est bientôt suivie de pantomimes amusantes, façon d’introduire à la paix et de précipiter le retour à l’état normal[27]. Chez les Gurunsi le singe parodie ouvertement la danse des autres masques tout en mendiant de la monnaie, tout en poursuivant les femmes de ses provocations obscènes, tout en faisant peur aux enfants, révélant peut-être ainsi comment la croyance en la transfiguration du danseur masqué peut survivre au démenti de l’expérience, démenti insolemment révélé par ce jeu  parodique auquel le spectateur étranger que nous sommes s’identifie spontanément.

 

 

Avec cette statuette m’botumbo l’inquiétante étrangeté (Unheimlischkeit) du singe acquiert une puissance d’apparition sans pareil jusqu’à  susciter un étrange malaise. Tout a été mis en œuvre pour rendre effrayante et visionnaire l’exhibition du monstre. Ce cynocéphale mi-animal mi-humain, synthèse hardie et dérangeante d’un dieu et d’un animal, mime, par sa génuflexion, un acte de dévotion ; récipiendaire d’offrandes il a les jambes légèrement fléchies. Cette statuette est le réceptacle de la force de l’animal dévastateur des cultures, l’émanation de la présence sauvage de la brousse ; et elle peut, ainsi détournée par cette réappropriation ultime, venir posséder les humains pour les informer du cours des choses et protéger le village contre les mauvais esprits.

 

Conclusion. C’est sans doute le privilège de l’art que de nous faire sortir de notre enfermement identitaire et de pouvoir nous faire entendre toutes les voix du monde. C’est le privilège de l’art africain non pas d’imiter les animaux en parlant pour eux, mais  d’être arrivé à suivre l’animal (l’animal qui me suit et que  je suis, écrit J. Derrida), à se laisser pénétrer par un devenir-animal, par un devenir-oiseau, un devenir-poisson, un devenir-buffle… qui est parvenu quelquefois à faire délirer les formes établies, à casser les académismes et à rendre ainsi visible la force des désirs et des affects qui peuvent nous traverser. On ne le répètera jamais assez : c’est la prégnance non pas de la forme mais de la force ou des forces combinées selon une variété de contrastes, de ruptures, d’associations  qui fait la spécificité de ce qu’on appelle les arts premiers : énergétique en excès sur toute sémantique, énergétique qui fait signe vers ce rythme qui nous constitue et qui fait que toute chose se danse[28]. A la suite de quel devenir-nègre parviendrons-nous, notre moi enfin effacé, à nous glisser entre ces vivants que nous avons tranquillement baptisés du seul nom d’animal afin de retrouver enfin notre joyeuse immanence à la vie ?

 

 

 

 



[1]. La figure animale est d’abord  présente sur la plupart des ustensiles utilitaires qu’ils soient en bois (pipes, peignes, démèloirs, poteries, portes, cuillers, poulies de métier à tisser, tambours, sièges, lance-pierre, serrures, jeu d’awele), en tissus, en terre, en bronze, en or ou en ivoire (bracelets, bagues, colliers pectoraux, pendentifs de ceinture).

[2] Des animaux plein la tête. Peintures rupestres dans la région du Cap en Afrique du Sud. John Pakington. In Animal, Edition Dapper, 2007.  Cf. aussi Animalités, Revue d’esthétique n°40 ; Le grand animal de Benoît Berthou.

[3] L’animal dans les cultures d’Afrique noire op. cit.. p 59 à 89.

[4].  C’est ce que montre d’une façon générale l’explosion de l’art paléolithique entre 20 et 30.OOO ans dans des parties du monde fort éloignées (Australie, Namibie, Brésil…). Dans la grotte Chauvet,  2/3 des animaux représentés sont réputés dangereux. La  frise des rhinocéros et des lions est en ce sens particulièrement spectaculaire..

[5][5] Dans la grotte des Trois frères le sorcier est une figure monstrueuse qui emprunte des formes à des espèces différentes : queue de cheval, yeux de hibou, défense de rennes, museau de félin, l’animal habite l’homme comme son autre.

 

[6] L’homme commence avec les pieds dit Leroi-Gourhan : la station debout libère la main et permet le travail, travail qui avec les interdits qu’il génère, le sépare à tout jamais de l’animal. Mais cette première transgression  de la nature s’accompagne d’une seconde : avec l’art  l’homme  fait retour à l’immensité première et c’est la liberté du monde animal que l’homme choisit de représenter, lui-même n’étant présent que sous une forme souvent schématique. Daniela Bognolo (Op. Cit., Sur la piste de l’animal, p. 175 sq) retrouve spontanément cette thèse bataillienne et en montre indirectement le caractère opératoire.

[7] Constitué à partir de compilations d’extraits de deux ouvrages :Physiologos du IIeme siècle et Etymologies d’Isodore de Séville du VIIe.

[8]Elles constituent leur nourriture mais aussi celle des dieux : taureau, coq, bélier sont animaux de sacrifice

[9] Cf., Gabriel Massa, Masques animaux d’Afrique de l’Ouest, Sépia, 1995, Sculptures animalières d’Afrique noire, Sépia, 1996.

[10] Cf.  Allen Roberts in Animals in African Art, N.Y., 1995

[11] Cf. Deleuze et Guattari, Mille plateaux, Minuit, 1980, p. 295.

[12] Selon M. Voltz (thèse inédite) les Gurunsi du Burkina dont tous les masques sont animaliers distinguent trois catégories :  la catégorie eau (crocodile, canard, silure, python). La Catégorie nuit (chouette, calo, hyène, chauve-souris), la Catégorie feu  dont font partie les grands mammifères sauvages (hippotrague, singe, buffle, lion).

 

[13] Cf., Les écarts de la nature, G. Bataille, O.C., I.

[14] Cf., Sculptures animalières d’Afrique Noire , Gabriel Masa. Ed. Sépia, 1996, p. 95.

[15] Séminaire. La bête et le souverain. Volume I. Galilée, 2008.

[16] Allen F. Roberts, Animals in African Art, From the familiar to the marvelous, The Museum for African Art, New York, 1995, p. 25.

[17] Animal, Op. Cit., p. 309.

[18] S’il fallait trouver un équivalent à cela dans la tradition occidentale, on rappellerait que, pour Rilke, L’animal tourné vers le dehors de l’mmensité cosmique voit l’Ouvert de tous ses yeux et que pour Heidegger lui-même (Les concepts fondamentaux de la métaphysique 1992, p.372)  la pauvreté en monde de l’animal(Weltarmut) n’a pas un sens privatif : la vie a un domaine d’ouverture telle que le monde humain ne connnait peut-être pas du tout . Chez Nietzsche c’est la babillage des animaux, le cri, le chant plus que la discours, qui permet au convalescent de se réconcilier avec le monde.

[19] Dès le début de la Genèse le fossé séparant une créature faite à l’image de Dieu du reste des animaux est là, abyssal : Faisons l’homme à notre image et à notre ressemblance ! qu’il ait autorité sur les poissons de la mer et sur les oiseaux des cieux, sur les bestiaux, sur toutes les bêtes sauvages et sur tous les reptiles qui rampent sur la terre ! et, s’adressant à Adam, Elohim dit : « Tu domineras la terre et tu la soumettras, tu donneras à toute chose un nom, tu les baptiseras  en marquant ainsi ton ascendant et ta domination ». Lévi-Strauss nous avait avertis : En séparant radicalement l’humanité de l’animalité l’homme occidental a ouvert un cycle maudit car la même frontière constamment reculée allait servir un jour à écarter les hommes d’autres hommes »..

[20] On a retrouvé en Egypte non seulement des volières d’Ibis et des couveuses d’œufs de crocodile mais des centaines de milliers de chats momifiés, des crocodiles, des taureaux, des oiseaux, des poissons, des béliers, des chiens, des babouins, des ibis... et même (Musée Guimet de Lyon) un sarcophage de ver de terre ! Toutefois si les dieux égyptiens ont bien en général une tête d’animal celle-ci n’est que la métaphore de leur fonction et les cimetières de chats ou de taureaux ont pour fonction d’honorer Bastet ou Thot.

[21] Cf., Ciwara. Chimères africaines, Jean-Paul Colleyn, Musée du quai Branly/Les cinq continents, 2006.

[22] Animal, Op. Cit., p. 213.

[23] O.C., I, p. 208.

[24] Animal, Op., Cit., p. 70. Cf. ce qu’en dit Deleuze in Mille plateaux, Minuit, 1980, p. 302.

[25] Mille plateaux, Op. Cit., p. 217-230.

[26] Animal, Op. Cit., p. 359.

[27] Animal, Op. Cit., p. 340, 341. Animals in African Art, Op. Cit., p. 73.

[28] Etant entendu qu’il y a une multiplicité de devenir de l’homme et que le devenir-enfant et le devenir-femme, par exemple, donnent sa tension et son rythme spécifique à une bonne partie  de la sculpture Fang --celle des byeri que l’on fait danser aussi --  et à la sculpture manding ou dogon des ancêtres bisexués, toutes cultures de l’oxymore.

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