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Autobiographie

Me voici, seul, désormais. Nous étions trois frères et je me souviens que, dans un exercice d’analyse sauvage, un ami qui nous connaissait bien[1], avait interprété nos comportements respectifs comme autant de réactions ou de réponses à l’absence de notre père, mort en camp de concentration : « Jean-Marie a fui dans la marginalité, Michel a fui à sa manière en faisant retour à la terre, quant à l’aîné, François, il a fui en partant à l’étranger » même si finalement il a docilement épousé le modèle de réussite social de ses parents. Cette mise en perspective m’avait amusé et même séduit -ne donnait-elle pas de la cohérence, de l’intérêt et comme de l’épaisseur au roman familial ? Sans doute la fuite ne semble  pas en soi un comportement très glorieux ni très recommandable mais  il s’agissait pour nous moins de s’évader que de casser la routine, de s’arracher à sa zone de confort, pour essayer d’empoigner le réel et puis cette ligne de fuite fait corps avec l'idée deleuzienne que l’intériorité est une illusion, que nous ne sommes pas des identités uniques et fermées sur elles-mêmes mais des lignes dynamiques qui ne cessent activement de fuir et de faire fuir ce qui est trop statique et trop ankylosé… Mais rédiger des « confessions » ou un « journal intime » comme en ce moment je l’entreprends pour détourner « le chagrin de la vieillesse » (Montaigne), n’est pas nécessairement tomber dans le piège d’un nombrilisme étouffant ou d’un narcissisme stérile, une prestigieuse tradition nous le montre. Le journal de mon frère Michel, rédigé dans les conditions extrêmes d’une longue agonie par un homme qui était, comme Montaigne, tout au dehors et en évidence, né à la société et à l’amitié, l’atteste aussi à sa façon. Alors faire comme Rousseau, engager son honnêteté, gager sa sincérité et commencer comme lui : "Je vous mondre un homme dans la vérité de sa nature et cet homme ce sera moi" ?

Mais la vie ne s'affirme que de différer, que de n’être jamais identique à elle-même, notre identité ne se conçoit qu’en devenir, elle ne cesse de se construire à travers la durée. Ce récit ne fait pas exception à la règle dans la mesure où, cette  identité, je ne cesse ici de la reconfigurer, une dernière fois peut-être. « Ce qu’on dit de soi est toujours poésie » écrivait Ernest Renan et  « poésie » ici doit s’entendre au sens étymologique (poïen) de création, de production imaginaire, de fabrication narrative, de fictionnement pour utiliser le mot cher à l'ami Philippe Lacoue-Labarthe.

Conservation

Il me semble que j’ai toujours souffert d’une certaine rigidité caractérielle qui ne risque guère de s’assouplir avec l’âge et que mon inclination mélancolique m’a toujours conduit à regarder en arrière : commencer une autobiographie par un « me voici seul désormais » l’atteste puisque je fais comme si je n’étais pas marié avec enfants, petits enfants et même en cemois de mai 2023, arrière petite fille. Une telle compexion explique que je n’ai guère changé au cours de mon existence, dans mes convictions aussi bien que dans mes amitiés. Viscéralement ancré à gauche, je suis ainsi resté cependant très conservateur en matière culturelle. Albert Camus est  le philosophe sur lequel j’avais choisi, en terminal, d’exposer la pensée. Cette « pensée de midi », pensée tendue comme un arc entre les extrêmes, pensée intempestive de la mesure  explique sans doute que Camus n’a jamais partagé l’aveuglement idéologique de certains de ses paires. Il allait bientôt l’exprimer clairement à Stockholm dans une phrase qui a claqué comme un coup de tonnerre prémonitoire dans un ciel déjà lourdement chargé : l’impératif de notre génération, dit-il,  n’est plus de refaire ou de changer le monde mais « d’empêcher qu’il se défasse ». C’est pour la même raison sans doute que j’ai toujours été rétif à certaines « nouvelletés » (selon le mot de Montaigne) de mon temps. Combien de fois j’ai eu ainsi envie de m’écrier : ne touche pas à ma langue ! ne touche pas à mes paysages ! ne touche pas aux contraintes de la généalogie[2] ! restant ainsi fidèle à ce désir profond qui me structure et qui m’oriente secrètement.  D’une certaine façon, oui, on peut dire que je n’ai jamais « cédé sur mon désir » et pour continuer en mode spinoziste que à travers l'écriture je continuait à affirmer ma puissance d'agir, à me réapproprier mon histoire et à conquérir une certaine estime de soi.

C’est pourquoi sans doute, depuis le temps de mes vingt ans, j’ai retenu ce passage de René Char sur lequel François Vézin avait attiré mon attention,[3] : « Je suis né comme le rocher, avec mes blessures. Sans guérir de ma jeunesse superstitieuse, à bout de fermeté limpide, j’entrais dans l’âge cassant »[4].

Je me reconnais si totalement dans ce texte, que je pourrais presque me contenter de le commenter mot à mot ce qui serait une façon de me dispenser de la tâche, toujours délicate, de parler de soi.

Le Nord.

« Je suis né comme le rocher avec mes blessures »…

En vérité, je suis né à Lyon à la clinique de la tête d’or je crois, je n’y suis resté qu’un an juste avant que mes parents, tous les deux professeurs de lettres classique soient nommés dans la région parisienne (ma mère au lycée marie-curie où elle fera toute sa carrière, mon père à Vendôme puis au lycée Michelet de Vanves où la salle des professeurs  porte son nom) et ne me souviens pas de mon premier souvenir !  En revanche j’ai retrouvé cette photo où, magnifique bébé, je suis dans les bras de Maman Marie, mon arrière grand mère paternelle, cette femme de caractère si souriante et si belle. Je l’ai beaucoup aimé et je l’ai vu mourir d’un zona très douloureux alors que je venais de passer mon premier bac, au début des vacances, en juillet 1955,  je crois. Elle s’appelait Heumez et j’ai toujours cru que ce nom à consonance espagnole était un lointain vestige de l’occupation des Flandres par les ibères. C’était à Dannes, village du pas de calais où, en juillet, prenant le chemin de fer à vapeur qui trainait des voitures d’un autre âge avec compartiments en bois et portes galbées, nous allions passer 15 jours de vacances. Quand, le ciel nétait pas « triste et bas » nous traversions, à pieds, les 3 km qui nous séparaient de la plage en faisant très attention de ne pas nous écarter du chemin bétonné qui passait entre les dunes plantées d’oya encore truffées de mines et entre les Blockhaus laissés par les allemands. L’air était vif, l’eau très froide, la mer, en se retirant, laissait des bâches dangereuses, mais tout cela vous remuait le sang  et si l’on ne périssait pas, ma foi, cela vous rendait plus fort ! Et puis juillet, c’était le mois où l’on passait son temps à cueillir des cerises –des cerises aigres de Montmorency- dans les arbres du jardin, le temps de la Ducasse aussi, de ces fêtes populaires du nord de la France qui réjouissaient un temps des villages que j’ai connu un peu tristes, où les  petites maisons de briques généralement sans étage étaient enveloppés de la poussière des cimenteries de Camiers, célèbres dans tout le boulonnais. La majeure partie des hommes y travaillaient.

Et voilà dans l’héritage d’une ascendance composite, une de mes racines dont je suis fier et par où je commence ce récit, oui mon nom est celui d’un hommes du nord, le nom d’une tribu germanique qui avait été refoulée aux frontières par les Francs entre Lille et Charleville, paraît-il. La war au sud de la Somme se change en guer et des guerrins il y en a aussi beaucoup en France…mais cette racine (war) que je voulais donner à mon nom est, paraît-il, fantasmatique. La guerre pourtant était proche et n’était pas prêt de me lâcher… Revendiquer mon appartenance au Nord est sans doute  peut sembler artificielle dans la mesure où là-bas je n’y ai pas beaucoup vécu mais j’ai rencontré chez ceux que bien plus tard on allait découvrir comme des Cht’is accueillant dans une région promue et devenue Haut de France, des gens simples qui n’avaient jamais quitté leur terre, des vrais gens dépourvus de tous les oripeaux dont ma culture bourgeoise avait pu me couvrir, des gens massifs, bruts, francs,  quelques fois un peu gauches et pas très à l’aise mais des gens crus et vrais, des terriens, des corporels, à l’accent sympathique appartenant à un terroir que j’apprenais à connaître quand, tous les jours, j’allais chercher du lait à la ferme ou du pain chez Marius, le boulanger apparenté à la famille. Ces gens étaient taiseux ou ils parlaient peu mais on se sentait bien avec eux parce qu’ils étaient purs. Le curé aussi m’avait frappé,  grand, maigre, au profil d’aigle, il débitait à toute allure du haut de sa chaire, la liste des familles endeuillées pour lesquelles il fallait prier, un vrai personnage qui fait penser aux acteurs non professionnel du cinéma sans apprêts, sans artifices, sans maquillage, du cinéma de Bruno Dumont. Voilà des gens qui sont vrais, qui sont ce qu’ils sont, qui ne cherchent ni à séduire ni à plaire, qui ne cherchent pas à « bien jouer », qui sont gauches, fragiles comme la vraie vie et qui savent laisser advenir le hasard du réel.

Chaque année on allait voir un lointain cousin près d’Hesdin. Bresson dans un village de la forêt d’Hesdin avait tourné  « Le journal d’un curé de campagne » d’après le roman de Bernanos qui a toujours été mon roman préféré. Voilà vraiment, dans mon imaginaire, la famille à laquelle je me sens appartenir, un monde âpre et sans illusion où l’élévation côtoie quelque fois l’abjection, où la lumière, quand elle éclate, c’est que les ténèbres ont vraiment tout envahi. Beaucoup plus tard j’ai appris que des crimes sexuels particulièrement odieux avaient été perpétrés sur les plages de Dannes-Camiers. Le premier film de Dumont où le pauvre héros noyé sous l’ennui est écartelé entre enlisement, chute et amour rédempteur se termine aussi par un crime, raciste dans ce cas. Il a été tourné dans sa ville, Bailleul et sappelle La vie de Jésus, titre emprunté à L’histoire des origines du christianisme d’Ernest Renan. et nous voilà de nouveau en bonne compagnie !

La maison familiale de Dannes devait être entretenue et coutait cher à ma grand-mère paternelle. Elle finit par la vendre et acheta une dauphine pour moi qui était l'ainé et son petit fils préféré. Je venais d’avoir 18 ans et j’étais alors en prépa à Henri IV. J’allais la chercher et je la reconduisais porte de Vanves deux fois par semaine puisque telle était l’habitude : ma mère, veuve qui, tout en travaillant, éleva seule ses trois garçons, ma mère magnanime, accueillait en outre une belle mère un peu envahissante dans le pavillon que nous louions à Bourg-la-reine. Dans cette banlieue, mon frère Jean-Marie était né et mon père avait été arrêté par la gestapo (je revois encore la traction noire de la gestapo stationnée sur le trottoir)… jamais, il n’y reviendra. Ma grand-mère allait perdre à la guerre son deuxième fils, quant à moi, je venais d’avoir six ans….

« L’âge cassant »

Bildungreise

Je n’ai jamais très bien su ce que René Char pouvait entendre par ce syntagme âge cassant mais je sais que j’aurai fait l’expérience, tout au long de mon existence de grandes mutations, de mutations sans précédant et de plus en plus rapides qui ont progressivement complètement miner la représentation du monde que je pouvais avoir lors de mes 20 ans et qui ont entièrement déséquilibré notre système de valeurs et briser l’histoire en deux tronçons[1]. Les horreurs du dernier demi-sècle ne leur sont pas étrangères. Cette cassure si je l’ai subie, je l’ai aussi accompagnée et pour une part, provoquée. Arrivé alors que j’avais une trentaine d’années à l’Université de Sao-Paulo j’avais inscrit sans hésiter, comme sujet de thèse : Le nihilisme. Mais cela mériterait d’être plus amplement comté.

Depuis longtemps, le désir forcené de lever l’ancre, de quitter la France,  l’Europe et ses vieux parapets et de partir au loin, ailleurs, de fuir, là-bas, fuir, avait fait de moi, depuis longtemps, un nomade... Cette escapade commença modestement après avoir passé pour la première fois l’écrit de l’agreg par un voyage en stop à Madrid dans cette Espagne mythique dans laquelle -Malraux aidant- je vivais et qui m’attirait (j’avais dans ma valise les poèmes de Lorca et j’allais découvrir la maison du sourd de Goya, la Tolède du Greco et plus tard, au cœur de l’Espagne, l’Avilla fortifée de Ste Thérèse) mais encore figée, pétrifiée par l’ordre fasciste[2]. puis avec mes frères et quelques amis par des vacances passées en Grèce où nous dormions à la belle étoile, puis par trois semaines de travail dans un kibboutz MAPAM dans un Israël qui était encore à gauche, fidèle à ses fondateurs ashkénazes. Je garde le souvenir de ces longues discussions du soir avec les juifs francophones et des conflits incessants, de la mésentente, une difficile intégration des différentes communautés juives venues de tous les coins du monde. A l’époque de la guerre d’Algérie c’était particulièrement le cas des séfarades venus du Maghreb qui, malgré un passage par l’Upam où ils apprenaient l’hébreu, n’avait pas grand chose en commun avec les juifs ashkénazes originaires d’Europe centrale.  La vie sans trêve et sans terme, s’est elle jamais exprimée autrement que par la lutte ? Mais c’était un monde fascinant où tout finissait par marcher alors que, con  tre toute attente, c’était à l’évidence impossible mais un mode de fonctionnement qui se nourrissant de la contradiction perpétuelle finissait quand même toujours par être trouvé. Aucun argent ne circulait dans le Kibboutz mais, en échange de notre travail (dans les champs de maïs, dans l’usine à jus de fruit, à la pèche au filet dans les étangs artificiels…) une certaine somme nous fut donné qui, nous permit, en stop, de visiter Israël, pour moi, la Bible en main me servant de guide, de traverser le Neguev jusqu’à Eilat, sur la mer rouge.

Profession, professeur

Après ces voyages de formation (Bildunsreise ?), Athènes et Jérusalem visités,  ce fut ensuite, la vie d’étudiant clôturée, le grand départ pour l’Afrique d’abord dans le cadre de la coopération. Première affectation[3] au lycée Carnot de Tunis, lycée encore français et tout resplendissant de blancheur, premières expérience d’enseignant où, à l’évidence, comme une sorte d’halluciné de la pensée, je réussis plutôt bien, ne cessant comme je l’apprenais à mes élèves, non de remplir des outres mais d’allumer de très ardents foyers. Premier Noël passé dans le Sahara où je rencontre Michel Foucault venu voir son ami Daniel qui était, comme moi, coopérant militaire, (mais à Sfax). Des pluies diluviennes nous avaient longtemps retenus à Tozeur, les pistes étant devenues impraticables. Nous avons eu alors le temps de faire connaissance et de nouer de solides amitiés puisqu’un an après je retrouvais Foucault à Tunis où il avait été nommé et où chaque semaine nous déjeunions ensemble au restaurant. Trois ans en Tunisie où pendant d’autres vacances de Noël, je franchis la frontière libyenne pays encore sous la férule d’un roi médiéval et me retrouve, avec mon copain Pierre Jacerme, sur le rivage des Syrtes, en panne dans le désert glacé, avant de rallier Tripoli et de visiter la somptueuse cité d’origine punique, la ville natale de Septime Sévère,  Leptis Magna. L’année suivante, l’agrégation en poche, manquant de me perdre dans les sables, je traverse le Sahara et pousse, avec un convoi de collègues, jusqu’à Djanet –l’Afrique noire déjà- pour voir quelques unes des fresques du Tassili datant du néolithique. Après la traversée du Néguev en Israël, le désert de nouveau m’avait totalement envouté.

Le Brésil

Le reste de mes modestes aventures suit tout naturellement. Après deux ans passés à Baden Baden où je me marie et connais des rapports difficiles avec les autorités militaires (De Gaule, tenté par la démission, est venu en 1968[4] en hélicoptère demandé conseil au général Massu qui dirige la place, j’avais fait cette année même avec mes élèves un pastiche humoristique du journal de Mme Massu qui n’avait guère été apprécié  par les autorités militaires) j’ai le feu vert pour partir rejoindre mon poste au Liceu Franco-Brasileiro de Rio de Janeiro rua Laranjeiras avant d’être nommé à l’USP, l’année suivante, la célèbre Université fédérale de Sao Paulo où j’allais rester 5 ans. Le régime des colonels était sur sa fin mais, habitant le quartier Perdizes, à proximité du monastère des Dominicains qui avaient abrité et prêté main forte à la guérilla urbaine de Marigela, je suis l’affaire de près et fais la connaissance de collègues torturés, l’un d’eux, pendu par les pieds, décèdera peu après.

Combien aussi de soirées passées sur les terreiro à Sao Paulo et surtout à Salvador de Bahia, dans cette province africaine qu’est en vérité le Nord-Est du Brésil à assister aux danses de possession. Le jour où je reviens de la consultation d’une mère de saint en tenant un poulet blanc et un poulet noir à sacrifier et chargé de divers végétaux que je devais faire macérer avant de procéder à un bain lustral, ma femme, quand même, me prend pour un fou… Longtemps après pourtant, pour l’anniversaire de mes quatre vingt ans, mes filles et petites filles ont monté un magnifique spectacle de danse Yoruba, chacune d’elle habillée de la couleur de leur orixa. Le mien s’appelle Ogun, dieu du fer, dieu de la guerre, le pendant de Dionysos nous avait dit Shohinka, le prix nobel de littérature qu’avec Christiane Fioupou nous avions été voir à l’Université d’Ifé, le centre du monde pour les Yoruba. Mais difficile d’entrer dans les arcanes de la religion yoruba dans laquelle les dieux (les Orixas) chevauchent les hommes et les font danser. « Je ne saurai croire qu’en un dieu qui danse ». Pierre Verger, photographe et grand prêtre avait placé cette phrase du Zarathoustra en exergue de son livre Dieux d’Afrique; elle ne m’est pas passée inaperçue,

Mais, dès mon arrivée au Brésil, je n’avais eu qu’une idée en tête, partir en Amazonie, vivre avec des Indiens, plongé en quelque sorte dans la préhistoire, faire un voyage initiatique ou un voyage philosophique comme on disait au 18e siècle. L’occasion m’en est donné lors d’un remplacement au lycée français de Sao Paulo où je rencontre l’ethnologue Lux Vidal, française d’origine, qui travaille sur des Kayapo, les Xikrin dans l’état du Para. Me voilà parti l’été suivant pour trois semaines dans cette aldéïa (village) où je partage la vie insouciante des enfants et prends des photos de séance de peintures corporelles qui seront ultérieurement publiées. Rencontres marquantes de ces « sauvages", i.e. de ces hommes qui vivent dans la Silva (forêt) et qui loin d’être restés à l’état de nature passent leur temps à peintre et parer les corps[5]. Pas de cadeau plus prestigieux pour eux que ces perles de couleurs importées de Tchécoslovaquie que je leur apporte et que j’échange contre quelques artéfacts (la massue, par exemple, arme traditionnelle). Non ce n’est pas dans la peine, la besogne et le besoin que les hommes ont trouvé leur esprit. Âge d’abondance, âge de loisir que cet âge de pierre[6] où l’on ne cherche moins la croissance qu’à réduire son temps de travail pour se livrer à des chants et danses rituels. M’ont frappés en particulier  le culte des morts et le double enterrement au cours duquel les os déterrés sont peints au ruku avant d’être réenterrés…et où l’on s’ouvrir le crâne à la machette en donnant ainsi au souvenir des morts une effectivité corporelle douloureuse.

Parenthèse

Retour en France, deux ans douloureux de malentendus dans des classes où à Strasbourg et à Haguenau mes propos ne trouvent aucun écho. Désespéré je fais une tentative improvisée de non directivité qui n’a pour tout résultat que de me faire baisser ma note administrative. Et pourtant, près de 50 ans après, un ancien élève d’Haguenau, Patrick Garruchet, est venu sonner à ma porte pour me remercier d’avoir, par un avis très « avisé » sur son bulletin scolaire, permis sa réorientation et quasiment son salut. « Les voies de Dieu… »

L'Afrique au coeur

D’où la joie de repartir avec ma femme et mes deux filles pour Bamako où je trouve enfin des étudiants qui parlent ma langue et écoutent mes propos et où je rencontre dans son arborescente richesse la culture magnifique des bambaras. La passion que j’ai eu très  jeune pour l’art roman, passion qui m’a poussé à visiter un bon nombre d’ églises romanes de France et de Navarre se prolonge et trouve son acmé er sa plénitude avec l’intérêt que, pendant 11 ans,  je vais porter activement à l’art africain, celui du sahel, celui des Dogon, celui des Bambara. Joie sans complexe de pouvoir acheter, posséder des œuvres d’art que nous sauvons en même temps de l’indifférence de la plupart des africains et de la dévoration des termites sans nous rendre compte que nous contribuions en même temps à vider le territoire de ses œuvres d’art. La plupart se trouvent aujourd’hui désormais en Occident….

Sans guérir de ma jeunesse superstitieuse... Un demi-siècle après, à bout de fermeté limpide,  il m’a été donné de réécrire, de reprendre totalement le premier article que j’ai écrit dans ma vie et qui portait sur l’art roman, cet art pour lequel Simone Weil, la mystique, avait une très forte inclination et qu’elle opposait elle aussi à l’art gothique. Quelle meilleure preuve donner de ma constance, de ma fermeté, de ma fidélité à ces croyances ou à ces folles inclinations à l’optimisme qui font la poésie de la vie ? N’y aurait-t-il pas « de la superstition à ignorer la superstition et de toutes façons guérit-on vraiment jamais de son enfance ?

D’abord j’étais resté un orphelin caractériel, mélancolique, menacé par l’échec scolaire –en troisième je dû quitter le lycée Lakanal pour une classe de réadaptation pour « petits mentaux », au lycée Voltaire, après consultation de psychologues et instituts d’orientation professionnelle. Le traumatisme qu’avait provoqué en moi la mort de mon père, mort sans sépulture, parti dans un crématoire  du camp de concentration de Neuengamme[1]  -mon grand-père était venu nous l’annoncer, j’avais six ans, j’avais été inconsolable et je me souviens d’avoir pleuré toute la nuit sans me rendre compte vraiment de ce qui m’arrivait- a contribué sans doute à donner à ma vie un goût de chagrin et de malheur et aujourd’hui encore  je conserve un intérêt presque exclusif pour les questions « sérieuses" et une absence totale de frivolité qui n’attirent guère l’intérêt et la sympathie de mes semblables. J'ai toujours l'impression d'entendre les autres dire : ce type n’est vraiment pas drôle ! Que n'aurai-je pas donné pourtant pour le rire d'une femme ? Mais est-ce un hasard si dans le village que j’habite je m’occupe encore pour le bulletin municipal  des oraisons funèbres et des chroniques nécrologiques ? Quoi de plus sérieux en effet que la mort, la mort  qui transforme la vie en destin en lui donnant "un goùt amère et une extrême fulguration" !

 

[1] Dans le Revier du camp de Neuengamme m'a rapporté Paul Tireux, l'ami rescapé qui l'a veillé et avec qui nous nous sommes liés d'amitié.  J'ai visité le "camp" il y a une vingtaine d’années, il a été transformé en un jardin riant…

En écrivant le mot mélancolique je ne peux manquer d’évoquer les quatre humeurs de l’illustre Hippocrate (le sang, la lymphe ou phlegme, la bile jaune, la bile noire ou atrabile), les quatre éléments, les quatre qualités, (le chaud, le froid, le sec et l’humide), les quatre tempéraments ou complexions caractérielles. M’était échu, à l’évidence,  ni le tempérament de feu des sanguins, ni la bile jaune des lymphatiques, mais la bile noire, liée à l’élément terreux et à Saturne (ou à Cronos qui est le principe moteur de la création disait Aristote)  que l’on peut trouver aisément au fond de tout ce que j’écris…

Pauvre enfant de Saturne, donc, je souffrais à l’évidence d’un excès de bile noire, j’aimais les ténèbres, fuyait la lumière et mes semblables, passais facilement de l’acédie, de la splendeur ténébreuse de la dépression à une exaltation immotivée qui s’est souvent traduite par une quête de grandeur et un goût forcené de sublime. Mais je souffrais aussi d’un sentiment de culpabilité qui allait souvent jusqu’à la haine de soi, je détestais particulièrement le bourgeois ou pire, le « petit bourgeois » que j’étais sans pour autant me reconnaître le moins du monde « homme d’exception » selon la formule avec laquelle Aristote qualifiait les mélancoliques. Mais il est vrai que je me sentais quelque part touché, blessé à jamais par je ne sais quelle grâce, exposé, dénudé, vulnérable comme si vraiment j’avais été appelé….

Que mon inclination mélancolique qui trop souvent « glisse sur les plaisirs de la vie » m’ait conduit vers une discipline sévère qui s’occupe volontiers de « sujets graves et qui grèvent » (Montaigne) n’est pas non plus  un hasard comme je l’ai déjà raconté dans un article.

La philosophie, Nietzsche, le nihilisme

Aussi loin qu’il m’en souvienne c’est la figure de Nietzsche, du plus virulent des antéchrist, celui qui était capable de mettre ma foi en question et auquel il fallait bien que je réponde qui s’est imposée à moi très tôt (1955), dès l’adolescence, en classe terminale, l’année même où notre professeur André Jacob l’avait intempestivement mis au programme de l’oral. Mais trois ans auparavant c’est la lecture de L’étranger de Camus que ma mère professeur de lettres classiques m’avait donné à lire qui avait décidé pour toujours  d’une vocation très précoce à laquelle je devais répondre corps et âme toute ma vie.  Le climat d’étrangeté ou d’étrangement dans lequel j’avais été comme jeté, le cri et la figure inquiétante de Nietzsche, celle du dangereux philosophe qui avait authentifié notre nihilisme aux sans Dieu, sans Vérité, sans Bien, sans Mal, sans Histoire que nous sommes, celle du penseur qui avait conduit la raison à son propre excès jusqu’à basculer dans la folie, n’avait pas cessé d’exercer sur moi une terrible fascination et elle n’a jamais fini de m’obséder. Après le bac, pendant mes études supérieures, j’avais beaucoup lu les philosophies de l’existence et je me revois, dans le métro, butiner consciencieusement l’épais volume de L’Être et le Néant au mépris du programme et du concours que j’étais censé préparé. L’homme est une passion inutile écrivait Sartre mais, très vite, cette philosophie de l’absurde m’est apparue comme l’empreinte en creux d’une théologie déçue, comme la marque de ce que Nietzsche avait stigmatisé comme relevant d’un nihilisme désespéré, désespérant et réactif. C’est la question du sens et non la réponse, négative, qui m’apparaissait fautive et privée de sens. Non, il n’y avait pas de sens du sens, pas de but ultime ou de sens second garantissant le sens qui nous pouvons donner aux choses et cela était adorable, pour reprendre le mot de mon ami Jean-Luc Nancy[2], cela ne nous condamnait pas à vivre dans un monde plat et sans dehors, dans un monde désolé et désolant, bien au contraire ! Valéry l’avait bien dit : si la vie avait un but elle ne serait pas la vie… et c’est bien Nietzsche, le Jasager (le philosophe tragique qui dit un « oui » dionysiaque à la vie) qui avait rendu au devenir son innocence en le libérant de la servitude du but.

 

Je me revois quelques années plus tard à Eze, à Rapallo, à Portofino, à Sils Maria, à Nice visitant les lieux que Nietzsche avait hantés. Il en parle dans Ecce homo, livre que j’avais lu dans le métro, encore, où je tentais de me libérer des contraintes et des programmes scolaires : un exemplaire acheté par mon père — il lisait et travaillait la langue allemande dans le camp où il a laissé la vie — figurait dans la bibliothèque familiale à côté de La Naissance de la tragédie et de La naissance de la philosophie à l’époque de la tragédie grecque, ce dernier livre paru dans la traduction Bianquis, l’année même de ma naissance.

 

 À la Sorbonne, pendant quatre ans je n’avais pas manqué ni un cours d’Henri Birault, grand et brillant séducteur qui nous envoûtait totalement en nous parlant de Nietzsche, de Pascal, de Heidegger et qui devait, beaucoup plus tard, avant de mourrir, commmencer à diriger ma thèse, ni un cours de Deleuze qui allait bientôt faire paraître son Nietzsche et la philosophie. Mais c’est sans doute la lecture d’un des textes de Heidegger recueilli dans les Holzwege : sur le mot de Nietzsche Dieu est mort qui m’a le plus profondément bouleversé et qui a fait que Nietzsche et Heidegger sont demeurés les deux penseurs qui ont le plus compté pour moi[3]. J’ai compris alors que je ne cesserai jamais, ma vie durant, de méditer cet événement considérable qui a cassé l’histoire de l’Occident en deux et qui nous a mis aux prises avec le plus inquiétant de tous les hôtes : le nihilisme.

Tunisie

Quand j’ai commencé, en 1964, à enseigner en Tunisie, tous les ans, lâchant un moment la froideur de l’argumentation pour faire droit aux éclats du désir, je laissais sur mon bureau des exemplaires ronéotypés de ce § 125 du Gai Savoir à la disposition des élèves ; à la disposition de ceux qui n’auraient pas eu peur de jouer avec le feu et de se brûler les doigts : oui, brûler ou durer c’était bien pour moi la question. Une ancienne élève qui a aujourd’hui une émission à France Culture, Colette Fellous, raconte cela très bien dans son roman Avenue de France : au lycée Carnot, on n’avait jamais vu ça, écrit-elle, si je me souviens bien et le fait est que, intimement, intensément pénétré par l’importance et le sérieux de ma mission j’étais vraiment prêt à tout donner à mes élèves. Mais je ne me rendais pas compte de ce que ma conscience malheureuse, qui m'enfermait dans le mécontentement, la culpabilité, la déploratdion et que ce sérieux me rendait aveugle au plaisir, à l'allégresse, à la dimension sensible de la vie, qu'il pouvait paraître triste, repoussant et que si quelque chose  me manquait comme cela a toujours manqué à la gauche avec son côté "on n'est pas là pour rigoler", "la fête est finie" c'est bien le sourire. Robert Guédiguian dans son film "Twist à Bamako" et Michael Foessel dans son livre "Quartier rouge" l'ont montré cette année chacun à sa façon.

Erôs

C'est peut-être le moment de dire deux mots de ma vie sentimentale que j'ai jusqu'ici soigneusement tue ou passée sous silence. Disons le tout de suite, comme je suis arrivé à tout très tard, elle a été quasiment nulle mis à part un long épisode sentimental qui me fit fréquenter Claire Matet, la fille de Mme Matet (et de "Maurice" Matet), collègue de ma mère, sans que jamais je n'ose me déclarerde quelque façon que ce soit. Aussi je fus à la fois meurtri et soulagé lorsque ce fut le khagneux de sa promotion Jean-Luc Nancy dont elle me parlait souvent comme pour éveiller ma jalousie,  qui la demanda en mariage. Devenu rapidement parain d'Anne, leur première fille, tout rentra bien vite dans l'ordre et avec le consentement de Jean-Luc, Claire se donna à moi, juste avant mon deuxième départ pour la Tunisie. Cette expérience, pour furtive qu'elle fut me remplit longtemps d'une grande énergie et d'un parfait bonheur. Loin de s'altérer, ma relation avec le couple allait défier l'usure du temps et s'installer, apaisée et sans défauts, dans la longue durée...

  Les prénoms que j'ai donné à ma fille ainée pourrait  donné quelqu' indice des relations amoureues que j'ai pu  avoir ensuite. "Agnès" par exemple, la fille de Jean Nouvel le patron de la coopération française en Tunisie. Je l'avais rencontré aux Houches, en haute Savoie où nous avions échangé furtivement quelques regards,  puis à Tunis, à Pâques, où elle était venu voir ses parents. Je l'avais revu et reçu chez moi, elle s'était dévétue et m'avait dit vouloiir rester vierge. Je l'avais caressé de tout mon soul et l'avais mise toute en eau. Dans un état de grande exaltation, je l'avais raccompagnée dans ma mini-moke jsqu'à Sidi Bousaïd où habitaient ses parents. Rentrée à Londres où elle était au lycée français en HK une correspondance s'en était suivie. Mais mon exlatation que j'entretenis soigneusement était telle qu'elle en avait pris peur et qu''elle avait demandé à son père de refroidir ou d'arrêter tout ce manège. L'histoire s'est alors terminée dans un bureau de la mission de France, rue de Paris et je ne l'ai jamais revue bien qu'elle habitat Sceaux où je venais, à chaque vacance,  voir ma mère.

"Florence", quelques temps au paravant, cela avait été beaucoup plus sérieux Je l'avais rencontrée à la clinique le jour de la naissance d'Isabelle Rioul. C'était Noël, il faisait froid et le rouge de ses joues renforçait l'éclat de ses yeux bleus. L'effet fut immédiat ! Je lui envoyais bien vite une carte postale sur laquelle j'avais écrit la magnifique parole de Char: L'éclair me dure parole qui l'avait laissé réveuse. Elle était juive, elle était sérieuse et réservée comme moi, elle travaillait "au labo" dans la recherche biologique à Strasbourg. J'étais venu la voir en stop aux vacances suivantes, ele m'avait reçu très chastement en faisant mettre un matelat pour moi dans une pièce. Plus tard,  lors de sa venue à Paris nous avions été voir ensemble "Le roi se meurt de Ionesco". Je l'avais embrassée comme illuiné par la mort mmise en scène et j'étais revenu à la maison tellement heureux que je me sentais  totalement embrasé. Au printemps près avoir passé les épreuves écrites  de l'agrégation j'étais parti seul, en stop, en Espagne, à Madrid et elle m'en avait tenu rigueur. Mais les vacabces d'été arrivées, dans la deux chevaux que ma mère avait achetée nous étions partis ensemble en Sicile en visitant la plupart des musées italiens. Comme nous étions du genre "sérieux", du mariage nous en avons parlé et notre échange est venu buté sur la question religieuse, sur celle de l'éducation des enfants. Ce blocage a provoqué en moi un immense soulagement et j'ai pris cosncience que c'était un prétexte et qu'il dissimulait mon incapacité à aimer et à m'eengager. Cet épisode passé nous avons vécu les denriers jours heureux et détendus avant que je conduise Florence à Catane où elle allait s'envoler pour l'Amérique afin d'y poursuivre des recherches. dont je ne m'étais jamais inquiété. Dans mon dogmatisme juvénile je penséis qu'entre littéraire et scietifique il ne pouraait jamais y avoir de véritable communication. 

Cela ne nous a pas empêché d'être plus proche que jamais et la dernire nuit sous la tente, face à la mer, Florence m'a dit que la période était propice et que je pouvais y aller... J'avais 25 ans, la pillule n'était pas encore disponible sur le marché et, avec mon fimosis, une année entière allait passer avant que je ne perde mon pucelage si tant est que cette expression puisse avoir un sens : un homme n'est jamais vierge.

Je me revois encore remontant toute la côte est de l'Italie pour aller aux Rasses, en Suisse, retrouver ma mère et lui annoncer que cet épisode amoureux n'aurait pas de suite. J'étais penaud et parfaitement conscient des jours de malheur que Florence, dans sa solitude, allais vivre en Amérique. Elle m'avait envoyé avant de partir un beau livre d'art sur Antonello de Messina mais je ne lui répondrai pas, la rupture était définitive et j'en étais absolument responsable.

 

THÉOS

Parmi les souvenirs mêlés de cette prime jeunesse, il ne me faut pas oublier de mentionner l’influence de Michel Foucault dont la grande intelligence et l’amitié m’ont longtemps accompagné. Rencontré à Tozeur, lors d’un congé de Noël en 1965, ne m’a-t-il pas fait comprendre aussi que choisir Nietzsche comme il l’avait fait lui-même impliquait de quitter le panthéon des auteurs académiques, d’agacer le sérieux universitaire, de brouiller les frontières entre philosophie et littérature et prendre le risque de s’exposer à l’égarement ou au non-savoir de ceux qui ont fait vœux de connaissance ?

On ne dira jamais assez combien mon éducation chrétienne et mon engagement scout -lorsque je suis entré à la « route » au moment de la guerre d’Algérie- ont été déterminant pour moi. Un pèlerinage à Assise avait ponctué cette période tragique pour toute ma génération qui découvrait à la lecture des lettres des ainés la réalité de la torture en Algérie. L’année suivante je fondais dans ma petite banlieue une section du PSU –deuxième gauche anti-totalitaire, rocardienne, dressée et vent-debout contre les compromissions de la SFIO qui avait capitulé face aux ultra d’Alger- dont je devenais secrétaire et, alors que je faisais encore parti des « tala » de ma classe de prépa à Henri IV, javais été élu représentant du lycée au comité antifasciste étudiant. Je revenais tard de ces réunions qui, à vrai dire, me pesaient énormément.

Je viens de parler au passé des « « tala », entendons nous bien : je n’ai jamais vraiment « perdu la foi » comme on dit dans la mesure où je ne l’ai jamais vraiment «  eu", « Dieu » n’ayant jamais cessé d’être pour moi une abstraction exsangue. La seule figure du Christ[7] s’anéantissant et prenant la forme d’un esclave m’avait profondément marqué, retenu et, alors que, rescapé d’une scolarité difficile (mais finalement triomphante en « terminales » !), je venais de passer mon deuxième bac, j’avais tenu à aller en solitaire travailler trois semaines comme brancardier dans cette capitale de la douleur qu’était, aussi et malgré tout, la ville de Lourdes[8] Se confronter à la souffrance et à la vulnérabilité des plus désemparés, de ceux dont personne ne parle jamais, m’était apparu comme une forme capitale, cruciale,  extrême, excessive de désintéressement, une preuve ou une expression plénière de charité, d’altruisme relevant de cette sphère humanitaire et peut-être humanitariste (humanisme-tari dira, cruellement, René Girard) dans laquelle allait, de plus en plus, se dissoudre la religion…  Non je n’ai jamais guéri de ma jeunesse superstitieuse et cette expérience qui appartient encore à cette région de moi-même que l’on appelle l’« enfance » me semble non pas fondatrice mais révélatrice d’une sorte de double postulation que j’ai toujours trouvé en moi et qui donne peut-être son timbre et sa vibration à ce que c’est que d’être homme.

D’un coté j’avais un désir éperdu, très «  limpide" en effet de pureté, une aspiration à la sainteté, mais à la sainteté sans Dieu, un sens intransigeant de l’absolu ou du moins un goût pour une sorte d’absolu désintéressement accompagné d'un idéal amoureux très romantique qui excluait a priori tout rapport sexuel qui n’aurait pas été gagé sur l’amour.   Comme je l’ai écrit dans un article que j’ai mis sur mon site, je n’ai jamais pu me dire vraiment « athée », tant la fascination pour la chose religieuse a toujours continué à s’exercer sur moi. Sans ses dieux une époque n’est que ruine vient de m’écrire mon ami Labrusse…

Mais en même temps, dans les années soixante, j’ai assisté, entre les deux siècles, à la grande « cassure », au grand basculement qui allait bouleverser la chrétienté en en tarissant décisivement les sources, bouleversement spectaculaire, considérable dont nous n’avons pas encore pleinement pris la mesure. Denys Arkan dans "Les Invasions barbares" a très clairement montré comment, après vatican II, l’événement qui a paradoxalement mis le feu au poudre : mais oui, c’est bien nous qui avons tué Dieu, cessant bien vite d’attendre quelque Godot que ce soit. Les églises se sont soudainement vidées, sont devenues tombes et tombeaux de Dieu ainsi que l’annonce, dans les quolibets d’une incompréhension générale, le fou de cour, der tolle Mensch au 125 du G.S. La chrétienté a cessé brutalement d’irriguer les mœurs et de faire loi, entrainant dans son naufrage toute la culture européenne et occidentale, programmant ainsi et rendant possible les transformations sociétales de la fin du XXe siècle, celles qui font encore aujourdhui hurler les intégristes avant que ne lui soit donné le coup de grâce… Ce coup de grâce, celui qui sera une malédiction, sa perte ou une bénédiction, son salut, tant les voies de Dieu, ma foi.…-- fut la révélation scandaleuse des pratiques pédophiles et souvent pédérastiques des clercs pendant plus de 70 ans d’omerta.  Il a semblé alors que « la sortie de la religion » dont parlait Marcel Gauchet dans Le désenchantement du monde en 2006, la sortie de 16 siècles d’une chrétienté inaugurée par le baptême de Clovis, s’était accompli, commençant à dessiner l’horizon du nouveau monde dans lequel nous sommes irréversiblement entrés.  Je l’ai vécu pleinement, avec un peu de retard comme toujours,  sans doute, mais  sans aucun vrai  repentir. Comme j'aime la formule de Ionnesco qui fait le point avec tant d'humour de la situation morose et un peu triste qui deviendra désormais la nôtre :

Dieu est mort

Marx est mort

et moi je ne vais pas très bien.

FIN DE VIE

J'ai 85 ans et je médite un discours pour des anniversaires que nous allons fêter en série à Grans. Je sors à peine du parcours de combatant qu'a été une longue maladie (cancer de la prostate) traitée par deux mois de rayons tueurs et d'e cette opération lourde qu'a constiué l'ablation de mon colon gauche... mais rien n'est règlé et je sors encore de l'hopital où l'on a du traiter une nième occlusion intestinale due à un rétrécissement de la suture ("rétrécissement" ce mot désormais me hante comme s'il disait enfin la vérité de ma vie, d'une vie qui n'a pas cessé de se rétrécisr jusqu'à ce milieu campaganrd où je vis et où je peine à faire ma place !. Je m'en tire en souraint et en répétant in feces et urinam.... mais le coeur n'y est pas toujours... Ce père, ce grand-père, cet arrière grand-père, ne serait-il pas déjà  en ruine et en décompositon, le début de sa chute n''était-il pas programmé comme on le dit de l 'obsolescence ?   

 

[1]Nietzsche, Brouillon de lettres à Brandes, 1888.. Cf. aussi :« Ce que je raconte, c'est l'histoire des deux prochains siècles. Je décris ce qui viendra, ce qui ne peut manquer de venir : l'avènement du nihilisme » (Nietzsche, XV, 137, éd. Kröner)

[2] Et je songe aujourd’hui à la rencontre que je fis plus tard du surréalisme et notamment à Michel Leiris pour lequel écrire une autobiographie n’est pas un acte littéraire comme un autre car c’est toujours s’exposer au danger comme le torero aux cornes du taureau

[3] Grâce à mon grand-père, ancien recteur qui était passé au Ministère et avait veillé à ce que je ne sois pas nommé trop loin du domicile de ma mère…

[4] Si j’ai été frappé plus qu’un autre peut-être par le vent de liberté qui s’est mis à souffler en 68 et si j’ai encouragé avec ferveur mes élèves (enfants de militaire pour beaucoup) à ruer dans les brancards, j’ai pourtant gardé à l’égard des « événements » une certaine distance, distance que favorisait ma résidence en Allemagne. Je me souviens d’avoir écrit à mon grand ami J.L. Nancy engagé à fond avec Philippe dans un mouvement qui allait changé et renouvelé  bien des choses dans une société à bien des égards sclérosée: « Je ne crois pas à la grandeur de ces événements ». Ces événements m’apparaissaient de Baden plus comme une fête réussie, comme un carnaval ou une farce de grande ampleur qu’à une révolution ratée. Nous nous disions pourtant tous révolutionnaires et étions très réservés à l’égard de notre professeur Raymond Aron qui nous mettait en garde contre l’illusion lyrique des révolutions qui, disait-il   étaient certainement capables de détruire par la violence mais rarement de construire un ordre nouveau.  Fête et Révolution j’ai longtemps donné ce sujet de dissertation à mes élèves ce qui me permettait entre les deux termes d’occuper une position confortable. 

[5] Le corps n’est jamais nu, laissé  à l’état brut mais il est modelé (le crâne à la naissance), épilé (cils, sourcils, poils pubiens) rasé (le haut du crâne comme chez tous les Kayapo) « habillé » d’une peinture noire au génipape aux motifs codés et peint de rouge pour les parties vitales : le visage, les mains et les pieds -, contraint (le port de l’étui pénien pour les hommes, anneau de palme inséré entre le prépuce et le gland pour empêcher l’érection) etc...

[6] Les Xikrin sont semi-nomades, chasseurs cueilleurs comme au paléolithique, ils ont maintenant au village une roça, un jardin où ils cultivent le manioc. Voilà ce que j’en disais dans un article intitulé Dérives primitivistes et crispations indentitaires paru dans Espacetemps. « Pour certains d’entre nous, le reste a en effet suivi très naturellement. La vieille Europe nous ennuyait ? Nous l’avons quittée et nous sommes partis, en nous souvenant d’Artaud chez les Tarahumara, ou de Michaux en Asie, et nous nous sommes retrouvés surpris, émus, agacés, Barbares en Amazonie d’abord, Barbares en Afrique ensuite, avant, plus tard, d’aller retrouver, rescapé de la crise de civilisation d’où est sorti Mai 68, l’étranger le plus proche, le sauvage occitan, breton ou l’autochtone du Verdon dans la France profonde des travaux et des jours. En Afrique de l’Ouest, le pays lobi, dernier bastion de la primitivité, ne pouvait manquer de nous attirer : il répondait pour nous, de façon exemplaire, aux exigences de l’exotisme et de l’altérité radicale, au culte de la pureté primitive, à la nostalgie de l’authenticité perdue que pouvait exiger un homme occidental tenant à distance ou prenant en haine sa propre culture et cherchant à s’en déprendre. Le très fort sentiment d’étrangeté et de sauvagerie suscité par la sculpture lobi nous rappelait ce que, très jeune, nous avions éprouvé devant l’art roman. Il ne fut sans doute pas sans analogie non plus avec celui que connut Picasso en 1907 au Musée du Trocadéro et qui donna le coup d’envoi du primitivisme. Il n’en fallait pas plus pour attirer notre attention et pour que nous entreprenions de faire à notre façon la généalogie de ce primitivisme. La visite de la grotte Chauvet et de peintures rupestres vieilles de plus de trente millénaires acheva de conforter notre goût et d’orienter notre recherche vers ce que, profitant d’une certaine confusion, on appellera les arts premiers, principe de ressourcement, de régénération ou de rajeunissement selon la formule matricielle de Gauguin, primitif entre les primitifs : « le retour à la barbarie est pour moi un rajeunissement ».

[7] Je me souviens de ces veillées nocturnes lors desquelles, deux par deux, on se relayait de patrouille en patrouille et où on lisait non sans émotion le Sermon sur la Montagne. Si j’avais à choisir entre le Christ et la Vérité disait Dostoievski, je choisirai le Christ… A l’évidence le projet moderne en aucun cas ne pouvait alors remplacer pour nous  le salut par le confort de la santé, l’espérance et la soif d’absolu par les espoirs confortables de l’avenir. Ce sont toujours les illusions de la philosophie et non ses humbles vérités qui hypnotisent les hommes,  diront, sceptiques, les philosophes analytiques…

[8] Ville approchée l’année précédente lors du camp des  Pyrénées. Je  passe sous silence l’écœurement, le profond dégoût que provoquait en moi le commerce florissant dans cette ville de tant de bondieuserie kitchissimes et l’étalement obèse, pesant et suranné des fastes méphitiques de la catholicité. Ma mère, agnostique mais tolérante, avait quand même été horrifiée quand je lui ai écrit que, après le service, en fin de séance, les brancardiers se plongeaient eux-mêmes dans la piscine qui avait reçu, sur des brancards, tant de corps abîmés. Mais quel étrange et trouble attirance avais-je donc subie pour me retrouver en de tels lieux ?Transformer en conscience l’expérience la plus large possible comme Malraux le disait en son temps ? Fascination morbide, désir au parfum de cruauté de se perdre dans l’altérité ? Ultime forme de puissance des plus faibles et des plus dépressifs ? Je ne le saurai jamais. Jacques Astruc qui dirigeait l’association  et la revue « Foulard Blanc » et qui allait mourir l’année suivante (grandioses et émouvantes funérailles à l’église Saint-Sulpice) m’avait pris en amitié et demandé d’écrire pour la revue sans que je parvienne vraiment à clarifier mes motivations.

 

[1] Michel D’hermies dont l’indéfectible amitié a accompagné quelques 50 ans de mon existence. J’ai rédigé sa fiche wikipedia et dirigé l’ouvrage collectif qui lui est consacré, L’ange de la nuit aux éditions des Crépuscules.

[2] Cf. Malaise dans la généalogie, article qui, malgré de fortes oppositions, a fini par être publié dans la revue Medium de Regis Debray.

[3] Le poète résistant était alors très en honneur chez mes amis heideggériens (malgré les piques de l’ami Lacoue-Labarthe),. Il allait bientôt, à Paris, puis en Provence s’entretenir avec Heidegger grâce à la médiation de Jean Beaufret que François Vézin m’avait fait rencontrer.

[4] Pléiade, p. 765.

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