Pouvoir

 

 

Pouvoir et Représentation

 

« Au commencement était le verbe », la toute puissance du verbe créateur de Dieu[1] ; cette affirmation majeure qui a marqué profondément la civilisation occidentale s’accompagne immédiatement, dans la Bible, de celle qui concerne l’interdit de la représentation : «tu ne feras pas d’images taillée ni de représentations quelconques des choses qui sont en haut dans le ciel, des choses qui sont en bas sur la terre et des choses qui sont dans les eaux, plus bas que terre » (Exode, XX, 3-6). Le Tout-Puissant ne peut-être représenté, et le pouvoir souverain, ce que la scolastique nommera de façon très romaine, la cause efficiente du monde, est un mystère inintelligible et irreprésentable que toute la pensée chrétienne ne cessera de méditer.

La Bible ajoutent pourtant que Dieu, que Thomas D’Aquin appellera « le roi des rois, le dominateur des dominateurs », a fait l’homme à son image et à sa ressemblance, et que Dieu le père se manifeste et s’exprime en son fils comme en son image. Celui-ci, le Christ,  est par ailleurs le médiateur, celui qui par l’incarnation a donné une figure à Dieu, l’a rendu sensible, charnel, infiniment aimable. En l’an 787, le concile de Nicée tranche définitivement la question des icônes, rompt avec un monothéisme iconophobe et iconoclaste et ouvre le champ a toute une civilisation de l’image, la nôtre. L’image,  (imago est même racine que imitari, imiter), c’est l’imitation mais c’est aussi une représentation et la représentation possède aussi un sens politique. Dans toute la tradition théologico-politique le Roi de droit divin était le représentant, le délégué, le porte-parole, le lieutenant, l’ambassadeur de Dieu.

 

D’entrée de jeu on voit que le rapport entre pouvoir et représentation, en tous les sens que l’on peut donner à ces concepts, est ambigu, et cette ambiguïté se trouve confirmée par la crise du pouvoir que connaissent les démocraties représentatives modernes dans la mesure ou cette crise est en effet essentiellement une crise de la représentation. Tout se passe comme si l’événement formidable qui ouvre les temps modernes, celui de la fin des dieux, des impératifs divins ou de la mort de Dieu, avait ouvert une crise interminable de légitimation et  une tentative sans fin de répondre, par la démocratie, par l’affirmation de l’autonomie de l’homme, à cet effondrement formidable, proprement « capital ». Il n’y a plus encore aujourd’hui de chefs, de députés, de représentants du peuple dont le pouvoir ne soit pas a priori frappé de soupçon[2].  Les personnes qui l’exercent apparaissent immédiatement comme autant de bouffons ou de guignols condamnés d’entrée de jeu par un rire nihiliste et exterminateur (et on ouvre ainsi un boulevard à l’anti-parlementarisme et on fait le jeu de tous les pouvoirs autoritaires). Et cela au moment même où, d’une façon proprement infantile, l’Etat, bouc émissaire idéal, est devenu l’objet d’une attente démesurée : l’activisme débridé et irresponsable des gilets jaunes en est, en France,  la meilleure illustration. Que cette crise de la représentation dans son sens politique s’accompagne depuis le début du siècle d’une crise de la représentation perspectiviste et monocentrée est autre chose qu’un hasard. La mort de Dieu entraîne à terme la mort de l’homme, la mort de ce sujet d’exception, homologue de Dieu qui, dans la peinture de la Renaissance, organisait et unifiait la représentation. La plupart des peintres modernes refuseront l’espace euclidien de la représentation et se comporteront comme de nouveaux iconoclastes.

 

Cette crise du pouvoir et de la représentation est-elle accidentelle et provisoire ou essentielle et structurelle ?

Peut-on penser un pouvoir sans représentation ou la représentation est-elle inévitable ? Et si elle est inévitable, comment doit-on penser ce pouvoir qui n’existe que pour autant qu’il s’exprime en elle ?

 

L’interdit de la représentation

 

 « Pouvoir » est un verbe avant d’être un substantif, il exprime donc une action et l’action des actions : pouvoir c’est pouvoir faire et c’est aussi le premier sens du mot comme substantif. Le pouvoir c’est une action possible. Ce pouvoir au sens premier c’est le pouvoir de, la capacité d’imprimer un vouloir  dans le réel… par opposition au pouvoir sur… qui suppose lui division de la société, inégalités, hiérarchie, soit la dimension sacrée (hieros), séparée, hors du commun du commandement mis en avant dans une « société disciplinaire » et… représentation possible. Que ce pouvoir soit celui de Dieu ou celui du peuple, on peut concevoir qu’il ne peut se déléguer, se faire représenter qu’en ouvrant la porte a une usurpation possible. Le lieutenant peut oublier son rôle de médiateur, il peut ne plus rendre de compte à personne et se mettre à la place du chef, devenir un dieu, une idole, un fétiche, ce que Platon appelait aussi un simulacre. À cet égard il n’y a pas de dénonciation plus emblématique du pouvoir diabolique[3][4] de la représentation, aux trois niveaux de la théoria, de la praxis et de la poièsis que celle que l’on trouve dans la pensée de Rousseau que l’on va prendre pour modèle.

 

a) Théoria : quand l’icône prend la place du père (de l’idée) elle devient idole ou simulacre. Toute la pensée de Platon telle qu’elle s’exprime allégoriquement dans le guignol ou dans le théâtre d’ombre de la caverne est déjà une critique du simulacre qui fait le jeu (et le lard !) de ces faux monnayeurs[5] en langage que sont les sophistes. L’Essai sur l’origine des langues de Rousseau repose sur le même schéma et pourrait se résumer par cette parole d’Ampère : « toute langue commence par être une musique et finit par être une algèbre ». Le chant originel est pour Rousseau un mode d’expression individuel des passions. L’algèbre n’est plus qu’un système de signes rigoureusement conventionnels et analytiques, une écriture qui n’assure plus qu’une communication extérieure, fondée sur des consonnes muettes (où est la « voix » des voyelles ?) entre les consciences. Qu’aurait pensé Rousseau de l’époque de ces machines à penser fondée sur l’algèbre binaire de Boole qu’on appelle des ordinateurs ?

 

b) Praxis. C’est le même triomphe maléfique de la médiation qui sépare les hommes que l’on retrouve dans le domaine du pouvoir politique. Le seul pouvoir légitime, c’est-à-dire compatible avec la liberté qui fait mon être (« L’homme est né libre…), est celui que j’exerce en tant que membre du souverain. Aussi «se donner des représentants c’est se donner des maîtres », c’est retomber dans ce qui est pour Rousseau pire que la mort : la servitude. Même les représentants qui font partie du pouvoir exécutif, du  gouvernement, sont des factieux et des usurpateurs en puissance car « le gouvernement fait toujours effort contre le souverain » écrit Rousseau dans le Contrat social.

 

c) Poièsis. Dans la Lettre à d’Alembert enfin, Rousseau fait le procès de la représentation théâtrale qui est le symbole d’une société divisée, aristocratique puisque la représentation repose sur le double clivage entre le spectateur-voyeur (qui prend la place du prince) et les acteurs d’une part et sur celui des spectateurs entre eux, d’autre part. Seule la fête populaire, en échappant à la logique mortifère de la représentation permet au peuple ou à la communauté d’être totalement présents à soi.

En effaçant toutes les différences, elle réalise de façon charnelle, dans la grâce éphémère d’un instant, d’une façon analogue à celle  du pacte[6], l’égalité réelle, la fusion de tous en un seul corps sont réalisés dans un pur moment de présence.

 

Cette transparence sans médiation de l’homme à l’homme  que l’on oppose à la représentation est un immédiat qui se veut premier et originaire (« le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui »). Mais peut-il être pensé autrement que comme négation du média, comme quelque chose de second et de dérivé ? N’est-ce pas un rêve à jamais inaccessible dans la mesure où, dès que nous pensons, nous sommes toujours déjà dans la réflexion et la représentation ? Il en va de même du spontanéisme de la démocratie directe[7] qui ne peut en tous cas certainement pas exister comme un régime capable d’assurer la continuité du gouvernement de la Cité mais seulement, de façon ponctuelle, dans des conditions précises et déterminées.

 

Le pouvoir de la représentation et la représentation du pouvoir

 

a) On peut d’abord entendre le « re » de représentation comme le signe de l’itération : l’homme rappelle ce qui n’est plus présent et appelle ce qui n’est pas encore. Les signes de la pensée que sont les mots du langage tiennent lieu des choses absentes.

C’est en ce sens que Valéry a écrit : « l’homme a inventé le pouvoir des choses absentes ce par quoi il s’est rendu puissant et misérable ». L’homme n’est né, nous dit Hegel, qu’à partir du moment où il a mangé au fruit défendu de l’arbre de la connaissance, ou il a perdu son innocence naturelle et c’est la médiation des outils et des signes qu’il produit qui assure son pouvoir réel et son pouvoir symbolique sur le monde.

 

b) La représentation c’est aussi la délégation du pouvoir sur un supplément abstrait et universel. N’est-ce pas ce que « représente » l’État par rapport à la Nation dans la conception politique qui les associe? Le corps humain, dit Lacan, est le seul à franchir le stade du miroir, C’est-à-dire à se reconnaître dans son reflet, dans son image, à se représenter de l’extérieur, à s’appréhender, à se voir comme un autre, avec le regard de l’autre. C’est ce dédoublement qui fonde la conscience que l’homme a de lui-même. Ce qui est vrai pour le corps physique l’est aussi pour le corps politique : l’unité vivante qui précède la corporéité politique est ce qu’on appelle la Nation qui est de l’ordre du vécu (nation vient de nascere naître comme le mot nature) de l’immédiat, de l’affectivité, du senti... l’État est au contraire l’instance institutionnalisée qui permet à la nation de se penser, de se réfléchir, de se représenter.

 

 c) « Re » peut avoir aussi le sens actif de rendre présent, de mettre en présence, de donner une nouvelle présentation. Par la re-présentation l’homme s’oppose alors le voir théâtral d’un spectacle. Or parce que le pouvoir demeure potentiel, parce qu’il est un mode d’activité qui ne laisse aucune œuvre, parce qu’il épuise sa signification dans son exercice, il a besoin d’une dramatisation, d’une théâtralisation qui lui donne une efficacité symbolique. Le pouvoir n’existe que « sur scène », il est inséparable de l’apparat, de l’appareil, du déguisement, des leurres et des simulacres nécessaires à la figuration destinée à frapper l’imagination. Serait-ce cela la vérité du pouvoir ?

 

L’envers du décor, linceul et peinture funéraire

 

 a) Contre Un ou l’indétermination démocratique. La démocratie est le seul régime qui repose sur le vide, c’est-à-dire qui repose sur lui-même, sur la seule volonté des hommes de vivre ensemble. Il n’y a plus, au-dessus de lui, ni absolutisme monarchique, ni théologie autoritaire. Simplement, des représentants exercent le pouvoir sans l’incarner ce qui expose sans cesse le peuple à la régression vers des formes de pouvoir plus tangibles comme les Hébreux fondant les bijoux d’or remportés d’Egypte. Voilà pourquoi la démocratie est un régime sans chair qui ne fait pas corps puisque ceux qui exercent le pouvoir ne l’incarnent que temporairement et le remettent périodiquement en jeu, sceptre revenu au centre de l’hémicycle. Le pouvoir y est un pôle symbolique qui permet sans doute à la société de se réfléchir et de se représenter, mais il est vide, disait Claude Lefort. Comme les conflits et le pluralisme idéologique y sont acceptés et institutionnalisés, cela interdit à la société de faire Un. C’est au contraire le fantasme du peuple Un, la fiction de la société indivise et de la coïncidence sans médiation du pouvoir et du peuple qui, sans arrêt, refait surface avec l’Un seul ou le linceul de l’entreprise mortifère du totalitarisme. Même si le système représentatif est aujourd’hui affaibli par une inégalité violente qui fait douter du  contrat social, par l’atomisation de la société qui dénoue le lien social,  mis à mal par la progression de l’abstention, le développement du vote protestataire, le déclin des partis, le rôle des sondages..., il reste qu’il s’identifie avec la démocratie elle-même qui est infiniment plus qu’un régime politique car elle porte tout l’enjeu d’une civilisation. Il est pourtant nécessaire de le refonder, de le remettre en honneur en réinventant la participation politique, en facilitant les initiatives locales, en multipliant les structures de proximité afin de rapprocher les institutions nationales des préoccupations des citoyens, de ceux qui sont capables d’être gouvernés mais aussi, disait Aristote, capables de gouverner et qui ne demandent pas seulement ce que leur pays peut faire pour eux mais ce qu’il peuvent faire pour leur pays (Kennedy).

 

b) Le pouvoir n’existe que dans la représentation qu’il donne de lui-même.

 

Moins l’autorité se justifie par ses titres réels et plus ses signes extérieurs sont éclatants, mais alors, derrière la façade, derrière le décor, il n’y a rien. Le pouvoir non légitimé ou non associé à une forme de transcendance, de foi ou de fiduciarité (Être suprême, religion civile romaine, religion du droit, religion de l’humanité, auto-sacralité de la République, Athena instituant la justice démocratique contre la vengeance des Erynies dans l’Orestie d’Eschyle, notre mythe fondateur, feu sacré entretenu par les Prytanes, à chaque fois un dehors qui distingue la démocratie du fascisme et ouvre les citoyens à un dépassement d’eux-mêmes qui est né pourtant en eux-mêmes[8]…)  devient ainsi par définition indéfendable, il est arbitraire ou il n’est pas. Tout se passe comme si le roi de vérité et de justice, le chef charismatique qui a étoffe, stature et vision avaient toujours été perdus et comme tous les messies, tous les chefs, tous les conducteurs de peuples étaient devenus des doubles et des simulacres du Prince. Ils exercent un pouvoir imaginaire qui n’existe pas, dans un lieu laissé vide par le roi disparu. Nul n’a pourtant monté le piège si bien que le piégé est le piégeur et le piégeur piégé. Nous voici ainsi tous captifs de l’imagination, de cette superbe puissance du paraître qui, disait Pascal, travaille éperdument sans fin dans le néant d’une nature a jamais perdue.

 

c) Le tableau intitulé Les ambassadeurs d’Holbein  est une image funéraire comme toute peinture. Elle représente avec ces hommes en représentation la vérité du pouvoir comme représentation. La puissance et la gloire, la superbe et la magnificence de ces personnages rassurants, tranquilles et satisfaits, majestueusement accoudés à cette table à deux étages[9] sont là pour donner le change. Mais ce pouvoir assuré sur le savoir n’est que montre, pompe, étalage.  Derrière le rideau vert du theatrum mundi baroque, il n’y a rien et la corde cassée du luth aussi bien que le livre d’arithmétique ouvert à la page de la division, annoncent le discord et la vanité du pouvoir tandis qu’à leurs pieds, la tête de mort en anamorphose, riant de toute sa mâchoire ouverte, en dit peut-être, en secret, le principe et la fin[10].

 

Invitation non pas à conspuer la démocratie représentative, à viser l’anéantissement de l’Etat  et la destruction de tout pouvoir qui ne serait pas celui, immédiat, de chacun, mais à découvrir « la dimension radicalement anarchique de l’existence humaine au sens où l’existence ne trouve son origine et sa fin dans aucun pouvoir, dans aucun principe, dans aucun ordre, où elle n’est assignée à aucune fin donnée, mais se trouve exposée à l’infini, (…) à cette perpétuelle naissance de l’humain à lui-même dont témoigne », l’art, l’amour, l’amitié, l’être au monde et que, seule la démocratie rend possible[11].

 

(Première publication : Espace Prépa n°51, 1996)

 

[1] « Tu dis et les cieux parurent et les astres coururent… » dit superbement Racine. La parole de Jean : « Au commencement était le verbe » avec ses variantes parodiques « au commencement était la puissance » Hobbes ou le « au commencement était l’action » Goethe ) témoigne de la rencontre de la Grèce et d’Israel, de l’autonomie du logos grec et de l’hétéronomie insaisissable du monothéisme juif (Y-H-W-H, l’être comme verbe , comme mouvement, comme ex-istence)-, rencontre qui fonde l’Occident.

La démocratie, « constitution (qui) réside dans les paroles » (Démosthène), instaure l’espace public de la délibération, elle est aussi fondée sur le verbe et c’est ce système qui est ruiné radicalement aujourd’hui par le développement du mensonge et des fake news.

[2] Qui culmine curieusement chez Alain dans Le citoyen contre les pouvoirs : tout pouvoir est mauvais parce qu’à la domination des uns correspond la sujétion des autres ; ils est impossible que les puissants n’aient pas de passion et n’aiment pas passionnément leur propre puissance…

[3] Au sens étymologique, dia-bolique est ce qui sépare et divise par opposition au sym-bolique qui met ensemble et réunit.

 

[5] La monnaie, représentation de la richesse, équivalent général de la valeur d’échange est pour toute la tradition philosophique ce comble d’artifice qui ouvre la voie de la dépropriation comme de la chrématistique et de l’enrichissement indéfini et de la production instaurée comme fin en soi. L’équivalence générale qui rend tout interchangeable est le cœur du capitalisme pour lequel il n’y a pas de valeur singulière qui ne devienne soluble dans l’équivalence générale.

[6] L’« aliénation totale de chaque associé avec tous ses droits à toute la communauté » est la clause unique du contrat

[7] La République des conseils en Europe centrale, « trésor des révolutions perdues » dit Hannah Arendt n’ont pu remédier à leur fragilité, à leur impuissance et surmonter leurs contradictions. Les gilets jaunes qui ne reconnaissent plus la Constitution comme source de légitimation et se prétendent être le peuple se sont enlisés dans les mêmes contradictions.

[8] Ce que Jean-François Bouthors et Jean-Luc Nancy appellent auto-transcendance in Démocratie ! Hic et Nunc. Ed. F. Bourin, 2019, p. 64.

[9] La perfection et l’ordre du ciel en haut, la précarité de la terre symbolisée par un globe renversé, en bas. C’est en effet  où moment où la France, première puissance européenne est cernée de toute part par l’Espagne et le Portugal qui se partagent le monde, le St Empire et l’Angleterre, par la triple alliance que les ambassadeurs français (médaille de St Michel) vont conjurer en soutenant les Etats luthériens pour affaiblir le St Empire (Choral de Luther), en négociant avec les Turcs musulmans qui sont, en 1529, aux portes de Vienne (tapis Ottoman), en soutenant le mariage d’Henri VIII avec Anne Boleyn contre la papauté (pavement ô combien symbolique de Westminster) : en suivant les règles d’une réal-géopolitique, celles qui sont propre au pouvoir politique que Machiavel, juste un an après le tableau (en1534) va développer dans Le Prince, sans se soucier de la religion. Celle-ci est très discrètement  présente ici par un crucifix à demi dissimulé sur un axe perpendiculaire à l’axe de la mort triomphante : en haut, dans un coin, à gauche du tableau : Deus absconditus.

[10] Lacan in Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, tome XI : après avoir vu dans le tableau l’effet de notre propre néant écrit « Comment se fait-il que personne n'ait jamais songé à y évoquer l'effet d'une érection ? Imaginez un tatouage sur l'organe ad hoc à l'état de repos et prenant, dans un autre état, sa forme, si j'ose dire, développée. »

 

[11] Jean-François Bouthors et Jean-Luc Nancy. Démocratie ! Hic et Nunc. Ed. F. Bourin, 2019.

Royauté d’un enfant

 

Le temps est un enfant qui joue… royauté d’un enfant.

Héraclite, ft. 52

 

 

 

 

Il est aujourd’hui convenu d’accuser le marxisme -le matérialisme historique- d’avoir surestimé la causalité économique pour expliquer le devenir des sociétés et,  corrélativement, d’avoir méconnu l’autonomie ou au moins la spécificité du politique qui, par une cruelle ironie de l’histoire a trouvé avec le stalinisme sa figure moderne la plus délirante et il a plus dévastatrice.

Un matérialisme politique.

On pourrait par contraste interpréter la pensée de Nietzsche, c’est à dire essentiellement la philosophie de la volonté de puissance, comme un matérialisme politique dans la mesure où elle a rendu manifeste l’origine et l’originalité du phénomène de domination. Avec ce que Nietzsche nomme généalogie nous sommes bien en effet en présence d’un matérialisme, c’est-à-dire pour reprendre la définition d’Auguste Comte, d’une « explication du supérieur par inférieur » ; tous les phénomènes idéologiques (morale, art, religion…) appartenant à qu’on nomme la sphère de la culture sont compris en effet comme des interprétations et des symptômes liés par des racines invisibles, à la qualité noble ou vile de la force ou de la volonté qui interprète. Ce matérialisme, en outre, est bien, d’une certaine façon, politique dans la mesure au moins où des enjeux de pouvoir sont dans la réalité, partout manifestes. Accomplissant tout l’effort de la pensée moderne pour penser l’être comme force, Nietzsche ajoute à ce concept de force, l’idée d’un vouloir interne, d’un effort qui porte chaque chose à se surmonter. Le champ de la réalité apparaît alors comme un lieu essentiellement conflictuel, un océan terrifiant où chaque force lutte pour la prépondérance.

 On peut donc dire qu’en un sens nul plus que Nietzsche n’a eu une vision aussi politique de l’être[1]. L’interprétation de l’être ou de la vie comme volonté de puissance[2] la vision aussi ne doit pas, en effet, être entendu, ainsi qu’on l’a souvent fait, comme un biologisme ou un vitalisme puisque c’est la vie elle-même qui est interprétée comme un phénomène éminemment politique. C’est le politique qui nous donne l’intelligence de la vie et non l’inverse. Le texte le plus éloquent est, à cet égard, le § 13 de Par delà bien et mal : il faut aller ici jusqu’aux tréfonds des choses et s’interdire toute faiblesse sentimentale : vivre c’est essentiellement dépouiller, blesser, violenter le faible et l’étranger, l’opprimer, lui imposer durement ses formes propres, l’assimiler ou tout au moins (c’est la position la plus douce) l’exploiter… « l’exploitation » même pas le fait d’une société corrompue, imparfaite ou primitive ; elle est inhérente à la nature même de la vie, c’est la fonction organique primordiale, une conséquence de la volonté de puissance proprement dite qui est la volonté de même que la vie ». Vouloir c’est donc bien vouloir être maître, et ce vouloir on le retrouve jusque dans la volonté d’obéir ; de la l’usage considérable, dans le lexique de Nietzsche, des concepts de maîtrise et de servitude : « dans tout vouloir il s’agit simplement de commander et d’obéir, au sein d’une communauté complexe où cohabitent des « âmes multiples » de telle sorte que la « morale » devrait être considérée comme la science des rapports entre maître et serviteurs, rapport d’où nait le phénomène « vie[3] ». Cela se manifeste déjà au niveau de ce que nous appelons le corps :  celui-ci n’est qu’un jeu edt qu’un système de forces qui ne fait et qui ne prend corps (qui ne doit son unité) que grâce a la suprématie momentanée de telle ou telle force qui finit par imposer sa loi, mais c’est le cas aussi du corps politique ; ce n’est que par une lutte ou par un corps à corps sans merci que celui-ci peut trouver un équilibre. toujours précaire, entre différentes tendances qui finissent par s’organiser sous la férule d’une force dominante. Le corps, d’autre part, ne persévère dans son être , ne croît et ne prospère qu’ exploitant, qu’en s’appropriant des corps étrangers dans le phénomène physiologique de la manducation et de la digestion. « Entre dévorez vous les uns les autres », n’est-ce pas là la loi de la nature ? Ce phénomène d’appropriation est si universel que c’est sur le modèle de la digestion que toutes les autres grandes fonctions organiques du vivant sont conçus : « aimer », cela n’est-il pas aussi conquérir, s’assujettir, s’approprier, et finalement consommer ? Le sadisme ne fait-il pas partie de l’érotisme le plus ordinaire[4] ? Quant à la faculté de connaissance dont s’enorgueillissent les philosophes, elle ne fait pas exception. Connaître c’est ramener l’étranger au familier, le différent à l’identique, l’autre en même… c’est donc toujours, comme dit la langue, une question d’ « assimilation ». La volonté de savoir est une manifestation de la volonté de puissance. « Savoir » ne peut pas se séparer de « pouvoir », nous voulons savoir pour nous rendre maître, pour imposer une unité et une forme à la diversité ou à la multiplicité des données de l’expérience, mais aussi pour imposer aux autres notre loi[5]. Kant ici avait fait preuve de bonne vue, puisque c’est déjà en termes d’activité, en termes poético-pratiques, qu’il avait analysé la connaissance. Il n’y a pas de connaissance innocente, neutre ou « « immaculée », toutes les perspectives que nous prenons sur le monde sont liées à des affects et des intérêts au service de notre puissance[6].

Politique de la cruauté

Avec cette vision sans complaisance de la réalité Nietzsche est parfaitement conscient de renouer avec la tradition matérialiste et réaliste des sophistes, tradition qui a été écrasée, ensevelie par un idéalisme hypocrite qui procède de la peur ou d’une honteuse lâcheté devant la réalité. C’est cette tradition qui apparaît aussi, de manière éminente, j’ai l’historien Thucydide.

Quoi qu’ils disent et quoi qu’ils pensent, disait Thucydide, les hommes et les états sont gouvernés par trois passions fondamentales : l’intérêt ou l’appétit des richesses, La crainte d’être misérable, asservi ou détruit, et le goût de la gloire. En d’autres termes, les trois passions primitives de l’homme distinguées par Kant, passion du pouvoir (appétit politique de domination), passion de l’avoir (appétit économique d’acquisition), passion du valoir (quête morale ou métaphysique de la renommée ou de la réputation), font que les hommes les Etats ne sauraient jamais sortir de cet état de guerre de chacun contre chacun que Hobbes appellera l’état de nature. Rien n’échappe donc à la cruauté de ces rapports conflictuels de forces qui sont le fond de l’histoire. Contre Platon et contre toute la philosophie, Thucydide dénie qu’il puisse exister dans la réalité un lieu neutre qui serait celui de la Sophia, de la sagesse où pourrait se constituer un tribunal supérieur, une instance d’arbitrage et d’accord qui serait hors conflit. Les hommes peuvent bien parler, discuter, tenter de s’entendre, leurs discours peuvent bien chercher à occulter les conflits, ils ne les feront jamais disparaître. Comme le dira plus tard Clausewitz, si « la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens », la politiques, la diplomatie, n’est jamais que la continuation de la guerre au niveau du discours et à cela il n’y a pas d’échappatoires.

Poétique de la puissance : la puissance et la  gloire

Il y a des penseurs qui affectent de mépriser le pouvoir et de le confondre avec ses figures dégradées ou perverties. Être et pouvoir pourraient pourtant bien-être des notions totalement réciprocables. C’est en tout cas ce que Nietzsche et Spinoza nous ont appris à reconnaître : vivre ou exister ne font qu’un avec la puissance d’agir et de produire des effets. Mais comme on le voit ici le concept de « puissance » est plus adéquate que celui de « pouvoir ». Outre que que celui-ci est trop généralement limité à la sphère politique, il enveloppe en effet l’idée de possibilité[7] et donc de contingence : faire ou ne pas faire. Il laisse donc supposer que le pouvoir est l’objet d’un libre choix et que l’on pourrait donc subsister en dehors de lui. Parler de puissance, c’est au contraire reconnaître que être, c’est nécessairement développer de la puissance, chercher à accroître sa puissance d’exister en luttant d’abord contre la mort et la dispersion, contre ce que l’on appelle aujourd’hui l’entropie. Ce qui est vrai au niveau physiologique l’est aussi au niveau de la cité. C’est en maîtrisant  ses conflits, en assurant sa cohésion, en lui désignant ses ennemis, en la dirigeant vers une fin, que le pouvoir politique peut permettre à une communauté non seulement de persévérer dans l’être mais d’augmenter la puissance de chacun et de tous. Voilà pourquoi, si l’on se souvient que poien en grec signifie produire, faire ou créer, on peut parler d’une poésie de la puissance au double sens de ce génitif : la puissance est la vie elle-même dans son activité affirmative élémentaire, dans son éclat et dans sa gloire : qu’on se souvienne de ces aristocraties primitives que Nietzsche dans la Généalogie de la morale, présente avec enthousiasme : ces maîtres parfaits, en territoire étranger, se conduisait comme de superbes brutes blondes rôdant en  quête de proies et de victoires, que ce soient l’aristocratie romaine, arabe, germanique ou japonaise, les héros homériques, les vikings scandinaves[8]… Mais le pouvoir  dans la mesure où il est politique, ne se réduit pas à l’exercice mécanique de la force car c’est un art qui exige sans doute l’intuition des rapports de force, mais aussi le sens de l’opportunité, la maîtrise de la parole comme de la séduction sans lesquels on ne peut pas effectivement engager une communauté dans un projet historique. Telles sont les qualités du Prince machiavelien que Nietzsche retrouve chez cet artiste du pouvoir qu’était Napoléon[9]. Quel contraste entre « la grande politique »[10] de ce César prédestiné à la domination et la « petite politique » d’aujourd’hui, c’est-à-dire avec la névrose nationaliste dont l’Europe déjà était malade ! La grande politique est façonnement d’un peuple, instauration ou édification d’un État, elle est donc un art, une manifestation suprême de la volonté de puissance et l’on conçoit que les hommes puissants aient inspiré des artistes comme si la poésie du pouvoir avec partie liée avec le pouvoir de la poésie[11].  Ce sont bien en effet les historiens et les poètes qui, toujours, ont installé dans la durée, la gloire des puissants ; quant à l’architecture, en tant qu’elle est une sorte d’éloquence de la puissance qui rend visibles la fierté, la victoire sur la lourdeur, elle a toujours été inspirée par les Princes, les ordonnateurs, les grands bâtisseurs d’Etat[12].

Nietzsche et Calliclès. La faute à Rousseau.

Certains n’ont voulu voir dans la pensée de Nietzsche qu’une philosophie naturaliste, une philosophie de brute qui, à tout prendre, ne serait qu’une nouvelle mouture de la thèse de Calliclès. Dans le Gorgias de Platon, Calliclès lui aussi faisait une généalogie de la morale : ils montraient que derrière la façade de la morale égalitaire démocratique se cachaient la haine, la vengeance, où comme dira Nietzsche, le ressentiment des petits, des faibles, des esclaves et des malvenu qui finissent, grâce à leur nombre, par faire douter les maitres de leurforce et par leur faire croire à la superstition de l’égalité universelle. Ce renversement de la morale aristocratique au profit des valeurs serviles, montrait-il aussi, est contre nature. Ce qui règne en effet dans la nature comme dans l’histoire, c’est cette justice qui assure aux plus forts la domination et la prépondérance. Aussi, malgré la tentative de castration des lionceaux bien nés à laquelle se livre l’éducation démocratique, elle viendra bien un jour la superbe bête de proie qui rétablira la hiérarchie de telle sorte que la justice selon la nature l’emportera sur la justice selon la loi. Telle pourrait être en effet la version exotérique d’un nietzschéisme dont le nazisme serait alors la seule postérité politique. Cette présomption semble se confirmer quand on constate avec quelle ténacité Nietzsche poursuit de sa vindicte Rousseau qui est tenu pour avoir posé les fondements de la démocratie moderne dans le Contrat social

Nietzsche impute à Rousseau, cet « avorton de la pensée planté au seuil des temps nouveaux », la responsabilité du triomphe des idées démocratiques et donc, pour lui, de la crise politique propre au monde moderne. C’est d’abord Rousseau qui a ouvert la crise de légitimation de l’autorité politique, crise qui n’a fait que s’amplifier et dont nous nous sommes pas sortis. Partout où il y a pouvoir, et pouvoir au sens effectif[13], il y a inégalité : entre le maître et l’esclave, le père et l’enfant, l’homme et la femme, les ainés et les cadets, les vieux et les jeunes … avec la revendication plébéienne de l’égalité qui « exige que ce que chacun accepte lui apparaisse comme légitime », (c’est le « principe du monde moderne » comme l’appelle Hegel) se seront toutes les hiérarchies traditionnelles qui seront appelées à s’effondrer, tous les parricides (et le régicide en premier lieu)  qui se trouvent tout d’un coup programmés et bientôt, après les nations dominées, après le peuple, ce sont les femmes, les enfants, les étudiants qui exigeront d’être des « décolonisés »[14].

Rousseau, en ce sens, assure la transition entre le christianisme et toutes les révolutions à venir car ce sont des jugements de valeurs chrétiennes (tous les hommes sont égaux devant Dieu) que « toute révolution ne fait que traduire en  sang et en crime [15]» en voulant fonder sur la terre « l’empire de la sagesse, de la justice et de la vertu [16]».

Ce rêve sentimental et humanitaire d’égalité universelle est apparu en effet possible le jour ou Rousseau à imputer la responsabilité du bruit et de la fureur de l’histoire non plus à une nature

nature humaine qui serait mauvaise, mais à la société et à ses institutions plus . Dès lors le fanatisme moral des révolutionnaires va pouvoir se déchaîner puisqu’il ne s’agit plus, pour améliorer l’homme, que de détruire les institutions et d’ exhumer cette nature humaine intrinsèquement bonne.

Dans toutes croyances de la révolution persiste donc superstition de Rousseau aujourd’hui, les niaiseries que nous avons hérité du XVIIIe siècle on pu mener : l’Humanité moderne[17]  Ce qui, à chaque fois, refait en effet surface lors des bouleversements révolutionnaires, ce n’est pas cette nature présumée idyllique, c’est l’effroyable sauvagerie qui est inscrit au plus profond de nous.

Et pourtant la pensée de Nietzsche qui ne cesse de multiplier, de mobiliser les perspectives et de se jouer de la contradiction, est par nature rebelle toute identification : elle rend impossible toute étiquetage et toute simplification. Ainsi Nietzsche oppose bien, comme Calliclès,, maîtrise et servitude, mais l’essence de la maîtrise ne se mesure pas à la quantité de la force mais à sa qualité : elle est active, affirmative ou réactive. La revendication harnieuse et violente d’un dû prétendument naturel est toujours un symptôme réactif de servitude.  Les forts, au contraire, donnent et règnent par nécessité de nature. Ils ne cherchent pas à prendre et à se conserver de telle sorte que finalement, c’est toujours les forts que l’on doit défendre contre les faibles[18]. Singulier chiasme donc puisque ce que nous appelons les maîtres  seraient pour Nietzsche des esclaves et inversement !

Par ailleurs la haine dont Nietzsche poursuit Rousseau est à la mesure de la place  qu’il lui fait occuper dans l’histoire. C’est avec lui que Nictzsche choisit de s’expliquer et il sait que celui qui lui ressemble comme un frère a marqué l’histoire d’une irréversible césure : pas question de faire comme les conservateurs, c’est-à-dire de marcher en arrière comme des écrevisses. Il faut être résolument moderne. Nous autres modernes, écrit souvent Nietzsche, et comprendre, comme le fit de son côté Tocqueville, toutes les possibilités nouvelles ouvertes par l’irréversible démocratisation de l’Europe.

On peut en outre ce demander si, en politique, le pessimisme n’est pas seul, tonique, salutaire et salubre ; si l’homme doit aller par-delà bien et mal et être surmonté, c’est d’abord de cet homme là, de cette bête de proie toujours présente au fond de nous qu’il faut prendre son départ[19] au lieu de poser des exigences idéales et de se complaire dans des rêves qui brutalement se retournent cauchemars.

Le principe d’une équivoque

La locution équivoque de volonté de puissance est sans doute au principe de tous les glissements et de toutes les équivoques que l’on ne cesse de rencontrer à la lecture de Nietzsche. « Wille zur Macht », l’expression semble laisser entendre que la puissance (Macht) serait l’objet d’une représentation (zu) que la volonté (Wille), entendue comme faculté d’un sujet libre, pourrait ou ne pourrait pas vouloir alors que la puissance constitue l’être même d’une volonté qui est elle même un nom pour l’instant créateur de la vie. La puissance n’est donc pas ce que veut la volonté, mais ce qui veut dans la volonté selon l’expression de Deleuze. Disjoindre la volonté de ce qu’elle peut c’est justement l’aberration qui est au principe des opposition binaire de la métaphysique (âme/corps, liberté /nécessité…), celles qui procèdent du ressentiment des faibles ; car ce sont eux qui ont inventé le libre arbitre, toute cette métaphysique de justiciers et de bourreaux qui permet de juger, de punir, de damner, de condamner.

Il reste de la reconnaissance de la vie comme volonté ou vouloir (l’infinitif marque l’absence de l’identité d’un sujet) et de l’homme comme un vivant prédateur qui veut l’empire relève d’une métaphysique dont le vague et la généralité peuvent justifier ou cautionner n’importe quelle tentative de domination. En se limitant à mettre en évidence le fait du pouvoir, une telle théorie n’est guère opératoire, elle ne fournit aucun principe critique permettant seulement de fonder non seulement de fonder une politique mais de rendre compte de l’extraordinaire variété historique avec laquelle, dans les différentes sociétés, le pouvoir est conféré, exercé, contesté, contrôlé ou légitimé[20].

Et pourtant s’il est vrai que la philosophie de la volonté de puissance ne peut servir qu’ironiquement de base à une politique, quelle qu’elle soit, on aurait tort de croire que Nietzsche se limite à faire l’apologie, dans un style naturaliste, de la puissance affirmative des maîtres ou des forts. Avec une sorte d’humour et dans une sorte de dédoublement de son discours, il nous fait assister au contraire aux extraordinaires métamorphoses de la volonté de puissance qui ont fait de la bête humaine un être raffiné, complexe, profond et pervers, ô combien intéressant ! On imagine mal en effet, Toutes les formes de jouissance et de « débauches psychiques auxquelles à pu se livrer sur terre le désir de puissance »[21]. La vie peut se retourner en l’homme contre la vie comme c’est le cas avec l’homme moral et dégénéré avec lequel commence l’histoire, notre histoire.  Pour examiner les métamorphoses de la volonté de puissance, on peut, en se livrant au risque de l’interprétation, prendre le premier chapitre du Zarathoustra dans lequel il nous est conté comment l’esprit devient successivement chameau, lion et enfant.

L’âge du Chameau

Alors que l’animal accède rapidement à l’autonomie de mouvement et à l’indépendance à l’égard de ses géniteurs, l’homme, plus démuni que l’ animal, reste longtemps dépendant de ceux qu’il ont engendré, de sorte que leur assistance finit par se transformer en pouvoir et que leur pression ou influence morale est à l’origine d’une autorité donc il est difficile de se dégager et qui est la source fondamentale de ses préjugés[22]. L’homme est bien un animal qui a besoin d’un maître, comme le disait Kant, un animal qui a besoin d’être conduit, de sentir se s’exercer sur lui une autorité réelle. Pas de culture ou l’homme, originalement sans défense, ne soit soumis à un père originellement justicier et tout puissant qu’il vénère  qu’il craint. La culture est essentiellement un dressage qui fonctionne à la violence, une domestication qui implique, dans le domaine (dominium propriété) de la maison (domus), la présence d’un maître (dominus), matrice de toutes les figures futures du pouvoir (père des cieux, père des peuples…). C’est donc bien sous la figure du Chameau, animal de faix, animal de bât, animal de troupeau, que l’homme entre dans le régime de culture : soumission, humilité, obéissance à la loi du père et au devoir, on nous demande d’abord d’assumer comme un patrimoine le poids des valeurs établies, d’accepter et d’acquiescer et de dire « oui » et c’est ainsi que l’on fait de l’homme, à force de discipline, « un animal peureux, timide, régulier et correct, une bête de troupeau ».

 

Mais il ne s’agit pas seulement avec ce symbole du chameau de mettre en scène le long travail de dressage de « la moralité des mœurs » ; c'est plus précisément de ce que Nietzsche appelle la morale qu’il s'agit, c'est-à-dire de cette grande figure de la vie qui s'est retournée contre la vie, cette forme extrême devrait voter acétique, du terrifiant mystère de cette volupté de la puissance qui fait souffrir et se fait souffrir pour jouir et s’affoler elle-même[23]. Comme chez le Freud de Totem et tabou, l’entrée de l’humanité dans la culture ne fait qu’un avec la naissance de la culpabilité, avec le retournement des forces pulsionnelles vers l’intérieur et la constitution de l’ « âme » et de l’intériorité. Dès le commencement le sujet et son désir vont être pris de façon structurelle dans la culpabilité est dans le régime de la dette. Bien loin d’être l’expression de la victoire de la raison sur les instincts[24], le « tu dois » de la morale doit être analysée comme un surcroît de raffinement dans le développement d’une cruauté retournée contre nous même et génératrice du poison de la mauvaise conscience. Le chameau qui n’éprouve sa force et n’en jouit que grâce à la souffrance et à la mortification que lui procure sa besogne de portefaix est l’image la plus prégnante du refoulement et de la culpabilité. C’est d’ailleurs parce qu’il souffre qu’ »on lui pardonne de vivre ». La vie n’est-elle pas souffrance, la vie n’est-elle pas compable, pécheresse et ne doit-elle pas être à achetée ? Animal du désert, animal grégaire, le chameau est le symbole de la grande lassitude, le symbole de cette volonté de néant à laquelle Nietzsche a donné le nom de nihilisme.

Le maître auquel il obéit, le Dieu qu’il s’est donné (ou l’État devant lequel il se mettra à plat ventre), tous ne doivent leur pouvoir qu’à lui-même.  Pour éclairer le ressort caché de cette servitude volontaire, on pourrait opposer, comme l’a fait Spinoza[25] , à la potestas (pouvoir) du Dieu arbitraire, la potentia (puissance) qui ne fait qu’un avec l’être et la vie. La grande figure théocratique du pouvoir auquel le troupeau est assujetti n’est pas tombée du ciel. Nietzsche en a fait la généalogie, il nous a montré comment, sous la direction des prêtres que sont devenus vos maitres, l’homme a fini par se déposséder de sa puissance au profit de la seigneurie suprême, de la summa potestas d’un père ou d’un dieu qui est comme la figure immense de notre impuissance[26]. Ainsi à commencé, ainsi c’est poursuivie l’histoire d’une nihilisme : La volonté de puissance avec une cruauté perverse ne s’est affirmée qu’on se dépréciant  et qu’en s’accusant elle-même devant une instance suprême dont elle dénie être l’âme et l’auteur. Mais la révolte est la noblesse d’esclave et, au fond du désert, il vient un temps où s’accomplit la métamorphose du chameau qui devient lion.

L’age du lion

Depuis qu’il y a des hommes, il y a les troupeaux qui obéissent à des minorités ; cet instinct grégaire de l’obéissance étant celui qui s’hérite le plus aisément, chacun éprouve le besoin inné d’obéir, comme une sorte de conscience formelle qui ordonne : « Tu dois » sans guère se soucier de son contenu, que celui-ci  soit l’autorité des parents, des maîtres, des lois, des préjugés de classe, de l’opinion publique[27]… ; voilà pourquoi tout se passe comme si l’esprit avortait sous la forme du chameau sans parvenir à accéder à celle du lion. Rien de plus rare aujourd’hui que les hommes indépendants qui commandent sans avoir besoin de se présenter eux-mêmes comme de nouveaux serviteurs (du peuple, du bien public…)

Dans le passage du « tu dois » au « je veux », de l’obéissance à la révolte, dans l’affirmation conquérante de l’individualité et de la différence, il semble que se fasse jour la figure la plus authentique de la volonté de puissance. L’utilisation de la formule anarchiste : « Ni dieu, ni maître »[28], semblerait accréditer l’idée que le nietzschéisme serait bien un individualisme forcené comme celui de Stirner, un anarchisme qui se soutiendrait de la négation de Dieu et ses ersatz (l’Etat,, l’Homme selon Feuerbach …) comme de la haine à l’égard de toutes les valeurs grégaires de la démocratie. Et pourtant faire de Nietzsche le promoteur d’un humanisme athée et prométhéen qui mettrait l’individu à la place de dieu serait une grande méprise. Le lion reste l’animal du désert, d’un lieu où rien ne pousse ni ne croît. L’exaltation du moi porté au pinacle et devenu semblable à Dieu n’est encore le fait que d’une volonté malade, captive des valeurs en cours, désirant pouvoir, bonheur, domination ; et surtout nous sommes encore en présence d’une volonté réactive qui a besoin pour s’affirmer de s’opposer, d’une volonté pour laquelle c’est le « non » qui précède le « oui » ; tout l’oppose au « oui sacré » de l’enfant, à cette affirmation suprême de la vie qui est seule souveraine, mais, disait Picasso, il faut beaucoup de temps pour devenir jeune[29]...

L’enfant roi

Pour prévenir toute confusion il conviendrait d’abord de distinguer la souveraineté de la maîtrise telle qu’on l’entend communément comme volonté de la puissance ou du pouvoir suprême.

Le maître hégélien, par exemple, n’est pas souverain, c’est-à-dire réellement autonome ou insubordonné : s’il convoite la reconnaissance d’une autre conscience, c’est que sa volonté est travaillé par le manque, qu’elle n’est pas réellement affirmative ; il est par ailleurs dépendant esclave de l’esclave et sa souveraineté se dégrade en se subordonnant aux valeurs en cours :pouvoir, réputation, richesse. Il vise la reconnaissance et c’est par la lutte à mort qu’il obtient Mais la volonté qui veut la puissance comme un maximum de pouvoir et de domination est celle du lion, c’est une volonté restée captive du désert et du nihilisme, une volonté malade ou réactive, e plus bas degré de la volonté de puissance, celle que l’Occident à la suite des Romains a seule glorifiée : Volonté d’Empire, impérialisme de la mort qui a trouvé sa perfection et son achèvement avec le renfort du christianisme[30] En prenant le pouvoir, en effet, les hommes ne cessent pas d’être esclave, comme le spectacle du monde des politiciens semblent bien en témoigner : « regardez-les moi, tous ces singes surchauffés, ces superflus, ces impotents insatiables pourtant du pouvoir et de cet argent qui du pouvoir est le grand levier, grimpants les uns sur les autres et retombent inexorablement dans la marécage », mais où est donc le maître pour qui s’agitent tous ces esclaves ? Et Nietzsche de conclure : c’est la volonté nihiliste qui veut accéder au pouvoir, qui veut la puissance[31].

Il est vrai que le concept de souveraineté ne semble pas nous faire sortir de la problématique du pouvoir. Conformément à son étymologie, du bas latin superaneus- la souveraineté est la supériorité qui appartient au pouvoir placé au-dessus de tous les autres et qui ne dépend pas lui-même d’un pouvoir supérieur. Ce concept est un concept politique moderne[32] et on sait que c’est le français Jean Bodin qui, le premier, on fit la théorie dans les six livres de sa République au XVIe siècle.

Nietzsche pourtant, arrache ce concept à son contexte politique comme l’avait déjà fait la philosophie allemande : l’homme souverain, c’est d’une certaine façon la figure du sujet autonome de Kant,, sujet et législateur, comme le citoyen de Jean-Jacques Rousseau, mais réintégré au plus profond de l’homme.

L’individu souverain de Nietzsche, aboutissement de tous le procès de la culture, règne et pourtant il gouverne pas, c’est un souverain pour rire, dit Vincent Descombes , un « anarqué » sans anarchie pour reprendre le néologisme d’Ernst Jünger[33], il règne sans dominer des individus qui seraient demeurés hétéronomes, tel un dieu épicurien[34]. On pourrait dire que ce qui sépare la question de la souveraineté de celle du pouvoir c’est un certain sourire sourire : le souverain ne serait pas le maître qui rit de son pouvoir  ? C’est « au-dessus de sa porte »  que le Nietzsche du Gai Savoir a inscrit : « je ris tout maître qui n’a pas rit de lui-même ».

On comprend à présent pourquoi c’est l’enfant et non le lion qui est le symbole de l’accomplissement de la volonté de puissance. Son plus haut degré, ce n’est pas la volonté déchaînée en vue de la domination technique et la domination politique de la terre mais la volonté qui veut le non-vouloir ou le non-agir, celle qui laisse venir à soi les choses, ces choses qui justement se ferment à qui veut les prendre.  Parce qu’il ignore tout des rapports de domination, l’enfant, la figure la humaine de l’homme, la plus éloignée de l’animal en ce qu’il ignore tout des rapports d’appropriation qui apparaissent avec la sexualité d’abord, avec le sens de la propriété qui va posséder l’adulte ensuite, avant que, l’extrême vieillesse venue, l’homme ne redevienne une bête sauvage, aux yeux et mâchoires de rapaces[35].

L’enfant qui joue, le pais paizôn d’Héraclite, est roi (basileus)  car il est oint, sacré et consacré par le jeu du monde,  par le jeu, la joie et le joyau d’un monde qui est souverain. Dans la roue du retour éternel, il ne dépend en effet d’aucun but extérieur à lui-même et atteint sa fin à chaque instant. « Pourquoi joue-t-il le grand Enfant qu’Héraclite a vue dans l’aïôn ? il joue parce qu’il joue[36] ». Telle est la bonne nouvelle de l’existence souveraine, ordonnée à rien d’autre qu’elle-même. Elle est celle qui se donne et se reçoit dans le dessaisissement et la désappropriation comme l’être sans essence, sans fondement ou sans justification. Cette souveraineté, on le voit n’est pas une domination ou une appropriation de soi car elle ne s’exerce sur rien et, elle-même, elle n’est rien, elle est le rien, elle se confond avec la chose ( rien vient de rem, accusatif de res, la chose) dans son don, dans son présent, au double sens du terme, dans son maintenant et dans son offrande.

Cette « enfance retrouvée à volonté », suivant l’expression de Baudelaire à propos du « génie », appartient à cette philosophie de l’avenir dont l’heure ne peut jamais vraiment sonner dans la mesure où cette seconde innocence ne dépend pas de notre volonté. La volonté est en effet toujours subordonnée à l’existence d’un projet, remettant ainsi à plus tard le moment de la jouissance du présent, jouissance qui fait le privilège de l’enfance. Georges Bataille fit l’épreuve obstinée de cette difficulté en écrivant  par exemple : « l’état extrême se dérobe à la volonté de l’homme », on ne peut même pas en  parler sans en altérer la nature[37].

C’est cet idéal de souveraineté qui excède l’ordre politique, cet idéal incarné par ces prémisses du surhumain que sont les artistes, les danseurs, les mystiques[38] que Georges Bataille a en effet repris à Nietzsche[39] sans jamais céder à l’esthétisme de « la sculpture de soi »[40] ni au  prométhéisme d’un humanisme dont la barbarie du siècle a fait justice. Le souverain est par définition insubordonné, mais il n’est pas le sujet autonome, le maître qui domine et exploite des individus hétéronomes ; il en serait plutôt la parodie : semblable à ce Dianus dont parle Frazer dans Le rameau d’or et qui servit de pseudonyme à Bataille. Il est un roi sans pouvoir, un roi devant la souveraineté se limite à l’attente angoissée de celui qui viendra lui arracher le rameau d’or. Bataille comme Nietzsche répète bien le mythe de Prométhée, mais il s’agit d’un Prométhée essentiellement tragique, d’un héros dont l’ascension bascule en son contraire, qui ne s’élève et ne vole le feu que pour défaillir et s’enfoncer dans le vertige de soi[41]. L’individu souverain, terme pour Nietzsche de tout le processus de la culture, pourrait être aussi ce prince hors-la-loi (Vogelfrei) tel qu’il apparaît dans les chants du même nom qui couronnent le Gai Savoir. Il est libre (frrei) comme l’oiseau (Vogel), il est celui qui s’est libéré de tous les rapports de domination et peut se mouvoir comme un oiseau du ciel ; mais c’est aussi celui qui, comme le hors-la-loi dans l’ancien droit allemand, est privé de toute protection juridique et peut donc être abattu  comme un simple oiseau[42].

Mais aurions-nous encore deux oreilles pour entendre ce message extrême ou, ce qui revient au même, pour cette absence de message, nous qui ne cherchons qu’à « payer moins cher », qu’à « vivre à bon marché » et que « tout soit plus facile »[43] ? Ici il faut jouer gros jeu, payer en or, avec des écus à notre effigie, « ainsi le veut notre souveraineté »[44].

 

[1] C’est cette vision qui a fortement marqué la psychanalyse dissidente d’Alfred Adler (célèbre pour avoir mis en avant le complexe d’infériorité) aussi bien que la sociologie de Max Weber : ses trois types de domination (Herrschaft, rapport de deux volontés se traduisant par une obéissance vécue comme légitime) Traditionnelle, Charismatique, Rationnelle, sa vision désenchantée du monde moderne promis au nivellement bureaucratique, sont, entre autres, la marque de Nietzsche. Celui-ci n’avait-il pas écrit : « à la place de la sociologie, une théorie des formes de la souveraineté » ?

[2]  « Partout où j’ai trouvé la vie, j’ai trouvé la volonté de puissance ». C’est dans cette phrase qu’apparaît, dans Zarathoustra (II, 12), sa première occurrence.

[3]  Par delà… § 19, 36.  Procréation, nutrition, toute force agissante pourrait être ramenée à cette volonté de puissance que est « le monde vu de l’intérieur ».

[4] Le domaine d’exercice de la puissance est d’abord celui du rapport sexuel : on parle de conquérir un femme, de consommer le mariage etc… La langue argotique (« faire frire », passer à la casserole »…) en particulier pourrait témoigner de cette parenté profonde des manières de table et des manières de lit.

[5] Généalogie de la morale, III, § 12.

[6] Les enjeux de pouvoir dans le domaine pédagogique ont été illustré avec génie dans La leçon de Ionesco et dans Le tour d’écrou de Henri James.

[7] Pouvoir se dit au sens d’effectivité, ( en allemand vient de machen,  faire), d’éventualité, de possibilité logique et morale. Toute la philosophie moderne, via la critique de Malebranche et  de Hume, pourrait être considérée comme une méditation de ce mystère de pouvoir ou d’efficience ( = faire à fond) qui constitue depuis les Romains l’essence de la causalité.

[8] C’est ce texte si peu « raciste » qui a couvert la régression misérable et la caricature perverse et grotesque que l’on sait.

[9] « J’aime le pouvoir moi, mais c’est en artiste que je l’aime », cité par Nietzsche OPC XII, 222. La puissance c’est le jeu de la puissance, la possibilité d’utiliser en comédien des passions que l’on maîtrise, l’aptitude à la mimicry, à la ruse et à la dissimulation et non le déchainement maladif et réactif de la violence dans la guerre. L’effort de l’Empereur, dit Nietzsche, tendait à la puissance plus qu’à la guerre.

[10] Aurore, § 189.

 

[12] Le crépuscule des idoles, Flânerie inactuelle § 11. On songe, bien sur, à Versailles, mais aussi au souci qu’ont eu tous les princes de marquer leur passage par des œuvres monumentales

[13] Le pouvoir (Macht, en allemand, l’archein et le kratein des Grecs) au sens fort, comme plus tard chez Carl Schmitt, ce n’est pas le pouvoir législatif, mais le pouvoir dans sa force effective, dans son sens verbal, la capacité de faire quelque chose, l’exécusif qui décide, qui s’exerce et commande et qui se fait obéir parce qu’il est hérité et qu’il s’alimente à toute une tradition immémoriale ; voilà ce qui lui donne  cette autorité qui ne se discute pas et ne cherche pas à se faire reconnaître par l’opinion.

[14]  ‘Pour décoloniser l’enfant », c’est le titre d’un livre célèbre de G. Mendel paru chez Payot.

[15]  L’antéchrist, § 43 ?

[16] Robespierre, cité dans l’avant-propos d’Aurore.

[17] Humain trop humain I, § 463.

[18] Par ailleurs l’hédonisme de Calliclès qui consiste à s’abandonner à sa nature contraste avec la volonté du fort qui, chez Nietzsche cherche à avant toute autre forme d’empire, à régner sur soi et à être dur envers soi-même. Toute définition de l’homme à partir du bonheur est nihiliste : avis aux biotechniciens, aux zélateurs de l’euthanasie et de l’eugénisme.

[19] L’humanitaire, nous en savons quelque chose, peut être de la simulation destinée à donner le change à la bonne conscience de l’opinion et à masquer l’impuissance et la lâcheté politique.

[20] C’est la critique que fait V. Descombes dans Pourquoi nous ne sommes pas nietzschéens ? Paris, Grasset, 1991, p. 119.

[21] Aurore, § 113.

[22] C’est la thèse de Thomasius, le père de l’Aufklärung allemande.

[23] Aurore, § 113.

[24] Qui prétend dominer ses pulsions et son corps par une raison prétendument souveraine ne voit pas que cette « petite raison » est tout simplement le produit de ce jeu de forces pluriel que nous appelons le corps ; celui-ci est cette « grande raison » que nous prétendons ignorer  ou mettre au pas alors que toujours il nous tient en son pouvoir.

[25] Ethique I, prop. XXXIII, scolie II.

[26] A cette figure succédera, après la mort de Dieu, « la nouvelle idole », le monstre froid, menteur et usurpateur de l’Etat totalitaire. Le maître est représenté, dans ce premier chapitre du Zarathoustra –d’une façon à la fois kitsch et wagnérienne- par le dragon aux multiples écailles.

[27] Par delà bien et mal, § 199.

[28] Formule condensée de l’anarchisme citée à plusieurs reprises par Nietzsche, reprise à la même époque(1885) par Kropotkine dans Paroles d’un révolté ; attribuée tantôt à Jean  Grave, tantôt à un disciple d’Auguste Blanqui.

[29] Notons que Le Grand Jeu était le nom d’une revue et d’un groupe d’écrivains (Oger Vailland R .G. Comte, René Daumal… aux allures de société initiatique ayant pour but de retrouver « la simplicité de l'enfance et ses possibilités de connaissance intuitive et spontanée ». 

 

[30] L’Apocalypse ne nous présente t-elle le Christ justicier avec une épée entre les dents ?

[31] OPC VIII$ 107.

[32] Qui est aujourd’hui le principe de la limitation absolue de la politique internationale.

[33] Dans Eumeswill, l’anarque, contre l’anarchiste qui vent aussi le pouvoir, ne se montre intéressé que par la pouvoir que l’on exerce sur soi-même. Dans le souci de préserver son indépendance d’esprit il n’a avec le social que des relations contractuelles.

[34] Rappelons qu’à l’écart  du monde ceux-ci ne se soucient pas des hommes. Nietzsche affirme, contrairement à ce que croient les Allemands, avoir trouvé la force dans la douceur et le silence, chez les hommes doux et obligeant alors que le penchant à la domination lui est souvent apparu comme un signe de faiblesse insigne. VP. II, p. 268.

[35] Humain trop humain, OPC, p. 362.D’où aussi la fascination exercée sur Nietzsche par l’amour courtois, la plus belle invention de l’Occident qui exclut justement ce rapport de pouvoir et de domination.

[36] Heidegger, Le principe de raison. L’aïôn c’est le Temps des temps, le sens essentiel du Tout, l’être même dans sa totalité qui se distingue de Chronos qui a en sens plus quantitatif et qui a été indentifié à la Renaissance au dieu dévorateur Cronos.

[37] Sur Nietzsche, Gall., 1967, p. 235

[38] L’état mystique,  le pouvoir de donner est pour Nietzsche le plus haut sentiments de la puissance ; il apparaît chez ceux qui sont capables de cette surabondance de vigueur physique qui leur permet d’abandonner ce qui est sien. « Les brahmanes qui savent se dominer eux mêmes en sont familiers, les chrétiens ne peuvent y arriver que par de laborieuses recettes ». Aurore 6 65.

[39] Cf. F. Warin, Nietzsche et Bataille, La parodie à l’infini, PUF, 1994.

[40] Fais de ta vie une œuvre d’art, et de ta mort une fête, « Soit le maître et le sculpteur de toi », parole mise en exergue du livre de Michel Onfray ,Mais l’existence ne se reçoit-elle pas plus qu’elle ne se produit ou qu’elle ne se crée ? Ne sommes nous pas les acteurs plus que les auteurs de notre vie ?

[41] Le maître doit donc toujours « expier » sa maîtrise, Dans le domaine pédagogique aussi ; le magister autre nom latin à  mettre à côté de dominus, doit mettre ses élèves en garde contre lui-même, la majesté magister conduit à ne reconnaître que les élèves  infidèles, que les disciples indisciplinés

[42] Humain trop humain II, § 357, Aurore § 41

[43]  « le nom honorable de la médiocrité c’est on le sait, ce mot libéralisme » VP II, 212.Cette critique de l’hédonisme moderne annonce une autre économie, celle que Bataille appellera dans La part maudite l’économie générale, seule économie à la mesure monde prodigue et souverain.

[44] Gai Savoir III, § 252. Zarathoustra I, De la vertu qui donne, II, Des sages illustres

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