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Avoir le temps

AVOIR LE TEMPS

 

AVOIR LE TEMPS

 

François Warin

Hon. Lycée Perrin, Marseille.

« Je vous dis frères,

le temps se fait court »

Paul, 1 Cor. 7

« Tous les blancs ont une montre

mais ils n’ont jamais le temps »

Dicton africain

Nous abordons l’expérience quotidienne du temps en utilisant des tournures de phrase telles que : « avoir le temps », « ne pas avoir le temps », « prendre le temps », « employer le temps », « sacrifier le temps », « gaspiller le temps »…  Les différents commerces avec le temps ainsi désignés, immédiatement indexés sur une tâche, sur un pouvoir-faire, sur une préoccupation ne sont pourtant possibles que parce qu’au premier chef nous avons déjà le temps, parce qu’il est le lieu d’une donation, parce qu’il nous est octroyé pour que nous puissions l’employer de telle et telle manière. Il y a un temps pour semer et un temps pour récolter, un temps pour s’embrasser et un temps pour s’abstenir d’embrassements… dit L’Ecclésiaste nous rappelant que, pour le temps qualifié, habité, incarné des paysans, tempus est indiscernable de tempestas, le temps qui passe du temps qu’il fait, le mouvement propre du temps consistant à être en saison, à venir toujours à temps et jamais à contre-temps. Même si nous n’avons pas le temps, et justement parce que nous ne l’avons pas, nous sommes d’autant plus oppressés par le temps qui nous est octroyé[1], possédés par lui alors même que nous voulions l’avoir. De plus pour « avoir le temps » il faudrait qu’il soit or, peut-on dire du temps qu’il est, alors que, crucifié entre passé et avenir[2], éternellement en perte et en résurrection, il n’est qu’en cessant d’être et qu’il semble constitué, écrivait Augustin, de trois non-être ? Immense question qui est « notre supplice » (S. Weil), « l’antique croix des philosophes » disait Husserl. On voit en tout cas que le temps se dit en plusieurs sens et surtout que le verbe « avoir » ne peut pas toujours avoir le sens de la possession. Comment démêler cet écheveau de sens et quels sens donner à l’expression « avoir le temps » ?

I- Le nombre (mesure) du mouvement.

Le temps disait Kant n’a qu’une seiule dimension et pour nous le représenter il faudrait qu’il ait une dimension n+1.  C’est la raison pour laquelle nous sommes dans l’obligation de recourir à l’espace pour le représenter en traçant une ligne, par exemple, quitte à la terminer par un point au centre d’un cercle, image de la fin de parcours dans la nomenclature des signes de piste. Les clepsydres, les sabliers, les aiguilles de toutes les horlogeries nous le montrent.  Sur les murs de nos villages, les cadrans solaires souvent accompagnés de cruels dictons, nous rappellent aussi que le temps passe, qu’il nous est compté, que nous n’aurons peut être pas le temps de réaliser nos projets et quand le sable fin que contient le sablier se met soudainement à se vider avec un léger bruit de cataracte nous comprenons que nous n’avons sans doute plus beaucoup de temps et nous nous demandons avec inquiétude ce que nous allons bien faire du temps qui reste alors même qu’arrivés à la retraite, nous pouvons aussi avoir  tout notre temps… Mais nous évaluons ainsi, comme un capital disponible, le délai qui nous sépare de notre décès, événement factuel et impersonnel qui nous masque la démesure abyssale, imprévisible, irreprésentable de notre propre mort

Telle est l’évidence pathétique[3], évidence commune marquée du sceau de la nostalgie, évidence que, pendant des millénaires, la pensée philosophique a contribué à façonner.

Une telle nostalgie a en effet accompagné l’interprétation du temps que l’on trouve dans la physique d’Aristote. Une quinzaine de pages d’Aristote sont devenues la pierre d’angle qui porte deux millénaires et demi d’histoire.  Cette interprétation qui voit dans le temps une succession de « maintenant » est restée déterminante « jusqu’à Bergson et au-delà » dit Heidegger. Et là, la référence princeps, dans le traité aristotélicien sur le temps, pourrait bien être celle-ci : « Il y a aussi un certain pathos sous l’action du temps, comme nous avons coutume de dire que le temps consume, que tout vieillit sous l’action du temps et que le temps apporte l’oubli, mais pas que l’on apprend ni que l’on devient jeune et beau, car le temps est par lui-même plutôt cause de destruction ; en effet, il est le nombre du mouvement, et le mouvement défait ce qui est[4]. »

Ce texte résume l’essentiel de la pensée aristotélicienne concernant le temps :

1- Le temps comme « succession de maintenant » qui donne ainsi au présent une prépondérance absolue est analysé par Aristote a parte objecti et a parte subjecti. Cette interprétation courante du temps donnera sa légitimité au schéma passé-présent-futur sur lequel vivront toutes nos grammaires[5], organisera le temps officiel des calendriers tout en réduisant le phénomène du temps au temps des horloges, des horaires et des emplois du temps, le maître des horloges s’imaginant facilement être le maître du temps… 

2- A parte objecti nous avons là une conception cosmologique et réaliste du temps qui sera longtemps tenue pour évidente et indépassable. Le temps est référé au mouvement du soleil ; au mouvement (kinésis) du cosmos qui ekstasie, ek-sistémi, écrit Aristote, ekstase proprement défaisante et négatrice qui  finit par détruire et par ruiner tout ce qui est[6] d’où  l’emploi du vocable pathos. La mutation continuelle du monde,  l’homme doit en effet la subir et la souffrir comme une passion, voilà pourquoi le temps, signe de notre passivité, nous use et nous défait, voilà pourquoi les humains sont les patients du temps qui souffrent et qui endurent ce à quoi ils sont originairement traversés et ouverts. Comment pourrions nous alors, activement,  « avoir le temps »  lui qui, « useur général de toutes choses » (Flaubert), nous dépossède et nous ravit tout ce que nous avons ? « C’est une chose terrible de sentir s’écouler tout ce que l’on possède[7] » dira encore Pascal faisant fond ici (si l’on peut dire…) sur le schème héraclitéen du fleuve du devenir qui, sans fin, condamne l’instant au passage et à la perte : tout cède et rien ne tient[8]. En nous le représentant comme la fuite éperdue des instants, ce chronos a souvent été identifié au cruel Kronos, le fils d’Ouranos et de Gaïa, le titan dévoreur de ses enfants, celui que nommait, dans la Théogonie, le mythe hésiodique.

3- Mais, a parte subjecti, le temps a pourtant besoin de l’âme non pour être ce qu’il est (le temps présent), mais pour être ce qu’il n’est plus et ce qu’il n’est pas encore. Le présent de la nature n’est qu’un perpétuel devenir qui ne cesse de se dérouler au présent, il y a une éternité du devenir et de son perpétuel « maintenant ».  Seule l’âme nous permet de nombrer, de compter, de mesurer le mouvement, de distinguer entre l’antérieur et le postérieur, entre l’avant et l’après. Nous avons là peut-être l’origine de ce temps de l’âme, de cette « distension de l’âme » (Plotin) que les modernes phénoménologues appelleront la temporalité, Zeitlichkeit. Dans la postérité d’Augustin le temps qui n’était jusqu’alors que « précarité et défaillance » va alors être vu comme ayant « la constance possible d’un fondement » (J. Beaufret). Le temps sera moins ce que nous subissons, ce qui nous dépossède que la marque au contraire de notre puissance[9], il témoignera d’une activité, d’un pouvoir, d’un projet, d’une échappée, d’un élan, d’une ekstase créatrice, sera le principe d’une production, fera donc partie, en quelque sorte, de cet « avoir » qui nous présente le temps, merveille d’être et d’avoir à être[10].

II- Temporalité, Zeitlichkeit

« Le premier qui ait profondément éprouvé les puissantes difficultés qui résident (dans l’analyse du temps) et qui s’y soit fatigué jusqu’au désespoir fut St Augustin dont les chapitres XIII à XXVIII des Confessions (livre XI, XX § 26) doivent, aujourd’hui encore, être étudiés à fond par quiconque s’attaque au problème du temps » écrit Edmund Husserl. Quelle est en effet la question d‘Augustin dans ces célèbres chapitres ?

1- Peut-on dire du temps qu’il est ? Il ne le semble pas puisque le temps est constitué de trois non-être, le passé n’est plus, le futur n’est pas encore quant au présent « il n’est qu’en cessant d’être ».

 

2- Mais simultanément, le temps véritable a un triple visage : il est l’ouverture dans le présent des dimensions du passé et de l’avenir : soit le jaillissement d’un triple présent : le présent du passé (mémoire), le présent de l’avenir (attente), le présent du présent (perception directe)[11]. En effet si nous étions entièrement noyés dans la dimension de la fluidité ou de la fluence universelle que l’on attribue à Héraclite, adhérant alors à un présent permanent, plongés dans l’immanence du devenir, nous ne serions pas conscience du temps, nous n’aurions pas cette conscience qui témoigne de notre transcendance par rapport au pur présent.

3- Augustin s’écarte ainsi de la détermination cosmologique du temps pour lui substituer une détermination psychologique. Le temps devient l’être même de l’homme : non seulement le destin de l’homme se situe dans le temps comme le christianisme l’avait affirmé pour la première fois, mais le temps apparaît comme l’éclosion ou la naissance d’un présent véritable (il n’est pas un simple moment présent) qui est le temps lui-même, l’épaisseur du temps : unité d’un passé et d’un avenir qui se répondent en lui et qui répondent de lui.

C’est peut-être de cette temporalité qu’aujourd’hui, avec la pandémie, l’homme du confinement se sent le plus douloureusement privé. En cette période où le monde s’est comme arrêté et où nous sommes condamnés à attendre le bout du tunnel, la fin du confinement, le phénomène du temps s’est pauvrement réduit à une suite sans fin des instants tant nous nous sentons privés d’un vrai rapport à l’avenir, prisonniers que nous sommes d’un temps déstructuré, sans rythme et sans aucun horizon[12]. Dans l’impatience, dans le vide de l’attente nous cherchons des passe-temps quand ce n’est pas « l’ennui profond », celui qui congédie toute chose, qui nous oppresse.  Avec ce qui n’est pas un sentiment subjectif mais une façon d’être intoné ou interpellé par les choses et qui concerne donc notre être-au-monde[13], c’est le rien qui oppresse et qui pèse,  à tel point qu’« avoir des ennuis » serait sans doute le meilleur moyen de se préserver de l’ennui[14], de cette façon de demeurer (weilen) dans un temps démesurément long (lang) : Lang-weile dit-on pour « ennui » en allemand.

L’analyse d’Augustin est à l’origine d’un thème majeur de la philosophie moderne qui est non seulement une philosophie du temps mais une philosophie de la temporalité référée à l’activité d’un sujet, à une opération de l’esprit, à une puissance que je déploie, à un récit que je tiens[15], à une structuration ou à une périodisation de la durée. Le temps ne nous est donc pas donné, il est construit, il est, dit Merleau-Ponty, un réseau d’intentionnalités spécifiques (protentions et rétentions selon la terminologie de Husserl) même si, dans sa naïveté, la conscience ignore son travail de visée et si seule la réduction phénoménologique peut reconduire les phénomènes à leur source de constitution. Le temps en effet n’est pas dans les choses mais dans le rapport de ma pensée aux choses[16]. Le temps n’existe que lorsqu’une subjectivité vient briser la plénitude du présent pour dessiner une perspective en y introduisant le non-être de l’ailleurs, de l’autrefois et du demain. C’est en ce seul sens bien particulier et spécifique que l’on peut dire : « j’ai le temps » ou, avec l’orgueil de Goethe dans le divan : Die Zeit ist mein Besitz, mein Acker ist die Zeit[17]. Le temps est ma propriété, mon champ est le temps.

III- L’autre temps, le Kaïros

Si nous voulons pourtant avancer dans l’aujourd’hui et saluer l’arrivée du temps en son allant et en son allure,  c’est peut-être à une source plus profonde encore qu’il faudrait s’abreuver. Et pour prendre la mesure du séisme provoqué par la parution de Sein und Zeit en 1927, pour tenter de comprendre cet autre temps original et plus profond que celui que la chrono-logie officielle ne cesse de masquer, on peut commencer par se guider sur la distinction que faisaient les Grecs entre chronos et kaïros et par citer ce beau texte de Gilbert Romeyer Dherbey commentant Pindare : « Le kaïros, écrit-il, est un don, et le don est un kaïros. L'intervention du dieu dans le sort des mortels en modifie la temporalité, et l'on comprend dès lors que l'un des sens de kaïros ait désigné le moment fugace où tout se décide, où la durée prend un cours favorable à nos vœux. (...) L'irruption soudaine du kaïros, c'est-à-dire d'un temps visité par le dieu, se marque en général chez Pindare, par l'apparition de la lumière. (...) Lorsque l'orage a bien enténébré la terre, soudain le vent faiblit, la pluie s'arrête, la nue s'entrouvre - et c'est l'embellie, une clairière de lumière soudaine, dans un lieu de désolation. L'homme a senti le passage du dieu, et tel est le kaïros. (...) Le kaïros est une seconde d'éternité »[18].

 

1- Être et temps. La conjonction de coordination marque ici l’appartenance de l’être et du temps vers lequel fait signe l’irruption du kaïros, irruption éclatante et brutale de l’ailleurs et de l’impossible. Il y a une temporalité (Temporalität écrit ici Heidegger), qui appartient à l’être, distincte de la Zeitilichkeit, de la temporalité qui appartient au Dasein qui, s’il se tient à la source du temps n’en est pas pour autant la source[19]. La question de l’origine de la temporalité remonte en deçà du Dasein en direction d’un jaillissement plus originaire. Telle était déjà l’énigme soulevé par Sein und Zeit : le temps est « le prénom (pré-nom) de l’être », il est « l’horizon transcendantal de la question de l’être » ce qui trahit une secrète affinité entre être et temps.  Il n’y a donc pas à opposer, comme le fit Platon, être et devenir ou à tenter de les réconcilier comme ont cherché à le faire Hegel et Nietzsche. Il faut les penser ensemble[20]. Le kaïros est un don et le don est un kaïros. En Allemand, l’événement de la présence, la basse continue, la grâce inaudible du Il y a se dit justement es gibt, ça donne et le surcroît, le don de cette donation excède l’étant donné subsistant, le déjà donné de la même façon que, chez Bergson, la durée qui se fait excède le temps spatialisé que l’on mesure et qui est du déjà fait… Cette donation du temps qui se confond avec mon ouverture au possible est ce dans quoi j’avance sans jamais pouvoir la constituer en objet : « je ne peux me saisir de moi-même comme je ne peux me saisir du temps », écrivait Montaigne. C’est ce que fait pourtant la science physique traditionnelle en considérant le temps, qui est d’abord le séjour et la dimension même de l’existence humaine, comme un cadre qui nous serait extérieur, un écoulement uniforme et homogène interprété comme un paramètre à partir de la seule actualité présente, calculable et manipulable. Il a fallu attendre la physique quantique pour que soit comme ratifiée l’omniprésence de l’impermanence et reconnu que le monde n’était pas constitué de choses substantielles mais d’un ensemble d’événements éphémères, de processus qui ne durent pas mais se transforment continuellement. La pierre elle-même est en réalité un ensemble de vibrations complexes de champs quantiques, d’interactions de formes momentanément à l’équilibre mais qui sont vouées finalement à tomber de nouveau en poussière[21].

La condamnation, au Moyen-âge, par l’Eglise, du prêt à intérêt est fondée sur une interprétation du temps qui allait peut-être déjà dans le sens de cette donation qui échappe à nos prises, de cette pure dépense libérée du principe de raison dont nous venons de parler. Chaque créature, dit Augustin, fait don de soi comme le soleil le fait pour éclairer mais rien ne fait don de soi d’une façon plus conforme à la nature que le temps. Aussi le temps ne saurait être objet d’appropriation, ne saurait se vendre comme le font les usuriers, car alors cela ferait crier jusqu’aux pierres[22]

Heidegger a radicalisé et donné une ampleur historiale (décisif pour l’avenir) au terme d’usure. Avec la consommation, qui est le visage actuel de l’être, tout est devenu « disponible » et son règne est celui de l’usure, en tous les sens du terme. Non seulement tout le système bancaire est fondé sur l’usure et cette sorte d’interminable fuite en avant qu’est le capitalisme, mais l’homme est devenu celui qui utilise, qui use, qui exploite et exténue ce qui est, de telle sorte que ce qui existe est par avance sommé de pouvoir être remplacé : être aujourd’hui c’est être disponible[23], « être aujourd’hui c’est être remplaçable ». Voilà qui rend impossible le mouvement de venue du temps, voilà qui rend impossible l’apparition des choses. Elles demandent en effet d’abord à être soignées, à être ménagées et non à être remplacées comme le commande l’obsession de la productivité, de l’efficacité et de la croissance, comme en dernier ressort l’exige l’activité frénétique de la consommation. Au lieu d’instituer un monde, nous ne cessons de nous réassurer en permanence sur notre propre efficience (volonté de volonté). Bienvenu au temps de la dévastation[24] !

 3- Réponse (Ant-wort) à l’injonction silencieusement reçue (geschikt). Le Kaïros à la différence de chronos, du temps linéaire de la succession des maintenant, est un temps achronique dont la grandeur n’est pas soumise à la loi du nombre[25]. C’est le temps qui fait surgir ce qui était inapparent, le temps où sonne l’heure de la présence de l’ousia. Il n’est pas le temps qui dure, qui s’écoule mais celui du moment venu et propice, de l’opportunitas, du moment opportun, le temps de l’occasion singulière, celui qu’on ne peut prévoir mais qui est riche en promesse et qu’il s’agit justement de saisir et d’attraper comme on le fait de l’éphèbe qui le représente dans l’iconographie des anciens. Il faut le saisir au passage par la seule touffe de cheveux qui lui reste, si toutefois on ne manque pas de phronésis, si on a la justesse de coup d’œil[26] : celle du rhéteur ou de l’homme politique par exemple qui, d’un coup, peut retourner son auditoire. C’est le moment clé de l’événement, de  l’Ereignis, de l’instant fugitif mais essentiel soumis au hasard mais lié à l’absolu[27].

Mais chacun sait aussi que, pour que le temps se donne il faut donner du temps au temps ainsi que le formulait Cervantès, il faut que « le temps donne temps »[28] écrit Heidegger. L’être humain a d’abord à répondre (Ant-wort) à une injonction, à répondre à ce qui se donne, à l’adresse destinale (Geschick) de l’être. Il est le répondant de l’être quand celui-ci est pensé non plus comme présence constante mais comme événement et avènement, comme Ereignis c’est-à-dire à la fois comme ce qui arrive, comme ce qui nous concerne et nous conduit à ce que nous avons de plus propre (eigen) : à l’appropriement de l’être à l’homme et de l’homme à l’être.  Il y a des événements et des choses qui  donnent temps, la musique, par exemple, qui non seulement rend le passage tolérable et adoucit la vnue et le cours du temps, mais qui éveille le temps, le ranime ou bien la rencontre d’un autre, en son corps qui, merveilleusement vous en offre, en bouquet peut-être. Il faut prendre son temps en ne le « prenant » pas autoritairement, justement, mais en lâchant prise pour réellement en avoir.

4- Le kaïros, le temps véritable bouleverse l’ordre traditionnel des moments du temps et révèle toute la profondeur et le caractère énigmatique d’un temps qui était complètement appauvri et nivelé par le temps entendu comme chronos. Passé, présent et avenir ne sont pas des moments successifs sur la ligne du temps mais trois ek-stases temporelles qui sont contemporaines (Gleich-Zeitige) qui ont lieu en même temps.

Parmi les trois dimensions du temps, s’il y en a une qui, semble-t-il,  ne nous appartient pas, c’est bien l’avenir.  A la différence du passé, du « c’était » comme disait Nietzsche, qui est « le poids le plus lourd[29] », celui qui échappe à notre volonté et qui est la dimension de l’irrévocable. Ce qui a été ne peut plus désormais ne pas avoir été, le fait d’avoir vécu, même une vie éphémère, est un fait éternel et inaliénable qu’aucune puissance ne peut effacer et il en va de même pour ce que nous avons fait[30].

Ce qui nous semble si évident pose pourtant quelques questions. D’une part le phénomène essentiel du temps est l’avenir. L’avenir est ce sur quoi l’existence humaine inachevée et toujours en chemin est ouverte par une anticipation de ses possibilités à partir de l’horizon de sa mort qui, dans l’angoisse, l’arrache à l’ordre du familier et dissout toute subsistance : « l’angoisse purifie l’âme et en extirpe toutes les petitesses », écrivait Kierkegaard, et l’angoisse face à la mort, la possibilité de n’être rien -la possibilité de notre propre impossibilité- nous libère de l’ordre des choses et fonde notre ouverture au possible, notre ouverture à tout.

Par ailleurs il y a une différence capitale entre die Vergangenheit, ce qui est passé, vieilli, dépassé, révolu, périmé et voué à l’oubli[31] et die Gewesenheit, l’avoir été ou l’être été (participe passé du verbe être) qui n’est jamais mort et qui  ne cesse d’advenir et de nous dispenser un avenir. Il y a en effet un passé qui non seulement ne passe pas mais qui peut être parole d’oracle et que chaque époque peut entendre à nouveau. Il ne cesse alors de pouvoir venir à nous dans une surprenante nouveauté, il peut sans cesse être repris, redécouvert, ressurgir et percer un beau matin, agissant, original, renaissant, inédit. « Il n’y a pas de progrès, écrivait René Char, il y a des naissances successives, l’aura nouvelle, l’ardeur du désir, le couteau esquivé de la doctrine, le consentement des mots et des formes à faire échange de leur passé avec notre présent commençant, une chance cruelle »[32].

Les œuvres classiques -les chefs-d’œuvre- ne sont-elles pas justement non seulement celles qui ne vieillissent pas mais celles que l’on redécouvre pour leur nouveauté ? Ce qui a été, à chaque fois, peut advenir à neuf dans une ré-pétition du temps qui, le mot l’indique, redemande, demande (peto) à nouveau (re) ou pour utiliser le mot allemand, dans une Wiederholung  qui va chercher, puiser (holen) à nouveau (wieder) dans le passé et réassume au présent ce qui a été, ce que la tradition a gardé en réserve. Différence capitale que l’on retrouve entre l’histoire historisante (die Historie), l’histoire antiquaire dont parle Nietzsche qui traite scientifiquement le passé comme révolu, et l’histoire historiale, (die Gechichte) qui envisage le passé comme lieu d’une révolution permanente, l’historien étant essentiellement le « prophète du passé » dont parlait F. Schlegel. Il en est ici comme de l’interprète qui donne un souffle nouveau à une partition ancienne ou encore de Proust procédant à une répétition du temps perdu à partir de ces instants de dévoilement que sont les réminiscences.

On voit que le présent n’est pas du tout le mode temporel primordial. Ce qui est proprement temporel dans le temps est l’avenir et ce qui ne cesse de revenir revient à partir de l’avenir auquel nous pouvons répondre de façon résolue[33]. Le passé qui ne parle qu’au présent n’advient lui-même qu’à partir de l’avenir : « du possible, disait Kierkegaard, sinon j’étouffe ! ». L’avenir, le temps advenir avec sa dimension d’aventure (Zukunft, avenir en allemand où Kunft est apparenté à kommen, venir) est ce qui vient, l’imprévisible, ce à quoi on ne s’attend pas. Il est donc moins un pas-encore que la dimension à partir de laquelle le Dasein advient à soi en accédant à son temps que pourtant il a toujours. « L’existence résolue ne perd jamais le temps, elle a toujours le temps ». Dans cet être au devant de soi (vorlaufen) écrit encore Heidegger, je suis proprement le temps, j’ai le temps ».

Avoir le temps, c’est sans doute avoir un présent mais un présent en lequel se répondent passé et avenir[34], Herkunft (provenance) et Zukunft (avenir). Nietzsche le disait ainsi « Féconder le passé tout en engendrant l’avenir que tel soit mon présent ». Où encore, pour recourir aux ressources de notre langue, c’est aussi avoir un main-tenant, c’est-à-dire proprement avoir une tenance, une lieutenance, une prise en main du temps qui contraste avec la soif insatiable d’actualité qui, bien souvent, nous empêche de demeurer auprès des choses et des êtres[35].

Dans un texte magnifique intitulé « L’humanité de l’avenir » Nietzsche annonçait la naissance de quelque chose de prometteur, de tout neuf et d’étranger dans l’histoire, celui d’un sentiment nouveau que l’on appelle le « sens historique ». Un des côtés de ce « sentiment nouveau », écrivait-il, lorsqu’il ne se perd pas dans l’infinie diversité du passé et reste subordonné à une transformation pratique de l’homme et de la culture de l’avenir, consiste pour certains hommes à « considérer l’histoire de l’homme, dans son ensemble, comme son histoire et (à ressentir)… toute l’affliction du malade qui songe à la santé, du vieillard qui songe au rêve de sa jeunesse… Mais porter cette somme énorme de misère de toute espèce, pouvoir la porter, et être quand même le héros qui salue, au second jour de la bataille, la venue de l’aurore, la venue du bonheur… prendre tout cela sur son âme le plus ancien et le plus nouveau… devrait pouvoir donner pour résultat… le bonheur d’un dieu plein de puissance et d’amour, plein de larmes et de rires… (devenu semblable au soleil du soir) versant sa richesse inépuisable dans la mer et qui ne se sentirait le plus riche que lorsque le plus pauvre pécheur ramerait avec des rames d’or[36] ».

Il se fait tard mais, comme disait Basho, « rien ne dit dans le chant de la cigale qu’elle est près de sa fin » car, plus profondément que ce temps qui passe, qui passe si vite, qui passe au passé et qui fait écran à l’essentiel, il y a le temps non chronologique, celui qui vient, qui ne peut manquer de venir et d’arriver, le temps qui donne et qui s’offre, qui saisonne et qui mature, qui presse ou qui s’endort, l’avenir qu’on n’attend pas, qu’on ne soupçonne pas, celui qui, tout à coup, peut transir et régir notre présent[37]. Nous qui venons de vivre une longue période de confinement où le monde s’est retrouvé comme figé dans le présent, nous qui venons de vivre une annus horribilis qui nous a privé de cet « essentiel » qui fait notre humanité, pour la première fois, nous avons pourtant pensé mondialement et, animés d’un nouveau « sens historique », nous avons tous regardé dans la même direction. Dans ce « présent immobile sur le seuil du temps » (Benjamin), ne serions-nous pas en train de répondre à ce qui nous est adressé,  prêts pour les grandes ruptures, les plus grandes espérances, capables de saisir enfin notre chance, fût-elle, avec la perte du temps long de la nature, des plus « cruelle » ?

Car il est temps de desserrer notre étreinte, il est temps de laisser respirer la nature, il est temps d’écouter le silence, il est temps d’avoir de l’égard envers ce qui vient[38], il est temps de se soucier du commun, il est temps…

Résumé. Du temps du confinement et de la dévastation qui affectent si profondément notre sens de la temporalité, la philosophie aurait-elle quelque chose à dire ? L’occasion en tout cas de relire quelques textes d’Aristote et d’Augustin et d’essayer de nous orienter dans Être et temps de Heidegger en nous interrogeant sur l’expression avoir le temps au moment où, pour chacun, s’amenuise le temps qui reste.

 

[1] Séminaires de Zurich, Gall., 2010, p. 104.

[2] Retrouvant le symbolisme rosicrucien, Hegel, dans sa tentative, parallèle à celle de Nietzsche, de réconcilier l’être et le devenir pourra résumer sa pensée dans cette parole aussi célèbre qu’éclatante  t : il faut « reconnaître la raison comme la rose dans la croix du présent et se réjouir d’elle ». Plus loin, à propos du vantard de Rhodes, il écrira : « ici est la rose (rhodon en grec), c’est ici qu’il faut danser ». Préface aux Principes de la philosophie du droit.

[3] Evidence pathétique qui concerne aussi l’aiôn, le temps de vie propre de chaque chose mais aussi le mouvement perpétuel, inéluctable et cyclique du temps qui règne en maître comme le destin. De ce « ressentiment contre le temps », comme disait Nietzsche, seul Héraclite, célébrant « l’innocence du devenir », fera exception : « le temps (aiôn) est un enfant qui joue, royauté d’un enfant ». 

[4] Physique IV, 12, 220 a 30-221 b 3

[5] Être et Temps, § 6.

[6] « Ce qui est né doit croître, mûrir et dépérir par soi-même » du moins dans le monde sublunaire où tout arrive, la plupart du temps (epi to polu), de la même façon... De anima, III, 12, 434 a, 24-25.

[7] Pensées, 15/23.

[8] Platon, Cratyle402 a.

[9] Contrairement à la célèbre formule de Jules Lagneau : « Etendue marque de ma puissance,  temps marque de mon impuissance ». Célèbres leçons et fragments, PUF, 1957.

[10] Deviens ce que tu es, injonction pindarique qui est celle-la même de l’aventure humaine. Ce que Heidegger appelle la factivité (Faktizität), de notre avoir à être en faisant quelque chose. Mais ce n’est que rarement que nous prenons possession du temps qui nous possède nous-mêmes, ce n’est que rarement que nous devenons maître de cette puissance que nous sommes nous-mêmes, ce n’est que rarement que nous existons librement, écrit Heidegger GA, 26, p. 257, 258 cité par Ch. Bouton, op. cit., p 44.

[11] Confessions, L. XI, XX § 26.

[12] C’est au moment où, avec le télétravail, le travail envahit l’espace privé et l’ensemble de la journée que le piège se referme et se révèle pleinement : en faisant sauter la bonne gestion de l’emploi du temps, en neutralisant le compartimentage de l’orare et du laborare, soit l’alternance des rythmes héritée depuis mille cinq cents ans de la règle de Saint-Benoît, la contrainte temporelle est devenue omniprésente. L’appareillage d’ensemble de la sommation (Gestell), ou la machination (Machenschaft), soit le sujet anonyme du règne inconditionnel du calcul et de l’efficience s’impose désormais à chacun d’entre nous et nous fait souffrir comme jamais de la pénurie du temps. Elle est réclamée impérativement par ce que Jünger appelait la mobilisation totale. Ainsi une activité récréative et hors travail comme la marche est, avec le jogging, soumise elle aussi à l’injonction de la performance, du calcul et de la rentabilité qui a gagné tous les secteurs de la société et cela d’autant plus que cette injonction est ici entièrement intériorisée. Connecté, enregistrant de multiples paramètres biométriques, le joggeur peut faire fructifier et optimiser son « capital santé », rentabiliser tout son temps et ne plus le gaspiller. Il est entré ainsi dans une autre « époque de l’être » que celui qui, hier encore, dans sa contrée, faisait chemin… « Le Dasein calcule et interroge la quantité de temps, c’est pourquoi il n’a jamais de relation véritable au temps…. Il perd son temps » écrivait Heidegger en 1924 (Le concept de temps, Cahiers de l’Herne, Poche 1983, p. 46. Cité par Sébastien Camus, Heidegger, Ellipses 2017)

[13] Séminaires de Zurich, Gall., 2010, p. 278.

[14] Les concepts fondamentaux de la métaphysique, Gall., 1992, p. 124-247.

[15] Cf. G. Guillaume, Temps et verbe, Champion, 1929, A. Jacob, Temps et Langage, Armand Colin, 1967.  P.  Ricoeur, Temps et récit tome 3, 1985, Seuil.

[16] Phénoménologie de la perception, Gall., 1945, p. 470, 471.

[17] West-östlicher Divan, Buch der Sprüche. WA I,6. P.121. Le Divan, Poésie/Gall, 1984. Et aussi :Qu’est-ce qui m’abrège le temps ?/L’activité !/Qu’est-ce qui l’allonge insupportablement ?/L’oisiveté !...

[18] La parole archaïque, PUF, Paris 1999, p. 11-12.

  • [19] L’homme est cet étant (Seind) qui a pour propriété essentielle d’entendre l’être (Sein) (comme aussi il sous-entend le temps) c’est la raison pour laquelle lui revient le nom, qui reste opaque en français de Dasein, lieu (da) traversé par l’être (Sein) soit le Da-sein, l’être le là de l’homme et non l’homme enfermé sur lui-même. L’homme est transi par l’être jusqu’à en devenir Dasein disait Heidegger à Jean Beaufret. CF. À la source du temps. Christophe Bouton. Les Études philosophiques 2003/2 (n° 65), en ligne.

[20] François Vézin in Dictionnaire Heidegger, Cerf, 2013, p. 1279.

[21] Carlo ROVELLI.  L'Ordre du temps, éd. Flammarion. 2018. Il reste que l’unification de tous les phénomènes mécaniques et électrodynamiques par Max Planck, phénomènes reconduits aux lois fondamentales, formulables en termes mathématiques, nous donne une « image du monde » que résume la phrase célèbre : « est réel ce qu’on peut mesurer ». La domination de la représentation (Vor-stellung) s’impose ici car le « réel » ainsi traqué (nachstellen) par la science qui s’en assure (sicherstellen) par le calcul est re-présenté par un sujet placé au centre qui réduit ce qui est à un présent sur lequel avoir prise. La pensée calculante dispose du temps comme d’une chose manipulable.

[22] L’usurier agit contre la loi naturelle universelle, car il vend le temps qui est commun à toutes les créatures. Augustin dit que chaque créature est obligée de faire don de soi ; le soleil est obligé de faire don de soi pour éclairer ; de même la terre est obligée de faire don de tout ce qu’elle peut produire et même l’eau. Mais rien ne fait don de soi d’une façon plus conforme à la nature que le temps ; bon gré mal gré les choses ont du temps. Puisque donc l’usurier vend ce qui appartient nécessairement à toutes les créatures, il lèse toutes les créatures en général, même les pierres, d’où il résulte que même si les hommes se taisaient devant les usuriers, le pierres crieraient si elles le pouvaient ; et c’est une raison pour lesquelles l’Eglise poursuit les usuriers. D’où il résulte que c’est spécialement contre eux que Dieu dit : « Quand Je reprendrai le temps, c’est-à-dire quand le temps sera dans Ma main de telle sorte qu’un usurier ne pourra le vendre, alors je jugerai conformément à la justice ».

« Comme les usuriers ne vendent que l’espérance de l’argent, c’est-à-dire le temps, ils vendent le jour et la nuit. Mais le jour est le temps de la lumière et la nuit le temps du repos. Aussi il ne sera pas juste qu’ils jouissent de la lumière et du repos éternel ». (Guillaume d’Auxerre, XIIIe). Pour ces vendeurs d’avenir que sont les usuriers, le temps comme le dira déjà Léon Battista Alberti au XVe siècle, le temps c’est de l’argent.  L’usurier sera même exclu des trois ordres (oratores, bellatores, laborantes) qui constituent la société. « Dieu a ordonné trois genres d’hommes, les paysans et autres travailleurs pour assurer la subsistance des autres, les chevaliers pour les défendre, les clercs pour les gouverner, mais le diable en a ordonné une quatrième, les usuriers. Ils ne participent pas au travail des hommes et ils ne seront pas châtiés avec les hommes, mais avec les démons » (cité par J. Le Goff, in La bourse et la vie, Hachette, 1997).  Une bonne partie de l’art de la Renaissance, la chapelle Scrovegni de Padoue par exemple, est un gigantesque exercice d’exorcisme destiné à permettre aux riches donateurs d’avoir à la fois la bourse et la vie (éternelle).

[23] Hartmut Rosa, dans ses derniers livres, retrouve ces thèmes heideggeriens de l’accélération, de la résonance et de la disponibilité (Bestandlichkeit) : le fait de disposer à notre guise de la nature, des personnes et de la beauté qui nous entourent nous prive de toute résonance avec elles.  Au moment où l'étant ne se rencontre plus que comme fonds disponible pour une subjectivité au regard de laquelle plus rien ne vaut que comme affirmation de puissance, alors « l'inconditionnel du pur vouloir menace l'homme de mort" écrivait Heidegger. La guerre elle-même est devenue « une variété de l’usure de l’étant… qui « se continue en temps de paix ». Essais et conférences, Gall., 1951, p. 107.

[24] Verwüstung, die Wüste c’est le désert, ce désert qui croît, disait Nietzsche, die Wüste wächst.

[25] makros kaï anarithmetos (Sophocle, Ajax).

[26] Aristote, Ethique à Nicomaque, livre VI. « La justesse de coup d’œil » se passe de raisonnement et relève de la prudence ou « phronésis » qui porte sur les choses singulières, par opposition à la sophia, sagesse théorique qui porte sur les objets universels. La temporalité de l’action (du stratège, du médecin…) diffère du temps étudié dans Physique IV.

[27] « Si nous habitons un éclair, écrivait René Char, il est le cœur de l’éternel » (Fureur et mystère), l’éternité n’étant pas ici réduite à une présence constante mais pensée comme ce qui dispense et réserve le temps. « L’instant n’est pas un moment ponctuel que nous ne faisons que constater. Il est le coup d’œil (Augenblick est le mot allemand pour instant) dans les trois directions de la vue… Coup d’œil de la décision d’agir dans la situation respective où le Dasein se trouve et se situe ». Les concepts fondamentaux… op. cit., p. 228. Cf., en ligne, notre  A la santé du serpent . L’éternité est dans le présent et non dans le futur et il n’y a pas d’autre salut. « Nous n’aurons jamais de repos (…) le présent est perpétuel » écrit G. Braque (Le jour et la nuit).

[28] Heidegger, Temps et être, Questions IV., p. 213. «

[29] Le Gai Savoir § 341.

[30] « Ce fait mystérieux et profondément obscur d'avoir été est son viatique pour l'éternité » disait Jankélévitch dans une belle formule inscrite désormais sur un des murs du marché aux fleurs dans le quartier qu’il habitait.

[31] « Passons, passons puisque tout passe/ Je me retournerai souvent./ Les souvenirs sont cors de chasse/ Dont meurt le bruit parmi le vent ». Guillaume Apollinaire.

[32] Le marteau sans maître, ibid.., p. 17

[33] Entschlossenheit, résolution en laquelle le Dasein s’ouvre à ce qu’il a de plus propre, i.e. à l’avenir de son être possible.

[34] Prae-ens, déploiement de l’être qui vient à notre rencontre. L’être comme présence (Anwesenheit) dit la coappartenance entre être et temps interrogée par Heidegger. Die Gegenwart, autre mot pour dire le présent est le lieu (die Gegend c’est la contrée, warten c’est garder ) où se rencontrent les trois dimensions du temps.

[35] L’affichage syncopé de chiffres sur les cadrans de nos horloges n’est-il pas à l’image d’un homme qui ne vit plus dans le présent parce qu’il est prisonnier de l’immédiat (le présentisme ») ? Ignorant le passé, étranger à toute perspective d’avenir il est ainsi triplement orphelin du temps, il n’a plus le temps, il n’habite plus le temps.

[36] Le Gai Savoir, § 337. FP 12 (76).

[37] Être et Temps, Trad. Vezin, p. 425 : « Pourquoi disons-nous : le temps passe et ne disons-nous pas avec une égale insistance : le temps arrive ». « Ne pas avoir le temps en notre possession, mais être tel qu’il entre en possession de nous, voilà l’historial ». GA 61, 139 (cité in Dictionnaire Heidegger).

[38] L’eigentlich Gegen-wart, la rencontre propre du présent c’est l’égard (warten c’est garder) envers ce qui vient.

 

 

 

 

« Je vous dis frères,

le temps se fait court »

Paul, 1 Cor. 7

« Tous les blancs ont une montre

mais ils n’ont jamais le temps »

Dicton africain

Nous abordons l’expérience quotidienne du temps en utilisant des tournures de phrase telles que : « avoir le temps », « ne pas avoir le temps », « prendre le temps », « employer le temps », « sacrifier le temps », « gaspiller le temps »…  Les différents commerces avec le temps ainsi désignés, immédiatement indexés sur une tâche, sur un pouvoir-faire, sur une préoccupation ne sont pourtant possibles que parce qu’au premier chef nous avons déjà le temps, parce qu’il est le lieu d’une donation, parce qu’il nous est octroyé pour que nous puissions l’employer de telle et telle manière. Il y a un temps pour semer et un temps pour récolter, un temps pour s’embrasser et un temps pour s’abstenir d’embrassements… dit L’Ecclésiaste nous rappelant que, pour le temps qualifié, habité, incarné des paysans, tempus est indiscernable de tempestas, le temps qui passe du temps qu’il fait, le mouvement propre du temps consistant à être en saison, à venir toujours à temps et jamais à contre-temps. Même si nous n’avons pas le temps, et justement parce que nous ne l’avons pas, nous sommes d’autant plus oppressés par le temps qui nous est octroyé[1] écrit Heidegger. De plus pour « avoir le temps » il faudrait qu’il soit or, peut-on dire du temps qu’il est, alors que, crucifié entre passé et avenir[2], éternellement en perte et en résurrection, il n’est qu’en cessant d’être et qu’il semble constitué, écrivait Augustin, de trois non-être ? Immense question qui est « l’antique croix des philosophes » disait Husserl. On voit en tout cas que le temps se dit en plusieurs sens et surtout que le verbe « avoir » ne peut pas toujours avoir le sens de la possession. Comment démêler cet écheveau de sens et quels sens donner à l’expression « avoir le temps » ?

I- Le nombre (mesure) du mouvement.

Le temps disait Kant n’a qu’une seule dimension et pour nous le représenter il faudrait qu’il ait une dimension n+1.  C’est la raison pour laquelle nous sommes dans l’obligation de recourir à l’espace pour le représenter en traçant une ligne, par exemple, quitte à la terminer par un point au centre d’un cercle, image de la fin de parcours dans la nomenclature des signes de piste. Les clepsydres, les sabliers, les aiguilles de toutes les horlogeries nous le montrent.  Sur les murs de nos villages, les cadrans solaires souvent accompagnés de cruels dictons, nous rappellent aussi que le temps passe, qu’il nous est compté, que nous n’aurons peut être pas le temps de réaliser nos projets et quand le sable fin que contient le sablier se met soudainement à se vider avec un léger bruit de cataracte nous comprenons que nous n’avons sans doute plus beaucoup de temps et nous nous demandons avec inquiétude ce que nous allons bien faire du temps qui reste alors même que nous pouvons aussi avoir  tout notre temps… Mais nous évaluons ainsi, comme un capital disponible, ce qui nous sépare de notre décès, événement factuel et impersonnel qui nous masque la démesure abyssale, imprévisible, irreprésentable de notre propre mort

Telle est l’évidence pathétique[3], évidence commune marquée du sceau de la nostalgie, évidence que, pendant des millénaires, la pensée philosophique a contribué à façonner.

Une telle nostalgie a en effet accompagné l’interprétation du temps que l’on trouve dans la physique d’Aristote. Une quinzaine de pages d’Aristote sont devenues la pierre d’angle qui porte deux millénaires et demi d’histoire.  Cette interprétation qui voit dans le temps une succession de « maintenant » est restée déterminante « jusqu’à Bergson et au-delà » dit Heidegger. Et là, la référence princeps, dans le traité aristotélicien sur le temps, pourrait bien être celle-ci : « Il y a aussi un certain pathos sous l’action du temps, comme nous avons coutume de dire que le temps consume, que tout vieillit sous l’action du temps et que le temps apporte l’oubli, mais pas que l’on apprend ni que l’on devient jeune et beau, car le temps est par lui-même plutôt cause de destruction ; en effet, il est le nombre du mouvement, et le mouvement défait ce qui est[4]. »

Ce texte résume l’essentiel de la pensée aristotélicienne concernant le temps :

1- Le temps comme « succession de maintenant » qui donne ainsi au présent une prépondérance absolue est analysé par Aristote a parte objecti et a parte subjecti. Cette interprétation courante du temps donnera sa légitimité au schéma passé-présent-futur sur lequel vivront toutes nos grammaires[5], organisera le temps officiel des calendriers tout en réduisant le phénomène du temps au temps des horloges, des horaires et des emplois du temps…  

2- A parte objecti nous avons là une conception cosmologique et réaliste du temps qui sera longtemps tenue pour évidente et indépassable. Le temps est référé au mouvement du soleil ; au mouvement (kinésis) du cosmos qui ekstasie, ek-sistémi, écrit Aristote, et finit par détruire et par ruiner tout ce qui est[6] d’où  l’emploi du vocable pathos. La mutation continuelle du monde,  l’homme doit en effet la subir et la souffrir comme une passion, voilà pourquoi le temps, signe de notre passivité, nous use et nous défait. Comment pourrions nous alors, activement,  « avoir le temps »  lui qui, « useur général de toutes choses » (Flaubert), nous dépossède et nous ravit tout ce que nous avons ? « C’est une chose terrible de sentir s’écouler tout ce que l’on possède[7] » dira encore Pascal faisant fond ici (si l’on peut dire…) sur le schème héraclitéen du fleuve du devenir qui, sans fin, condamne l’instant au passage et à la perte. En nous le représentant comme la fuite éperdue des instants, ce chronos a souvent été identifié au cruel Kronos, le fils d’Ouranos et de Gaïa, le titan dévoreur de ses enfants, celui que nommait, dans la Théogonie, le mythe hésiodique.

3- Mais, a parte subjecti, le temps a pourtant besoin de l’âme non pour être ce qu’il est (le temps présent), mais pour être ce qu’il n’est plus et ce qu’il n’est pas encore. Le présent de la nature n’est qu’un perpétuel devenir qui ne cesse de se dérouler au présent, il y a une éternité du devenir et de son perpétuel « maintenant ».  Seule l’âme nous permet de nombrer, de compter, de mesurer le mouvement, de distinguer entre l’antérieur et le postérieur, entre l’avant et l’après. Nous avons là peut-être l’origine de ce temps de l’âme, de cette « distension de l’âme » (Plotin) que les modernes phénoménologues appelleront la temporalité, Zeitlichkeit. Dans la postérité d’Augustin le temps qui n’était jusqu’alors que « précarité et défaillance » va alors être vu comme ayant « la constance possible d’un fondement » (J. Beaufret). Le temps sera moins ce que nous subissons, ce qui nous dépossède que la marque au contraire de notre puissance[8], il témoignera d’une activité, d’un pouvoir, sera le principe d’une production, fera donc partie, en quelque sorte, de cet « avoir » qui nous présente le temps, merveille d’être et d’avoir à être[9].

II- Temporalité, Zeitlichkeit

« Le premier qui ait profondément éprouvé les puissantes difficultés qui résident (dans l’analyse du temps) et qui s’y soit fatigué jusqu’au désespoir fut St Augustin dont les chapitres XIII à XXVIII des Confessions (livre XI) doivent, aujourd’hui encore, être étudiés à fond par quiconque s’attaque au problème du temps » écrit Edmund Husserl. Quelle est en effet la question d‘Augustin dans ces célèbres chapitres ?

1- Peut-on dire du temps qu’il est ? Il ne le semble pas puisque le temps est constitué de trois non-être, le passé n’est plus, le futur n’est pas encore quant au présent « il n’est qu’en cessant d’être ».

 

2- Mais simultanément, le temps véritable a un triple visage : il est l’ouverture dans le présent des dimensions du passé et de l’avenir : soit le jaillissement d’un triple présent : le présent du passé (mémoire), le présent de l’avenir (attente), le présent du présent (perception directe). En effet si nous étions entièrement noyés dans la dimension de la fluidité ou de la fluence universelle attribuée à Héraclite, adhérant alors à un présent permanent, plongés dans l’immanence du devenir, nous ne serions pas conscience du temps, nous n’aurions pas cette conscience qui témoigne de notre transcendance par rapport au pur présent.

3- Augustin s’écarte ainsi de la détermination cosmologique du temps pour lui substituer une détermination psychologique. Le temps devient l’être même de l’homme : non seulement le destin de l’homme se situe dans le temps comme le christianisme l’avait affirmé pour la première fois, mais le temps apparaît comme l’éclosion ou la naissance d’un présent véritable (il n’est pas un simple moment présent) qui est le temps lui-même, l’épaisseur du temps : unité d’un passé et d’un avenir qui se répondent en lui et qui répondent de lui.

C’est peut-être de cette temporalité qu’aujourd’hui, avec la pandémie, l’homme du confinement se sent le plus douloureusement privé. En cette période où le monde s’est comme arrêté et où nous sommes condamnés à attendre le bout du tunnel, la fin du confinement, le phénomène du temps s’est pauvrement réduit à une suite sans fin des instants tant nous nous sentons privés d’un vrai rapport à l’avenir, prisonniers que nous sommes d’un temps déstructuré, sans rythme et sans aucun horizon[10]. Dans l’impatience, dans le vide de l’attente nous cherchons des passe-temps quand ce n’est pas « l’ennui profond », celui qui congédie toute chose, qui nous oppresse.  Avec ce qui n’est pas un sentiment subjectif mais une façon d’être intoné ou interpellé par les choses et qui concerne donc notre être-au-monde[11], c’est le rien qui oppresse et qui pèse,  à tel point qu’« avoir des ennuis » serait sans doute le meilleur moyen de se préserver de l’ennui[12], de cette façon de demeurer (weilen) dans un temps démesurément long (lang) : Lang-weile dit-on pour « ennui » en allemand.

L’analyse d’Augustin est à l’origine d’un thème majeur de la philosophie moderne qui est non seulement une philosophie du temps mais une philosophie de la temporalité référée à l’activité d’un sujet, à une opération de l’esprit, à une puissance que je déploie, à un récit que je tiens[13], à une structuration ou à une périodisation de la durée. Le temps ne nous est donc pas donné, il est construit, il est, dit Merleau-Ponty, un réseau d’intentionnalités spécifiques (protentions et rétentions selon la terminologie de Husserl) même si, dans sa naïveté, la conscience ignore son travail de visée et si seule la réduction phénoménologique peut reconduire les phénomènes à leur source de constitution. Le temps en effet n’est pas dans les choses mais dans le rapport de ma pensée aux choses[14]. Le temps n’existe que lorsqu’une subjectivité vient briser la plénitude du présent pour dessiner une perspective en y introduisant le non-être de l’ailleurs, de l’autrefois et du demain. C’est en ce seul sens bien particulier et spécifique que l’on peut dire : « j’ai le temps » ou, avec l’orgueil de Goethe dans le divan : Die Zeit ist mein Besitz, mein Acker ist die Zeit[15]. Le temps est ma propriété, mon champ est le temps.

III- L’autre temps, le Kaïros

Si nous voulons pourtant avancer dans l’aujourd’hui et saluer l’arrivée du temps en son allant et en son allure,  c’est peut-être à une source plus profonde encore qu’il faudrait s’abreuver. Et pour prendre la mesure du séisme provoqué par la parution de Sein und Zeit en 1927, pour tenter de comprendre cet autre temps original et plus profond que celui de la chronologie officielle ne cesse de masquer, on peut commencer par se guider sur la distinction que faisaient les Grecs entre chronos et kaïros et par citer ce beau texte de Gilbert Romeyer Dherbey commentant Pindare : « Le kaïros, écrit-il, est un don, et le don est un kaïros. L'intervention du dieu dans le sort des mortels en modifie la temporalité, et l'on comprend dès lors que l'un des sens de kaïros ait désigné le moment fugace où tout se décide, où la durée prend un cours favorable à nos vœux. (...) L'irruption soudaine du kaïros, c'est-à-dire d'un temps visité par le dieu, se marque en général chez Pindare, par l'apparition de la lumière. (...) Lorsque l'orage a bien enténébré la terre, soudain le vent faiblit, la pluie s'arrête, la nue s'entrouvre - et c'est l'embellie, une clairière de lumière soudaine, dans un lieu de désolation. L'homme a senti le passage du dieu, et tel est le kaïros. (...) Le kaïros est une seconde d'éternité »[16].

 

1- Être et temps. La conjonction de coordination marque ici l’appartenance de l’être et du temps vers lequel fait signe l’irruption du kaïros, irruption de l’ailleurs et de l’impossible. Il y a une temporalité (Temporalität écrit ici Heidegger), qui appartient à l’être, distincte de la Zeitilichkeit, de la temporalité qui appartient au Dasein[17]. Telle était déjà l’énigme soulevé par Sein und Zeit : être, c’est être présent, le temps est « le prénom (pré-nom) de l’être », il est « l’horizon transcendantal de la question de l’être » et il trahit une secrète affinité entre être et temps.  Il n’y a donc pas à opposer, comme le fit Platon, être et devenir ou à tenter de les réconcilier comme ont cherché à le faire Hegel et Nietzsche. Il faut les penser ensemble[18]. Le kaïros est un don et le don est un kaïros. En Allemand, l’événement de la présence, la basse continue, la grâce inaudible du Il y a se dit justement es gibt, ça donne et le surcroît, le don de cette donation excède l’étant donné subsistant, le déjà donné de la même façon que, chez Bergson, la durée qui se fait excède le temps spatialisé que l’on mesure et qui est du déjà fait… Cette donation du temps qui se confond avec mon ouverture au possible est ce dans quoi j’avance sans jamais pouvoir la constituer en objet : « je ne peux me saisir de moi-même comme je ne peux me saisir du temps », écrivait Montaigne. C’est ce que fait pourtant la science physique classique en considérant le temps, qui est le séjour et la dimension même de l’existence humaine, comme un cadre qui nous serait extérieur, un écoulement uniforme et homogène interprété comme un paramètre à partir de la seule actualité présente, calculable et manipulable. Il a fallu attendre la physique quantique pour qui soit comme ratifiée l’omniprésence de l’impermanence et reconnu que le monde n’était pas constitué de choses substantielles mais d’un ensemble d’événements éphémères, de processus qui ne durent pas mais se transforment continuellement. La pierre elle-même est en réalité un ensemble de vibrations complexes de champs quantiques, d’interactions de formes momentanément à l’équilibre mais qui sont vouées finalement à tomber de nouveau en poussière[19].

La condamnation, au Moyen-âge, par l’Eglise, du prêt à intérêt est fondée sur une interprétation du temps qui allait peut-être déjà dans le sens de cette donation qui échappe à nos prises, de cette pure dépense libérée du principe de raison dont nous venons de parler. Chaque créature, dit Augustin, fait don de soi comme le soleil le fait pour éclairer mais rien ne fait don de soi d’une façon plus conforme à la nature que le temps. Aussi le temps ne saurait être objet d’appropriation, ne saurait se vendre comme le font les usuriers, car alors cela ferait crier jusqu’aux pierres[20]

Heidegger a radicalisé et donné une ampleur historiale (décisif pour l’avenir) au terme d’usure. Avec la consommation, qui est le visage actuel de l’être, tout est devenu « disponible » et son règne est celui de l’usure, en tous les sens du terme. Non seulement tout le système bancaire est fondé sur l’usure et cette sorte d’interminable fuite en avant qu’est le capitalisme, mais l’homme est devenu celui qui utilise, qui use et qui exploite et exténue ce qui est, de telle sorte que ce qui existe est par avance sommé de pouvoir être remplacé : être aujourd’hui c’est être disponible[21], « être aujourd’hui c’est être remplaçable ». Voilà qui rend impossible le mouvement de venue du temps, voilà qui rend impossible l’apparition des choses. Elles demandent en effet d’abord à être soignées, à être ménagées et non à être remplacées comme le commande l’obsession de la productivité et de la croissance, comme en dernier ressort l’exige l’activité frénétique de la consommation. Au lieu d’instituer un monde, nous ne cessons de nous réassurer en permanence sur notre propre efficience (volonté de volonté). Bienvenu au temps de la dévastation[22] !

 3- Réponse (Ant-wort) à l’injonction silencieusement reçue (geschikt). Le Kaïros à la différence de chronos, du temps linéaire de la succession des maintenant, est un temps achronique dont la grandeur n’est pas soumise à la loi du nombre[23]. C’est le temps qui fait surgir ce qui était inapparent, le temps où sonne l’heure de la présence de l’ousia. Il n’est pas le temps qui dure, qui s’écoule mais celui du moment venu et propice, de l’opportunitas, du moment opportun, le temps de l’occasion singulière, celui qu’on ne peut prévoir mais qui est riche en promesse et qu’il s’agit justement de saisir et d’attraper comme on le fait de l’éphèbe qui le représente dans l’iconographie des anciens. Il faut le saisir au passage par la seule touffe de cheveux qui lui reste, si toutefois on ne manque pas de phronésis, si on a la justesse de coup d’œil[24] : celle du rhéteur ou de l’homme politique par exemple qui, d’un coup, peut retourner son auditoire. C’est le moment clé de l’événement, de  l’Ereignis, de l’instant fugitif mais essentiel soumis au hasard mais lié à l’absolu[25].

Mais chacun sait aussi que, pour que le temps se donne il faut donner du temps au temps ainsi que le formulait Cervantès, il faut que « le temps donne temps »[26] écrit Heidegger. L’être humain a d’abord à répondre (Ant-wort) à une injonction, à répondre à ce qui se donne, à l’adresse destinale (Geschick) de l’être. Il est le répondant de l’être quand celui-ci est pensé non plus comme présence constante mais comme événement et avènement, comme Ereignis c’est-à-dire à la fois comme ce qui arrive, comme ce qui nous concerne et nous conduit à ce que nous avons de plus propre (eignen) : à l’appropriement de l’être à l’homme et de l’homme à l’être.  Il y a des événements et des choses qui  donnent temps, la musique, par exemple, qui non seulement rend le passage tolérable et adoucit le cours du temps, mais qui éveille le temps, le ranime ou bien la rencontre d’un autre, en son corps qui, merveilleusement vous en offre, en bouquet peut-être. Il faut prendre son temps en ne le « prenant » pas autoritairement, justement, mais en lâchant prise pour réellement en avoir.

4- Le kaïros, le temps véritable bouleverse l’ordre traditionnel des moments du temps et révèle toute la profondeur et le caractère énigmatique d’un temps qui était complètement appauvri et nivelé par le temps entendu comme chronos. Passé, présent et avenir ne sont pas des moments successifs sur la ligne du temps mais trois ek-stases temporelles qui sont contemporaines (Gleich-Zeitige) qui ont lieu en même temps.

Parmi les trois dimensions du temps, s’il y en a une qui, semble-t-il,  ne nous appartient pas, c’est bien l’avenir.  A la différence du passé, du « c’était » comme disait Nietzsche, qui est « le poids le plus lourd[27] », celui qui échappe à notre volonté et qui est la dimension de l’irrévocable. Ce qui a été ne peut plus désormais ne pas avoir été, le fait d’avoir vécu, même une vie éphémère, est un fait éternel et inaliénable qu’aucune puissance ne peut effacer et il en va de même pour ce que nous avons fait[28].

Ce qui nous semble si évident pose pourtant quelques questions. D’une part le phénomène essentiel du temps est l’avenir. L’avenir est ce sur quoi l’existence humaine inachevée et toujours en chemin est ouverte par une anticipation de ses possibilités à partir de l’horizon de sa mort qui, dans l’angoisse, l’arrache à l’ordre du familier et dissout toute subsistance : « l’angoisse purifie l’âme et en extirpe toutes les petitesses », écrivait Kierkegaard, et l’angoisse face à la mort, la possibilité de n’être rien -la possibilité de notre propre impossibilité- nous libère de l’ordre des choses et fonde notre ouverture au possible, notre ouverture à tout.

Par ailleurs il y a une différence capitale entre die Vergangenheit, ce qui est passé, vieilli, dépassé, révolu, périmé et voué à l’oubli[29] et die Gewesenheit, l’avoir été ou l’être été (participe passé du verbe être) qui n’est jamais mort et qui  ne cesse d’advenir et de nous dispenser un avenir. Il y a en effet un passé qui non seulement ne passe pas mais qui peut être parole d’oracle et que chaque époque peut entendre à nouveau. Il ne cesse alors de pouvoir venir à nous dans une surprenante nouveauté, il peut sans cesse être repris, redécouvert, ressurgir et percer un beau matin, agissant, original, renaissant, inédit. « Il n’y a pas de progrès, écrivait René Char, il y a des naissances successives, l’aura nouvelle, l’ardeur du désir, le couteau esquivé de la doctrine, le consentement des mots et des formes à faire échange de leur passé avec notre présent commençant, une chance cruelle »[30].

Les œuvres classiques -les chefs-d’œuvre- ne sont-elles pas justement non seulement celles qui ne vieillissent pas mais celles que l’on redécouvre pour leur nouveauté ? Ce qui a été, à chaque fois, peut advenir à neuf dans une ré-pétition du temps qui, le mot l’indique, redemande, demande (peto) à nouveau (re) ou pour utiliser le mot allemand, dans une Wiederholung  qui va chercher, puiser (holen) à nouveau (wieder) dans le passé et réassume au présent ce qui a été, ce que la tradition a gardé en réserve. Différence capitale que l’on retrouve entre l’histoire historisante (die Historie), l’histoire antiquaire dont parle Nietzsche qui traite scientifiquement le passé comme révolu, et l’histoire historiale, (die Gechichte) qui envisage le passé comme lieu d’une révolution permanente, l’historien étant essentiellement le « prophète du passé » dont parlait F. Schlegel. Il en est ici comme de l’interprète qui donne un souffle nouveau à une partition ancienne ou encore de Proust procédant à une répétition du temps perdu à partir de ces instants de dévoilement que sont les réminiscences.

On voit que le présent n’est pas du tout le mode temporel primordial. Ce qui est proprement temporel dans le temps est l’avenir et ce qui ne cesse de revenir revient à partir de l’avenir auquel nous pouvons répondre de façon résolue[31]. Le passé qui ne parle qu’au présent n’advient lui-même qu’à partir de l’avenir : « du possible, disait Kierkegaard, sinon j’étouffe ! ». L’avenir, le temps advenir avec sa dimension d’aventure (Zukunft, avenir en allemand où Kunft est apparenté à kommen, venir) est ce qui vient, l’imprévisible, ce à quoi on ne s’attend pas. Il est donc moins un pas-encore que la dimension à partir de laquelle le Dasein advient à soi en accédant à son temps que pourtant il a toujours. « L’existence résolue ne perd jamais le temps, elle a toujours le temps ». Dans cet être au devant de soi (vorlaufen) écrit encore Heidegger, je suis proprement le temps, j’ai le temps ».

Avoir le temps, c’est sans doute avoir un présent mais un présent en lequel se répondent passé et avenir[32], Herkunft (provenance) et Zukunft (avenir). Nietzsche le disait ainsi « Féconder le passé tout en engendrant l’avenir que tel soit mon présent ». Où encore, pour recourir aux ressources de notre langue, c’est aussi avoir un main-tenant, c’est-à-dire proprement avoir une tenance, une lieutenance, une prise en main du temps qui contraste avec la soif insatiable d’actualité qui, bien souvent, nous empêche de demeurer auprès des choses et des êtres[33].

Dans un texte magnifique intitulé « L’humanité de l’avenir » Nietzsche annonçait la naissance de quelque chose de prometteur, de tout neuf et d’étranger dans l’histoire, celui d’un sentiment nouveau que l’on appelle le « sens historique ». Un des côtés de ce « sentiment nouveau », écrivait-il, lorsqu’il ne se perd pas dans l’infinie diversité du passé et reste subordonné à une transformation pratique de l’homme et de la culture de l’avenir, consiste pour certains hommes à « considérer l’histoire de l’homme, dans son ensemble, comme son histoire et (à ressentir)… toute l’affliction du malade qui songe à la santé, du vieillard qui songe au rêve de sa jeunesse… Mais porter cette somme énorme de misère de toute espèce, pouvoir la porter, et être quand même le héros qui salue, au second jour de la bataille, la venue de l’aurore, la venue du bonheur… prendre tout cela sur son âme le plus ancien et le plus nouveau… devrait pouvoir donner pour résultat… le bonheur d’un dieu plein de puissance et d’amour, plein de larmes et de rires… (devenu semblable au soleil du soir) versant sa richesse inépuisable dans la mer et qui ne se sentirait le plus riche que lorsque le plus pauvre pécheur ramerait avec des rames d’or[34] ».

Il se fait tard mais, comme disait Basho, « rien ne dit dans le chant de la cigale qu’elle est près de sa fin » car, plus profondément que ce temps qui passe, qui passe si vite, qui passe au passé et qui fait écran à l’essentiel, il y a le temps non chronologique, celui qui vient, qui ne peut manquer de venir et d’arriver, le temps qui donne et qui s’offre, qui saisonne et qui mature, qui presse ou qui s’endort, l’avenir qu’on n’attend pas, qu’on ne soupçonne pas, celui qui, tout à coup, peut transir et régir notre présent[35]. Nous qui venons de vivre une longue période de confinement où le monde s’est retrouvé comme figé dans le présent, nous qui venons de vivre une annus horribilis qui nous a privé de cet « essentiel » qui fait notre humanité, pour la première fois, nous avons pourtant pensé mondialement et, animés d’un nouveau « sens historique », nous avons tous regardé dans la même direction. Ne serions-nous pas en train de répondre à ce qui nous est adressé,  prêts pour les grandes ruptures, les plus grandes espérances, capables de saisir enfin notre chance, fût-elle des plus « cruelle » ?

Car il est temps de desserrer notre étreinte, il est temps de laisser respirer la nature, il est temps d’écouter le silence, il est temps d’avoir de l’égard envers ce qui vient[36], il est temps de se soucier du commun, il est temps…

Résumé. Du temps du confinement et de la dévastation qui affectent si profondément notre sens de la temporalité, la philosophie aurait-elle quelque chose à dire ? L’occasion en tout cas de relire quelques textes d’Aristote et d’Augustin et d’essayer de nous orienter dans Être et temps de Heidegger en nous interrogeant sur l’expression avoir le temps au moment où, pour chacun, s’amenuise le temps qui reste.

 

[1] Séminaires de Zurich, Gall., 2010, p. 104.

[2] Retrouvant le symbolisme rosicrucien, Hegel, dans sa tentative, parallèle à celle de Nietzsche, de réconcilier l’être et le devenir pourra résumer sa pensée dans cette parole célèbre et éclatante  de la Préface aux Principes de la philosophie du droit : il faut « reconnaître la raison comme la rose dans la croix du présent et se réjouir d’elle ». Plus loin, à propos du vantard de Rhodes, il écrira : « ici est la rose (rhodon en grec), c’est ici qu’il faut danser ».

[3] Evidence pathétique qui concerne aussi l’aiôn, le temps de vie propre de chaque chose mais aussi le mouvement perpétuel et cyclique du temps. De ce « ressentiment contre le temps », comme disait Nietzsche, seul Héraclite, célébrant « l’innocence du devenir », fera exception : « le temps (aiôn) est un enfant qui joue, royauté d’un enfant ». 

[4] Physique IV, 12, 220 a 30-221 b 3

[5] Être et Temps, § 6.

[6] « Ce qui est né doit croître, mûrir et dépérir par soi-même » du moins dans le monde sublunaire où tout arrive, la plupart du temps (epi to polu), de la même façon... De anima, III, 12, 434 a, 24-25.

[7] Pensées, 15/23.

[8] Selon la célèbre formule de Jules Lagneau : « Etendue marque de ma puissance,  temps marque de mon impuissance ». Célèbres leçons et fragments, PUF, 1957.

[9] Deviens ce que tu es, injonction pindarique qui est celle-la même de l’aventure humaine. Ce que Heidegger appelle la factivité (Faktizität).

[10] C’est au moment où, avec le télétravail, le travail envahit l’espace privé et l’ensemble de la journée que le piège se referme et se révèle pleinement : en faisant sauter la bonne gestion de l’emploi du temps, en neutralisant le compartimentage de l’orare et du laborare, soit l’alternance des rythmes héritée depuis mille cinq cents ans de la règle de Saint-Benoît, la contrainte temporelle est devenue omniprésente. L’appareillage d’ensemble de la sommation (Gestell), ou la machination (Machenschaft), soit le sujet anonyme du règne inconditionnel du calcul et de l’efficience s’impose désormais à chacun d’entre nous et nous fait souffrir comme jamais de la pénurie du temps. Elle est réclamée impérativement par ce que Jünger appelait la mobilisation totale. Ainsi une activité récréative et hors travail comme la marche est, avec le jogging, soumise elle aussi à l’injonction de la performance, du calcul et de la rentabilité qui a gagné tous les secteurs de la société et cela d’autant plus que cette injonction est ici entièrement intériorisée. Connecté, enregistrant de multiples paramètres biométriques, le joggeur peut faire fructifier et optimiser son « capital santé », rentabiliser tout son temps et ne plus le gaspiller. Il est entré ainsi dans une autre « époque de l’être » que celui qui, hier encore, dans sa contrée, faisait chemin… « Le Dasein calcule et interroge la quantité de temps, c’est pourquoi il n’a jamais de relation véritable au temps…. Il perd son temps » écrivait Heidegger en 1924 (Le concept de temps, Cahiers de l’Herne, Poche 1983, p. 46. Cité par Sébastien Camus, Heidegger, Ellipses 2017)

[11] Séminaires de Zurich, Gall., 2010, p. 278.

[12] Les concepts fondamentaux de la métaphysique, Gall., 1992, p. 124-247.

[13] Cf. G. Guillaume, Temps et verbe, Champion, 1929, A. Jacob, Temps et Langage, Armand Colin, 1967.  P.  Ricoeur, Temps et récit tome 3, 1985, Seuil.

[14] Phénoménologie de la perception, Gall., 1945, p. 470, 471.

[15] West-östlicher Divan, Buch der Sprüche. WA I,6. P.121. Le Divan, Poésie/Gall, 1984. Et aussi :Qu’est-ce qui m’abrège le temps ?/L’activité !/Qu’est-ce qui l’allonge insupportablement ?/L’oisiveté !...

[16] La parole archaïque, PUF, Paris 1999, p. 11-12.

[17] L’homme est cet étant (Seind) qui a pour propriété essentielle d’entendre l’être (Sein) (comme aussi il sous-entend le temps) c’est la raison pour laquelle lui revient le nom, qui reste opaque en français de Dasein, lieu (da) traversé par l’être (Sein) soit le Da-sein, l’être le là de l’homme et non l’homme enfermé sur lui-même.  

[18] François Vézin in Dictionnaire Heidegger, Cerf, 2013, p. 1279.

[19] Carlo ROVELLI.  L'Ordre du temps, éd. Flammarion. 2018. Il reste que l’unification de tous les phénomènes mécaniques et électrodynamiques par Max Planck, phénomènes reconduits aux lois fondamentales, formulables en en termes mathématiques, nous donne une « image du monde » que résume la phrase célèbre : « est réel ce qu’on peut mesurer ». La domination de la représentation (Vor-stellung) s’impose ici car le « réel » ainsi traqué (nachstellen) par la science qui s’en assure (sicherstellen) par le calcul est re-présenté par un sujet placé au centre qui réduit ce qui est à un présent sur lequel avoir prise. La pensée calculante dispose du temps comme d’une chose manipulable.

[20] L’usurier agit contre la loi naturelle universelle, car il vend le temps qui est commun à toutes les créatures. Augustin dit que chaque créature est obligée de faire don de soi ; le soleil est obligé de faire don de soi pour éclairer ; de même la terre est obligée de faire don de tout ce qu’elle peut produire et même l’eau. Mais rien ne fait don de soi d’une façon plus conforme à la nature que le temps ; bon gré mal gré les choses ont du temps. Puisque donc l’usurier vend ce qui appartient nécessairement à toutes les créatures, il lèse toutes les créatures en général, même les pierres, d’où il résulte que même si les hommes se taisaient devant les usuriers, le pierres crieraient si elles le pouvaient ; et c’est une raison pour lesquelles l’Eglise poursuit les usuriers. D’où il résulte que c’est spécialement contre eux que Dieu dit : « Quand Je reprendrai le temps, c’est-à-dire quand le temps sera dans Ma main de telle sorte qu’un usurier ne pourra le vendre, alors je jugerai conformément à la justice ».

« Comme les usuriers ne vendent que l’espérance de l’argent, c’est-à-dire le temps, ils vendent le jour et la nuit. Mais le jour est le temps de la lumière et la nuit le temps du repos. Aussi il ne sera pas juste qu’ils jouissent de la lumière et du repos éternel ». (Guillaume d’Auxerre, XIIIe). Pour ces vendeurs d’avenir que sont les usuriers, le temps comme le dira déjà Léon Battista Alberti au XVe siècle, le temps c’est de l’argent.  L’usurier sera même exclu des trois ordres (oratores, bellatores, laborantes) qui constituent la société. « Dieu a ordonné trois genres d’hommes, les paysans et autres travailleurs pour assurer la subsistance des autres, les chevaliers pour les défendre, les clercs pour les gouverner, mais le diable en a ordonné une quatrième, les usuriers. Ils ne participent pas au travail des hommes et ils ne seront pas châtiés avec les hommes, mais avec les démons » (cité par J. Le Goff, in La bourse et la vie, Hachette, 1997).  Une bonne partie de l’art de la Renaissance, la chapelle Scrovegni de Padoue par exemple, est un gigantesque exercice d’exorcisme destiné à permettre aux riches donateurs d’avoir à la fois la bourse et la vie (éternelle).

[21] Hartmut Rosa, dans ses derniers livres, retrouve ces thèmes heideggeriens de l’accélération, de la résonance et de la disponibilité (Bestandlichkeit) : le fait de disposer à notre guise de la nature, des personnes et de la beauté qui nous entourent nous prive de toute résonance avec elles.  Au moment où l'étant ne se rencontre plus que comme fonds disponible pour une subjectivité au regard de laquelle plus rien ne vaut que comme affirmation de puissance, alors « l'inconditionnel du pur vouloir menace l'homme de mort" écrivait Heidegger. La guerre elle-même est devenue « une variété de l’usure de l’étant… qui « se continue en temps de paix ». Essais et conférences, Gall., 1951, p. 107.

[22] Verwüstung, die Wüste c’est le désert, ce désert qui croît, disait Nietzsche, die Wüste wächst.

[23] makros kaï anarithmetos (Sophocle, Ajax).

[24] Aristote, Ethique à Nicomaque, livre VI. « La justesse de coup d’œil » se passe de raisonnement et relève de la prudence ou « phronésis » qui porte sur les choses singulières, par opposition à la sophia, sagesse théorique qui porte sur les objets universels. La temporalité de l’action (du stratège, du médecin…) diffère du temps étudié dans Physique IV.

[25] « Si nous habitons un éclair, écrivait René Char, il est le cœur de l’éternel » (Fureur et mystère), l’éternité n’étant pas ici réduite à une présence constante mais pensée comme ce qui dispense et réserve le temps. « L’instant n’est pas un moment ponctuel que nous ne faisons que constater. Il est le coup d’œil (Augenblick est le mot allemand pour instant) dans les trois directions de la vue… Coup d’œil de la décision d’agir dans la situation respective où le Dasein se trouve et se situe ». Les concepts fondamentaux… op. cit., p. 228. Cf., en ligne, notre  A la santé du serpent .

[26] Heidegger, Temps et être, Questions IV., p. 213. «

[27] Le Gai Savoir § 341.

[28] « Ce fait mystérieux et profondément obscur d'avoir été est son viatique pour l'éternité » disait Jankélévitch dans une belle formule inscrite désormais sur un des murs du marché aux fleurs dans le quartier qu’il habitait.

[29] « Passons, passons puisque tout passe/ Je me retournerai souvent./ Les souvenirs sont cors de chasse/ Dont meurt le bruit parmi le vent ». Guillaume Apollinaire.

[30] Le marteau sans maître, ibid.., p. 17

[31] Entschlossenheit, résolution en laquelle le Dasein s’ouvre à ce qu’il a de plus propre, i.e. à l’avenir de son être possible.

[32] Prae-ens, déploiement de l’être qui vient à notre rencontre. L’être comme présence (Anwesenheit) dit la coappartenance entre être et temps interrogée par Heidegger. Die Gegenwart, autre mot pour dire le présent est le lieu (die Gegend c’est la contrée, warten c’est garder ) où se rencontrent les trois dimensions du temps.

[33] L’affichage syncopé de chiffres sur les cadrans de nos horloges n’est-il pas à l’image d’un homme qui ne vit plus dans le présent parce qu’il est prisonnier de l’immédiat (le présentisme ») ? Ignorant le passé, étranger à toute perspective d’avenir il est ainsi triplement orphelin du temps, il n’a plus le temps, il n’habite plus le temps.

[34] Le Gai Savoir, § 337. FP 12 (76).

[35] Être et Temps, Trad. Vezin, p. 425 : « Pourquoi disons-nous : le temps passe et ne disons-nous pas avec une égale insistance : le temps arrive ». « Ne pas avoir le temps en notre possession, mais être tel qu’il entre en possession de nous, voilà l’historial ». GA 61, 139 (cité in Dictionnaire Heidegger).

[36] L’eigentlich Gegen-wart, la rencontre propre du présent c’est l’égard (warten c’est garder) envers ce qui vient.

 

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