La grande santé

Jean-Luc, la grande santé

πάθει μάθος. Eschyle

Il faudra que nos médecins perdent

 la notion d’une santé normale.

Nietzsche

Lors de l’éloge funèbre de Jean-Luc j’avais spontanément risqué l’expression nietzschéenne bien connue de « grande santé » pour parler du plus cher de mes amis. Voici que l’occasion de m’en expliquer m’est donnée. Je voudrais d’abord, sous le modèle évangélique de l’anastasis, solliciter une référence venue de l’antiquité, celle du rituel sacrificiel de l’invocation des morts, de la nékuia qui exerce encore sur nous une forte contrainte symbolique. Nietzsche s’y réfère dans un texte intitulé : La descente aux enfers[1].

 

Dans ce texte, nous, les prétendus vivants, face au farouchement vivant disparu, apparaissons comme des ombres errantes. Je le cite « Moi aussi, je suis allé aux enfers comme Ulysse et j’y serai souvent encore ; et pour pouvoir parler à quelques morts, j’ai non seulement sacrifié des béliers, je n’ai pas non plus ménagé mon propre sang… C’est avec eux qu’il faut que je m’explique, lorsque j’ai longtemps cheminé solitaire (…). Quoi que je dise, quoi que je décide, quoi que j’imagine pour moi et les autres, c’est sur (lui) que je fixe les yeux et je vois les siens fixés sur moi. Que les vivants me pardonnent s’ils m’apparaissent parfois comme des ombres, tellement ils sont pâles et attristés, inquiets et, hélas ! tellement avides de vivre. Tandis que celui-là m’apparaît alors si vivant, comme si, après être mort, il ne pouvait plus jamais être las de vivre. Or, ce qui importe, c’est bien cette vivace  pérennité. Que nous importe « la vie éternelle..! ».

Cette vivace pérennité n’a certes pas été l’œuvre d’un jour mais celle d’un devenir, d’une série d’épreuves en tous les sens de ce terme. « Deviens ce que tu es », à cette injonction pindarique, sous-titre d’Ecce homo, la césure de la greffe a d’abord répondu en tranchant dans le cru de la vie, en introduisant l’autre en lui. Que la familiarité du pire, le qui-vive du rejet possible et les milles misères de « la grande maladie » l’aient fait paradoxalement accéder à une « santé plus vigoureuse, plus aiguë, plus endurante, plus intrépide et plus joyeuse que ne le fut jamais jusqu’à présent toute santé[2] » voilà l’idée que nous voudrions développer. Il serait ainsi devenu ce qu’il n’avait peut-être jamais pressenti d’être, un être « partagé », tout au dehors et en évidence, né à la société et à l’amitié, comme le disait merveilleusement Montaigne.

Ce nœud intime, profond, paradoxal de joie et de souffrance[3], Nietzsche, l’éternel malade, l’appelle la « grande santé ». Nul ne peut la connaître s’il ne s’est pas affronté à l’adversité de la maladie, s’il n’est pas passé par la maladie, par le savoir de la maladie.

Comme un écho à cruor, c’est, dans toute sa crudité, dans toute sa cruauté, le vœu que Nietzsche formule en l’année 1887 pour tous ceux qui lui sont apparentés :

“À tous ceux à qui je porte intérêt, je souhaite la souffrance, l’abandon, la maladie, les mauvais traitements, le déshonneur… que (rien) ne leur soient épargnés (…) je n’ai point pitié d’eux, car je leur souhaite la seule chose qui puisse montrer aujourd’hui si un homme a de la valeur ou non : de tenir bon[4]…”

« Tenir bon », opposer la fierté de l’esprit à la tyrannie de la douleur cet héroïsme qui rappelle celui des stoïciens n’est en vérité pour Nietzsche qu’une manifestation de la haute pulsion tyrannique de la volonté de puissance qu’est en elle-même la philosophie[5]. Aucune algophilie malsaine, aucun dolorisme macabre dans ces propos d’un penseur qui n’a jamais été spécialement très amène à l’égard des religions de la souffrance mais l’affirmation d’un pessimisme de la force qui fait l’épreuve du nœud intime de la joie et de la souffrance, l’examine, le scrute et le porte au langage. La tragédie grecque n’avait-elle pas déjà clairement montré qu’il y avait une souffrance de la surabondance de vie qui ne cherche pas son extinction mais sa métamorphose en joie ? La seule santé ne révèle jamais par elle-même rien de nouveau, elle demeure « la vie dans le silence des organes », disait Leriche, un silence qui, sans la rupture pathologique, n’enregistrerait que la monotone répétition du même. Ce sont seulement les maladies qui révèlent de nouvelles possibilités vitales, qui ont l’initiative du nouveau, qui sont une véritable et périlleuse expérimentation.  Loin d’exclure la maladie, la santé se mesure à la dose de maladie supportée de sorte que la volonté exclusive de santé pourrait bien être un préjugé, une lâcheté, un reste de « mentalité arriérée »[6].

Voilà pourquoi ce continuel malade peut dire de lui-même qu’il possède une prodigieuse santé, voilà ce qui le conduit à personnifier, à nommer sa propre souffrance et à l’appeler sa chienne, chienne aussi « fidèle, importune, impudente, divertissante, intelligente que n’importe quel chien ». C’est de cette façon aussi que Baudelaire donnait corps à sa Douleur et l’apostrophait comme une enfant capricieuse et impatiente. Sois sage Ô ma Douleur et tiens-toi plus tranquille … jusqu’à, dans la suite du poème, tenter d’apprivoiser la mort. Quand descend le soir, il met le point final avec cette chute toute musicale :  « Entends ma chère, entends, la douce nuit qui marche ». Magie incantatoire, pouvoir cathartique de la seule musique c’était la bonne nouvelle de La naissance de la tragédie. « Que la joie puisse (ainsi) naître avec l’anéantissement de l’individu, que cela, au lieu de causer une souffrance, puisse être salué en riant, n’est compréhensible qu’à partir de l’esprit de la musique ». La gaieté africaine de la musique de l’Heiterkeit (de belle humeur) n’est-elle pas, par excellence, celle qui peut nous faire danser et oublier toutes nos souffrances ?

2-Le

Loin d’être un hapax, la grande santé est l’un des noms capitaux de la philosophie de Nietzsche qui a changé le paradigme de la philosophie en la référant non plus à la recherche de la vérité mais à celle de la santé : « De ma volonté d’être en bonne santé j’ai fait ma philosophie». Mais santé et maladie sont deux termes qui entretiennent une relation dynamique complexe comme le montre le processus énigmatique de la convalescence qui est au cœur de sa pensée. Heidegger a pu considérer « Le convalescent » comme l’un des textes les plus importants du Zarathoustra : Der Genesende, « Le convalescent » est celui qui se recueille pour le retour dans sa destinée afin de guérir (genesen) et de devenir le porte parole de la vie et de la souffrance[7]... Jean-Luc, le roi debout de la finitude devenu celui qu’il était, n’a-t-il pas été par excellence der Genesende, un convalescent moins soucieux toutefois de lui-même que de cette époque en pleine mutation qui suscitait si souvent sa belle colère ?

Le paradigme de la santé concerne en effet non seulement la sphère biologique mais également « l’asile d’aliénés qu’est la terre » et Nietzsche s’est toujours d’abord considéré comme le médecin d’une civilisation saisie par la décadence et menacée par le chaos.

Pour entendre ce que signifie la grande santé il faut commencer par sortir des dichotomies, des oppositions de valeurs, du dualisme qui caractérisent la métaphysique[8]. Une sorte d’hémiplégie de la pensée conduit les métaphysiciens, à scinder en deux le monde, à opposer les valeurs et à rêver de l’espoir consolateur d’un monde sans mal. Certains ne rêvent-ils pas aujourd’hui d’une santé parfaite qui, à force de régimes, d’ablation préventive d’organes et de gènes défaillants, éradiquerait complètement la maladie et permettrait à la limite de nous donner l’immortalité ? Mais non, la maladie est une dimension essentielle de la vie, la santé requiert la maladie de même qu’il n’y a pas de bien sans mal, de lumière sans ombre, de création sans destruction, de rires sans pleurs et que le rêve d’une vie sans fin est la définition même du cauchemar. Et, si la vérité est femme[9], il n’y aura jamais de vérité sans ce complexe d’erreurs ou de fictions nécessaires à la conservation et à l’expansion de la vie. Le goût de l’apparence, du masque, du mensonge, de la sauvagerie ne fait-il pas partie de l’érotisme raffiné des « philosophes de l’avenir » ? Double, duplice, équivoque, contradictoire, c’est ainsi qu’il faut aimer le monde et lire, à nouveau frais, le texte primitif, terrible et effrayant de l’homo natura[10].En un autre langage on pourrait nommer cela la finitude de l’être lui-même puisqu’il qui ne se déploie que porté dans le retrait et abrité par lui. Ce qui vient au monde (gebären) ne s’offre et ne se donne qu’en souffrant, qu’en se refusant, qu’en se maintenant à l’abri (ver-bergen), l’a-lèthéia restant toujours  portée par la lèthè.

Jean-Luc m’a toujours gratifié de lui avoir révélé la pensée de Heidegger. En ce qui concerne les affects, la pensée traditionnelle considérait les sentiments comme des événements intrapsychiques et reléguait le ressentir au troisième rang après le penser et le vouloir. Heidegger a su voir au contraire dans les affects, dans les « tonalités », la marque de notre ouverture au monde, à l’émotivité du monde. Toute pensée essentielle doit, à chaque fois, être arrachée de la tonalité fondamentale, « comme on extrait à coup de masse le minerai de sa gangue[11] » écrit-il dans les Beiträge que Jean-Luc m’avait offert.  Comment l’auteur de Corpus qui a su dire la gravité du corps n’aurait il pas été sensible à une telle pensée ? Les Stimmungen bien loin de s’identifier à nos humeurs fugitives et instables, nous mettent hors de nous et nous accordent (gestimmen), en tant que corps (Leib),  au diapason du monde, la langue étant l’espace de résonance de la Stimmung. La voix (Stimme) de l’être se donne d’abord à « entendre » et, comme dans Le Cri de Munch, c’est le déchirement qui constitue son cœur silencieux. J’ai toujours écrit mes œuvres avec tout mon corps et ma vie : j’ignore ce que sont les problèmes purement intellectuel[12] avait écrit Nietzsche qui avoue aussi avoir donné à ce qu’il a enfanté « tout ce que nous avons en nous de sang, de cœur, d’ardeur, de joie, de passion, de tourment, de conscience, de destin, de fatalité[13] ».

Ecrire avec son corps c’est écrire avec ce corps que l’on est, que l’on habite et qui est le lieu des affects et de la joie des sens. Le concept d’affect, Augustin l’avait formé à partir du latin pour le substituer à passio trop négativement connoté. C’était une façon de dénoncer un vœu d’arrogante insensibilité, de refuser l’apathéia stoïcienne si fondamentalement opposée à cette injonction nietzschéenne :

« Le droit aux grands affects doit être reconquis par celui qui pratique la connaissance[14] ». La connaissance est pour « nous autres »  pensant-ressentant le plus puissant des affects et nous ne connaissons qu’en tant que nous sommes affectés, ne pensons et n’écrivons qu’« à mille vibrations le coup reçu[15] ». Ne fait pour nous événement que ce qui entre dans notre chair « à coups de couteau » et l’on pense comme on se blesse, l’on pense comme on se heurte, les idées n’étant, disait Proust, que « les succédanés des chagrins ».  Tel est le lot de la finitude, de  l’esprit fini, celui, disait Kant, « qu’active la souffrance[16] ». « Esprit est la vie qui coupe, qui incise dans sa propre vie» affirme également Zarathoustra[17] . « C’est dans sa propre douleur qu’elle accroît son propre savoir…en recevant l’onction des larmes ». La vie faible ou déclinante est toujours au contraire celle qui a désappris la douleur. Aussi finit-elle par nous laisser Stimmunglos, sans tonalité, désaccordé. C’est donc bien toujours l’affect qui a la primauté et c’est lui qui commande. « Je veux qu’on se taise dès qu’on cesse de sentir » proclamait André Breton de toute son impérieuse autorité.

Dès la deuxième inactuelle,  Nietzsche avait stigmatisé la neutralité impavide, l’objectivité prétendue de l’érudition allemande.  Un passage fameux de la Généalogie de la morale énonce une autre forme d’objectivité gagée au contraire sur les affects:

Il n’y a de vision que perspective, il n’y a de “connaissance” que perspective ; et plus nous laissons de sentiments entrer en jeu à propos d’une chose, …plus notre concept de cette chose, notre “objectivité” sera complète[18].

Notre soif de connaissance a en particulier autant besoin de l'âme malade que de l'âme saine.  La maladie peut nous gratifier en effet d’un don de double vue qui nous permet de voir ce qui est sain du point de vue du malade et inversement à la condition que le philosophe, même malade, ne devienne pas totalement « morbide » ou « décadent » mais se sente au contraire poussé vers le soleil, le calme, la douceur, la patience, le remède, le soulagement. Pour pratiquer un perspectivisme qui nous arrache à la « fixité des perspectives et des horizons éternels », il ne faut pas craindre de donner droit aux « cents tragédies » de la connaissance. Car il y a un héros et un fou que cachent les excès passionnés de l’aventure de la connaissance et cette réjouissante folie qui toujours refuse le conformisme, est l’une des sources de l’écriture et du style  de Nietzsche. Comme un chasseur affamé accroché en rêve sur le dos d’un tigre[19], il excelle à transformer détresse et incertitudes en feu et en flammes, à métamorphoser la douleur en créativité lumineuse. Signe du Lion, ascendant lion, savez-vous que c’était le thème astrologique de Jean-Luc ? »

Le § 114 d’Aurore qui titre « la souffrance des hommes malades que leur souffrance torture longtemps et horriblement… n’est pas sans valeur pour la connaissance » sonne comme un rappel du tô pathéi mathos d’Eschyle : par l’épreuve, la connaissance, parole dans laquelle le pathos fait écho au mathos et le pathème[20] au mathème. C’est l’émotion, le pathos, la disponibilité à la rencontre inattendue qui apparaissent comme la condition de la connaissance. L’absence d’émotivité ? symptôme morbide, expression d’une santé cadavérique et spectrale. Par contre, la souffrance en nous faisant sortir du rêve peut nous rendre clairvoyants comme le fut sans doute le Christ « au moment de la torture suprême »  lorsqu’il prononça « les paroles les plus amères qui ne furent jamais prononcées : Pourquoi m’as tu abandonné  » ? Dans une complète désillusion, il nous arrive de voir ainsi quelquefois le néant dans et à travers les pantins que nous sommes bien souvent et ce n’est, disait Cioran, que « par la souffrance (et) par elle seule, qu’on cesse d’être une marionnette. La grande douleur, ne cesse de répéter Nietzsche, est « l’ultime libératrice de l’esprit », le privilège qui « distingue, qui élève et prépare aux grandes tâches[21] ».  Thomas Mann s’en souviendra en présentant le destin de l’Allemagne sous le signe de l’ambivalence nietzschéenne de la maladie et de la santé, de la décadence morbide et du nouveau commencement. Il fera entendre, dans son Nietzsche-RomanDocteur Faustus, le chant du cygne d’une Allemagne diabolique qui roulait aux abîmes et dont la folie meurtrière avait fait presque oublier le génie. Faudrait-il alors dire comme Baudelaire que l’on ne peut pas concevoir un art qui n’ait pas partie liée au malheur ?

Mais oui, il faut résolument l’affirmer : toutes les formes d’art n’ont de sens que parce qu’elles transforment le malheur, qu’elles le transfigurent, le subliment, le rendent partageable nous évitant ainsi de nous faire sombrer et de «nous en aller par le fond[22]» . La vie est souffrance sans doute mais la tâche suprême est de se libérer du pessimisme[23], de trancher la tête du monstre qui nous répète à l’envi que tout est vain, que tout est vide, que tout revient sans cesse, qu’il n'y a rien de nouveau sous le soleil... Se composer une « santé du malheur » voilà le vœu impérieux que formulait René Char au plus profond de la nuit.  Alors qu’ « en ce jour nous sommes plus près du sinistre que le tocsin lui-même[24] », ce syntagme paradoxal («santé du malheur») qui peut paraitre décalé par rapport à la gaîté et à la légèreté nietzschéennes met pourtant bien en valeur la volonté affirmée de surmonter le nihilisme par un sursaut, une sur-santé, par une sur-vie appuyée sur un « fonds » de vie qui ressurgit toujours et qui finit, avec l’art, par mener à la victoire.

Le bonheur comme le malheur trouve-t-on dans le Gai-Savoir, sont des « frères jumeaux qui grandissent ensemble[25]». « Nous avons besoin, dit-il aussi, de la frayeur, des privations, de l’appauvrissement, des veilles, des aventures, des risques, des méprises autant que de leur contraire[26] », l’effrayant restant ce qu’il y a toujours de plus fécond, Furchtbach ist fruchtbar, propos qui, soit dit en passant, inspira peut-être le cynisme impitoyable des expertises lucides du docteur House, celui de la célèbre série américaine. Il n’y a pas d’échappatoire à la logique de la puissance qui est celle du dépassement,  de l’überwinden[27]. N’en déplaise à certains, le concept d’Überwindung est commun à la fois au processus de dépassement qu’est la volonté de puissance et au processus dialectique de la relève (Auhebung), dans la triplicité de son sens. Ne dit-on pas relever  de maladie ?

« Ce qui ne me tue pas me rend plus fort[28] », cette parole que l’on cite à l’envi résume parfaitement ce qu’est le processus de la santé, de cette santé que l’on ne possède jamais, que l’on ne cesse de conquérir, de toujours reconquérir. La discipline de la grande souffrance nous rend plus fort mais à la condition de ne pas se méprendre sur le concept de « force » : ce qui a failli me tuer, me rend plus fort et cela veut dire d’abord plus profond, plus attentif aux conditions du processus vital, mais aussi plus sensible, plus patient, plus pauvre, plus doux, plus généreux, plus soucieux de l’essentiel, plus attentif à la proximité des petites choses, plus amoureux de la vie[29], tout ce qui caractérise le « génie du cœur » qui rend chacun « plus incertain, plus tendre, plus fragile, plus brisé »[30].

  « Oubliez la perfection.  Il y a une fêlure en toutes choses. Et c’est à travers elle que passe la lumière », chante aujourd’hui Léonard Cohen. En 1878 Nietzsche écrivait de même : la santé d’un individu ou d’une communauté suppose toujours la blessure, la mutilation ou la faille de la maladie car c’est par cette lésion que s’introduit, « l’infection du nouveau, infection qui, plus tard, laissera l’ennoblissement se marquer par ses fruits[31]».

Ne dit-on pas d’ailleurs de celui qui sort d’une maladie qui l’a fait souffrir et qui a mis sa vie en péril qu’il revient de loin, qu’il sait plus qu’aucun autre ce qu’exister veut dire et qu’il revenu transfiguré, nimbé de gloire, tel un Christ roman, triomphant, sur sa croix ? Comment comprendre autrement que l’euthanasie, la bonne mort, la mort douce et presque confortable que convoitent les derniers hommes, les adeptes de la religion du bien être pour qui la santé est devenu le seul paradis, rencontre encore dans notre pays une telle opposition ? « Celui qui a beaucoup souffert…est plein d’orgueil spirituel tout imprégné et coloré de la certitude effrayante qu’il en sait davantage, du fait de sa souffrance, que les plus habiles et les plus sages[32] ».

Cette fierté, cette intraitable pugnacité, nous l’avons rencontrée chez un Médecin venu à la philosophie grâce à la lecture de Nietzsche, chez ce Résistant qu’a été Canguilhem dont Jean-Luc et moi même avons été les étudiants. Sous le nom de pouvoir normatif ou de normativité, il a donné sa pleine compréhension à la grande santé nietzschéenne. L’homme normal, dit-il, n’est pas l’homme adapté mais l’homme normatif celui qui, dans le débat permanent entre le vivant et son milieu, peut toujours prendre le risque de réviser les normes, d’en instituer de nouvelles, autrement dit de se donner le luxe de tomber malade et de s’en relever. Sans ce qui est maladif la vie n’aurait jamais été complète, affirmait Thomas Mann !

Une revendication de liberté comme pouvoir d’instituer de nouvelles normes[33] n’est pourtant pas sans risque et en matière de psychisme humain elle implique, écrit Canguilhem, « le risque de la folie ». Affirmation qui enveloppe de nombreux attendus :

-Il n’y pas de santé « normale » pas plus que de pathologie « objective », non seulement parce que tout dépend de l’idiosyncrasie de chacun mais parce que l’animal monstrueux que nous sommes (« non encore fixé ») ne définit aucune limite mais se caractérise au contraire par une capacité indéfinie de variations.

-Penser c’est toujours s’exposer à la folie en son sens le plus fort, c’est refuser le bon sens et « jouir des débauches de l’esprit[34] » de sorte qu’il y a toujours un moment où il n’est plus possible de décider quand elle commence et de distinguer vraiment entre folie et génialité.

-Le formidable joug de la « moralité des mœurs[35] » a fait de l’homme un animal grégaire, timide, peureux, régulier et correct, soumis aux normes et au triste nivellement mimétique de tous les jours. Mais le vivant est une force d’opposition et de résistance à l’inertie et à l’indifférence qui joue contre l’entropie croissante et qui cherche toujours à gagner sur la mort en tous les sens du mot « gagner [36]». Le danger vient toujours de la normalisation, de l’excès d’adaptation, de l’esprit de conformité[37]Dans une civilisation qui glorifie le travail c’est le travail lui-même qui est devenu « la meilleure des polices » et « l’individuum le danger des dangers[38] ». De même la peur de la folie, de celle qui est en nous comme de celle qui est hors de nous a fait l’objet d’un refoulement et d’une exclusion brutale accompagnée de l’étiquetage méticuleux d’une police de l’adaptation. Michel Foucault que nous avons Jean-Luc et moi rencontré et connu, a montré comment « le grand renfermement » a été contemporain, au XVIIe siècle, de la constitution de la raison classique : « mais quoi, se sont des fous ! ».

-Aussi n’y a-t-il  parfois pas d’autres moyens pour frayer la voie à la pensée neuve que de jouer la démence, la possession involontaire, le délire inspiré et divin[39]. Dans les sociétés malades c’est la rébellion, une certaine marginalité et non l’adaptation « qui est le signe de la santé » (Devereux) ;  de quoi justifier cet impératif nietzschéen à l’accent si libertaire : « sois différent de tous les autres… Longtemps, trop longtemps, on a répété : Un homme comme tous, Un pour Tous[40] ».

-On comprend alors les plaintes répétées de Nietzsche annonciatrices de l’effondrement final : « On se tire d’affaire à mon sujet en parlant de pathologie, de psychiatrie … et en Allemagne on se plaint fort de mes excentricités ». Mais comme « on ignore, ajoute-t-il,  où se trouve mon centre, on aura du mal à savoir vraiment où et quand j’ai été excentrique[41] ».

Excentrique, Nietzsche l’avait été pourtant plus qu’un autre et dans son dernier livre, conscient de la formidable et permanente tension entre maladie et santé qu’était en lui la vie, il écrit : Je suis de ces machines qui peuvent exploser. Entre humeur sombre et humeur enjouée, entre décadence et dépassement de la décadence, comme un bouffon usurpateur du nom du Christ, il signe et saigne du nom d’un « homme de douleurs » : Ecce Homo.

Ces remarques sur la normativité et le risque auquel cette sur-santé nous expose ne sont là que pours rappeler que penser vraiment c’est se savoir adossé à la folie et à la mort ainsi que le disait Wittgenstein et pour saluer la façon dont Jean-Luc a cherché, jusqu’à l’épuisement, à nous révéler le poids d’énigmes de toutes les questions. Son impatience à penser à nouveau frais, à redresser la pensée, ont donné son titre et son impulsion à ce colloque où chacun a pu témoigner de la liberté, de l’aplomb, de l’audace, de la souveraineté de sa pensée.

Dans le corpus nietzschéen, il n’existe qu’un seul aphorisme qui porte le titre de « La grande santé[42] ».  Celle-ci constitue dans le Gai Savoir la condition physiologique qui donne aux « argonautes de l’idéal », indifférents aux duretés de la vie, méprisant le bonheur et sachant répondre d’eux-mêmes,  le privilège périlleux de s’offrir à l’aventure.

La grande santé rythmée par le retour de la séquence : crise, convalescence, santé nouvelle se trouve alors démesurément élargie aux dimensions de l’aventure humaine, de celle de la connaissance aux prises avec le nihilisme, elle change d’échelle, dans une sorte d’expérimentation cosmique sur le modèle de celle d’Ulysse. Comment ne pas songer ici à celui qui s’est saisi de tant d’objets de pensée, qui a mené tant d’expérimentations, jouant gros jeu sans jamais s’épargner ? Il n’y avait pourtant aucune posture héroïque chez celui qui avait acquis la  simplicité impressionnante qui n’appartient qu’aux plus grands.  Mais il savait que l’on ne reste jeune qu’à condition que l’âme ne se détende jamais et évite l’inertie et la paix[43].

Evitons de n’entendre dans cet emploi si souvent répété par Nietzsche du mot « grandeur » que les prodromes du délire qui allait l’emporter. La grandeur chez Nietzsche n’est pas l’agrandi, le grandiose, le gigantesque, ce à quoi a cédé l'hystérie wagnérienne mais simplement ce qui est parvenu à plénitude, ce qui est parfaitement accompli, ce qui augmente notre puissance d’exister. Si le vocable « grand » se répète si souvent c’est que tout se passe comme si, après la mort de Dieu, après l’effondrement de tant de cieux et la crainte lancinante d’avoir « à payer pour cette perte », la quête d’une nouvelle noblesse et d’une nouvelle grandeur était devenue chez les êtres « abandonnés »  que nous sommes, plus intense, plus insistante, plus compulsive que jamais. Jean-Luc qui désespérément cherchait à saisir la chance d’un monde en mutation, savait bien qu’il n’y avait pas d’autre sens que celui qu’il cherchait. Mais Jean-Luc ne connaissait pas la nostalgie et il n’était jamais dans la déploration : oui, tout est déjà perdu, la patrie et les dieux, la vérité et le grand art, mais tant mieux ! « Je ne saurais vivre à une meilleure époque que la nôtre où nous avons tout perdu » écrivait S. Weil. C’est avec ces paroles seulement que nous ferons commencer la surrection (anastasis) de la pensée contemporaine.

Tragédie. Tel est le mot qui ponctue la fin du fragment sur la grande santé. Prenons ce mot de tragédie dans le sens que lui donne l’étymologie du Trauerspiel allemand. Trauer-Spiel c’est le jeu de deuil, le jeu avec le deuil.

Un texte de Par delà bien et mal nous invite à surmonter cette douleur de la perte.

"Il faut quitter la vie comme Ulysse quitta Nausicaa

en la bénissant et non en pleurant sur elle[44] ».

En associant la jeune fille et la mort il continue de s’inspirer du mythe odysséen et à nous qui sommes restés sur le seuil, hébétés, interdits et meurtris, il montre peut-être, comment par delà la perte et le deuil, pourrait naître une grande santé. 

L’allusion au naufrage d’Ulysse sur l'ile homérique des Lotophages nous rappelle que Nausicaa, la princesse phéacienne, a rencontré le naufragé, le corps tout gâté par la mer avant de prendre tendrement soin de lui. Au moment de partir, le rescapé est guéri et il bénit Nausicaa pour marquer sa reconnaissance. Le naufrage d’Ulysse évoque cependant un autre naufrage,  sans salut et sans retour celui-là.

Le dernier verbe du texte, verlieben, signifie être follement amoureux, mais la traduction d’Henri Albert :  « pleurer sur elle », glose avec raison sur ce verbe.  Plutôt que de pleurer et de laisser l'affect déprimant de la tristesse dominer en nous, il nous invite à bénir.

Bénir c’est écarter les passions tristes qui nous portent à la nostalgie, à la lamentation, pour nous doter d’une force de salut en ménageant à l’égard de l’objet aimé quelque distance. Bénir c’est le geste sacerdotal par excellence, celui qui tente de nous faire renoncer au charme, à l’envoûtement, au pathos de l’attachement, pour rendre hommage à la plénitude des vertus que nous avons pu recevoir et pour rendre finalement grâce au charme captieux, à la beauté cruelle de la vie. Bénir, un jeu de deuil à l’accent parodique, un pas de côté pour ne pas sombrer. Bénir, accéder à la grande santé, fût-elle la santé du malheur, en mémoire de Jean-Luc.

François Warin

 

[1] H.T.H. I, § 408. Bouquins, I, p. 826.

[2] G.S, § 382.

[3] Ainsi dans La Chansons ivre (APZ, III, 11) : « Que ne veut le plaisir (Lust) ! Il est plus avide, plus tendre, plus affamé, plus terrible, plus secret que tous les maux (Weh) ; il se veut lui-même, il mord dans sa propre chair, en lui agit la volonté du cycle éternel. Il veut l’amour, il veut la haine, il est d’une richesse surabondante [...] Si riche est le plaisir qu’il a soif de douleur [...] tout plaisir se veut lui-même – il veut donc aussi l’affliction. Ô bonheur, ô douleur ! « .

[4] VP, tome 2, livre 4, §216, p. 337, 1887.

[5] Cité in Dictionnaire Nietzsche, Bouquins 2017, p. 855. PBM, § 9.

[6] « Et alors seulement le temps sera peut-être venu de réfléchir à la santé et à la maladie de l'âme, et de placer la vertu propre de chacun dans la santé de celle-ci. Laquelle pourrait certes apparaître chez l'un comme le contraire de la santé pour un autre. La grande question demeure encore ouverte, celle de savoir si nous pourrions nous passer de la maladie. Même pour le développement de notre vertu, et en particulier si notre soif de connaissance et de connaissance de nous même n’aurait pas tout autant besoin de l'âme malade que de l'âme saine. Bref, si la volonté exclusive de santé ne serait pas un préjugé, une lâcheté, et peut-être un reste de barbarie et de mentalité arriérée des plus raffinés ». GS § 382.

[7] Essais et conférences, Gall., p. 118.

[8] PBM, Int., § 2, Bouquins II, p. 553, 564, 562.

[9] PBM, Avant propos (Nietzsche joue sur l’assonance Wahrheit/Weib).

[10] PBM., § 9. « Celui qui est le plus riche en plénitude de vie, le dieu et l’homme dionysiaques, peut s’accorder non seulement le spectacle du terrible et du problématique, mais jusqu'à l’action terrible et jusqu'à tout luxe de destruction, de dissolution, de négation ; chez lui, le mal, le non-sens, le laid apparaissent en quelque sorte permis en conséquence d’une surabondance de forces génératrices et fécondantes capable de transformer tout désert en pays fertile et luxuriant ». G.S., §370.

[11] Heidegger, Apports à la philosophie, Gall., 2013, p. 37.

[12] FP 4 (285), 1880.

[13] G.S., 2ème préface, § 3.

[14] Cité in Nietzsche et la grande santé affective de M. Vozza, en ligne.

[15] « On ne peint jamais ce qu’on voit ou croit voir, on peint à mille vibrations le coup reçu, à recevoir, et comment crier sans colère une tête à la main et une plate-forme de l’autre » (lettre du 3 décembre 1949, Lettres de Nicolas de Staël à Pierre Lecuire 1949-1955, Éditions Pierre Lecuire, Paris, 1966.

[16] Opus postumum., Nietzsche distingue le souffrir (leiden), la lésion, la blessure de l’excitation et la douleur (Schmerz) qui suppose un jugement, le travail actif de l’interprétation.

[17] A.P.Z., II, Des sages illustres. Bouquins II, p. 363.

[18] GM, III, 12. OSM,  HTH II, § 223.

[19] H. Birault, De l’être, du divin et des dieux, p. 191 ; Aurore IV, § 327..

[20] Pour reprendre le néologisme proposé par Maldiney emprunté à Erwin Strauss pour le distinguer du pathétique et du pathologique. « L’ouverture à l’événement est de l’ordre de la passibilité », Penser l’homme et la folie, J. Million, 1997, p. 321.

[21] PBM., § 225.

[22] Ce que dit l’allemand : wir haben die Kunst, damit wir nicht an der Wahrheit zugrunde gehen Nous avons l’art pour ne pas nous en aller par le fond par la vérité. L’art et rien que l’art c’est lui seul qui rend possible la vie.

[23] Le pessimisme qui s’est abattu sur l’Europe au XIXe siècle avait été pour les écrivains l’obstacle le plus considérable à surmonter. Comme une vague ou un tsunami irrésistible il s’était répandu sur le siècle. L’éruption, en 1815, du volcan indonésien du Tambora et la catastrophe climatique et humaine qui s’en était suivie n’y avait pas été pour rien. Ce pessimisme fait retour aujourd’hui, pour les mêmes raisons, sous la forme moderne de la collapsologie.

[24] René Char, Pléiade, A une sérénité crispée, p. 748. Cf., notre  Poéthique de René Char, en ligne.

[25] G.S., § 338, Bouquin p. 199, 200. « Comment croire encore avec les rationalistes que le bonheur, un surplus de bonheur doivent être le fruit du progrès, des lumières et de la civilisation, sans que personne n’ajoute : le malheur aussi, un surplus de malheur, d’aptitude à la souffrance, une souffrance plus diversifiée et plus grande que jamais ». VP II, L 4, § 513, 1881.

[26] G.S., § 338, Bouquins II p. 199, 200.

[27] PBM, § 225, 270

[28] Cid, maximes… § 8.

[29] « J’ai trouvé la force là où on ne la cherche pas, chez des hommes simples, doux et obligeants, sans le moindre penchant à la domination et inversement le goût de dominer m’est souvent apparu comme un signe de faiblesse intime ».  Mais « les Allemands croient que la force doit se manifester dans la dureté et la cruauté alors ils se soumettent volontiers et avec admiration…. Ils ne voient pas facilement qu’il puisse y avoir de la force dans la douceur et le silence »., aussi les « faibles » ne cessent de l’emporter sur les forts. La volonté de puissance, Bianquis, Gall, I  § 161, II, § 162,  FP 6 (206), 1880.. Cid, Incursions… § 14. La souveraineté n’a plus besoin de puissance…Là où il y a appartenance à l’estre : l’intimité de la tendresse ». Heideggger, Reflexions XIV, Gall., p. 199. Le tempérament doux est un trait aristocratique du surhomme qui est moins un sur (über = supra) homme qu’un outr’homme (ûber = trans),  moins un Führer qu’un marginal, disait Jean Beaufret.

[30] PBM, § 295 ? Bouquins II, p. 731.

[31] [31] Humain trop humain I,  § 224, Bouquins I, p. 561, cité par B. Ziegler, Nietzsche et la vie, Gall., Folio 2021,  p. 332.

[32] PBM § 270.

[33] « La norme en matière de psychisme humain, c’est la revendication et l’usage de la liberté comme pouvoir de révision et d’institution qui implique le risque de la folie ». La connaissance de la vie, Vrin, 2000, p. 211, 212.

[34] GS, § 76.

[35] Aurore, § 9.

[36] La connaissance de la vie, Vrin, 2eme édition, 1971,., p. 175.

[37] « Vouloir se conserver soi-même, c’est l’expression d’une situation de détresse, une restriction de la pulsion fondamentale de vie qui tend à l’élargissement de la puissance et qui, fort de cette volonté, met souvent en question et sacrifie la conservation de soi » GS § 349..

[38] Aurore, § 173, Cid, Incursion d’un inactuel ; § 40.

[39] Aurore, § 14.

[40] FP 3 (98), 1880

[41] Lettre du 12 février 1888, Lettre  à Carl Fuchs du 14 décembre 1887.

[42] GS, § 382.

[43] CI, La morale contre nature, § 3.

[44] Jenseits von Gut und Böse, Sprüche und Zwischenspiele § 96 : Man soll vom Leben scheiden wie Odysseus von Nausikaa schied, -mehr segnend als verliebt

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