La pensée de la mort

 

Mosaïque, église San Gregorio al cielo, Rome. Gnothi seauton, soit le « connais-toi toi-même » de la maxime delphique, synonyme d’un « souviens-toi que tu n’es qu’un homme », associée ici au memento mori.

François Warin

Hon. Lycée Perrin Marseille

Faut-il, pour être heureux, vivre comme si on ne devait jamais mourir ?

 

« La perspective de la mort pourrait mêler à toute vie une délicieuse et odorante goutte de légèreté - et voilà que vous en avez fait, âmes bizarres d’apothicaires, une goutte nauséabonde par laquelle la vie entière tourne au dégoût ».

 Nietzsche

 

« Parle mais ne sépare pas le oui du non, donne lui aussi du sens à ta parole, donne-lui de l’ombre ».

Paul Celan

 

 

Le bonheur, disait Aristote, est le but, la fin (télos, Zwecke) de la vie humaine, ce que nous visons et désirons absolument et ce en vue de quoi nous faisons tout le reste ; mais la « fin », en français, a également le sens de terme et la fin de la vie c’est aussi la mort, « le but de notre carrière » comme disait Montaigne. Or comment prétendre être vraiment heureux quand on sait qu’on va mourir et qu’on s’inquiète moins du passage, que du sort qui nous attend, quand on est pris, possédé sans répit par la terreur du néant si du moins on prend la mort au sérieux, si on reste fidèle à son concept et écarte les chimères que le vœu de survie a si longtemps fait naître ?

La mort est le soleil noir que l’on ne peut regarder fixement, le maître absolu qui épouvante et qui déchire le voile, l’impensable qui met fin à toute velléité de compréhension et à l’égard duquel toutes les sagesses du monde se montrent toujours si totalement impuissantes. En frappant de nullité[1] tout ce qui passe et est soumis à la loi du temps, elle pose de façon lancinante la question du sens de la vie. « Reliquaire du Rien » (Heidegger), sans elle, il n’y aurait pas de philosophie pour la bonne raison que manquerait  la seule question qui lui importe, celle qui l’a mise en route et n’a cessé de la gouverner : « pourquoi y a-t-il quelque chose et non pas rien ? ». La mort semble en outre priver toutes nos valeurs d’un véritable fondement : si demain c’est la mort, alors, comme dit l’Apôtre Paul (I Cor., XV, 32) reprenant la sentence d’Isaïe (23, 13), mangeons et buvons car tout est permis. Et puis, cela valait-il  la peine de commencer quand on doit finir par où l’on a commencé ? Qu’est-ce que tout cela qui n’est pas  éternel ? demandait le poète. Pourquoi donc suis-je né si ce n’est pas pour toujours ? Le nihilisme d’un Théognis de Mégare[2] ou d’un Cioran s’interrogeant sur l’inconvénient d’être né ne devrait-il pas s’imposer à tous ? Passons, passons, puisque tout passe… il n’y a d’immortelle que la mort, écrivait Lucrèce. C’est elle qui fait peser sur les êtres toujours en sursis que nous sommes, une menace perpétuelle particulièrement dévastatrice. Si l’on prend la mort au sérieux - et qu’y a-t-il de plus sérieux que la mort (l’humour noir, qui la conjure, le confirme)- si la mort comme telle, séparée de son en deçà ( l’hébétude de la fin de vie, l’agonie) et de son au-delà (l’immortalité possible), est le ne plus être à l’occasion duquel nous rendons l’esprit, quelle attitude adopter face à celle qui nous place, d’entrée de jeu, sous le régime du deuil et semble faire de l’existence « une passion inutile » (Sartre) ?

Philippe de Champaigne, Vanité.

Non seulement la perspective de l'anéantissement final semble réduire à néant tout ce que nous faisons mais parce que la mort vient toujours trop tôt ou trop tard mais jamais à temps, parce que l’on meurt toujours « au pied levé » (La Fontaine), impréparé,  elle est l’épée de Damoclès qui nous interdit de dire de quelqu'un qu'il est vraiment heureux car nul ne peut être dit heureux tant qu’il n’est pas mort. C’est ce qu’écrivait Sophocle à propos du terrible destin qui s'est abattu  soudain sur Œdipe, le roi de Thèbes. « Tout ce que je connais est que je dois bientôt mourir mais ce que j’ignore le plus est cette mort même que je ne saurais éviter »[3].

 

Alors, pour être heureux, ne faut-il pas vivre « comme si l’on ne devait jamais mourir », pour reprendre la formule de Vauvenargues ?

 

Memento mori

 

Mais vivre « comme si », n'est-ce pas vivre dans l'illusion, resté plus que jamais captif du monde sensible marqué par la multiplicité et le changement, voué à la dispersion, à la dissolution et donc aussi à la mort ? Or n'est-ce pas contre une telle attitude que s'est insurgée la philosophie qui, depuis Platon, nous demande non seulement de regarder la mort en face mais d’ « apprendre à mourir » pour nous convertir à l’intelligible et à l’éternel.  « Ceux qui philosophent droitement s’exercent à mourir » écrit Platon[4]. Socrate qui au moment de boire la ciguë a vécu selon l’esprit n’a-t-il pas conquis alors la seule immortalité qui soit ?

Pas de vie accomplie, pas de tranquillité de l’âme sans la méditation de la mort ; celle qui « nous ferme les yeux » pourrait être aussi celle qui « nous ouvre l’esprit »[5]. Philosopher depuis le Phédon de Platon c’est apprendre à vivre selon l’esprit et s’inscrire ainsi dans la tradition spirituelle qui sera celle du memento mori.

 

Dans cette expression mori est un présent et non un futur (moriturum esse) de sorte que l’on doit la traduire ainsi : souviens-toi non seulement que tu dois mourir un jour mais que tu peux mourir à chaque instant. Avant d’être reprise par le christianisme médiéval, cette sentence était une formule romaine adressée par des esclaves aux généraux victorieux pour que leur succès ne leur monte pas à la tête.  Qu’ils se souviennent que passe aussi la gloire du monde ! « sic transit gloria mundi  ! »

 

Le memento mori était ainsi toujours associé à un ars moriendi et à une éthique que ce soit l’éthique du plaisir et de la jouissance ou que ce soit l’éthique plus austère du détachement et de l’ascèse. La première est associée à l’influence d’Horace, à l’épicurisme : cueille ton jour, carpe diem, c’est maintenant qu’il faut boire et danser car demain il sera trop tard, la seconde au stoïcisme impérial d’Epictète et de , à la conviction que rien n’arrive par hasard, que le monde est ordonné et qu’il faut non pas se résigner ou se consoler mais aimer ce qui vous arrive. Telle est la proposition disjonctive en face de laquelle nous nous trouvons encore : « ou une Providence ou des atomes » (, IV, 5, p. 28).

 

La philosophie est effectivement d’abord, pour Epicure, une thérapie destinée à dissiper nos terreurs, à nous faire peur de la peur, à nous guérir de la peur qui nous empêche d’être heureux. Et il ne faut rien moins que la physique atomiste et toute une anthropologie pour sauver la tranquillité de notre âme. Ce qui ne semble pas rien pour chacun d’entre nous est pourtant vraiment rien car si « tout bien et tout mal réside dans la sensation », alors, avec la désintégration mortelle, il n’y a plus personne pour jouir ou pour souffrir.

 

La peur de la mort relève donc d'une projection du non-être sur l’être, elle n’est pas une privation puisqu'elle supprime radicalement toute possibilité de comparer, elle est simplement une négation, un défaut d’existence. C'est la bonne nouvelle, la remarque absolument irréfutable d’Epicure : la mort ne me concerne, ni mort, ni vif. Confronté à Samos, dès sa petite enfance, aux ravages provoqués par la superstition, i.e. à l’angoisse provoquée par la crainte des dieux et par celle de la mort, il écrivait : « ainsi celui de tous les maux qui nous donnent le plus d’horreur, la mort,  n’est rien pour nous puisque tant que nous existons  nous-mêmes la mort  n’est pas et que, quand la mort existe, nous ne sommes plus »[6]. Si la mort ne nous concerne pas, c’est précisément parce que nous ne serons jamais mort, la mort étant un prédicat qui ne peut se dire que d’un sujet or justement la mort supprime le sujet lui-même.

 

Mais on voit que c’est aussi de la peur de l’au-delà, de la peur de ce qui pourrait venir après la mort qu’Epicure entend nous guérir. C’est la peur qui a créé les dieux et la peur de la mort sous toutes ses formes et le désir corrélatif de vivre sans fin est pour lui l’unique ressort de la religion. Qu'est-ce que nous désirons le plus, en effet, se demandera Freud analysant les puissantes motivations de la religion ? Nous désirons vivre éternellement,  être aimé pour nous-mêmes, retrouver les êtres chers que nous avons perdus. La religion est la réalisation de ces désirs fantastiques, aussi archaïques qu’infantiles et la sagesse consiste d’abord à faire le deuil de ces espérances et de ces illusions, à se réconcilier avec le réel et avec l’impermanence des choses. Seul peut être heureux celui qui a perdu tout espoir, dit un sutra bouddhique. C'est parce que nous désirons exercer notre pouvoir et notre domination sur toutes choses que l'échec de cette volonté gourmande de totalisation nous porte à dévaloriser la vie  et à nous complaire dans le sentiment amer de notre finitude : elle n’est que la figure inversée d’un narcissisme délirant.

 

Mais le bonheur n’a pourtant rien à voir avec cette soif qui nous tient opiniâtrement en haleine et nous fait désirer une longue vie[7]. Il n'est pas dans la totalisation de toutes les satisfactions possibles mais dans la plénitude et la stabilité du plaisir pur, du plaisir en repos[8] qui nous permet de jouir du simple fait d’exister. On voit qu’il n’y a rien de plus étranger à la pensée antique que la logique d’accumulation qui s’est emparée de nous et qui nous pousse à croire qu’une vie heureuse et réussie est une vie bien remplie, une vie pleine comme un œuf, une vie où l’on engorge où l’on sature la durée qui nous est impartie en multipliant les plaisirs.  C’est au contraire à chaque instant, nous dit Epicure dans la lettre à Ménécée, qu’on peut atteindre une immortalité réelle quand on accomplit sa nature d’être raisonnable, quand on s’écarte des vaines opinions, cause des plus grands troubles de l’âme (IV, 3, p. 29). C’est donc la qualité de l’existence qui importe et non sa quantité : « le plus long et le plus court reviennent au même » ne cesse aussi de répéter  ( II, 14, p. 15). La durée de l’existence est un accident qui n’affecte pas l’essence et la perfection d’une chose singulière, écrira de même Spinoza.

 

Evénement unique dans l’histoire de la philosophie, Marc-Aurèle est le philosophe empereur choisi par Hadrien, celui qui eut, pendant plus de 20 ans à guerroyer, à affronter inondations, épidémies de peste, tremblements de terre, rébellions, « fanatisme » des chrétiens…sans parler de ses enfants et de sa femme qu’il eut la douleur de perdre. Vieillissant et combattant les tribus germaniques aux marches de l’Empire, côtoyant la puanteur des cadavres et des corps démembrés, il écrivit ses Pensées et trouva dans la philosophie, discipline de vie qui engage toute l’existence,  le seul contre-poids susceptible d’assurer sa sérénité face à une mort qui le cernait de toutes parts. Accomplir sa tâche d’homme (V, 1, p. 41) , vivre en obéissant à son « guide intérieur », rester droit quand alentour tout s’écroule, être comme l’inébranlable promontoire sur lequel « viennent se briser les vagues et mourir les bouillonnements du flot », (IV, 49, p. 39) voilà ce que la sagesse lui commandait. Comme celles de Pascal, ces pensées sont hantées par la mort, par  une mort qu’il nous invite à ne pas craindre et à laquelle il faut se préparer par une ascèse de tous les jours. Les écoles chrétiennes pourront y trouver plus tard, à tort ou à raison, un modèle d’exercice spirituel et Foucault la naissance du souci de soi.  Mais l’empereur qui, citoyen de Rome et citoyen du monde avait la charge de l’Empire et du genre humain (VI, 44, p. 64) était surtout soucieux de tenir son rôle social et d’éviter l’affect dégradant de la peur qui trouble le comportement et, disait-il, altère les traits du visage.

 

La peur de la mort vient d’abord de ce qu’on refuse d’y penser, de la penser. Or la penser c’est pour  l’inscrire dans une conception matérialiste de l’âme comme celle des épicuriens et de toute la philosophie hellénistique mais aussi dans une cosmologie déterministe et une téléologie optimiste qui font système avec la grande distinction qui ouvre le manuel d’Epictète entre les choses qui dépendent de nous et celles qui n’en dépendent pas.

 

Dans le grand partage de notre destinée, la mort fait partie des choses qui ne dépendent pas de nous : « Que la force me soit donnée de supporter ce qui ne peut être changé » implore l’empereur (II, 5, VII, p. 69[9]). Mais le secret de l’impassibilité stoïcienne qui interdit les pleurs, les plaintes, les lamentations et rend vaine toute tristesse se trouve fondé sur la conception déterministe du monde : « rien ne marche au hasard » (IX, 29, p. 103) et dans la « trame serrée des événements » (V, 8, p. 45), dans le « nœud sacré » ou « la chaîne » des causes et des effets, la mort est l’Inévitable (to chréôn) suspendu au dessus de nos têtes (IV, 17, p. 31). « Quoique ce soit qui t’arrive, cela t’était préparé de toute éternité et l’enchaînement des causes liait ensemble depuis toujours ta substance à cet accident » (X, 5, p. 110). Tel est le Fatum stoïcum auquel le philosophe doit acquiescer et qu’il lui faut aimer. Formule d’un amour du réel qui désigne la grandeur dans l’homme et qui annonce l’amor fati nietzschéen.

 

Mais chacun réagit à l’impulsion du destin en fonction de sa nature propre et il n’y aurait ni éthique, ni  philosophie si, dans la retraite de notre citadelle intérieure (VIII, 48, p. 93), nous n’étions maître de notre jugement. L’usage des représentations « dépend de nous », il est en notre pouvoir et peut nous permettre de rétablir les bonnes connexions entre le monde et nous-mêmes. « Effacer ce qui est de l’imagination, réprimer le premier mouvement, étouffer les appétits, rester le maître de ta faculté directrice » (IX, 7, p. 99) c’est en particulier se donner la possibilité de penser la mort pour ne plus en avoir peur, de la ramener à sa réalité physique, à sa réalité matérielle, de comprendre qu’elle n’est pas un mal, que la vie, comme le santé ou la richesse, fait partie seulement des préférables, que la mort, pour nous indifférente (adiaphora) est même indispensable et utile à l’harmonie, à l’ordre et à la beauté du tout dont nous faisons partie.

 

Inscrivons donc la mort dans l’immense aventure de la vie, pensons la du point de vue, non de l’individu, mais de l’univers en perpétuelle transformation[10]. Car seul l’univers a un sens, à la différence de nos petites, fragiles, pathétiques et éphémères existences[11]. Corps et âme, tout se métamorphose en permanence dans la nature. « La mort n’est peut-être qu’un changement de place (…) Raisin vert, raisin mûr, raisin sec, tout est changement, non pour ne plus être, mais pour devenir ce qui n'est pas encore». Dans la perspective de ce recyclage permanent qui ramène périodiquement les mêmes combinaisons, les mêmes événements (V, 13, p. 47), la mort est utile car ce qui disparaît en retournant à la nature, réapparaît toujours selon la nécessité et selon la justice dans le grand concert de l’univers (IV, 10, p. 30).

 

D’où les conséquences : Ne t’obstine pas à vouloir rester en vie, peu importe que ton rôle soit long ou bref, vis chaque instant comme si c’était le dernier et ne remets pas à demain le fait de vivre bien. Cet exercice de la mort bien loin d’être malsain et morbide est proprement un exercice de la vie qui conduit à cette sorte de couronnement, de sacre de l’instant qui a fait la gloire et la juste renommée des stoïciens. Filant, comme souvent, la métaphore théâtrale, ils nous répètent que l’essentiel est de « remplir son rôle », de « jouer » le mieux possible. Quand « le préteur qui t’a engagé comme comédien te congédiera, pars donc de bonne grâce pour répondre à la bonne grâce de qui te libère » (XII, 36, p. 143). Que tu aies joué trois, quatre ou cinq actes est sans importance (XXI, 36, p. 23, et aussi p. 108). Quand on s’est embarqué, quand on a navigué, il faut bien un jour accoster et  débarquer ! (III, 3, p. 20).

Quel philosophe eut, autant que Marc-Aurèle, un sens aussi aigu de la brièveté de la fugacité de la vie ? Tant que tu es en vie, améliore-toi, car tout disparaît si vite, « tout à l’heure tu auras vécu ! » (VI, 37, p. 36), tous t’auront oublié et tu ne seras plus qu’un peu de glaire et demain que tas de cendres ou que squelette ! Un simple souffle et bientôt le Mandala de sable, patiemment édifié, sera complètement effacé…

 

Que la considération des deux « abîmes » ou des deux « infinis » du temps, celui  du passé qui est derrière nous, comme celui de l’avenir qui est devant nous, nous dissuade de nous soucier de la durée qui nous est peut être encore impartie et nous permette enfin de « lâcher prise » ! (IV, 50, p. 39). Seul, en effet, nous est donné le présent, il n’y a pas de plus beau présent que le présent et, ajoute Marc-Aurèle dans un trait à l’éclatante densité : « qui a vu le présent a tout vu »,  o ta nun idôn panta eôraken  (VI, 37, p. 62).

 

Montaigne reprendra presque mot pour mot l’argumentation stoïcienne : on ne peut perdre ce qu’on n’a point, « on fait la même perte qu’on ait longtemps vécu ou qu’on meure plus tôt »[12] Et notre Socrate, (comme l’appelait Thibaudet) conclura tout cela d’un trait, lui aussi, merveilleux : « Où que votre vie finisse, elle y est toute »[13].

 

On voit que la pensée de la mort peut nous remettre sur le chemin de la sagesse.  En nous rappelant sans cesse à nous-mêmes que nous sommes voués à la mort, nous échappons à la futilité, à l’accablement domestique, à la médiocrité des préoccupations quotidiennes. Nous ne sommes pas loin de la « décision résolue » de regarder notre propre mort en face, qui est, pour Heidegger, le gage d’une vie authentique portée jusqu'au bord de l'abîme.  Mais le propos de Marc-Aurèle, comme grevé par un excès de bile noire, reste souvent amer et moralisateur.  Il trouve cependant son fondement dans la conviction profonde que la nature est gouvernée par le logos et que le monde n’est pas un chaos mais un cosmos qui appelle tout naturellement, avec notre gratitude, le chant le plus vibrant : « tout me convient de ce qui te convient, ô monde » (IV, 23, p. 33) : « Ne méprise pas la mort, mais fais-lui bon accueil, comme étant l’une des choses voulue par la nature. (…) Il est d’un homme réfléchi de ne pas, en face de la mort, se comporter avec hostilité, véhémence et dédain, mais de l’attendre comme une action naturelle ». Pose héroïque, gravité vertueuse de Marc-Aurèle qui atteindra son comble avec le stoïcien Caton d’Utique qui se donna la mort pour ne pas survivre à la liberté républicaine étranglée par César.

 

Terrorisme

 

Nous connaissons tous les cimetières chrétiens. A la différence de l’antiquité où ils étaient rejetés hors les murs, les morts, avec le christianisme, devinrent proches des vivants, on les inhuma au cœur de la cité. Mais aussi quel contraste avec les images de la mort que  l'on trouve chez les Grecs qui inscrivaient sur les tombeaux des défunts  la formule : chaïrété, salut ! Réjouissez-vous ! « Chez eux un beau Génie, le frère du sommeil que des monuments éternisent au-dessus des tombeaux, chez nous l’homme squelette dont le crâne hideux parade sur tous les cercueils, La mort les fait penser aux jouissances de la vie, mais nous à nous débarrasser de nos souffrances. Elle avait pour eux un parfum de vie, et pour nous de mort… Ils en adoucissaient les images que nos orateurs et nos prêtres, afin de susciter l’effroi  et de nous dégoûter du plaisir, nous peignent sous des couleurs abominables » écrivait Hegel[14]. Quel rapport cet art de vivre que les Grecs honoraient sous le nom de Sophia pourrait-il avoir avec ce qui apparaît bien être la source de toutes les superstitions qui empoisonnent la vie : la crainte de la mort et le désir corrélatifs de vivre éternellement ? « Pitoyable comédie » que joue le christianisme à l’heure de la mort : après avoir dramatisé la mort que le péché introduisit dans le monde, il abuse de la faiblesse du mourant pour faire violence à sa conscience et faire main basse sur les agonisants.

Transi. L'Homme à moulons, par Jacques Du BrœucqBoussu (Belgique), xvie siècle

 

Il suffit pourtant d'ouvrir les yeux  pour voir le plus atroce, le plus horrible, le plus détestable : « Le dernier acte est sanglant quelque belle que soit la comédie dans tout le reste. On jette enfin de la terre sur la tête et en voilà pour jamais » (Ft. 165-210). À ce sinistre raccourci, à la fascination du macabre, à la manifestation de l’horreur sans nom que suscite la vue du cadavre, le terrorisme pascalien ajoute la comparaison de la vie avec l'hôpital des fous et avec celle des captifs enchaînés et condamnés à mort, égorgés l'un après l’autre à  la vue de leurs semblables. La complaisance macabre de celui qui fut, selon Nietzsche, « victime » du christianisme[15] a pour fin de nous faire parier pour la foi contre l’athéisme et à nous inviter non plus à la sagesse ni à l’héroïsme mais à la sainteté. Tout se passe comme s’il fallait présenter la vie comme « une vallée de larmes » pour nous laisser espérer un bonheur éternel dans le ciel. La religion ne pouvait-elle se nourrir que de la crainte et de la tristesse, ne répondre qu’à une logique de consolation et de compensation ? La vérité du christianisme qui se complait à tout ce qui désespère et qui se réjouit des humiliations de la raison ne serait-il pas, ainsi que Nietzsche nous l’a montré, le nihilisme ?

 

Et en vérité ce nihilisme procède de la joie mauvaise et venimeuse qui cherche à montrer à tous ceux qui s’éprennent de la beauté du monde que tout cela n’est pas éternel et qui prononcent la disgrâce de tout ce qui est soumis à la loi du temps. Il n’y a là que la version populaire du platonisme qui, en effet, ainsi que le disait Pascal, « prépare au christianisme ». Mais si « tout cela » n'est rien ou presque rien, alors le nihilisme des comportements extrêmes et castrateurs ne se trouverait-il pas justifié ? C’est ce que nous dit ici, ironiquement, Montaigne : « Cléombotrus Ambraciota ayant lu le Phédon de Platon entra en si grand appétit de la vie advenir, que, sans autre occasion, il s’alla précipiter en la mer »[16].

 

Divertissement, l’occupation au-dehors. Comme des malades qui ne savent pas la cause de leur mal, les hommes passent leur temps à se fuir, à se dérober à l’angoisse de la mort, affairés à durer le plus longtemps possible et absorbés par l’urgence des tâches quotidiennes. Ils font effectivement comme s’ils n’étaient pas mortels et c’est leurs comportements d’insensés que Pascal blâme ou réprouve sous le nom de divertissement cherchant à convertir les incroyants et les libertins en les détournant du service du monde. Montaigne déjà, dans les Essais (I, 20) - j’ai en particulière affection cette matière, écrivait-il dans le plus long  des essais qu’il lui consacre- stigmatisant l’inconstance et l’insouciance de ses semblables qui n’ont trouvé d’autre remède à la mort que « de n’y point penser »[17] : « Ils vont, ils viennent, ils trottent, ils dansent, de mort nulle nouvelle. Tout cela est beau ajoute ironiquement Montaigne et pourtant quand elle arrive à l’improviste, « quels tourments, quels cris, quelle rage, quel désespoir les accable »[18]. On conçoit qu’il n’y est alors pas de meilleur divertissement que le travail (« qu’on les mette sans rien faire » ceux qui se plaignent de travailler !) et le travail du philosophe qui transforme tout en beaux discours jusqu’à s’en faire admirer, qui s’imagine regarder la mort en face, qui croit la théoriser (théorein c’est regarder) est le plus retord des subterfuges, la plus vaine des feintes, la plus hypocrite des tricheries[19]. Pascal renchérira sur l’analyse de ces stratégies d’évitement : « Il veut être heureux et ne veut être qu’heureux, et ne peut ne vouloir pas l’être. Mais comment s'y prendra-t-il ? Il faudrait pour bien faire qu’il se rendit immortel ; ne le pouvant il s’est avisé de s’empêcher d’y penser »[20] Viendra bien pourtant le moment où « il n’y a plus que feindre (et où) il faut parler français… montrer ce qu’il y a de bon et de net dans le fond du pot » disait Montaigne (I, 19).

 

Mais c’était pour avouer et conclure : « Pour moi donc j’aime la vie » (III, 13) alors que le discours de Pascal entend susciter « le mépris des faveurs du monde », prêcher le renoncement « à l’amour de la terre dont la contagion (nous) infecte toujours durant cette vie » (Lettre à Mme Périer). « Qui aime sa vie la perd, disait l’apôtre Jean (12, 24) et qui hait sa vie en ce monde la conservera en vie éternelle ».

 

Memento vivere

 

« Ce qui me rend heureux, écrit Nietzsche dans le Gai Savoir (IV, 278), c’est de voir que les hommes se refusent absolument de penser la pensée de la mort ». Non par frivolité comme le pensait Pascal mais par sagesse. Seul celui qui sait qu’il va vieillir et souffrir et mourir et qui assume pleinement cette pensée au point même de n’y même plus penser est capable d’accéder à la plénitude de la vie. Elle peut même, cette pensée, alléger, assainir l’existence. « – La perspective certaine de la mort pourrait mêler à toute vie une délicieuse et odorante goutte de légèreté – et voilà que vous en avez fait, âmes bizarres d’apothicaires, une goutte nauséabonde de poison par laquelle la vie entière tourne au dégoût ! »[21]. D’où, un peu plus tard[22], l’injonction évoquant les adieux d’Ulysse : « Il faut quitter la vie comme Ulysse quitta Nausicaa en la bénissant et non en pleurant sur elle».

 

Il n’y a qu’un seul « péché » et c'est la tristesse, car toutes les passions tristes qui empoisonnent la vie, diminuent notre puissance d’exister. Ainsi pourrait-on résumer la pensée de Spinoza qui ne veut rien concéder au tragique : rien de ce qui est ne peut tirer sa valeur du non-être[23]. L’être est affirmation et puissance, à la racine de chaque chose, il y a l’effort (conatus) de persévérer dans l’être, « chaque chose affirme son essence et ne la nie pas… nous ne pouvons rien trouver en elle qui puisse la détruire » car « elle n’enveloppe aucun temps fini mais un temps infini ».  « Aucune chose n’a rien en soi par quoi elle peut être détruite » (III, 6, démonstration). La destruction lui vient toujours du dehors et celui-là même qui se tue est encore victime des causes extérieures qui s’opposent à sa nature (IV, 18, scolie). Ainsi que le disait Pascal, « tous les hommes recherchent d’être heureux, cela est sans exception, quels que soient les différentes moyens qu’ils y mettent… Ils tendent tous à ce but….jusqu’à ceux qui vont se pendre » (Br., 425-148). Jamais ne nous abandonne le désir de vivre, l’appétit de vivre (cette impulsion fondamentale à persévérer dans l’être, à durer envers et contre tout, ce que les stoïciens appelaient hormè) même si c’est quelquefois le monde qui nous interdit la satisfaction de nos désirs.

 

Il n’y a donc nulle pulsion de mort (Todestrieb), nulle négativité dans l’être comme le répèteront à l’envi Hegel et toute une littérature  avec Sade et Bataille pour la première fois aux prises avec ce mal voulu par l’homme, de ce mal qui n’a pas de sens, qui défie la représentation, qui n’est pas réparable et qui est par excellence le mal moderne... Nul processus endogène délétère, la disparition d’une chose n’exprime jamais rien d’essentiel à sa nature. « L'essence de l’homme c’est le désir » et ce désir invincible qu’est le conatus accompagné de conscience est essentiellement affirmatif. Notre nature est dans le sens de la joie, il y a en nous, commentait Alain, « une santé parfaite et un pouvoir de durer sans fin que l'événement seul vient troubler ». La mort sera donc toujours une étrangère qui vient nous ravir la vie du dehors, pour nous transformer nous-même en dehors. D’où la définition de la philosophie comme « méditation de la vie et non de la mort », effort qui peut accroître notre puissance d'exister, effort qui nous fait passer à une perfection supérieure grâce à la connaissance de ce qui nous est vraiment utile. Telle est la définition de la vertu (IV, 24) qui est puissance, pleine réalisation effective du désir et liberté ; je suis libre pour autant que je comprends rationnellement toutes choses dans leurs connexions absolument intemporelles. C’est en ce sens que nous sentons et expérimentons que nous sommes éternels (V, 23 scolie) : aeternitas seu nécessitas (IV, 62).  Plus je comprends, plus cette compréhension accroît ma puissance d’exister et m’affecte de joie, plus je comprends et plus je m’élève moi-même à l’éternité dont je fais l’expérience hic et nunc. La joie, reprendra Bergson, annonce toujours que la vie a créé et qu’elle a remporté une victoire. « La joie est plus profonde que l’affliction » ; alors que celle-ci dit « passe » (vergehe), « la joie aspire à l’éternité ». Telle est aussi la parole du Nachtlied  du Zarathoustra[24] qui inspira à G. Malher un des sommet de la musique.

 

« Le sage ne pense à rien moins qu’à la mort », écrit Spinoza écrivait auss La Fontaine en parlant du mourant Je voudrais qu'à cet âge - On sortît de la vie ainsi que d'un banquet, - Remerciant son hôte, et qu'on fît son paquet (La mort et le mourant). Mais le philo-sophe, le mot l’indique, n’est pas le sage, il n’est jamais que l’amant nostalgique d’une sagesse impossédée à l’égard de laquelle il entretient une tension inquisitive. Mais il y a peut-être dans cette sagesse, celle de Spinoza comme celle d’Epicure (celui qui, nous dit Lucrèce, osa lever les yeux au ciel pour dire qu'il était vide ou que les dieux étaient étrangers et indifférents, que les religions n'étaient que superstitions criminelles) un courage ou une bravoure qui appartient en propre à ces hommes exceptionnels qui ont quelque chose des héros.  N'est-il pas venu le temps où c'est le courage plus encore que la sagesse qui est en passe de devenir la vertu philosophique par excellence ? Le temps justement où, après l'effondrement de tous les cieux, il nous faut vivre sans consolation et sans compensation en affrontant héroïquement la mort ?

 

L’envers et l’endroit

 

On voit qu’il n’est pas possible de moraliser sur la question de la mort. Se demander si la pensée de la mort rend la vie meilleure ou pire est une question oiseuse[25] et indécidable. On peut en effet soutenir indifféremment qu'une telle pensée est aussi bien utile que nuisible, qu’elle nous attache à la vie ou qu'elle nous en détache, qu'elle nous invite à la jouissance ou à l’abnégation, qu'elle nous rende plus orgueilleux ou plus humble. Pour sortir de cette indétermination où il semble qu’on peut soutenir aussi bien une thèse que l’autre, il faut, nous semble-t-il, distinguer expressément le mourir comme structure de l’existence humaine, la mort toujours mûrissante en nous qui nous pénètre d’un sens fondamental d’une part et le pur fait de la mort ou du décès, l’événement contingent et absurde qui transforme toute vie en une vie brisée, d’autre part.

 

Distinction que l’on trouve clairement exprimée chez Rilke et, nous le verrons, chez Heidegger. « Ce qui fait la mort étrangère et difficile,/C’est qu’elle n’est pas la fin qui nous est due,/Mais l’autre, celle qui nous prend/ avant que notre propre mort soit mûre en nous ». D’où la prière de Rilke : « Ô mon Dieu donne à chacun sa propre mort, donne à  chacun la mort née de sa propre vie… ». Car la mort, « notre sœur la mort », disait François d’Assise, n’est pas le contraire de la vie mais son envers de sorte que, disait Marina Zvétaieva,  il n’y a pas de savoir vivre sans savoir mourir . Infiniment séparée d’elle par une tension adverse elle est ainsi rendue plus proche, plus chère, car elle est l’autre moitié de la vie, l’autre côté qui n’est pas tourné vers nous. Ou encore son autre versant, son complément, son « pas encore » qui pourtant fait d’emblée partie de nous et avec laquelle on peut entrer en parfaite résonance. Chacun nourrit ainsi sa mort de sa propre histoire et elle advient pour nous parachever. Ce sacré de la mort aujourd’hui si avili[26] a été en particulier massacré dans les camps et les génocides où c’est moins la vie que l’existence qui a été détruite. Et l’on a produit, industriellement des cadavres[27] et l’on a expulsé les hommes de l’espèce humaine, et on a  privé les hommes, devenus absolument superflus, de leur propre mort[28].

 

Nous pouvons peut-être alors comprendre pourquoi l'assomption de notre humanité repose sur l’intelligence, sur la pensée « incorporée » (Nietzsche) de notre mortalité ou de notre finitude. Réaliser la plus grande conscience possible de notre existence, c'est laisser mûrir[29] cette autre face de la vie non éclairée par nous, nous la portons en nous comme une femme son enfant[30], pour reprendre la belle métaphore de Rilke. La mort en effet ne nous appartient pas comme le répètent un peu vite les militants de la bonne mort, c’est nous qui appartenons à la mort, la mort est une amie, répète Rilke à la Comtesse, cherchant à poser l’unité de la vie et de la mort (…)  elle est la vraie affirmatrice. Elle ne dit que oui, devant l’éternité… Je ne veux pas dire, continue t-il, que l’on doive aimer la mort, mais on doit aimer la vie de façon si généreuse, si dépourvue de calcul et de choix que l’on ne cesse… de l’aimer en même temps… ce qui se produit… dans les grands mouvements irrésistibles et illimitables de l’amour »[31].  Sans doute sommes nous des êtres pour la vie et non des êtres pour la mort et faut-il s’attacher fermement à ne pas laisser à la mort un pouce de terrain, continuer lutter, à résister, à refuser tout abandon, toute concession au désespoir, à vivre comme si l’on ne devait jamais mourir tant la vie, disait Bichat, « est l’ensemble des fonctions qui résistent à la mort ». Mais en même temps, comme le funambule qui maintient et rétablit son équilibre en la défiant à chaque instant, tout ce que nous faisons et tout ce qui nous fait tenir debout, est à l’aune de la mort, l’amour aussi bien que la création et si l’instant vécu est unique et sans prix, n’est-ce pas grâce à elle ? Sans la mort, sans la conscience que nous en avons, nous ne ferions rien,  c’est à elle que nous sommes adossés quand nous vivons au même titre que c’est à la folie que nous le sommes quand nous pensons (Wittgenstein), elle est, dans notre dos, l’arrière-fond sur lequel tous les événements de notre vie se détachent et prennent sens …

 

Montaigne dont on ne retient communément que la maxime d'inspiration stoïcienne selon laquelle il faut « apprivoiser la mort » en « l’avoisinant » (Essai II, 6) l'avait déjà dit à sa manière  et de façon parfaite et définitive en distinguant, comme chez Rilke et chez Heidegger plus tard, l’instant critique de la mort auquel il faut se préparer en s’y accoutumant, du mourir proprement dit comme mode d’être fondamental de l’homme : « tu ne meurs pas de ce que tu es malade, tu meurs de ce que tu es vivant (III, 13)… le continuel ouvrage de notre vie, c’est bâtir la mort. Vous êtes en la mort quand vous êtes en vie… pendant la vie vous êtes mourant et la mort touche bien plus rudement le mourant que le mort[32] (I, 20).

 

Cette appartenance intime de la vie et de la mort peut être analysée sous trois rapports : La mort n'est pas extérieure à la vie, elle n'est pas un accident final, elle n'est pas le contraire de la vie.

La mort dans l’âme (Hegel). L'accès à l'humanité n'est possible que par l'affrontement de la mort et c’est en risquant sa vie qu’on lui donne son prix. « Qu’eût valu une vie pour laquelle il n’aurait pas accepté de mourir ?» écrit Malraux[33] à propos de Tchen qui fera l’expérience de la fraternité des armes. L’origine de ce thème héroïque, on peut le trouver dans la Phénoménologie de l’esprit où Hegel écrit : « Ce n'est pas la vie qui recule d'effroi devant la mort… qui est la vie de l'esprit, mais celle qui la regarde en face et se maintient en elle[34] ».  Si la vie naturelle se définit par l'instinct de conservation, la vie plus vivante de l'esprit commence et s'intensifie quand elle s'expose au danger et à la mort qui n’est pas simplement le fait du corps, mais parce qu’elle est dans l’âme, parce qu’elle est intériorisée, qu’elle devient le tonique de la vie. Elle acquiert ainsi une fonction méta-physique qui nous permet de nous élever par-delà (meta) la naturalité (phusis), même quand il nous faut passer par le subterfuge d’un spectacle, chose si essentielle à toutes les civilisations. André Malraux, des champs de bataille du début du siècle dernier jusqu'à ses méditations sur l'art, en tirera les conséquences. Si « la mort transforme la vie en destin », l'art est alors « un anti-destin », dira-t-il encore, car il arrache à la mort les chefs-d’œuvre, qui n'appartiennent plus seulement au temps fugitif de l'histoire mais à tous les temps. On n’est pas loin de Nietzsche : « Nous avons l’art pour ne pas être coulés au fond par la vérité »[35]. A chaque fois, comme pour le chevalier de Dürer, entre la mort qui lui barre le chemin et le diable cornu qui cherche à s’emparer de lui, le défilé de la mort est un passage obligé mais un passage dont on ne sort pas toujours  vainqueur.

 

Comment ne pas songer ici à Achille que Thétis plongea dans le Styx en le tenant par le talon ? Loin de pouvoir écarter de lui la mort, il est celui qui, dans l’Iliade, devient pleinement et totalement mortel et dont la vie ne sera plus qu'une marche à la mort, à une mort qu'on ne peut justement « essayer qu'une fois » comme disait Montaigne. Le héros homérique choisit une vie brève et glorieuse et, après la mort de son ami Patrocle, son délire meurtrier est encore une façon d'enseigner à tous ses semblables qu'ils sont mortels. Quand finalement il accorde une trêve au vieux Priam venu réclamer le corps d'Hector, il atteste par sa grandeur d’âme, qu'il existe une fraternité de tous devant la mort.

 

La mort initiale plus que terminale (Heidegger). Comment comprendre l'affirmation selon laquelle « l'homme est un être pour la mort » ? Heidegger l'explique lui-même en écartant d’emblée le plus commun contre-sens : conduire les mortels dans l’être de la mort ne veut aucunement dire faire un but de la mort entendue comme néant vide, et ne vise pas non plus à « assombrir l’habitation par l’effet d’un regard aveuglément fixé sur la fin ». L'angoisse devant le rien (ou devant le néant comme figure de l’être) a le privilège d’arracher le Dasein à toute appartenance familière, de révéler son caractère extatique, son étrangeté foncière et de l’inviter à l’authenticité. Il faut se rappeler sans cesse que nous sommes voués à la mort et vivre chaque instant comme étant le dernier. Ainsi échappe-t-on à la futilité, à la frivolité qui déshonore notre nom d’homme disait déjà Marc-Aurèle avec un accent il est vrai plus moral que métaphysique.

 

On dramatise à l’excès la pensée de Heidegger quand on traduit Sein zum Tode par « être pour la mort ». Le « zum » n’a pas ici cette signification et il faudrait plutôt traduire, comme le suggère Fédier, que nous sommes nés à l’enseigne de la mort, de sorte que le mortel est, comme chez les Grecs, le nom même de l'homme, la mort étant un a priori de l'existence humaine : si nous savons ce qu’exister veut dire c’est que nous avons l’intelligence (incorporée) du mourir. Dès qu'un humain vient à la vie, il est déjà assez vieux pour mourir, écrit Heidegger… il n'est (n’existe) qu’en tant qu'il se tient dans l'absence d'issue de la mort. La mort n’est donc pas seulement un pur fait sans raison, elle ne relève pas comme chez Sartre d’une facticité qui me dépossède, me transforme en dehors anonyme et me fait la proie des vivants.

 

Répétons-le, la mort comme événement contingent qui advient pour un vivant n’est pas le mourir comme structure de l’existence humaine. Le mourir est ma possibilité[36] la plus propre, la plus singulière, la plus indépassable, nul ne pouvant m’en décharger. Seul l’homme meurt et meurt continuellement (les animaux périssent), seul, il est capable de mort, seul, il a à tenir et à se tenir devant la mort[1],

 

[1] « Aux mortels nous donnons maintenant le nom de mortels non parce que leur vie terrestre prend fin, mais parce qu’ils sont capables de la mort en tant que mort ». La chose, Essais et Conférences, op. cit. p. 213.Apports à la philosophie, Gall. 2013, p. 264.

, seul, il existe la mort et il « meurt aussi longtemps qu’il existe ». La possibilité de ne pas être, le pouvoir la mort toujours imminent auquel on s’attend, qui peut toujours arriver, la possibilité absolue, indépassable, la plus propre qu’est la mort, on ne peut pourtant pas la connaître, d’où la forme paradoxale, aporétique de ce qui demeure impensable : comment penser la possibilité d’une impossibilité, possibilité qu’il faut pourtant prendre sur soi et assumer[37]. La finitude ici n'est plus séparée de la mort de même qu’elle n’est plus adossée à l'infini comme elle l’est dans toute théologie : elle est originaire, pauvreté et privilège chevillée à notre condition de telle sorte que le rapport à la mort ou au néant apparaît comme le fondement caché et nocturne de tout apparaître.

 

La mort luxe de la vie (Nietzsche). Tout tient peut-être dans la générosité solaire de cette parole de Zarathoustra : J'aime ce qui toujours donne et ne cherche pas à se conserver. Se laisser emporter dans l'irréversible mouvement de dépense d'une existence innocente et injustifiée, n’était-ce pas déjà le message de l’enfant joueur d’Héraclite, de l'enfant roi dont Hölderlin attendait l'éveil : König der Endlichkeit erwacht !, roi de la finitude, debout !  Dionysos, Le dieu double, le dieu dément et tragique n'est-il pas lui-même la figure d'un monde où la vie vit intimement avec la mort ? La mort n'est pas ainsi le contraire de la vie mais son luxe le plus dispendieux. Cette vocation à l’incandescence et à la joie c'est ce que le chrétien Bernanos a retrouvé au plus fort de la noirceur de la nuit et c'est bien une affirmation très nietzschéenne qui ponctue l’ultime, la profonde, la sublime parole du curé de campagne : tout est grâce.

 

Il peut arriver ainsi à  la sainteté, à la sagesse et à l'héroïsme de communier dans cette joie extatique mais ils sont sans doute très étrangers à une société, à une happycratie a-t-on pu dire, si encline à considérer la négativité comme pathologique. Ils n’ont peut-être rien de commun avec ce que cherchent les hommes de notre Occident, avec ceux qui, dans le secret de leur vie « privée » ont  « inventé le bonheur », un bonheur gagé sur la consommation et la dissimulation de la mort. Entre ce bonheur là et la makaria chrétienne, entre ce bonheur là et l’eudémonia[38] grecque, il n’ y a sans doute nul rapport.

 

Savoir conclure ?

 

Savoir conclure, telle est l’injonction péremptoire que Feuerbach formulait en faveur de la mort volontaire[39]. Conclure ainsi, mettre soi-même le point final au parcours ou au chemin (odè) serait, en tous les sens du terme, clore, fermer l’épis-ode d’une vie et, en lui donnant le coup de grâce, affirmer une pleine maîtrise, celle que les seuls stoïciens ont pu revendiquer et défendre. Et pourtant, pour les mortels qui ne sont pas les auteurs de leur vie et qui sont emportés dans une dérive injustifiée dont ils ne récupéreront jamais la mise, une telle maîtrise ne devrait peut-être avoir cours ni avoir cure, une telle clôture en un présent accompli trahirait le sens de l’existence en la refermant sur soi. Si conclure est le propre de  la bêtise, comme disait Flaubert, la conclusion, ici, pourrait bien trahir en tous cas et en tous les sens du terme, une maîtrise et une complétude illusoires, un goût du théâtre et une complaisance narcissique. Si conclure est le propre de  la bêtise, comme disait Flaubert, la conclusion, ici, trahit bien en tous cas une maîtrise illusoire tant nous ne pouvons remédier à la maladie de la mort ni conjurer ce qui ne peut même pas être pensé, ce qui, absolument, nous dépossède. Ce que tente pourtant de faire, à sa manière, la philosophie.

 

L’affolement qu’elle a toujours manifesté pour apprivoiser la mort, pour la domestiquer, pour la convertir dialectiquement en positivité est justement ce qui a suscité le grand rire de Bataille. L'angoisse de la mort, écrivait déjà Heidegger, est  pourtant secrètement alliée avec la gaîté et la joie, avec le rire aussi qui transfigure toute les pesanteurs de la vie quotidienne en légèreté et en grâce. Le rire de la mort dans la double signification de ce génitif -le mou-rire est aussi un mourir de rire et un rire de mourir- est seul accordé à l’impossible de la mort.  La fêlure immense du rire majeur, du rire déplacé, n’est pas un rire jaune mais un éclat de rire qui nous libère des pesanteurs de la quotidienneté et nous ouvre, plus que l’affliction et les larmes, à une existence qui est sans raison, à ce que Nietzsche appelait l’innocence du devenir[40]. La pensée de la mort ne rend sans doute pas la vie plus heureuse ou plus malheureuse, elle peut la rendre plus grave, plus lourde, plus intense ou, nous le voyons ici, infiniment plus légère lorsqu’elle est accordée à « la fête que la nature célèbre avec la multitude  inépuisable des êtres[41] ». Les astro-physiciens nous disent aujourd’hui que dans la grande fête cosmique qui se prépare, un jour, des milliards de soleils devenus géantes rouges puis naines blanches, embraseront toutes choses.

 

Mais regardons plutôt pour finir  Les bergers d’Arcadie, le tableau  de Poussin analysé par Panofksy[42], où sont rassemblées toutes nos interrogations. Le dieu-fleuve accablé, figure du temps perdu et gaspillé a disparu de même que la tête de mort qui occupait le premier plan du tableau du Gerchin, le peintre qui détermina le topos : Et in Arcadia ego. Moi, la mort, je suis aussi en Arcadie.  Au premier plan il y a maintenant cette noble femme au profil grec et au léger sourire qui pose une main sûre et apaisante sur l'épaule du plus jeune des bergers. Celui-ci, interrogatif, se retourne vers elle. Par contraste avec les autres hommes (les trois bergers figurant les trois âges de la vie) qui ne comprennent rien, qui n'ont jamais rien compris et qui tentent en vain de déchiffrer le sens de l'inscription, ne voyant même pas l'ombre portée[43] du bras du plus âgé qui a la figure de la faux fatidique, elle, la femme,  figure de la vie, de l'amour et de la mort, (comme Freud l’a montré) est celle qui sait. Mais que sait-elle, la femme ? Que la vie va toujours avec la mort selon l’adage de l'antique sagesse et comme l’ombre sur la tombe, origine de l’art selon Pline l’ancien, le montre aussi ? Que l’Art qu’elle symbolise, que l’Art seul, est la réponse créative à la mort inéluctable ?  Que le bonheur est ailleurs qu’en Arcadie ? En direction de cet arbre mort qui, figure de l'espérance, reverdit ? Ou que même avec la mort et peut-être grâce à elle, l’Arcadie, le simple et bucolique bonheur terrestre existe ?

 

N'est-ce pas la mort, en effet, qui fait le caractère radieux et déchirant de toute présence et qui donne à la vie sa saveur amère et son extrême fulguration? « Si l’on nous offrait l’immortalité sur terre, qui est-ce qui voudrait accepter ce triste présent, les affres d’une existence sans fin », demandait Rousseau, « si nous étions immortels nous serions des êtres très misérables » écrivait-il encore dans l’Emile. Trop de lumière prive les êtres, avec leur ombre, de leur pleine réalité… Ou pour changer de domaine et d’image : la vie c’est le souffle mais le souffle c’est à chaque instant le rythme alterné, syncopé, le va et vient de l’inspiration et de l’expiration[44]. Avec le souffle que la sagesse orientale a mis au centre de tout, l’on est toujours dans un aller et venir incessant. Avec la respiration, alternance d’inspiration et d’expiration, renouvellement incessant de l’intérieur par l’extérieur, l’on reste dans le contemporain, l’on est toujours en phase : plus de Sorge, plus de structure du souci et de projection vers la mort, mais l’insouciance de celui qui « évolue au gré » comme dit Tchouang tseu, de celui qui a la disponibilité de qui va et qui vient[45]. Comme nous le conseillent les taoïstes, il faut donc d’abord respirer profond ce qui est une façon de ne plus privilégier les bords, les extrêmes, les extrémités de l’existence,  une façon de tourner le dos au sens (à la direction et à la signification), et de ne s’intéresser qu’à l’entre-deux, qu’au continuum de la vie qui intègre la mort comme sa juste contre-partie.

Serait-ce cela la sagesse ? Mais c’est à chacun d'entre nous (nous formons le cinquième personnage du tableau) de tenter de déchiffrer l'énigme qui est là sous nos yeux et de lui donner sens, ne serait-ce, comme ici, que celui de l’absence de sens.

(ce texte a été publié par la revue de l'APPEP L'Enseignement philosophique, 71e année, Numéro 1, aout octobre 2020.

Figure emblématique de la fête des morts mexicaine, ce squelette féminin portant chapeau de dame française est une gravure très célèbre de Posada (1913)  inspirée aussi bien des danses macabres européennes que des cultes mexicains de la mort. La Catrina (catrin c’est une personne à l’élégance excessive) associée à la tête de mort (calavera), devenue un stéréotype de la culture mexicaine, rit de toutes ses dents alors que chez nous on ferme la bouche des mourants pour éviter qu’ils ne rient. Cf. Bataille, Calaveras, œuvres complètes II, p. 408.

 

Résumé. Sans la mort, arche du rien, exit, avec la philosophie, la question fondamentale de la métaphysique : pourquoi  y a-t-il  quelque chose et non pas plutôt rien ?

Depuis son commencement, la philosophie n’a cessé de s’affronter à la mort, n’a cessé d’essayer de la penser, hésitant entre un memento mori et un memento vivere. Mais se demander si la pensée de la mort nous invite à la jouissance ou à l’abnégation et si on peut apprendre à mourir sont peut-être questions oiseuses et indécidables.

Pour sortir de cette indétermination, il faut sortir du cercle de la morale, distinguer d’abord le pur fait contingent de la mort, du mourir lui-même comme structure de l’existence humaine et reconnaître à la fois que, si nous ne cessons de lutter contre la mort et si, le plus souvent, nous lui tournons le dos, nous sommes, à elle, adossés et que, sans elle, nous ne ferions rien.

 

 

[1] « Minime l’instant », « infinitésimale la durée », « minime le coin où chacun vit » comparés aux dimensions de l’univers, disproportion qui étonnait déjà Marc-Aurèle (III, 10, IV, 48, Budée, trad. A. I. Trannoy, 1953, p. 39). A la  manière de Woody Allen dans Hannah et ses sœurs, l’auteur de De l’inconvénient d’être né écrit lui aussi avec humour : « Ce matin en entendant parler un astronome de milliards de soleils, j’ai renoncé à faire ma toilette. A quoi bon se raser encore ? ».

[2] « Le plus enviable de tous les biens sur terre est de n’être point né, de n’avoir jamais vu les rayons ardents du soleil ; si l’on nait de franchir au plus vite les portes de l’Hadès et de se reposer sous un épais manteau de terre ». Cité par P. Dupouey, GF, Corpus, 2004, p. 95. Disons notre dette à l’égard de cette belle anthologie et de ses commentaires.

 

[3] Pascal, Pensées, Œuvres complètes, Seuil, 1963, Ft Lafuma- Brunshvicg 427-194, p. 553.

[4] Phédon, 68, trad. Monique Dixsant, Garnier-Flammarion, 1991, p. 219.

[5] Patrick Dupouet, La mort, op. cit, p. 146.

 

[6] Cité par P. Dupouey, op. cit., p. 96.

[7] « Une même soif nous tient en haleine jusqu'au bout comme si prolongeant notre vie nous pouvions découvrir de nouveaux plaisirs. Pourquoi donc vouloir plus longue vie ? ». De natura rerum III, trad., A. Ernout, I, 1960, vers 1069, et aussi vers 830, 930, 1100.

[8] Epicure distingue le plaisir pur, le plaisir en repos ou katastématique et le plaisir en mouvement toujours lié à la douleur, à la satisfaction d’un manque (la faim, la soif…). « La santé du corps, la tranquillité de l’âme sont la perfection de la vie heureuse » écrit-il dans la lettre à Ménécée (Diogène Laërce Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres, trad. R. Grenaille, Flammarion, 1993, § 128).

[9]  « La nature emploie la substance universelle comme une cire pour modeler d’abord un arbre,  puis un homme,  puis quelque autre objet. Et chacun de ces êtres n'a existé qu’un instant. Or un coffre qu'on démonte n'a pas plus à en souffrir que d'avoir été assemblé… » Marc-Aurèle, Pensées, VII, 23. Op. cit., p. 71.

[10] Vision qui n’est guère éloignée de celle, taoïste, de François Cheng. « La vie engendre la vie, il n’y aura pas de fin ». Cinq méditations sur la mort, Le livre de Poche, p. 69. Et pour ceux qui avancent en âge, sinon en sagesse : « A mesure qu’on avance en âge, l’âme intériorise davantage ce que le corps porte de désirs et d’expérience. Le fruit de l’âme absorbe douleurs et joies, larmes et sang. L’artiste ne fait pas exception. Plus il approche de la fin, plus sa création se dépouille et se libère. Songeons à l’ultime Pietà de Michel-Ange, aux ultimes portraits du Titien et de Rembrandt, aux ultimes visions d’un Fan Kuan, d’un Cézanne. À la Divine Comédie de Dante, à la Phèdre de Racine, aux derniers poèmes de Du Fu, de Wang Wei, de Rûmî, de Tagore. Aux dernières cantates de Bach, aux derniers quatuors de Beethoven et dernières sonates de Schubert, aux requiem de Mozart et de Fauré… Je n’oublie pas non plus les quatre derniers lieder de Richard Strauss, cris de nostalgie aussi glorieux que la gloire elle-même du couchant. Chacun de nous sait d’ailleurs la musique qu’il aimerait entendre au moment de mourir. Tendons l’oreille : combinant vide et plein, alternant retrait et élan, un chant ininterrompu sourd de la terre, rejoint la grande rythmique cosmique du courant éternel qui meut les astres ». P. 90, 91.

 

[11] « La durée de la vie humaine ? Un point. L’âme ? Un tourbillon. Le composé corporel dans son ensemble ? Prompt à pourrir.  Les choses du corps ? S’écoulent comme un fleuve. Les choses de l’âme ? Songe et fumée. La réputation ? incertaine. La renommée qu’on laisse ? L’oubli. La vie est une guerre et un séjour étranger. Qu’est-ce qui peut la faire supporter ? La philosophie. Garder son démon intérieur à l’abri des outrages. Accepter les événements et le sort. La mort n’est  rien que la dissolution des éléments du corps, il n’y a là rien de redoutable parce que c’est conforme à la nature et aucun mal n’est contraire à la nature » (II, 17, p. 16).

[12] Marc-Aurèle, op. cit., II, 14, II, I0, p. 15. 23.

[13] Montaigne, op. cit.,  p. 53.

[14] Werke in zwanzig Bänden, Bd. 1, Frühe Schriften ed. Suhrkamp, p. 69.

[15] « Ce n’est pas que je lise Pascal, mais je l’aime comme la victime la plus instructive du christianisme, lentement assassiné dans son corps d’abord, et ensuite dans son âme, selon la logique intégrale de la forme la plus effroyable de la cruauté humaine ». Ecce Homo, OPC VIII, Gall., p. 204.

[16] Essais, II, 3, op. cit., p. 154.

[17] Pascal, op. cit., § 168-133, p. 516.

[18] Montaigne, op., cit, p. 49.

[19] La Rochefoucauld, Maximes, § 504. De la fausseté du mépris de la mort.

[20] Ft. Br. 169.

[21] Le voyageur et son ombre,  § 322.

[22] Par delà bien et mal § 96. -mehr segnend als verliebt-  nous reprenons la traduction élégante d’Henri Albert mais verlieben c’est proprement tomber amoureux, aimer, chérir... Jean Lacoste rectifie cette traduction en mettant « non en amant ». Bouquins, Laffont, 1993, p. 618.

[23] Patrick Dupouet, La mort, op. cit., p 19.

[24] Ainsi parlait Zarathoustra, Bouquins, Laffont, 1993, I, p. 465.

[25] « Pendant des années, en fait pendant une vie, n'avoir pensé qu'aux derniers moments, pour constater, quand on en approche enfin, que cela aura été inutile, que la pensée de la mort aide à tout, sauf à mourir ! écrivait Cioran à la fin des sa vie.

 

[26] Eliminée par la civilisation occidentale, rayée de la pensée quotidienne elle est l’objet de tabous plus profondément enracinés que ceux liés à la sexualité. Elle n’est plus un événement familial et naturel, on meurt maintenant en cachette, à l’hôpital.

[27] Passage célèbre de la conférence de Brème qui a suscité bien des gorges chaudes au prix d’un total contre-sens : Heidegger ne minimise en rien l’horreur incomparable des camps mais au contraire en accentue l’horreur. GA tome 79, [1949], "Bremer Vorträge. Einblick in was das ist", "Das Ge-Stell", p. 27.

[28] « Les camps de concentration, en rendant la mort elle-même anonyme (en faisant qu'il soit impossible de savoir si un prisonnier était mort ou vivant) dépouillaient la mort de sa signification : le terme d'une vie accomplie. En un sens ils dépossédaient l'individu de sa propre mort, prouvant que désormais rien ne lui appartenait et qu'il n'appartenait à personne. Sa mort ne faisait qu'entériner le fait qu'il n'avait jamais vraiment existé. » écrit Hannah Arendt, l’élève de Heidegger dans The origins of totalitarism, traduit en français sous le titre Le Système totalitaire, Seuil, Point, Politique, 1972.p. 181.

[29] Il faudrait « mourir comme l’olive mûre qui tombe et bénir l’arbre qui l’a portée et rendre grâce à la terre qui l’a fait croître », suivant la belle métaphore de Marc-Aurèle (IV, 48, p. 59). Sur le modèle biologique de la maturation et de l’achèvement, sur son application à l’existence humaine, sur cette fin, cette limite ou ce bord qui n’achèvent qu’en interrompant, qu’en inachevant, cf. Françoise Dastur. « La maturation ne s’ajoute pas simplement à l’immaturité comme quelque chose d’autre… elle appartient déjà à titre constitutif au fruit dans son immaturité ».  La mort. PUF. 2019, p. 161

[30] « Car nous ne sommes que l’écorce, que la feuille./Mais le fruit qui est au centre de tout/C’est la grande mort que chacun porte en lui. » Le livre de la pauvreté et de la mort. 1903.

[31]  Correspondance,  Seuil, 1976, p. 530, 533. Cité par Hadrien France-Lanord in La couleur et la parole, Gall., 2018, p. 120. L’amour ne s’allume ou ne fulgure-t-il que sur fond de fragilité ou de précarité. Il est, dit Heidegger, le présent (Gegenwart),- (ô combien déchirant, menacé et fragile) de la présence (Anwesen), le présent (en tous les sens du terme) de la venue en présence, le présent de ce qui advient, passe, de ce qui arrive.

[32] Depuis toujours la nature a voté la mort (Gorgias). Elle aurait pourtant pu ne pas le faire car la mort ne se conclut pas analytiquement de la vie. « Le Seigneur, dit la Bible, a créé toutes les choses pour la vie » (Sagesse 1-13). Si la mort implique la vie, ce qui ne meurt pas ne vit pas, la réciproque ne possède qu’une vérité empirique : il est simplement de fait que tout ce qui est vivant meurt (c’est un jugement synthétique).

[33] (...) « il mourrait parmi ceux avec qui il aurait voulu vivre; il mourrait, comme chacun de ces hommes couchés, pour avoir donné un sens à sa vie. Qu'eût valu une vie pour laquelle il n'eût pas accepté de mourir? » La condition humaine, Paris, Gall. Goncourt, 1933.

[34] Passage célèbre cité dans, l’Introduction à la lecture de Hegel de Kojève, (Gall., p. 548) qui est à l’origine de l’interprétation que Bataille donnera du spectacle, de la fiction représentative qu’elle soit littéraire ou cinématographique. L’homme ne pouvant connaître immédiatement la mort s’identifie grâce à ces médiations et ces subterfuges à des personnages qui mettent leur vie en jeu et qui nous portent au plus haut degré de l’angoisse, exactement comme le sacrificateur qui s’identifie avec la victime qu’il met à mort : « Dans le sacrifice le sacrifiant s’identifie avec l’animal frappé de mort… Il meurt en se voyant mourir ». Hegel la mort et le sacrifice, O.C.  XII, pp. 326-345, La littérature et le mal, OC IX.

[35] La Volonté de puissance, Paris, Gall., 1935, vol. I, traduction Bianquis (modifiée) § 453, p. 338.

[36] La possibilité n’est pas inférieure à la réalité, elle est au contraire plus haute qu’elle car tout l’être  du Dasein est d’abord un pouvoir être avec toute sa dimension de puissance.

[37] Sein und Zeit § 50 à 53 commentés par Derrida, dans Apories, Galilée, 1996, p. 115, 122.

[38] Makaria dans un christianisme oriental totalement libéré de l’esprit de ressentiment,  c’est la déesse bénie de la mort. Eu-daImon, étymologiquement (comme dans bon-heur, de bon-augurium) est le bon démon, la rencontre, improbable et miraculeuse comme l’a été l’apparition de la vie, que peut faire celui qui est né sous une étoile favorable. Préparer son bonheur est peut-être alors la meilleure façon de le manquer...

[39] Pensée sur la mort et l’immortalité, Agora-Pocket, 1997. « L’acte philosophique authentique est le suicide » écrit aussi Novalis. Eprouver l’angoisse que provoque la crainte de la mort c’est déjà accéder à la liberté de la conscience de soi.

[40] Françoise Dastur, Op. cit, p. 202. Permettons-nous aussi de renvoyer à notre livre : Nietzsche et Bataille. La parodie à l’infini. PUF, 1997, p. 132 sq.

[41] Cette parole de Bataille dans l’érotisme (O.C. X, p. 400 sq) fait écho à celle de Nietzsche dans le Zarathoustra (Laffont, Bouquins, p. 338): La mort n’est pas encore une fête, les hommes n’ont pas appris à la célébrer comme la plus belle des fêtes et n’est peut-être pas sans rapport non plus avec les propos de Marc-Aurèle  sur le recyclage permanent auquel procède la nature qui a effectivement toutes les allures d’une fête. La fête, c’est le paganisme par excellence, disait Nietzsche. Bataille se réfère souvent au Wake irlandais ainsi qu’à la calavera mexicaine.

[42] L’œuvre d’art et ses significations, Gall. 1969.

[43] Moment de la découverte de l'art pictural selon Pline l'Ancien, (Histoire naturelle, XXXV 5, 15).

[44] Marc-Aurèle, op. cit., VI, 15, p. 57. « La vie même de chacun de nous est quelque chose de comparable….à l’aspiration de l’air… une fois aspiré, nous l’expirons, ce que nous répétons à chaque instant…"

[45] François Jullien. Ligne de risque, Gall., L’infini, 2005, p. 90, 91.

 

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