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Désert

Le Sahel est en feu…

Les échos d’un poème

« Vent rouge » de Hawad 

 

La lumière n’éclate que si les

ténèbres ont tout envahi  

Bernanos

Le plus « dionysiaque » des dialogues de Platon est intitulé : Ion, le nom d’un rhapsodeCe vocable est le participe passé du verbe aller, en grec, ienaï. Par opposition à Socrate, le philosophe qui ne quitte jamais la cité car, dit-il, « les arbres et les champs n’enseignent rien, mais bien les hommes qui sont dans la cité », le poète est en effet celui qui va, sans avoir de véritable patrie. Mobile, toujours de passage, il est le nomade, le vagabond, l’errant. Par contraste avec le dialogue philosophique qui, dans l’espace urbain de la cité d’Athéna, déesse de la raison et de la maîtrise de soi, donne la parole aux hommes sur l’agora, l’inspiration poétique vient des Muses. Possession, vertige dionysiaque, magie incantatoire, elle conduit au délire contagieux et à la transe. Elle est pour cela comparable à une chaîne magnétique[1] : chaque anneau de fer aimanté par la pierre d’aimant, attire à son tour et sans fin un nouvel anneau qui cesse ainsi d’être lui-même pour devenir partie de l’aimant. Ainsi le poète, devin enthousiaste (enthéos) enivré par la fureur et la puissance démoniaque du verbe poétique, ensorcèle, envoûte et inspire tous ceux qui l’écoutent en les mettant hors d’eux-mêmes.

N’est-ce pas ce dont on fait l’expérience lorsqu’on lit le dernier recueil du poète et peintre touareg Hawad, intitulé Vent Rouge[2] ? Sur 274 pages, une accumulation d’images puissantes déferlent et roulent en avalanche. Articles et ponctuation ont été supprimés de la profusion précipitée des mots pour en accélérer le flux. Un délire effréné, haletant, une mitraille de sons, d’onomatopées, de vocables (76) vous bousculent, vous emportent dans un vertigineux vortex, dans une giration sans fin. La division du texte en trois livres et en douze chapitres ne saurait donner le change : on est, au sens propre, en présence d’un chaos qui met, en tous les sens du terme, toute espèce d’ordre au défi. Hélène Claudot-Hawad qui avec l’auteur a traduit le poème de la langue tamajaght notée en alphabet tifinagh[3] vocalisé, en fait la remarque dans son très éclairant Prélude. Traversant la fournaise, impatient de sortir de la nasse où, par malencontre, il s’est trouvé enfermé, le mage du désert[4], le prince hors-la-loi  chevauchant le génie tellurique et vengeur de l’insoumission, vaticine et éructe en transe, comme on le voit devant les glyphes et les signes gravés ou peints sur les rochers du Sahara dans le film Furigraphier le vide, millénaire et ancestrale mémoire du désert  : théâtre possession/transes guerre érotisme (148) et, comme un prophète ou un lanceur d’alerte hors de lui, à la fois lucide et halluciné, il nous avertit : vent rouge/ face de cuivre/ l’épiderme terrestre brûle (27).

Quand sur le pays des Touaregs en lutte[5], fracturé en cinq Etats, souffle le vent rouge de l’apocalypse,  dans le chaos verbal projeté par Hawad dans l’espace littéraire, on aspire à se raccrocher à quelques balises, à trouver du repos, la halte, la station où, dégrisé et sur un mode critique, l’on pourrait prendre le temps de la respiration et de la réflexion.  Plutôt que de se laisser emporter par l’ouragan verbal, par la déferlante des mots qui arrivent dans le poème en rafale et de s’abandonner, dans le nombril du chaos (23), au cyclone ravageur de la dévastation, arrêtons-nous plutôt sur quelques vocables majeurs, prenons très modestement la place de Socrate dans ce champ magnétique chargé et lourd d’influences multiples, parions sur la patience du concept et ses effets d’intelligibilité. La grisaille du concept trahira sans doute les couleurs de la vie, celles que portent la poésie : ancien, reconnaissait aussi Platon, a toujours été le désaccord entre philosophes et poètes…

Dévastation

Ce substantif (266) pourrait déjà constituer le premier repère : calqué sur le latin vastus dont la syllabe est parfois redoublée, ce mot si souvent répété (266) dit bien l’anéantissement, la ruine ravageuse, le devenir toujours plus vaste, le devenir désert. Ce vocable ne désigne pas seulement l’accroissement du désert territorial mais l’installation proliférante, intentionnelle, organisée du désert des hommes. Dévaster c’est faire exister le désert, déployer le vide désertique, la sécheresse, la désolation propre au désert, la « désertation » et la désertion, l’abandon et l’abandonnement de l’être, autant de termes qui disent la puissance du déracinement auquel tout un peuple a été soumis par des loups et des hyènes (exubérant bestiaire de Hawad !) qui ont fini par lui arracher le cerveau et stériliser ses rêves. Car tel est désormais devenu le désert des hommes après quinze siècles d’aliénation, d’annulation territoriale, de déterritorialisation impériale, de dépossession coloniale, de tronçonnage frontalier, d’occupation militaire, d’exploitation minière, d’irradiation atomique… Tout est maintenant gâchis et chaos, épaves pacotilles déchets (67), débris, purin, lie d’égout laissés par les touristes et par les industries extractives de minerais... (70). L’enfer atomique français (205) si souvent pointé et mis en accusation est proprement le point culminant de la dévastation, la mise en œuvre achevée du rien, du nihil, du nihilisme occidental : le hile nourricier a bien été coupé, tout ne peut maintenant que se dessécher et dépérir, ressources des riches pâturages de l’Aïr aussi bien que savoirs. Dans cette culture nos femmes, nos sœurs rebelles, louves combattantes (213, 147), âmes du désert, gardiennes des traditions, éducatrices et conteuses jouissant d’une liberté et d’une indépendance qu’elles disputent jour après jour à l’islam. Épuisement du vide, tout s’annihile (56), avancée du néant, horizon assassiné (256), chaos et désastre, c’est le ciel et la terre effondrés sur le noyau de la douleur (117), qui proclament maintenant le nihilisme qui vient et qui va venir, que Dieu est mort, que Dieu reste mort. J’atteste qu’il n’y a plus maintenant/ ni dieu ni Adam/ hormis le vent rouge (76). C’est, dans cette saison d’enfer et avec ses compagnons d’enfer, autour des lèvres de la blessure ouverte (230) par la machine à terreur, la haute défaite de la colonisation (239, 236, 239, 216) que, tordu de douleur comme on le voit dans le film Furigraphier le vide[6] et hurlant jusqu’aux nuages, le poète fiévreux, le poète flamboyant, Hawad, rebelle et enragé, profère son cri (128, 130), dit sa détresse, déchaîne son ire et sa furie dans une poésie volcanique et cataclysmique. Ce sont les hoquets et les râles du néant qu’elle donne à entendre et c’est l’infinie étendue du désastre dont elle nous fait prendre la mesure. Cette poésie/ bile rage bouche/ sur les lèvres de la blessure (231). Le désert croît ! (die Wüste wächst !), malheur à qui protège le désert ! écrivait Nietzsche, il y a près d’un siècle et demi, dans une langue où le mot dévastation (Verwüstung) porte le nom du désert (Wüste).

Furie

Hawad qui excelle à mêler écriture et calligraphie appelle avec humour furigraphie à la fois sa peinture qui remet en mouvement les caractères tifinagh et son écriture qui entend désormais occuper le blanc de la page vide comme Mao le fit au début d’une autre aventure subversive. La fureur incontrôlable, imprévisible, déchaînée de cette furigraphie, pour locale, pour idiosyncrasique qu’elle soit, n’est pourtant pas sans évoquer, pour nous, Européens, les divinités antiques implacables, les divinités infernales filles de Gaïa et du sang versé d’Ouranos qui incarnaient pour les anciens la vengeance et la punition surnaturelle. Les Grecs les appelaient les Erinnyes et les latins les furies car elles traquaient sans relâche de leur haine infinie quiconque avait déchaîné leur fureur. « Sans fin, je haïrai la maladie de la colonisation », ainsi s’ouvre, péremptoire et grandiose, le film de 2006 Furigraphier le vide. L’écriture de la furie, de la furie sans fin, le nœud serré de la poésie à l’insurrection et à la révolte est une façon de résister au chaos, de remembrer le corps d’un monde déchiré, de dénouer les articulations, pour le remettre en marche. La volonté de se réapproprier à la fois une terre, une langue et un imaginaire, doit être entendue comme une réponse à la malignité du mal, à la malignité d’un mal que Hawad n’a pas manqué de voir avec lucidité dans la dévastation propre à notre temps. Les philosophes eux-mêmes n’ont-ils-pas eu souvent recours à ce langage, celui du mythe et de la poésie, pour nommer le mal ? Celui-ci ne doit pas être entendu négativement comme une privation d’être et comme l’apanage exclusif de l’être humain, mais comme le furieux, das Grimmige, ou comme le démonique qui a pour figure d’excellence la « fureur (Grimm) concentrée du soulèvement », ainsi que l’écrit Heidegger commentant Schelling. Autant d’expressions qui semblent venues de la chambre d’écho et de résonance du mal que constitue le poème incandescent de Hawad.

 

Le nomade

Et l’esprit du nomadisme/ appelle sans fin/ au départ (183), à jamais nous sommes partis (34), écrit Hawad comme en écho à l’aphorisme de Char : « la grandeur réside dans le départ qui oblige. Les êtres exemplaires sont de vapeur et de vent ». D’un seul et unique trait est affirmé dès l’abord une différence, une rupture de paradigme face à la domination de l’Empire, à ses frontières, à ses douanes, à ses banques, à ses drapeaux, à ses capitales... En effet, il n’y a pas d’identité touareg fermée sur elle-même, mais plutôt, diraient Deleuze et Guattari que le poète allait nécessairement rencontrer, des lignes dynamiques, des lignes de fuite qui ne cessent activement de fuir et de faire fuir le clos, le statique, l’immobile, le permanent, l’ankylosé. Dans l’espace lisse de la mobilité, elles ne se laissent jamais prendre dans les mailles des forces instituées et défient, déroutent, déconcertent le plan d’organisation et l’espace strié des Etats. 

 

Pour le dire d’un mot, ce que ces penseurs appellent du nom de nomadologie pourrait être l’antithèse ironique de ce que Leibniz appelait monadologie, monologie des atomes spirituels sans porte ni fenêtre ou monade, monologie de soi qui faisait la promotion du sub-jectum, du sous-jacent, dans la figure de l’ego et du Moi. Ainsi avait été donné le signalement majeur et le coup d’envoi des temps modernes où la subjectivité ne cessera plus de se vouloir elle-même[7]. La nomadologie sera au contraire rhizomique au sens ou le rhizome suppose une logique horizontale radicalement opposée à la logique verticale de l’arbre qui possède origine et racine et qui ne cesse de déployer hiérarchiquement ses rameaux. Ce modèle de rationalité culmine avec l’appareil unique de l’Etat centralisé dont la verticalité s’oppose à la logique horizontale des sociétés segmentaires. C’est le cas, chez les Arabes, de la « bédouinité » analysée par ce sédentaire raffiné, spécialiste des Berbères, qu’était Ibn Khaldoun.  Mais c’est aussi le cas de la grande diversité des campements touaregs que nous avons rencontrées à Tombouctou, la lettrée, de fondation amazigh, mais aussi à Gao, à Oualata, à Agadès, à Djanet, à Djenné… Ces groupements qui peuvent se fédérer, se connecter, conclure des alliances circonstancielles mais ne se laissent jamais contrôler ni intégrer à la logique totalitaire qui est celle de l’Etat. 

Faut-il rappeler que la puissance systématique, l’exigence radicale de cette rationalité qui calcule, qui compte et met tout en ligne de compte, de cette rationalité devenue aujourd’hui planétaire s’est énoncée pour la première fois, chez Leibniz, en ces termes : il faut qu’il y ait une raison, nihil sine ratione ? Et voilà que le grand principe de raison suffisante a fait rendre raison à tout, et l’a amené à reddition.  Comme un contre-chant surgi du Sud et ne perdant jamais le Sud, le poème du Touareg venu d’une terre de soufis, est comme resté sourd au principe de raison, à la raison du conquérant qu’il cherche à égarer (186). S’étonnera-t-on qu’il ait pu s’ouvrir, plus qu’un autre, à tout présent (234), à tout spectacle de grâce comme à tout mouvement de générosité[8] ?

Moi terre fournaise, écrit aussi Hawad, le sujet désubjectivé n’est plus un « moi » mais un point qui s’est extirpé de l’enfermement du tout, proprement un acteur rhizomique. Et comme pour attester que le nomadisme est aussi un mode de pensée, le surgissement inopiné d’un seul nom de philosophe, appropriation ironique intégrée par Hawad au poème lui-même : Deleuze. Il vient après un « Jacques », le prénom sans doute de Derrida. Citons le passage : Ô France/ qui de Jacques ou de Deleuze/ affirme que la poésie/ force l’imaginaire/ sans savoir que nous/ le mauvais rhizome/ c’est en rampant et hurlant/ que nous amorçons la roquette (232). Car le Touareg, où est-il ? demande Hawad, lui dont le cœur vit toujours au-devant de lui-même et qui, dans un incessant mouvement de houle, va là-bas dans le pays d’outre pays (109), lui, depuis toujours égaré, sans cesse en chemin comme l’éros du Banquet de Platon. Face à la reterritorialisation forcée, forcenée, imposée par l’Empire, il ne cesse de jouer, à la manière des nomades résistant à toutes formes de surveillance, redéfinissant sans cesse les frontières, entre territorialisation et déterritorialisation ou, dirait Heidegger, entre appropriation (Ereignis) et désappropriation (Enteignis) : les vocables sans grâce des philosophes disent aussi à leur manière et dans des perspectives sans doute différentes, ce qu’un poète a articulé simplement ainsi : épouse et n’épouse pas ta maison.

 

Alors, il s’agira bien d’écrire pour défaire le visage –le marqueur de l’identité- et Hawad aurait aussi pu dire : J’écris pour ne plus avoir de visage[9], j’écris pour rendre à tout sa mobilité, pour provoquer tous les sens, pour faire accoucher ce qui n’existe pas, pour noyer le sens obèse… J’en appelle à la merveilleuse légèreté des derniers nomades de la terre, à un surnomadisme, à cette manière singulière d’habiter le monde qui, bien au-delà d’un mode de vie marqué par le pastoralisme berbère et le trafic caravanier, libère de l’esprit de lourdeur et qui est susceptible de réveiller, de ranimer l’épaisse et grasse pesanteur des bourgeois médiocres, des bourgeois repus, de tous ces « assis », ces nantis, ces sédentaires, oui, ces sédentaires, les trop bien nommés (de sedere = s’asseoir).  

 

La haine de la poésie

Mais la meute des poètes est/ incapable de regarder en face/ le visage du chagrin (217), incapable de dire le blues et le mal du pays de celui qui habite une douleur (Char). Alors, tais-toi poète/ ici s’arrête la parole/ et s’épuise la poésie (85). Haine de la poésie, aurait dit Bataille, au double sens de ce génitif, haine d’abord de la meute des nantis venus de Damas ou de Paris, haine des cabots, des courtisans au verbe entravé et colonisé. La métaphoreputain de la poésie de cour (232) est telle en effet parce que, reposant sur l’analogie de l’être, elle est solidaire de la stabilité d’un monde au corps unifié, d’un monde qui cache ses blessures. La source est roc mais la langue tranchée, écrivait Char. Alors, poètes où est le vent et quelle langue pour le chaos ? demande Hawad (230, 64), quelle langue pour dire le chaos, quelle langue pour surmonter la dévastation ? Car la seule arme qu’il possède contre le délabrement c’est les cartouches et les grenades de la poésie. Mais de quelle poésie ? Sachez au moins que ce griffonnage procède d’une nécessité vitale et n’est pas/ une promenade de plaisir (102). La poésie pas plus que la révolution n’est un repas de gala, la poésie serait plutôt du vitriol (230), le râle de la révolte (205) et de l’insurrection. La réalité sans l’énergie disloquante de la poésie, qu’est-ce[10] ? demandait aussi un poète combattant, René Char, venu lui aussi du surréalisme et soucieux de nouer écriture et violence.

Alors, Faites de la poésie un cheval fou (218) gambadant sans entrave (…) tournez tournez/ chevelure de flammes/ tournez sans relâche (214). Soyez vent… déracinez toutes les formes fixes (263) !

 

Exil

L’exil est la figure la plus achevée et la plus douloureuse du deuil et de la dépossession. Les souffles nomadesla voix de ceux qui hier ont épousé le vent, sont partis (41, 25), laissant les campements abandonnés avec, pour tout édifice, les trois simples pierres du foyer pour les garder (268). Car il n’y a plus, dans les marges, qu’ombres ou fantômes, des sans corps, des sans noms, des sans voix, des moins que rien auxquels ne restent que le vent du souffle/ et le faisceau du regardVent rouge s’inscrit ainsi dans l’histoire de la perte, de l’exil (274), de la privation pour l'humanité de tout sol, il fait suite à la longue histoire de tous les peuples sacrifiés, dépossédés, dépouillés de ce qui seul confère de la tenue et de la « race » : la langue et la terre. Mais les gens des nuages à la poursuite de la pluie[11]partis dans le vide du Sahara à la recherche des origines ne sauraient pour autant revendiquer une authenticité exclusive ni se faire les bardes d’une identité frileuse. Tout naturellement le Touareg épouse la cause de tous les damnés de la terre, fait siennes toutes les souffrances endurées quelque lointaines soient-elles. Nous ne saurions plus chanter, dire ni travailler à souffrance à partir de notre seul lieu, sans plonger à l'imaginaire de cette totalité... Les poètes l’ont de tout temps pressenti, écrit Édouard Glissant à propos de la créolisation du monde (kré-holos, ce qui croît en vue de sauver) qui appelle et fait venir le Tout-Monde. Et dans l’Histoire, dans l’Histoire avec sa grande hache, disons-le, la Traite négrière d’une part, la Shoah de l’autre représentent deux épisodes récents majeurs et emblématiques de cette annulation, de cette dépossession de soi et du monde que chante ici un écorché-vif qui entend tenir tête à la violence moderne. De la Traite, nous semble-t-il, Achille Mbembé en avait déjà pris poétiquement et philosophiquement la mesure dans une Critique de la raison nègre aux effets de sidération dont nous avions tenu à rendre compte. Les bouleversements évoqués par le texte incandescent, volcanique et sans rémission de Hawad leur font intensément écho[12].

 

Relève

Le brasier du néant, cette expression est celle que l’on trouve chez le philosophe Husserl mais elle est là, presque telle quelle, omniprésente dans tout le poème. Le néant ou le rien, le néant ou l’absence, le néant ou le vide, le zéro ou le nul avec ses équivalents métaphoriques, le crépuscule, le désert… ce que tous les grands penseurs de la déploration du monde, du malaise dans la civilisation (Freud, Husserl, Benjamin, Wittgenstein, Heidegger…) ont aperçu au fond de l’être, est pris dans des acceptions différentes selon le contexte, mais s’ouvre in fine sur ce qui ressemble à l’espoir d’une relève[13] dialectique. 

Furigraphier le vide, le titre du film d’Hélène Claudot-Hawad calqué sur une expression de Hawad, est lourd d’implications multiples et d’ambigüités sémantiques, mais on y reconnait la même logique que celle qui traverse les affirmations répétées de Vent rouge. Elle rappelle celle qui gouverne la célèbre parole de Hölderlin « là où est le péril grandit ce qui sauve » et ces paroles de Hawad la résument parfaitement : jetez vos munitions dans le brasier/ pour que du rien naisse un homme (252) et pour qu’il transperce les fronts du crépuscule, qu’il dépasse la chienne vie de vaincus et que s’atteste et s’exprime ainsi sa souveraine majesté. Avec ces renaissances, transpercements, dépassements il s’agit bien d’opérer, dans un sursaut d’orgueil, une mutation du crépuscule en aurore (104), un retournement sur elle-même de la logique corrosive d’une civilisation abhorrée comme si la déréliction de la culture occidentale en proie à la goinfrerie consumériste (242), se retournait sur elle-même et se terminait par une invitation au détachement, à l’allègement, à la légèreté et à la danse. Du vide/ brusquement un horizon s’est annoncé (108) le malheur/ nous l’avons dépassé, l’horizon nous appelle (261) et nous voici… là-bas là-bas/ au-delà du vent (274)… Nous allons surgir… les ombres ancestrales reviennent (246, 247) bien loin de l’assourdissante musique d’acier/ des conquêtes et contre-conquêtes (202), bien étrangères aux « assis » collectionnant, accumulant leurs butins de conquête et leurs trésors de guerre (99).

La dialectique, la pensée maîtrisante de la mort, serait-elle parvenue à nouveau à baptiser le mal lui-même ? Aurait-elle trouvé dans la traversée périlleuse le principe d’une nouvelle parole et la force de la relève ? La descente aux enfers serait-elle encore une fois le chemin de l’apothéose ?

 L’expérience de l’exil et de l’enfer qui nous est contée semble encore l’attester : la séparation, le déchirement, bien loin de tarir la parole, la nourrissent au contraire comme un ferment fertile car toujours ça parle, car toujours ça écrit là où, depuis si longtemps, ça souffre à telle enseigne qu’il faudrait renverser la formule célèbre de Freud et dire : Es soll werden wo Ich war...[14]

Tragédie

 Mais c’est bien une tragédie qui s’est jouée ici dans l’œil du cyclone[15], une tragédie dans laquelle la tension ne peut jamais connaître vraiment de résolution. La tragédie ne s’identifie pas à n’importe quel épisode dramatique elle est principalement, disait Hegel, une division de la raison d’avec elle-même, de telle sorte que les protagonistes se trouvent avoir raison tous les deux. Ils sont tous deux à la fois innocents et coupables comme l’étaient hier Antigone et Créon, comme aujourd’hui le sont Israéliens et Palestiniens. Et le Sahel, l’«Azawad » où la France, sans projet politique, tente de maintenir la fiction d’un Empire évanoui dans un espace gigantesque infecté par l’hydre islamiste et ses relais criminels, ne sera-t-il pas demain, tragiquement aussi, son Afghânistan ? Dans cette « guerre » asymétrique il n’y aura en effet ni victoire ni défaite et il faudra bientôt un jour plier bagage.

Mais le héros tragique, Antigone ou Electre par exemple, apparaissent d’abord comme l’innocence livrée au mal, l’innocence abandonnée des dieux et des hommes. Et de même qu’Antigone ou Electre, le Touareg dressé sur les épaules de la nuit, refuse de se soumettre à la force. Nous sans fin/ épines dressées/ sur la glotte du néant/ nous sommes debout (86) et nous portons la revanche. Non/ nous sommes le non/ déterminé tranché (193). Insurgé (256), le héros tragique se tient debout, debout dans l’ombre comme l’était au lendemain de la Shoah le poète, le juif et l’apatride, Paul Celan[16], et il persévère et il continue sans consolation, ouvrant simplement la possibilité d’exister à l’âge de la dévastation : « c’est quand je ne suis rien que je deviens vraiment un homme » s’écrie finalement Œdipe[17] qui ne se sent vraiment homme que dans l’abandon et la déréliction, la vacuité pouvant seule ouvrir lieu à une liberté qui soit vraiment primordiale. Chez nous la vie est simple (242) conclut Hawad, tordant sobrement le cou à toute emphase, le simple gardant toujours l’énigme de ce qui demeure et de ce qui est grand.

Vide

A plusieurs reprises, de façon obsessionnelle, Hawad accompagne, dans une sorte de ressassement vertigineux et sans fin, un mouvement d’horreur acharné qui va justement vers le rien, vers la nullité, vers le vide, vers l’abandon, vers le parfait dénuement et la dépossession de soi. Ainsi par exemple, dans ce passage particulièrement éloquent, dans cette sorte de délire compulsif à la charge étrangement ambivalente, dans la mesure où la passion de n’être rien, l’avidité d’anéantissement semble parfois se renverser en plénitude suprême : Rien/vide de rien/néant/ rien de rien ne peut exister il n’y a que le désert…lettre de l’absence/ tout est devenu rien… Je l’affirme/ la moindre chose est devenue du vide...océan de la non-existence/ néant écopé abîme/ qui s’est empli là-bas/ d’un vide sans égal, brèche vide face noire/ qu’est devenu le Sahara psalmodient les revenants qui font l’état des lieux… corps de rien d’autre/ que leur existence engloutie (169, 170). Nous autoriserons-nous, pour finir cette analyse, à poursuivre jusqu’au bout, à nos risques et périls, cette ligne de fuite que le poète a commencé à tracer ainsi ? L’on sait de quel mot, le vocable « vide » – notion centrale chez les Touaregs évoquant l’idée d’un monde double et invisible[18] – peut être l’anagramme[19]. Dieu jusque dans le néant, attestant sa divinité par l’acte par lequel il se dépouille pour entrer dans le néant du péché et de la mort, aucun grand monothéisme n’a pu éviter de voir et de penser cet abîme[20].

Hawad n’a (certes) pas besoin / d’Evangile ni de Coran… croissant contre croix/ le heurt et le choc des cimeterres/ n’est pas le rythme de notre danse, écrit-il pour parer à toute équivoque (202) et rappeler que nous sommes pour lui, depuis longtemps, « sortis de la religion », pour employer l’expression de Marcel Gauchet. Comme Ibn Arabi, il n’appartient à aucune religion et le désert en effet n’a passé dans aucune religion[21]. Mais c’est pour cette raison sans doute, grâce au repoussoir que constituent aujourd’hui les dérives fanatiques ou la faillite des religions du salut, grâce donc à un certain athéisme que peut s’ouvrir le champ du mystikos et qu’il peut y puiser librement une partie de son inspiration : essentiellement dans le champ de la cosmologie touareg mais aussi dans le soufisme des anachorètes de l’Aïr[22], région dont ce fils du lieu, cet enfant de la mémoire est originaire, dans les textes des maîtres de la mystique musulmane (berbère, persane, arabe…), dans l’ésotérisme juif, dans les écrits philosophiques grecs traduits en arabe ou ceux des alchimistes médiévaux[23]… qui ont su voir et penser le bien dans le bien et le mal dans le mal.

Voilà ce qui explique la fascination qu’ont pu connaître tous ces hommes d’Occident pour ces exclus du désert qui aguerris, accoutumés à entrer en relation avec l’altérité extrême, firent vœu d’hospitalité sacrée et de fidélité à la parole donnée : à ces vertus que l’occupation coloniale allait hélas irrémédiablement détruire. Toute la spiritualité du désert, d’un désert de silence noyé d’infini qui invite à s’incliner devant ce qui est grandeur, s’était en effet organisée autour de l'accueil de l’autre et de l’hospitalité de l'étranger. S’effacer, abdiquer, renoncer à la force, à la maîtrise et donc à l’ego, entendu comme volonté ou appétit de prise, c’était attester que ce dépassement, que ce détachement, que cet abandon, que cette impuissance était la vraie puissance. C’est ce que Charles de Foucauld disait avoir retrouvé chez les hommes du désert, lui qui se voulait le frère universel et qui entendait être le dernier, le plus pauvre, le plus nu, le plus dénué des membres de la fraternité qui devait se constituer dans l’ermitage de l’Assekrem. S’absenter pour laisser être et laisser resplendir, ériger la privation en hommage, tel a toujours sans doute été le fond de la spiritualité du désert. Le cœur soudain privé, écrivait René Char, l'hôte du désert devient presque lisiblement le cœur fortuné, le cœur agrandi, le diadème et Henri Michaux : Dépourvu du désert, du sens du désert, de la nostalgie du désert, l’Occident, par destin, était pour amasser, pour posséder, pour développer, ; pour augmenter les biens, propriétés, savoir, et sa propre masse[24] ».

On peut toujours incriminer l’officier de la coloniale ordonné prêtre que fut Charles de Foucauld, de n’avoir été là, avec son insultante charité, que pour assimiler, soumettre et faire ployer l’échine (193) au colonisé et ne voir que manœuvres lorsqu’il commença à racheter des esclaves (iklan). On peut aussi suspecter de la même intention cet autre être de feu, son ami, le Cheikh admirable, comme l’appelait Jacques Berque, Louis Massignon que nous avons rencontré en prison, en avril 1960, après un sit-in non violent en faveur de la paix en Algérie. Il consacra sa vie à l’étude de la passion d’al Hallaj, le mystique qui fut crucifié pour avoir osé affirmer l’unité de l’homme avec Dieu[25]. Mais peut-on continuer ainsi indéfiniment à imputer aux ravages de la colonisation tous les maux de la terre depuis que les nouveaux régimes indépendants ont, depuis si longtemps et si tragiquement failli?

Il semble bien que depuis longtemps quelque chose comme   l’arraisonnement planétaire ou la mobilisation totale de la technique occidentale se soit emparés de la terre entière, la colonisation n’apparaissant plus guère alors que comme un triste épisode dans un très long processus[26], qu’un signe supplémentaire de quelque chose de plus initial et de plus profond qui a généré la catastrophe unique de la modernité. 

Heidegger a proposé le mot de Ge-stell (traduit par arraisonnement) pour désigner ce processus planétaire planifié qui nous a tous arrachés à la terre et que d’autres ont nommés du nom de capitalisme. Devenu planétaire et œcuménique comment y échapper ? Y aura-t-il encore un seul juste à pouvoir crier dans le désert et à le sillonner, assis humblement sur son ânesse, ainsi que le rêve le poète ?

Ge dans Gestell dit ce qui rassemble, ce qui rassemble tous les modes, toutes les façons de poser (stellen) toute chose dans la présence, la provocation, la traque (nachstellen), la traque d’une technique qui arraisonne la nature, qui la met à la raison, au régime de la raison, qui exige de toutes choses qu’elles rendent raison, qu’elles donnent leurs raisons. Or, on ne fait pas face au Gestell parce qu’il n’est pas seulement le produit de la machination humaine mais un envoi ou une guise de l’être à nous adrèssés. Ni la morale, ni le discours alarmiste, ni les bonnes intentions ne peuvent répondre à ce qui nous est adressé sous le nom de globalisation dans laquelle « nous ne sommes pas au monde » (Rimbaud) et qui est effectivement notre destin (Geschick), destin (89) qu’il ne faut peut-être pas entendre à la romaine (destinare = fixer, arrêter) comme une fatalité inexorable mais comme ce qui nous est adressé, destiné (shicken) comme cet héritage que nous devrons un jour, d’une manière ou d’une autre, accueillir, accepter en nous en acquittant.

Kénose

Il y a une grande tristesse à ne pas voir le bien dans le bien, disait Gogol. Que, par-delà la différence des cultures, ce que la tradition biblique appelle du mot grec de kénose puisse ressurgir avec une vigoureuse résilience pour donner sens à ce que pourrait être le bien, c’est ce que note un écrivain anglais à propos de la culture contemporaine mise immédiatement en rapport avec notre sujet, le nomadisme. Χένωσις, rappelons-le, c’est l’action de vider, de se dépouiller de toute chose, de ne rien garder pour soi, la kénose c’est l’évidemment jusqu’à la perte totale de toute identité, l’anéantissement, le surgissement d’une absence infinie.

Or Michel de Certeau, Mark C. Taylor, Jean-Luc Nancy, Gianni Vattimo, Emmanuel Levinas, Jacques Derrida ne font, écrit-il[27], « qu’annoncer que nous sommes tous dépossédés et en constant procès de dépossession, que nous sommes tous des nomades », emptying towards the other. Un tel remplissement pourra ainsi faire suite à l’ek-stase, comme le plein pourra succéder au vide, l’exaltation à l’abaissement, le plérôme à la kénose.  Telle nous est ainsi donnée, sur le plan éthique, la condition de possibilité de l’hospitalité, de l’hospitalité inconditionnelle, vertu cardinale des nomades du désert, fidèles à la tradition abrahamique. N’est-ce pas ainsi que Sarah, en riant, fit accueil à la vie et qu’Abraham ménagea sa place à l’étranger comme le montre l’épisode célèbre de la Genèse, Le Chêne de Mambré (18, 1-33) ? 

Kénose en grec est un mot très ordinaire, on le trouve dans le Magnificat, par exemple dans cette phrase qui donne un congé définitif à tous les nantis de la terre : il renvoie les riches les mains vides et les livre à l’abandon. Cette occurrence n’engage sans doute qu’une interprétation plus éthique que théologique[28] de la kénose. L’ethos des hommes bleus du désert, de ces guerriers indomptables comme le monde qu’ils habitent, était tout naturellement conduit à la privilégier et on la retrouve, au moins implicitement, dans tous les poèmes de Hawad marqué par l’ascétisme nomade autant que soufi. La bravoure, le goût de l’indépendance, la capacité à supporter le jeûne et les privations ont façonné, au cours des siècles, la culture touareg. Et l’exaltation de la frugalité, de la sobriété mais aussi de la légèreté, du sens de l’impermanence qui caractérisent l’ethos touareg ne va pas, chez Hawad, sans un refus délibéré et un mépris hautain à l’égard d’une civilisation tout entière animée par une compulsion à exploiter les ressources naturelles et à produire de façon exponentielle mais sans autre finalité que de produire : le propre de ce qui, dit-on, a déterminé une nouvelle ère géologique et qu’on appelle du nom d’anthropocène ou  de capitalocène. 

Et Hawad sait très bien tout ce qu’engage le règne de la consommation. Pour nous qui souffrons d’abord du « trop » (trop de nourriture, trop de villes, trop de voitures, trop de…), il rend tout simplement impossible la pure, la simple apparition des choses. Un tel règne est profondément le visage actuel de l’être, de l’être déterminé comme fonds disponible, exploitable et donc consommable par une volonté qui ne cesse de vouloir et de se vouloir elle-même. C’est bien ainsi que l'inconditionnel du pur vouloir menace maintenant l'homme de mort, au moment même où nous assistons à l’uniformisation toujours plus poussée de la diversité humaine. Pour avoir traversé naguère le Sahara à la lumière des torchères enflammées d’In Amenas et de Hassi Messaoud (73, 216) et avoir pris la mesure d’une expérience proprement « métaphysique »[29], comment ne pas partager, face au règne inconditionnel de la puissance, les invectives et les fulminations de Hawad, toutes traversées par la symbolique archétypale du feu, du feu rouge du désert ? ô salives fièvre de scorpions/ brûlez uranium/ or pétrole brûlez le feu/ termite mange-minéral touareg/ essence de l’homme dans le feu/ brûlez-le /âme du mange-monde/ tenons la racine de la flamme/ nerf du néant/ vous/ dévorez le rien/ broutez vos entrailles/ ruminez la rapacité et la haine (250).

Retrait

Ne serait-il pas possible d’aller encore plus avant dans le poème et d’entendre, blotti derrière la colère du poète, l’amour d’un nomade en symbiose avec sa terre qui se tiendrait en retrait comme la réserve de sens de l’inédit ? L’attention extrême qu’il porte à son pays, à son sol, à sa végétation, à sa faune mais aussi à tous les signes, à toutes les traces venues, revenues de ses ancêtres (41, 247) ne l’atteste-t-il pas secrètement ?

Il nous semble que Hawad, avant d’adopter une position devenue toujours plus politique, une position qui ne se réfère guère à la religion, a gardé de sa fréquentation des écoles soufies de l’Aïr, de leur ascétisme et de leurs hautes exigences spirituelles quelque chose comme ce qu’on pourrait appeler une éthique de l’anéantissement ou, dirait Lacan, une éthique du désêtre. Comme le papillon par la lumière de la flamme, l’appel incantatoire du vide nous a paru fasciner, transir tout le poème comme si c’était seulement le rempart de l’écriture qui permettait au poète de parvenir à la jouissance, mais à une jouissance qui n’est accessible que dans l’absence.

Quand on sait que la mystique juive hassidique n’est pas ignorée de Hawad on a l’impression de la voir ou de la sentir en retrait de son poème, d’autant qu’elle est parfaitement accordée à la magie du désert, à cet absolu irréductible à toute mesure humaine qui ne donne prise à aucune idolâtrie. La « création », nous dit la tradition hassidique, est un retrait, un anéantissement à partir duquel ce qui est se dévoile et peut venir en présence.  Pour accueillir il faut en effet se réduire, s’absenter, s’anéantir, laisser vide le lieu du pouvoir afin de donner lieu au tout autre, et c’est cette réduction qui se dit en hébreu : tsimtsoum, évidement, retrait, rétractation, dessaisissement, maître-mot de la kabbale de Luria. Et l’on pourrait ainsi aligner bien des paroles qui, malgré leur disparité, convergent en ce sens vers cette évidence aveuglante proprement moderne, la reconnaissance de ce qu’Hölderlin appelait la fuite des dieux ou le retrait du divin. « Les dieux ne meurent pas mais, comme l’océan, ils se retirent ». Ou encore, pour s’inscrire dans un autre mode du divin : « Dieu a créé l’homme, comme la mer a fait les continents, en se retirant ». Il s’est retiré pour que nous soyons, de telle sorte que « la création serait de la part de Dieu un acte, non pas d'expansion de soi, mais de retrait, de renoncement… Dieu n’a pu créer qu’en se cachant, autrement, il n’y aurait eu que Lui »[30]. Dieu caché, Deus absconditusà un certain degré extrême de Tsimtsoum, la « création », la « nature », sont comme ivres de la mort d’un Dieu devenu imperceptible, quasi inexistant. La nature ne montre partout qu’«un Dieu perdu, et en l’homme et hors de l’homme ». L’athéisme, celui d’Œdipe, déserté par le dieu, ne serait-il pas alors une marque de force d’esprit, comme le disait encore Pascal ? Ne témoignerait-il pas d’un don de bonne vue ? La kénose ne se confondrait-elle pas alors avec le processus de sécularisation et même avec le nihilisme régnant qui marquent les temps modernes et dont la lumière noire irradie le poème de Hawad  ? Dans l’abîme sans fond de la nuit du monde, il semble en effet que les ténèbres aient tout envahi[31].

C’est peut-être ainsi qu’entre astre et désastre, entre le « sauf »  (ainsi qu’on a pu traduire das Heilige, le sacré) et la furie, entre l’amour et la colère, le nomade, Ion redivivus, guetteur mélancolique et poète ardent, n’interrompt pas sa marche mais, à sa manière, et comme ses ancêtres, continue, en avançant, de regarder, de chasser, de repousser, d’apprivoiser le vide menaçant[32].  Par son travail d’écriture, de graphie, de furigraphie, il ouvre les possibles, multiplie les horizons et les chances d’utopie, redonnant ainsi à la vie sa profondeur et son poids d’impossible.  Comment mieux répondre et comment mieux dire « non » à la déréliction qui plus que jamais nous étreint et nous paralyse ? Intransigeant et fiévreux, il avait commencé par une éruption ou une explosion, éclatement, surgissement ou déflagration continuée, il avaitdisait-il, laissé exploser son cœur (89), - roquettes bricolées de rouille de sang et de sueur - qui pourrait croire encore qu’il finisse un jour par accepter la trêve (115) et la commodité mortelle d’un simple concordat ?

 F.W

 

[1] Ion, sur l’Iliade, poème épique, 533 d. Les rhapsodes étaient des poètes populaires qui récitaient des textes en les mimant et allaient de ville en ville en courant les concours.

[2] Publié en 2020 aux éditions de l’Institut du Tout-Monde. Tout-Monde écrivait Edouard Glissant, l’objet le plus haut de littérature et de poésie. Nous avons mis les renvois aux numéros des pages entre parenthèses.

[3] Cette écriture berbère est la plus ancienne d’Afrique.

[4] Bouazza Benachir

[5] Comme il le fut souvent, dressé contre le pouvoir des étrangers qu’ils soient Arabes, Turcs, Marocains, Espagnols, Français, Maliens… Aujourd’hui le mot berbère d’Azawad est lui-même devenu tabou et diabolisé au Mali où, depuis 2012, des populations touaregs revendiquent un statut juridique et politique particulier pour un territoire qui s’étend de Kidal à Douentza.  Notons que les militants appellent la berbérie, Tamazgha (192).

6 Furigraphier le vide, rencontre furigraphique à Agadez de 2006.

[7] « L’homme est donc un petit dieu dans son propre monde, ou microcosme qu’il gouverne à sa mode ». Théodicée, art. 147.

[8] On pense au Cahier de Césaire fait de violence et de sang, dont le rythme est apparenté à celui du tam tam, à celui de la respiration et des élans du cœur, on pense aussi à cette incise du même poème : « parce que nous vous haïssons vous et votre raison, nous nous réclamons de la démence précoce, de la folie flambante, du cannibalisme tenace ». Cf. notre article : « L’Exil et le retour. Le retournement natal chez Friedrich Hölderlin et Aimé Césaire », in Giovannoni A. (éd.), Ecritures de l’exil, L’Harmatan, 2006.  

[9] Deleuze et Guattari, Mille plateaux, Minuit, 1980, p. 230. L’arbre est pour Deleuze l’image même de ce qui est enraciné dans son origine, fondé ; or « fonder, c’est déterminer. […] Le fondement est l’opération du logos ou de la raison suffisante ». Et « Le plan de consistance que propose le rhizome n’est pas vertical, historique, « originé », il est horizontal et n’est constitué que des points de croisements des lignes qui constituent le plan, qui sont autant de points de rencontre entre des « états vécus », des expériences, des événements, des moments d’intensification. Pas d’autre ordre que cette apparente anarchie, qui néanmoins réalise une autre logique (autre que celle de l’identité) : celle du devenir. En effet, « ça flue, comme disent Deleuze et Guattari, ça se combine, ça s’agence, ça forme un territoire, ça se déterriorialise dans un agencement surgissant du précédent, pour se reterritorialiser encore ailleurs ».

[10] René Char, La parole en archipel, Pléiade, 1983, p. 39.

[11] Cf., J.M.G. Le Clézio, Gens des nuages, Folio, 2000. Désert, Gall., 2008. Récit du voyage de J.-M.G. et Jemia Le Clézio partis en quête des origines. Mais « il n’est pas facile de retourner vers un lieu d’origine, particulièrement quand ce lieu est un territoire lointain, entouré par le désert, isolé par des années de guerres, et qu’on ne sait rien sur le sort de ceux qui y sont restés » (GN, 15)

[12] Cahiers d’Etudes AfricainesVol. 55, Cahier 218 (2015), pp. 423-428 . Published By: EHESS. Marx avait déjà donné à sa présentation du sujet prolétaire un accent paulinien.  Mais seul le nègre, le sans part, le sans nom, le moins que rien a vraiment été dans l’histoire l’exemple vivant de l’évidement, de la dépossession, du total abandon, du déni d’humanité. Pour avoir été réduit à l’état de chose et de marchandise, il est le seul homme qui pourrait être promis à un retournement de la malédiction en exultation, nous dit, en bon dialecticien, A. Mbembe (CRN. p. 64).

[13] Derrida a ainsi proposé de traduire le concept hégélien d’Aufhebung qui a lui aussi un triple sens. Relever en français c’est à la fois, supprimer, élever et remplacer.

[14] Ça doit advenir là où était le moi.

[15] Il n’y a pas de pensée qui ne quitte la maison du père, qui ne se mettre en risque et ne s’aventure sur l’élément étranger, avant de retourner jusqu’à elle-même. Impossible donc de faire l’économie du départ à l’étranger, de la séparation d’avec soi-même, de l’exil, du mal du retour, i.e. de cette nost-algie que le mythe d’Ulysse a fondée. Cette auto-conception du sujet qui se réfléchit et se reconnaît dans son autre, achève et clôt selon Heidegger, l’histoire de la métaphysique comme onto-théo-logie. La pensée tragique qui refuse la conversion magique du négatif en positif, celle de Nietzsche, par exemple, appartient en ce sens à un âge post-métaphysique.

[16] Paul Celan, affublé de quatre nationalités successives, n’ayant quasiment jamais vécu dans les patries de sa langue maternelle, mais qui a fait lui aussi son véritable pays de sa douleur, de sa colère, de ses rêves et de sa langue. Le poème s’appelle Stehen, stehen c’est tenir debout, stehen im Schatten, tenir debout dans l’ombre, tenir debout pour survivre et pour cela : écrire. Stehen voilà le mot qui, après Auschwitz, dit toute la tenue, toute la force de la résistance, du refus de l’humiliation qu’exige l’habitation plénière de la terre.

[17] Sophocle, Œdipe à Colonne v. 393.

[18] Voir « La conquête du « vide » ou la nécessité d'être nomade chez les Touaregs », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, Année 1986, n° 41-42  pp. 397-412

[19] Anciennement le u et le v avait la même graphie. Dieu se lisait Diev, comme si l’abandon de Dieu était reconnu comme absence pure.

[20]  « Les grandes religions monothéistes […] se développent dans la connaissance toujours présente […] de l’existence d’un abîme ». Gershom Scholem.

[21] « Je n’appartiens à aucune religion, ma religion est l’amour. Chaque cœur est mon temple » écrit le grand maître, le sceau de la Sainteté, le plus grand penseur de la voie ésotérique de l’islam, le soufi Ibn Arabi. Cf., aussi Michaux, Pléiade, II, p. 387.

[22] Cf. en ligne, « L’élite que nous avons voulu raccommoder sur les cendres… après la création des États africains », in Elites du monde nomade touareg et maure (H. Claudot-Hawad et P. Bonte dirs.),  Les Cahiers de l’IREMAM, CNRS/Aix Marseille Université, https://books.openedition.org/iremam/2647

[23] « Hawad, le Mage des déserts. Furigraphie »,  Bouazza Benachir Multitudes 2018/1 (n° 70).H. Claudot-Hawad et P. Bonte dir.);aure (pent, dobs empaillés, petits de peau." qui fabrique de vilains objets d

[24] Michaux, Pléiade, II, p. 587.

[25] Les soufis ont souvent été marginalisés par la fuqaha ainsi Al Gazali ou Ibn Arabi, pour parler des plus grands, quand ils n’ont pas été exterminés comme Al Hallaj ou Sohrawardi.

[26] Toute l’histoire de la métaphysique aboutit à comprendre la vie comme processus et l’être humain auto-produit, engendré par le travail humain comme l’être suprême, la racine de l’homme. 

[27] Graham Ward, Christ and Culture, Londres, Blackwell publishing, p. 81.

[28] Le mot kénose, le théologème de la kénose n’a qu’une seule occurrence dans la Bible, celui de l’épître de Paul, Philippiens 2, 5-11 qui nous dit, à propos de celui qui a voulu toucher le fond, de celui qui est mort de la mort ignominieuse réservée aux esclaves : « Lui, de condition divine, ne retint pas jalousement le rang qui l'égalait à Dieu. Mais il s'anéantit lui-même, prenant condition d'esclave, et devenant semblable aux hommes». Folie d’amour, parangon de la Chose lacanienne, jouissance absolue interdite parce qu’impossible que les grands mystiques –Simone Weil, la vierge rouge, en particulier– convoiteront avec passion et qui est l’origine possible du Fin’amor (cf., notre article : L’amour courtois ou le chant de l’amour impossible, Revue de l’APPEP, 2019.

[29] Méta-physique au sens étymologique d’un dépassement de l’étant en direction de son être, de l’irruption d’une époque de l’être qui est la nôtre, celle de la subjectivité inconditionnée.

[30] Successivement, René Char, Hölderlin, Simone Weil, Pascal.

[31] A propos du Deus absconditus d’Isaïe, XLV, 15, dans un fragment des Pensées Laf. 781, Sel. 644

[32] Hélène Claudot-Hawad, « Ordre sacré et ordre politique chez les Touaregs de l'Aïr : L'exemple du pèlerinage aux lieux saints », in FERCHIOU S. (éd.), L'islam pluriel au Maghreb, CNRS, Paris, 1996, pp.223-239 (https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00755003)

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