J.L.N., la grande santé

Lors de l’éloge funèbre de Jean-Luc j’avais spontanément risqué l’expression nietzschéenne bien connue de « grande santé » pour parler du plus cher de mes amis. Voici que l’occasion de m’en expliquer m’est donnée. Je voudrais d’abord, sous le modèle évangélique de l’anastasis, solliciter une référence venue de l’antiquité, celle du rituel sacrificiel de l’invocation des morts, de la nékuia qui exerce encore sur nous une forte contrainte symbolique. Nietzsche s’y réfère dans ce texte intitulé : La descente aux enfers.

 

Dans ce texte, nous, les prétendus vivants, face au farouchement vivant disparu, apparaissons comme des ombres errantes. Je le cite « Moi aussi, je suis allé aux enfers comme Ulysse et j’y serai souvent encore ; et pour pouvoir parler à quelques morts, j’ai non seulement sacrifié des béliers, je n’ai pas non plus ménagé mon propre sang… C’est avec eux qu’il faut que je m’explique, lorsque j’ai longtemps cheminé solitaire (…). Quoi que je dise, quoi que je décide, quoi que j’imagine pour moi et les autres, c’est sur (lui) que je fixe les yeux et je vois les siens fixés sur moi. Que les vivants me pardonnent s’ils m’apparaissent parfois comme des ombres, tellement ils sont pâles et attristés, inquiets et, hélas ! tellement avides de vivre. Tandis que celui-là m’apparaît alors si vivant, comme si, après être mort, il ne pouvait plus jamais être las de vivre. Or, ce qui importe, c’est bien cette vivace  pérennité. Que nous importe « la vie éternelle..! ».

« Deviens ce que tu es », à cette injonction pindarique, sous-titre d’Ecce homo, la césure de la greffe a répondu en tranchant dans le cru de la vie, en introduisant l’autre en lui. La familiarité du pire, le qui-vive du rejet possible et les milles misères des maladies les plus toxiques l’ont fait paradoxalement accéder à une « santé plus vigoureuse, plus aiguë, plus endurante, plus intrépide et plus joyeuse que ne le fut jamais jusqu’à présent toute santé ». Il est ainsi devenu ce qu’il n’avait peut-être jamais pressenti d’être, tout au dehors et en évidence, né à la société et à l’amitié, comme le disait Montaigne.

Ce nœud intime, profond, paradoxal de joie et de souffrance, Nietzsche, l’éternel malade, l’appelle la « grande santé ». Nul ne peut la connaître s’il ne s’est pas affronté à l’adversité de la maladie, s’il n’est pas passé par la maladie, par le savoir de la maladie.

 

1 Cruauté.

Pour donner le coup d’envoi voici, comme un écho à cruor,  le texte cru et cruel que l’on trouve dans la correspondance de Nietzsche :

“À tous ceux à qui je porte intérêt, je souhaite la souffrance, l’abandon, la maladie, les mauvais traitements, le déshonneur… que (rien) ne leur soient épargnés (…) je n’ai point pitié d’eux, car je leur souhaite la seule chose qui puisse montrer aujourd’hui si un homme a de la valeur ou non : de tenir bon…”

« Tenir bon », opposer la fierté de l’esprit à la tyrannie de la douleur cet héroïsme qui rappelle celui des stoïciens n’est en vérité pour Nietzsche qu’une manifestation de la haute pulsion tyrannique de la volonté de puissance qu’est en elle-même la philosophie. Aucune algophilie malsaine, aucun dolorisme macabre dans ces propos mais l’affirmation d’un pessimisme de la force qui associe joie et souffrance. La tragédie grecque avait déjà clairement montré qu’il y avait une souffrance de la surabondance de vie qui ne cherche pas son extinction mais sa métamorphose en joie. La seule santé ne révèle jamais rien de nouveau, elle demeure « la vie dans le silence des organes », disait Leriche, un silence qui, sans la rupture pathologique, n’enregistrerait que la monotone répétition du même. Ce sont seulement les maladies qui révèlent de nouvelles possibilités vitales, qui ont l’initiative du nouveau, qui sont une véritable et périlleuse expérimentation.  Loin d’exclure la maladie, la santé se mesure à la dose de maladie supportée de sorte que la volonté exclusive de santé pourrait être un préjugé, une lâcheté, un reste de « mentalité arriérée ».

Voilà ce qui permet à ce continuel malade,  de dire de lui-même qu’il possède une prodigieuse santé, voilà ce qui le conduit à personnifier, à nommer  sa propre souffrance, sa « chienne » comme Baudelaire donnait corps et apostrophait sa Douleur comme une enfant capricieuse et impatiente. Sois sage Ô ma Douleur et tiens-toi plus tranquille … et quand le soir descend, comme pour apprivoiser la mort, il met le point final à la magie incantatoire du poème avec cette chute toute musicale :  « Entends ma chère, entends, la douce nuit qui marche ». « Que la joie puisse (ainsi) naître avec l’anéantissement de l’individu, que cela, au lieu de causer une souffrance, puisse être salué en riant, n’est compréhensible qu’à partir de l’esprit de la musique »,  avait déjà poursuivi Nietzsche, de la musique de Bizet, de Rossini ou d’Offenbach dont la gaieté africaine nous fait danser et oublier nos  propres souffrances.

2-Le

2 Un nouveau paradigme pour la philosophie.

Loin d’être un hapax, la grande santé est l’un des noms capitaux de la philosophie de Nietzsche qui a changé le paradigme de la philosophie en la référant non plus à la recherche de la vérité mais à celle de la santé : « De ma volonté d’être en bonne santé j’ai fait ma philosophie». Mais santé et maladie sont deux termes qui entretiennent une relation dynamique complexe comme le montre le processus énigmatique de la convalescence qui est au cœur de sa pensée. Heidegger a pu considérer « Le convalescent » comme l’un des textes les plus importants du Zarathoustra : Der Genesende, « Le convalescent » est celui qui se recueille pour le retour dans sa destinée afin de devenir le porte parole de la vie et de la souffrance… ». JL, le roi debout de la finitude devenu celui qu’il était, n’a-t-il pas été par excellence der Genesende ?

Le paradigme de la santé concerne non seulement la sphère biologique mais aussi « l’asile d’aliénés qu’est la terre », et Nietzsche s’est toujours considéré comme le médecin d’une civilisation menacée par la décadence.

3- La sortie de la métaphysique.

Pour entendre ce que signifie la grande santé il faut sortir des dichotomies, des oppositions de valeurs, du dualisme qui caractérisent la métaphysique.  Une sorte d’hémiplégie de la pensée conduit les métaphysiciens, à scinder en deux le monde, à opposer les valeurs et à rêver de l’espoir consolateur d’un monde sans mal. Certains ne rêvent-ils pas aujourd’hui d’une santé parfaite qui, à force de régimes, d’ablation préventive d’organes et de gènes défaillants, éradiquerait complètement la maladie et permettrait à la limite de nous donner l’immortalité ? Mais non, la maladie est une dimension essentielle de la vie, la santé requiert la maladie de même qu’il n’y a pas de bien sans mal, de lumière sans ombre, de création sans destruction, de rires sans pleurs. Et, si la vérité est femme, il n’y aura jamais de vérité sans ce complexe d’erreurs ou de fictions nécessaires à la conservation et à l’expansion de la vie. Le goût de l’apparence, du masque, du mensonge, de la sauvagerie ne fait-il pas partie de l’érotisme raffiné des « philosophes de l’avenir » ? Double, duplice, équivoque, contradictoire, c’est ainsi qu’il faut aimer le monde et lire le texte primitif, terrible et effrayant de l’homo natura.

4 La connaissance affective.

 JL m’a toujours gratifié de lui avoir révélé la pensée de Heidegger. En ce qui concerne les affects, la pensée traditionnelle considérait les sentiments comme des événements intrapsychiques et reléguait le ressentir au troisième rang après le penser et le vouloir. Heidegger a su voir au contraire dans les affects, dans les « tonalités », la marque de notre ouverture au monde. Comment l’auteur de Corpus qui a su dire la gravité du corps aurait-t-il pu ne pas rencontrer une telle pensée ? Les Stimmungen bien loin de s’identifier à nos humeurs fugitives et instables, nous accordent (gestimmen) au monde. J’ai toujours écrit mes œuvres avec tout mon corps et ma vie : j’ignore ce que sont les problèmes purement intellectuel avait écrit Nietzsche.

Le corps est le lieu des affects. Ce concept, Augustin l’a formé à partir du latin pour le substituer à passio trop négativement connoté. C’était une façon de dénoncer un vœu d’arrogante insensibilité, une apathéia qui contraste avec l’affirmation nietzschéenne :

« Le droit aux grands affects doit être reconquis par celui qui pratique la connaissance ». Nous autres, pensant-ressentant, pour qui la connaissance est le plus puissant des affects, nous ne connaissons qu’en tant que nous sommes affectés, ne pensons et n’écrivons qu’ « aux mille vibrations du coup reçu ». Ne fait pour nous événement que ce qui entre dans notre chair à coups de couteau. On pense comme on se blesse, comme on se heurte.  Tel est le lot de la finitude, de  l’esprit fini, celui, disait Kant, « qu’active la souffrance ». « Esprit est la vie qui coupe, qui incise dans sa propre vie. C’est dans sa propre douleur qu’elle accroît son propre savoir…en recevant l’onction des larmes ». La vie déclinante est toujours celle qui a désappris la douleur et qui finit par nous laisser Stimmunglos, sans tonalité, désaccordé

5 La connaissance de celui qui souffre.

Dès la deuxième inactuelle,  Nietzsche avait stigmatisé la neutralité impavide, la prétendue objectivité de l’érudition allemande.  Un passage fameux de la Généalogie de la morale énonce une autre forme d’objectivité gagée au contraire sur les affects:

 

Il n’y a de vision que perspective, il n’y a de “connaissance” que perspective ; et plus nous laissons de sentiments entrer en jeu à propos d’une chose, …plus notre concept de cette chose, notre “objectivité” sera complète.

Notre soif de connaissance, pour échapper à la fixité des perspectives et des horizons éternels a en particulier autant besoin de l'âme malade que de l'âme saine La maladie peut nous gratifier en effet d’un don de double vue qui nous permet de voir ce qui est sain du point de vue du malade et inversement. Pour pratiquer un perspectivisme qui nous fait voir et aimer autrement la vie, il faut donner droit aux « cents tragédies » de la connaissance. Il y a un héros et un fou que cachent les excès passionnés de l’aventure de la connaissance et cette réjouissante folie qui toujours refuse le conformisme, est l’une des sources de l’écriture et du style  de Nietzsche. Comme un chasseur affamé accroché sur le dos d’un tigre, il excelle à transformer détresse et incertitudes en feu et en flammes, à métamorphoser la douleur en créativité lumineuse. Signe du Lion, ascendant lion, savez-vous que c’était le thème astrologique de JL ? »

Le § 114 d’Aurore qui titre « la souffrance des hommes malades que leur souffrance torture longtemps et horriblement… n’est pas sans valeur pour la connaissance » sonne comme un rappel du tô pathéi mathos d’Eschyle : par l’épreuve, la connaissance. C’est l’émotion, le pathos, la disponibilité à la rencontre inattendue qui apparaissent comme la condition de la connaissance. L’absence d’émotivité ? symptôme morbide, expression d’une santé cadavérique et spectrale. Par contre, la souffrance en nous faisant sortir du rêve peut nous rendre clairvoyants comme le fut sans doute le Christ « au moment de la torture suprême »  lorsqu’il prononça « les paroles les plus amères qui ne furent jamais prononcées : Pourquoi m’as tu abandonné  » ? Dans une complète désillusion, il nous arrive de voir ainsi quelquefois le néant dans et à travers les pantins que nous sommes. Aussi, poursuivra Cioran, “ce n’est pas par le génie, c’est par la souffrance, par elle seule, qu’on cesse d’être une marionnette”. La grande douleur, répète Nietzsche, est l’ultime libératrice de l’esprit, le privilège qui « distingue, qui élève et prépare aux grandes tâches »Thomas Mann s’en souviendra en faisant entendre, dans  Docteur Faustus, le chant du cygne d’une Allemagne diabolique dont la folie meurtrière a failli faire oublier le génie. 

Toutes les formes d’art n’ont de sens que parce qu’elles transforment le malheur, qu’elles le transfigurent, le subliment, le rendent partageable nous évitant ainsi de nous faire sombrer et de « nous en aller par le fond » . La vie est souffrance sans doute mais la tâche qui nous importe est justement de se libérer du pessimisme, de trancher la tête du monstre qui nous tout est vain, tout est vide, tout revient sans cesse, il n'y a rien de nouveau sous le soleil....  et d’acquérir une « santé du malheur ». Ce syntagme de René Char est paradoxal et décalé par rapport la gaîté nietzschéennes. Il met pourtant bien en valeur la volonté de surmonter le pessimisme par une sur-santé, une sur-vie appuyée sur un « fonds » de vie qui ressurgit toujours et qui finit par nous mener à la victoire. « Nous avons besoin de la frayeur, des privations, de l’appauvrissement, des veilles, des aventures, des risques, des méprises autant que de leur contraire », l’effrayant est ce qu’il y a de plus fécond.

« Ce qui ne me tue pas me rend plus fort », cette parole résume parfaitement ce qu’est le processus d’une santé que l’on ne possède jamais, que l’on ne cesse de  conquérir, de reconquérir. L’adversité nous rend plus fort à la condition de ne pas se méprendre sur le concept de « force » : ce qui a failli me tuer, me rend plus fort, i.e. plus profond, plus attentif aux conditions du processus vital, mais aussi plus sensible, plus patient, plus pauvre, plus doux, plus généreux, plus soucieux de l’essentiel, plus attentif à la proximité des petites choses, plus amoureux de la vie.

  « Oubliez la perfection.  Il y a une fêlure en toutes choses. Et c’est à travers elle que passe la lumière », chante aujourd’hui Léonard Cohen. En 1878 Nietzsche écrivait : la santé d’un individu ou d’une communauté suppose toujours la blessure, la mutilation ou la faille de la maladie car c’est par cette lésion que s’introduit, disait-il,  « l’infection du nouveau».

Ne dit-on pas de celui qui sort d’une maladie qui l’a fait souffrir et qui a mis sa vie en péril qu’il revient de loin, qu’il sait plus qu’aucun autre ce qu’exister veut dire et qu’il revenu transfiguré, nimbé de gloire, tel un Christ roman, triomphant, sur sa croix ? Comment comprendre autrement que l’euthanasie, la bonne mort, la mort douce et presque confortable que convoitent les derniers hommes, les adeptes de la religion du bien être que nous sommes, n rencontre encore chez nous une telle opposition ? « Celui qui a beaucoup souffert…est plein d’orgueil spirituel tout imprégné et coloré de la certitude effrayante qu’il en sait davantage, du fait de sa souffrance, que les plus habiles et les plus sages ».

6 Risquer la folie

La norme en matière de psychisme humain, c’est la revendication et l’usage de la liberté comme pouvoir de révision et d’institution qui implique le risque de la folie.

Cette citation est de G. Canguilhem dont Jl et moi même avons été les étudiants. Elle donne la mesure de la liberté et de l’audace d’une pensée qui, quand elle pense contre elle-même, peut s’exposer au risque suprême. Une manière donc de saluer la façon dont JL a cherché, jusqu’à l’épuisement, à aller toujours plus loin que les autres et à révéler le poids d’énigmes de toutes les questions.

Venu à la philosophie grâce à la lecture de Nietzsche, la vie était pour Canguilhem une activité d’opposition et de résistance à l’inertie et à l’indifférence qui jouait contre l’entropie croissante et cherchait à gagner sur la mort en tous les sens du mot « gagner ».  Le danger vient toujours de la normalisation, de l’excès d’adaptation, de l’esprit de conformité 

. Je suis de ces machines qui peuvent exploser écrira Nietzsche dans son dernier livre conscient de la formidable et permanente tension entre maladie et santé qu’est la vie. Entre humeur sombre et humeur enjouée, entre décadence et dépassement de la décadence, comme un bouffon usurpateur du nom du Christ, il signe et saigne du nom d’un « homme de douleurs » : Ecce Homo.

7- L’expérimentation.

Dans le seul aphorisme qui en porte le titre, « la grande santé »  est la condition physiologique qui donne aux « argonautes de l’idéal »  le privilège périlleux de s’offrir à l’aventure.

La grande santé rythmée par le retour de la séquence : crise, convalescence, santé nouvelle se trouve démesurément élargie aux dimensions de l’aventure humaine de la connaissance aux prises avec le nihilisme, elle change d’échelle, dans une sorte d’expérimentation cosmique sur le modèle de celle d’Ulysse. Comment ne pas songer ici à celui qui s’est saisi de tant d’objets de pensée, qui a mené tant d’expérimentations, jouant gros jeu sans jamais s’épargner ? Il n’y avait aucune posture héroïque chez celui qui avait acquis la  simplicité impressionnante qui n’appartient qu’aux plus grands.  Mais il savait que l’on ne reste jeune qu’à condition que l’âme ne se détende pas et évite l’inertie et la paix.

Evitons de n’entendre dans cet emploi si souvent répété du mot « grandeur » que les prodromes du délire qui allait l’emporter. La grandeur chez Nietzsche n’est pas l’agrandi, le grandiose, le gigantesque, ce à quoi a cédé l'hystérie wagnérienne mais simplement ce qui est parvenu à plénitude et est parfaitement accompli. Si le vocable « grand » se répète si souvent c’est que tout se passe comme si, après la mort de Dieu, après l’effondrement de tant de cieux et la crainte lancinante d’avoir à payer pour cette perte, la quête d’une nouvelle noblesse et d’une nouvelle grandeur était devenue chez les être abandonnés  que nous sommes, plus intense, plus insistante, plus compulsive que jamais. JL qui désespérément cherchait à saisir la chance d’un monde en mutation, savait bien qu’il n’y avait pas d’autre sens que celui qu’il cherchait. Mais JL ne connaissait pas la nostalgie et il n’était jamais dans la déploration : oui, tout est déjà perdu, la patrie et les dieux, la vérité et le grand art, mais tant mieux ! « Je ne saurais vivre à une meilleure époque que la nôtre où nous avons tout perdu » écrivait S. Weil. C’est avec ces paroles que commence la pensée contemporaine.

8- Tragédie.

 Tel est le mot qui ponctue la fin du fragment sur la grande santé. Prenons ce mot de tragédie dans le sens que lui donne l’étymologie du Trauerspiel allemand. Trauer-Spiel c’est le jeu de deuil, le jeu avec le deuil..

Un texte de Par delà bien et mal nous invite à surmonter cette douleur de la perte.

"Il faut quitter la vie comme Ulysse quitta Nausicaa

en la bénissant et non en pleurant sur elle.

En associant la jeune fille et la mort il continue de s’inspirer du mythe odysséen A nous qui sommes restés sur le seuil, hébétés, interdits et meurtris, il montre peut-être, comment par delà la perte et le deuil, pourrait naître une grande santé. 

L’allusion au naufrage d’Ulysse sur l'ile homérique des Lotophages nous rappelle que Nausicaa, la princesse phéacienne, a rencontré le naufragé, le corps tout gâté par la mer avant de prendre soin de lui tendrement. Au moment de partir, le rescapé est guéri et il bénit Nausicaa pour marquer sa reconnaissance. Le naufrage d’Ulysse évoque cependant un autre naufrage,  sans salut et sans retour celui-là.

Le dernier verbe du texte, verlieben, signifie être follement amoureux, mais la traduction d’Henri Albert :  « pleurer sur elle », glose avec raison sur ce verbe.  Plutôt que de pleurer et de laisser l'affect déprimant de la tristesse dominer en nous, il nous invite à bénir.

Bénir c’est écarter les passions tristes qui nous portent à la nostalgie, à la lamentation, pour nous doter d’une force de salut en ménageant à l’égard de l’objet aimé quelque distance. Bénir c’est le geste sacerdotal par excellence, celui qui tente de nous faire renoncer au charme, à l’envoûtement, au pathos de l’attachement, pour rendre hommage à la plénitude des vertus que nous avons pu recevoir et pour rendre finalement grâce au charme captieux, à la beauté cruelle de la vie. Bénir, un jeu de deuil à l’accent parodique, un pas de côté pour ne pas sombrer. Bénir, accéder à la grande santé, fût-elle la santé du malheur, en mémoire de JL.

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