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Affairement

AFFAIREMENT

 

« Nous sommes de grands fols : il a passé sa vie en oisiveté, disons-nous ; je n’ai rien fait aujourd’hui.- Quoi, avez-vous pas vécu ? C’est non seulement la fondamentale, mais la plus illustre de nos occupations », Essais, III, 13[1].

« Quand écrivîmes-nous tant que depuis que nous sommes en trouble ? », ibid., III, 9[2]

 

« Quoi, avez-vous pas vécu ? C’est non seulement la fondamentale, mais la plus illustre de nos occupations ». Telle est la parole de Montaigne que ma mère me citait lorsque, adolescent, je me plaignais, moi aussi, de n’avoir rien fait aujourd’hui… Et aujourd’hui encore, arrivé à la retraite et prenant de l’âge il m’arrive bien souvent de m’exclamer ainsi à un moment où le sentiment de l’accélération du temps m’est plus sensible que jamais et où le temps qui reste m’est singulièrement compté[3]. Que faire en effet quand le sablier dont la surface supérieure nous avait semblé pendant longtemps rester presque immobile se met soudainement à se vider avec un léger bruit de cataracte ?… À vrai dire la parole rassurante de Montaigne n’avait autrefois emporté qu’à demi mon assentiment et c’est sur ce petit mot de « faire » que je voudrais revenir. S’il nous distingue absolument dans la gente animale (nos faits et gestes sont spécifiquement humains), son abstraction, son indétermination et son ambiguïté me laisse toutefois perplexe et insatisfait. Ce n’est pas à cette heure le temps de s’amuser à autre chose.

Que faire ? Il n'est guère possible d'éviter la préséance captitale de cette interrogation : à la différence de l'animal qui n'a rien à faire pour être pleinement ce qu'il est, nous avons, nous êtres humains, à être parce que nous n'avons pas de nature. Nous avons à nous faire, à faire être notre être qu'aucune détermination naturelle ne saurait par avance constituer, à donner lieu à l'être en prétant attention (à) et en prenant soin (colere)  de possibilités à chaque fois singulières qui font partie de notre manière d'être au monde. Sartre traduira cela dans la formule : l'homme est ce qu'il se fait, faire (et nous sommes effectivement sans cesse en train de faire quelque chose) et en faisant se faire. Cette traduction permettra à Sartre de fonder une philosophie de la liberté qui met l'homme comme sujet souverain au centre d'un monde qu'il produit, configure et formate et de nouer de fortes alliances avec le marxisme, "horizon indépassable de notre temps". Est-ce pour avoir prévu la déviation ou le contre-sens que Heidegger écrira le 12 avril 1968 à Hannah Arendt : "Quels enfers l'être humain doit-il encore traverser jusqu'à ce qu'il apprenne qu'il ne se fait pas lui-même" ? 

 

Que faire ?, c’est aussi , on le sait, le titre d’un livre célèbre de Lénine et il n’y a sans doute pas d’activité plus noble que l’engagement actif dans les affaires de ce monde qui fut le sien comme de bien d’autres. Avec la modernité, nous a montré Hannah Arendt[4], la vita activa de l’animal politique a définitivement supplanté l’idéal antique et médiéval de la vita contemplativa et, depuis la Renaissance, l’homme se sent surtout appelé à prendre possession du monde et à le transformer. Nietzsche au § 329 du Gai Savoir avait stigmatisé cette "honte du repos"  qui est le vice du nouveau monde. . Le travail a, dit-il, de plus en plus la bonne conscience pour soi, plutôt faire n'importe quoi que de rien faire, on réfléchit montre en main, on vit comme quelqu'un qui craindrrait de laisser échapper quelque chose si bien que la véritable vertu consiste maintenant à  faire une chose en moins de temps qu'un autre. Plutôt faire n'importe quoi que de ne rien faire,tel est le principe barbare de nos vies d'esclaves. 

Dans cette nouvelle attitude d’implication active il faut toutefois distinguer, nous explique Hannah Arendt, le travail qui assure la perpétuation de la vie ou permet la survie, l’œuvre qui peuple le monde d’objets fabriqués et l’action proprement dite qui a le privilège de nous mettre réellement en contact avec autrui, de nous élever au-dessus de notre égoïsme, de nous donner le sentiment d’être libre et non déterminé par la nécessité comme dans le cas d’un quelconque travail et d’inaugurer quelque chose d’imprévisible et de surprenant dans l’ordre des relations humaines. Le maire de Bordeaux qui garda toujours une arrière-boutique eut aussi, auprès d’Henri de Navarre, l’influence d’un « politique » (même si ce sceptique savait par devers lui que, pour l'essentiel, il n'y avait rien à faire mais seulement à s'en remettre à ce que nous adresse le destin) : « Je suis tout au dehors et en évidence, né à la société et à l’amitié. » Au coeur de soi, en effet, il n'y a  que le creux, le vide et le rien, nao sou nada, nunca serei nada (Pessoa), je ne suis rien, je ne serais jamais rien que les rôles sociaux que je joue, que les liens que je tisse, que les engagements que j'assume, toutes choses qui me font comme autant d'hétéronymes.

Mais ce n’est pas d’abord à ce « faire » que je pense quand je me plains de n’avoir rien fait aujourd’hui ou de ne pas savoir quoi faire (le « qu’est-ce que je peux faire, j’sais pas quoi faire » d’Anna Karina dans Pierrot le fou, litanie mélancolique que nous arrache le cauchemar climatisé de l’époque) non pas parce qu’avec l’occidentalisation du monde nous serions arrivés à la fin de l’histoire, qu’il n’y aurait plus rien à faire et que la négativité s’y trouverait sans emploi, comme le disait Bataille à Kojève, non parce le monde est ineptie à se guérir et que les dérèglements du siècle ont rendu bien douteuses, difficiles et aléatoires toutes les formes d’engagement, mais parce qu’il y a d’autres formes de praxis plus quotidiennes et plus modestes que la praxis politique.  Le recours au terme grec de praxis est ici indispensable si l’on veut clarifier les choses : « je n’ai rien fait » cela veut dire je n’ai exercé aucune activité comme faire une promenade, jouer de la flûte ou… vivre pour reprendre les exemples d’Aristote. Mais vivre justement, on le voit, est encore une praxis, une manière d’exercer un prattein, c’est un faire intransitif, sans objet, un faire qui a sa finalité en lui-même : « je ne prétends autre fruit en agissant que d’agir… Chaque action fait particulièrement son jeu » (III, 1, p. 322). La « vraie vie » en effet n’est pas « ailleurs » mais toute entière ici et maintenant car la vie la plus simple, basse et sans lustre, est potentiellement toute la vie et toute vie est ce que Montaigne après Sénèque appelle la vraie vie, en attendant il n'y a rien à faire écrivait, comiquement, Beckett... Vivre ce n’est rien faire d’autre que vivre, la vie n’aboutit à rien, c’est une praxis, un mode de vie qui appartient en propre au bios, on ne vit pas en vue de quelque chose d’autre que la vie, on fait la vie comme on fait la fête et il faut le faire, comme on dit, c’est une activité désœuvrée (aurait dit Blanchot) comme l’est faire une promenade, et la promenade n’a d’existence que lorsque je me promène ; lorsqu’elle a pour but d’aller quelque part, elle n’est plus une promenade. Comme Socrate trouvant à propos, avant de boire la cigüe, « de se faire instruire à baller (danser) et jouer des instruments » (III, 13, p. 446-447), nous pourrions, au lieu d’accuser la vie, conduire ainsi jusqu’au dernier instant la course de nos désirs en boucle ou « en rond » (III, 10, p. 407) comme l’a montré Marcel Conche[5]. Au lieu d’aller toujours béants, en ligne droite (mauvais infini !), après les choses futures (I, 3, p. 23) nous pourrions alors trouver notre contentement dans l’exercice d’une activité qui atteint sa fin à chaque instant et que nous pourrions faire avec bonheur : l’enjeu véritable, la perfection et la fin du vivre, disait Aristote, est l’eudémonia, qui nous est donnée par le daïmôn. La mort alors ne pourrait rien venir nous ravir et nous demeurerait totalement étrangère, d’où, merveille des merveilles, cette proposition d'existence et cette parole salutaire de Montaigne qui nous font tant de bien : « où que votre vie finisse, elle y est toute » (I, 20. p. 53).

Mais dans le « je n’ai rien fait », on peut entendre autre chose : j’ai été oisif, désœuvré, fainéant, inoccupé c’est-à-dire finalement je n’ai pas travaillé, le travail étant ici ordonné à l’œuvre et non seulement à l’entretien de la vie (Arendt) comme s'il était seulement déterminé par  la misère et la finalité utilitaire  comme disait Marx.  Le faire, le facere latin qui suppose le poussement romain, impérieux, impératif d'un agere et d'un actus est alors de l’ordre de la poïesis, faire ici c’est facere, un faire quelque chose qui jette sa fin hors de lui, c’est un faire être et non plus une manière d’être, c’est un poïen comme dans la production d’une sculpture et non un prattein comme l’est l’activité du danseur ou de l’histrion qui ne laissent rien derrière eux.

 Ici, le « quoi ! » indigné de Montaigne reprend toute une tradition de moralistes qui se sont insurgés contre les occupati et leur agenda (ce qui doit être fait) et qui nous ont invités à nous déprendre « de tout ce pour quoi les humains tant veillent, courent, travaillent, naviguent et bataillent » (Rabelais, Gargantua, Prologue). Ce n’est qu’aujourd’hui – il était temps ! – que j’ai lu, par exemple, le texte de Sénèque : De la brièveté de la vie. Le stoïcien, le précepteur et ministre de Néron qui exhorte Paulinus à renoncer à sa charge de Préfet de l’annone, critique nos vies dispersées par la soif d’argent, d’honneurs, de pouvoir, de plaisirs sensuels (divitiae, honores, voluptates dira encore Spinoza) et distingue deux types d’humanité : les affairés, les embesognés, les occupati et les otiosi, ceux qui ont loisir. Les premiers n’ont jamais le temps et passent leur vie à le perdre et à la perdre[6]. Ils se plaignent que la vie est courte, que tout va trop vite et, comme Pyrrhus répondant à Cinéas, ils ne cessent de vivre de délais sans cesse reportés et de repousser leur vraie vie à l’âge de la retraite : à cinquante ans, je me retirerai pour vivre au repos… à soixante ans je me démettrai de mes charges… sans s’inquiéter de savoir si leur vie sera vraiment aussi longue. Cette vie ils ne l’ont pas vue marcher et ils commencent à vivre alors lorsqu’il faut sortir de la vie[7].

 Nous qui avons pris notre retraite, quitté les agitations de la vie professionnelle, nous qui ne sommes plus « dans les affaires » et que la vie sociale a enfin lâchés, nous pourrions plutôt nous trouver du côté des otiosi, des « oisifs » puisque nous avons tout notre temps (première occurrence du mot skolè) mais ce n’est pas une petite affaire d’organiser sa retraite.  Nous sommes comme Prométhée attaché à son rocher à cette  différence près que nous ne sommes pas attachés, que nous sommes même complètement détachés de tout souci pratique et de toute activité spécialisée et que nous pouvons « vivre » car, (notre) métier et (notre) art c’est vivre (II, 6, p. 160) et  c’est être mais ce n’est pas vivre, que se tenir attaché et obligé à un seul train (II, 3). Les otiosi ont sans doute loisir (otium), mais ce loisir n’est pas indolence ou inaction molle et assoupie. Ils ont en effet surtout fait un choix de vie, celui de se réapproprier le temps qui ne passe, et ne fuit, et n’apporte la ruine, que lorsqu’on ne sait pas se concentrer sur chaque instant afin de le vivre pleinement. « Je passe le temps, quand il est mauvais et incommode ; quand il est bon, je ne le veux pas passer, je le retâte, je m'y tiens, je le goûte, je le jouis au double des autres »[8], dira plus tard Montaigne qui n’a pas hésité dans l’élection de la seule famille (la chambrée de la philosophie ancienne[9]) qu’il nous soit loisible de choisir. Quand je danse, je danse (III, 13, p. 446), quand je me promène, je me promène et la conscience de danser ou de me promener redouble alors mon propre plaisir.  « La vie aime la conscience qu’on a d’elle » [10] dira René Char et elle peut connaître, grâce à cette réflexivité, sa plus haute intensité. Aussi, la vie n’est brève que lorsqu’on n’est pas maître de ses instants ; quand on sait l’organiser on peut l’étendre en poids par la vigueur de l’usage et elle se révèle alors d’une richesse infinie. Dans la première lettre à Lucilius, Sénèque reprendra ce thème dix ans après son traité, en le précisant : « revendique tes droits sur toi-même. Jusqu’ici on te prenait ton temps, on te le dérobait, il t’échappait. Reprends-le et garde-le […]. Empare-toi de toutes tes heures. Quand on diffère de vivre la vie vous échappe »[11].

Mais le loisir (otium) lui-même peut être affecté, l’affairement peut contaminer notre repos et que ce soit dans leur villa, sur leur lit, en pleine solitude c’est une sorte d’affairement à vide que les occupati peuvent connaître, celui que le mot de vacances dit aujourd’hui si éloquemment. N’avons-nous pas entendu dire en effet que

rien n’(était) si insupportable à l'homme que d'être dans un plein repos, sans passions, sans affaire, sans divertissement, sans application. Il sent alors son néant, son abandon, son impuissance, son vide (et sort) incontinent du fond de son âme l'ennui, la noirceur, la tristesse, le chagrin, de dépit et le désespoir ? [12]

Pour se désennuyer on met alors à profit son temps, on en tire bénéfice et, plutôt que de voyager sans but au gré des sollicitations comme ces flâneurs magnifiques que furent Montaigne, Baudelaire, Benjamin ou Nicolas Bouvier, on peut, pays après pays, « faire », systématiquement, la Grèce, l’Italie… en cédant à cette injonction à faire dont le sujet moderne est à la fois le produit et le support. Depuis la prédication de Calvin qui, après un immense débat (contemplation ou action ?) mit chacun au travail, la toute-puissance de cette valeur travail, la soif de capitalisation, le souci de l’avenir[13] des occupati sont devenus, jusque dans leurs loisirs,  impérieux et omniprésents[14]. Parce qu’ils ont vécu comme s’ils devaient toujours vivre, parce que leur manie du travail et de l’accumulation ont altéré leur être au monde, ils veulent « vivre sans temps morts » et finissent par tout perdre, eux qui voulaient tout gagner[15] : ils sont tombés dans la vieillesse subitement sans s’y attendre.  Mais il n’y a de libre usage du monde qu’en dehors de l’appropriation : ceux qui courent un bénéfice ou un lièvre, ne courent pas (III, 9, p. 394). Céder à "l'affairement constant en train d'inventer du nouveau" c'est se soumettre à "la compulsion de l'angoisse devant l'ennui" (Heidegger, Apports, § 58.)

Je le dis pourtant sans ambages et à mon corps défendant, je ne peux « lâcher prise », cesser de me soucier de ce qui vient ou même, comme le disait Marina Tsvetaeva « je ne sais pas vivre tous les jours, chaque  jour, je vis toujours en dehors de moi, c’est une maladie incurable »[16]. L’otium, l’activité (praxis) d’ordre contemplatif, celle du sage, m’est étrangère et devenue totalement  inaccessible : « je suis envieilli, mais assagi je ne le suis certes pas d’un pouce » (III, 9, p. 389).  Il y a un très bref chapitre des Essais qui devait en constituer primitivement la préface où Montaigne explique pourquoi il a écrit les Essais intitulé justement De l’oisiveté (I, 8). Montaigne y avoue de même façon son inaptitude à trouver la sérénité dans l’otium comme il l’avait espéré, l’inactivité engendrant une humeur mélancolique. Il reprend d’abord de façon très classique l’opposition entre ce qu’on appelait la vita activa, vie de souci, d’inquiétude et  de  négoce (nec-otium), et la vita contemplativa, la vie théorétique de l’otium ou de la skolè où l’esprit « laissé en pleine oisiveté peut s’entretenir soi-même et s’arrêter et rassoir en soi ». Mais au moment de « passer en repos et à part ce qui (lui) reste de vie », ce qu’il découvre, c’est tout le contraire, l’inquiétude et la folie : « l’oisiveté en effet, comme le disait Lucain, toujours dissipe l’esprit »[17], le fond de l’esprit qui est opaque n’est qu’inconstance et délire, il fait le cheval échappé et n’enfante que chimères et monstres fantasques. Ces productions sans ordre et sans propos il les subit, il n’en est pas l’auteur, lui qui ailleurs avoue : « Je n'ai vu monstre et miracle au monde, plus expres, que moi-même » (III. 11, p. 414).

Que faire d’autre alors en effet sinon tenter de se ressaisir activement, apprivoiser cette étrangeté et cette monstruosité intérieure, organiser ces productions désordonnées de l’esprit : les mettre en rôle, de les inscrire sur le rouleau, sur le grand registre des entrées et des sorties par la pratique de l’écriture ? Repentir et  palinodie ? « L’âme qui n’a pas de but établi, elle se perd » (I, 8, p. 30) et pour vivre il faut bien croire à la vie, faire comme si la vie avait un but ou un sens : ruse de la nature « plus jalouse de notre action que de notre science ». Elle nous propose, pour nous conserver, un leurre, l’illusion vitale d’un but à poursuivre. Alors le but ici serait-il de faire (poïen) un livre, de faire cette œuvre  que constituent les Essais ? 

On connaît la réponse : « je suis moins faiseur de livres que de nulle autre besogne… j’ai mis tous mes efforts à former ma vie. Voilà mon métier et mon ouvrage » (II, 37, p. 319). Son livre au dessein si farouche et extravagant est moins une « œuvre » qui serait extérieure à son auteur comme la sculpture peut l’être au sculpteur, il est consubstantiel à son auteur, moins de l’ordre de la poiésis que de la praxis, puisque Montaigne se construit et se constitue comme sujet par l’écriture, le mode majeur de la subjectivation. « Mon fait, ce ne sont que pièces rapportées », que pièces détachées d’un ensemble inconnu. Mon « moi » est rapiécé, mobile et discordant, ondoyant et divers, c’est un être à l’identité inaccessible. Rien ne m’assure de l’existence et de la continuité de mon être, mais je peux me donner ce que Ricœur appellera une identité narrative, je peux la construire, la feindre, la façonner, la fictionner par le récit, par l’histoire que je raconte sur moi-même et que je ne cesse d'annoter, de réécrire d'édition en édition sur un palympseste surchargé . L’écriture me fait avancer sans boussole et sans but vers la terre étrangère où, si toute identité vacille, elle ne cesse aussi de se reconfigurer. Pas d’autre moyen d’assumer sa fragilité et sa finitude dans un monde où déjà, tous les cieux s’étant effondrés, l’homme sans loi et sans repère, est livré à ses propres fictions. « Les autres forment l’homme, je le récite » (II, 2, p. 326), les autres veulent instruire, façonner l’homme. Cette perspective éducative suppose l’existence d’un modèle immuable, d’une loi, d’une norme. Moi, je le récite, je le raconte, car, dans la branloire pérenne[18] qu’est le monde, l’homme est, lui aussi, instable et mobile ; comme toute chose, il n’a pas d’identité fixe. Aussi c’en est fini de l’idéal antique et plotinien de la sculpture de soi qui, pour ôter de l’âme ce qui n’en fait pas partie, restait toutefois ordonnée à la permanence d’un modèle. Pas question pour Montaigne de planter une statue au carrefour !

La parfaite identité de l’homme et du livre engendre ainsi une dialectique qui fait que la copie (le livre) modifie le modèle (l’homme) : « Je n’ai pas plus fait mon livre que mon livre m’a fait » (II, 18, p. 275). C’est là, dira Pierre Manent[19], l’acte de naissance de la littérature qui pour la première fois se détache de l’éloquence et de la poésie et ne cherche plus ni à plaire, ni à émouvoir, ni à instruire. On a en effet, à côté de l’éloquence civique ordonnée à la cité, de l’éloquence juridique ordonnée au prétoire, de l’éloquence religieuse ordonnée à l’Église, une parole sans légitimité préalable qui n’est plus gagée sur une communauté existante et qui ne parle que pour elle-même, qui n’a d’autre source qu’elle-même. C’est elle qui va produire ou inventer son propre public dans ce siècle déréglé des guerres de religion et de la première mondialisation qui est la condition de naissance de la conscience moderne. Elle se dira dans ce nouveau langage que Montaigne appelle de ses vœux et qui est celui du scepticisme moderne.

Quand je ne fais rien, néanmoins, je respire, je mange, je souffre, j’aime, je dors, je ris, je m’amuse… et même puisque l’écriture c’est la vie, je peux aussi écrire mais « mollement, nonchalamment et non affaireusement » (III, 9, p. 383) sans avoir donc aucunement la manie du travail, la fascination de l’action ou le désir de l’œuvre. Je suis là plutôt dans la Gelassenheit (laisser être) qui est le foyer le plus propre de l’agir[20] ou encore, selon le Tao, dans le non-agir qui est le vrai agir de l'homme sans affaire, non-agir qui traverse la totalité des Essais : au fil des années, ils n’ont cessé de s’écouler comme un fleuve qu’on ne peut ni arrêter ni endiguer, comme un flot auquel chaque génération s’est abreuvée et qu’elle a interprété, entreglosant chaque fois de nouvelle façon ([21]).

Agir, ago en latin, agô en grec c’est mener, pousser quelque chose en avant par un mouvement violent. Agir c’est être donc en perpétuelle rupture avec la nature car la nature, elle, n’agit pas, elle est pure spontanéité, elle ne prémédite rien, elle est sans but et ne va nulle part. Conformément à ce modèle, l’action véritable se fait par la non action, agir c’est alors se laisser emporter par la vague, surfer sur elle plutôt que de s’épuiser dans une lutte contre l’adversité qui ne peut que nous faire mourir. Le monde moderne qui est le règne de l’efficience sous le mode de la préoccupation[22] nous incite toujours plus à l’action, à l’opérativité, à la performance, à la production... ne peut faire que le jeu de la mort. Nous commençons à le comprendre aujourd’hui et à en voir les résultats.

Le non agir ce n’est pas l’absence d’action, ce n’est pas l’inaction, la fainéantise ou la lâcheté, c’est lâcher prise, s'ouvrir à la dimension de ce qui est « ni fait ni à faire », ne pas s’inquiéter, s'abandonner, faire confiance à la vie, confiance à cet être d’appartenance essentiellement relié au rythme du monde que nous sommes, sans pour autant se laisser balloter par les courants dominants de l'activisme contemporain. Je ne lutte pas, je n’interviens d’aucune manière, je désactive, destitue, enraie, suspend toute logique de puissance en préferant ne pas, comme Bartleby,  je m’unis simplement au flux du courant qui toujours va de la montagne vers la mer, je vais dans son sens, dans le sens de la moindre résistance en gardant la maîtrise de mon évolution. La "préméditation de la mort", la possibilité assumée de n'être rien, de ne pouvoir rien faire et rien prendre en main, libère l'existence de sa sclérose, l'arrache à l'ordre du familier et la met toute entière au large. « Rien faire » n’est pas alors « ne rien faire » ni « faire rien » c’est plutôt laisser au rien la possibilité d’apparaître car seul l’homme traversé de nullité et en proie au désœuvrement peut acquérir une capacité d’accueil et d’ouverture. Aussi il n’y a peut-être rien de plus taoïste que ces paroles du grand peintre Bram Van Velde que nous rassemblons ainsi :

Le plus difficile est de ne rien faire. Regardez autour de vous comme les gens courent, s'agitent, se démènent. Il semble vraiment que ne rien faire soit quelque chose de terriblement difficile... Quand on cherche la vie, il faut n'avoir aucun appui, être sans abri, se mettre en danger, aller vers l'affolement, s'abandonner à la dérive, à la détresse, s'annihiler pour s'offrir à la vie… demeurer dans la solitude, le doute, l'interrogation, là où on ne peut rien saisir. Le travail est toujours une manière d'échapper. [23]

Mais rien de plus taoïste aussi que les propos de Montaigne sur la médecine et les médecins, par exemple. La médecine occidentale qui oppose la santé à la maladie, le normal et le pathologique, la raison à la folie[24] cherche en dernière instance  à éliminer la mort comme le montrent aujourd’hui très clairement les propos délirants et vides de pensée des transhumanistes : ils font injure à l’histoire, aux risques, aux aléas, à la fragilité de l’humaine condition à laquelle le nom de Montaigne restera toujours attaché, lui qui était né à l’enseigne de la mort : « Ne va pas, chère âme, tentée une vie immortelle »[25].

Montaigne entendait bien savoir être à soi et être à soi-même dans la maladie, il entendait ainsi  « vivre coliqueux » jusqu’à  sentir la douleur pour mieux éprouver le soulagement et la douceur de l’excrétion de la pierre (III, 13, p 439) : « De vrai qui déracinerait la connaissance du mal, il extirperait quand et quand la connaissance de la volupté, et enfin anéantirait l’homme » (II, 12, p. 205)). L’ordre naît ainsi du désordre et se construit progressivement en vertu des vices et des maladies de toutes sortes.

On doit donner passage aux maladies et je trouve qu’elles arrêtent moins chez moi, qui les laisse faire […] Laissons faire un peu à nature : elle entend mieux ses affaires que nous […] laissons-nous doucement conduire au conseil de nature…  Laissons un peu faire… suivons, de par Dieu, suivons (II 37, p. 312).  Les maux, on les conjure mieux par courtoisie que par braverie. Il faut souffrir doucement les lois de notre condition. […] Nous sommes pour vieillir, pour affaiblir, pour être malades, en dépit de toute médecine […]. Notre vie est composée, comme l’harmonie du monde, de choses contraires, aussi de divers tons, doux et âpres, aigus et plats, mols et graves (III, 13, p. 438) .

Ce que Montaigne appelle la nature, c’est le Tao de la Chine ancienne, c’est le réel en totalité et en perpétuel devenir, la voie, le courant dans lequel il faut s’insinuer, se couler, se glisser pour rouler avec lui. Je peux faire ce que je veux lorsque je tiens compte de la situation sans contraindre les choses, lorsque j’aime le travail que je fais. Ama et fac quod vis, Aime et fais ce que tu veux. La violence, l’ambition, l’orgueil de même que la fureur et la cruauté dont Montaigne avait une horreur si vive, vont au contraire toujours à contre-courant. 

Alors qu’on demandait à Lévi-Strauss vieillissant ce qu’il faisait il répondit laconiquement : « j’attends la mort ». Oserons-nous dire que cette façon de parler, particulièrement glaçante, n’est pas à propos parce que la mort n’est pas une action que l’on puisse attendre et préparer même lorsqu’il ne nous reste qu’un bout de vie et qu’on n’a plus rien à attendre, plus que le rien à attendre ? La mort est le bout non le but de la vie, « c’est sa fin, son extrémité non son objet. Elle doit être elle-même à soi, sa visée, son dessein » (III, 12, p. 423). Mais que faire pourtant quand on ne sait rien faire, quand on n’est bon à rien, quand la désolation de l’âge nous fait aller vers la chute, que le mouvement vers l’avant nous est plus que jamais contraire comme Montaigne le répète à l’envi dans ce chapitre intitulé : De la vanité ? Que faire avant de plonger stupidement (avec stupeur) dans la mort, s’envelopper en cet orage qui nous doit aveugler et ravir de furie dans une charge prompte et insensible (III, 9, p. 391) sinon regarder en arrière, faire cette action de grâce qui fait dire à Montaigne : « J’accepte de bon cœur et reconnaissant ce que nature a fait pour moi : et m’en agrée et m’en loue. On fait tort à ce grand et puissant donneur de refuser son don, l’annuler et défigurer. Tout bon, il a fait tout bon » (III, 13, p. 448).

Mais reconnaître et dire à la fin, comme au septième jour, que tout cela était bien et bénir la vie qu'on a eu plutôt que de pleurer sur elle, est encore une façon de faire retour sur soi, de se souvenir. C’est le sens du repos dominical qui nous vient du peuple juif qui a inventé la semaine des sept jours. Méditer sur le sens de la semaine passée ce n’est pas ne « rien faire »,  car on « fait » (activement) shabbat, c’est une action de repos, de suspension du travail et de la production, de retour sur soi, une action pour rêver un peu et reprendre souffle, un retour qui est une avancée, une façon donc d’aller de l’avant. Toujours la vie nous fait croire à la vie, on ne peut attendre de la vie que la vie, elle ne peut viser que la vie et tout au bout, à l’extrémité de la vie, la mort adviendra bien toute seule, nous suspendant en plein cours. Qu’elle me trouve plantant mes choux ! Disons la vie, la sensation pure d’être en vie, faisons-la apparaître dans son immanence. Par l’écrivaillerie aussi impérativement libre et vitale que parfaitement vaine, donnons la vie à connaître à la vie et sur le chemin que nous avons pris, portés et débordés par la crue, tenant registre de nos fantaisies plutôt que de nos actions, allons toujours de l’avant. « Qui ne voit que j’ai pris une route par laquelle, sans cesse et sans travail, j’irai autant qu’il y aura d’encre et de papier au monde… » (III, 9, p. 381).

 

Résumé :

Cette méditation en première personne tourne  autour de l’antique  et grande question : Que faire ? et s’appuie sur le texte des Essais de Montaigne. 

La question du « faire »  y est interrogée et relancée par delà le « produire » et la production qui, aujourd’hui, plus que jamais, risquent de l’emporter et de l’engloutir tandis qu’est brossé un portrait chinois (taoïste !) de celui dont Nietzsche disait si bien : « c’est à lui que je m’attacherais si l’on me donnait pour tâche de faire de cette terre une patrie ». Publié in Revue de l'APPEP

 

[1] Montaigne, Œuvres complètes, Paris, Seuil, 1967, p. 446.

[2] Ibid., p. 381.

[3] « Je sens la mort qui me pince continuellement les reins et la gorge », écrit Montaigne (III, 9, p. 394)).

[4] Condition de l’homme moderne, Paris, Calmaan-Lévy, 1961.

[5] Montaigne et la philosophie, Paris, PUF, 2007.

[6] Sénèque. Dialogues. Tome II. De la brièveté de la vie. Les belles lettres, 1981, III, 5.

[7] Ibid. La vie périt par le délai et chacun de nous meurt affairé disait de même Épicure (Sentences vaticanes in Epicure, Lettres et Maximes, PUF. 2009).

[8] Ibid., p. 447.

[9] Qui était alors exercice spirituel (P. Hadot, Exercices spirituels et philosophie antique, Albin Michel, 2002), souci de soi (M. Foucault, Le souci de soi, Tel, Gall. 1997), expérience radicale, soin de l’existence rendue sauve et intègre.

[10] Claire, Pléiade, Paris, Gall., 1983, p. 862 sq. .

[11] Lettres à Lucilius, Lettre 1. Sur l’emploi du temps, Garnier-Flammarion, 1992.

[12] Pascal, Pensées, Br. 152.

[13] Tous les blancs ont une montre mais ils n'ont jamais le temps, dit un proverbe malien alors que simultanément, nous, modernes,  ainsi que le savait déjà Montaigne, nous  n’avons que le temps et ne connaissons que le passage...

[14] Pascal : « Quand un soldat se plaint de la peine qu’il a, ou un laboureur, etc., qu’on les mette sans rien faire » (Br., 526). « Travailler est moins ennuyeux que s’amuser » dit Baudelaire dans Mon cœur mis à nu (Pléiade I, Paris, Gall., 1975) d’où la nécessité, en un siècle bourgeois, de remplir le vide – la vacance -- de ce qu’on a appelé les grandes vacances. Tout tourne autour du faire eet du se faire, de l'empire du faire (Machenschaft, pleine essence de l'ousia dans les temps nouveaux), de la machination, du faisabl, du perfectible et du parfait, de la manigance et l'affairement de tous les instants est aujoud'hui devenu le nouvel impératif catégorique auquel chacun obéit jusque dans ses prétendus loisirs. 

[15] Perdre, piller, dérober, gaspiller, dépenser, dissiper sa vie à tout venant, notons l’omniprésence de ce lexique économique que Bataille interrogera. La vraie vie est luxueuse et sans pourquoi et ne saurait non plus être flétrie par la préoccupation d’un gain ou d’une perte : « Un luxe authentique exige le mépris achevé des richesses, la sombre indifférence qui refuse le travail et fait de sa vie, d’une part une splendeur infiniment ruinée, d’autre part une insulte silencieuse au mensonge laborieux des riches ». La part maudite, dans Œuvres Complètes VII, p. 95. La pensée, disent les bourgeois, on ne peut rien en faire et il n'y a pourtant que la pensée qui peut faire quelque chose mais la pensée ce n'est pas l'être humain qui la fait car elle est excentrique et ne fait que répondre à ce qui est. La pensée agit cependant qu'elle pense, écrit Heidegger dans la Lettre sur l'humanisme et non quand on l'applique ou qu'on l'engage.

[16] Lettre à 0. Kolbassina-Tchernova, le 8 janvier 1925.

[17] Pharsale, IV, 704, cité par Montaigne dans le même passage, I, 8, p. 30.

[18] Nous avons donné une lecture de ce célèbre chapitre des Essais (III, 2) dans une édition Du repentir, en 2001, chez Actes Sud.

[19] Montaigne. La vie sans loi. Flammarion, 2014.

[20] Que faire donc ? rien, sinon s’engager dans le sens que les choses ont prises afin de permettre au monde d’apparaître ; il en va, dans notre engagement, de la figuration ou de la défiguration du monde.

[21] Cf. Sarah Bakewell, Comment vivre ? - une vie de Montaigne en une question et vingt tentatives de réponse  –  Paris, Albin Michel, 2013, traduction Pierre-Emmanuel Dauzat.

 

[22] De ec-facere, faire quelque chose à fond, l’efficience devient avec l’ontologie romaine de l’agir doublée du renfort biblique du Dieu créateur, factor omnium, le trait essentiel ou le fond même de la causalité. L’efficience c’est la Machenschaft, l’empire du se-faire dont parle Heidegger. La préoccupation rabat mon être au monde sur l'ordre de l'utilisable et du disponible.Nous ne considérons alors du temps que sa dimension cumulative. Mais plus nous gérons le temps comme un capital que nous avons, plus il nous échappe. 

[23] Charles Juliet, Rencontres avec Bram Van Velde, P.O.L. 2005, p. 57. Dans son Traité de la vie élégante, Balzac opposait la vie élégante où l'on ne fait rien, à la vie d'artiste où l'on pense et à la vie occupée.

[24] La folie elle-même est une autre manière d’être homme, la considérer comme extérieure à l’humanité, c’est être conduit à jeter le Tasse dans la prison de Ferrare, là où Montaigne le visita. On ne triomphe pas de la maladie en l’éliminant c’est au contraire à travers la maladie que l’on découvre sa santé, elle est une condition nécessaire à l’existence de la santé, elle fait partie de la nature, elle a son cycle et sa durée. Les prescriptions de Montaigne rappellent celles de Lao-Tseu.

[25] Pindare, Pythiques III, v. 61-62.

AFFAIREMENT

Nous sommes de grands fols : il a passé sa vie en oisiveté, disons-nous ; je n’ai rien fait aujourd’hui.- Quoi, avez-vous pas vécu ? c’est non seulement la fondamentale, mais la plus illustre de nos occupations. Essais, III, 13

Quand écrivîmes-nous tant que depuis que nous sommes en trouble ? III, 9

« Quoi, avez-vous pas vécu ? c’est non seulement la fondamentale, mais la plus illustre de nos occupations ». Telle est la parole de Montaigne que ma mère me citait lorsque, adolescent, je me plaignais, moi aussi, de n’avoir rien fait aujourd’hui… Et aujourd’hui encore, arrivé à la retraite et prenant de l’âge il m’arrive bien souvent de m’exclamer ainsi à un moment où le sentiment de l’accélération du temps m’est plus sensible que jamais et où le temps qui reste m’est singulièrement compté[1]. Que faire en effet quand le sablier dont la surface supérieure nous avait semblé pendant longtemps  rester presque immobile se met soudainement à se vider avec un léger bruit de cataracte ?… A vrai dire la parole rassurante de Montaigne n’avait autrefois emporté qu’à demi mon assentiment et c’est sur ce petit mot de « faire » que je voudrais revenir. S’il nous distingue absolument dans la gente animal (nos faits et gestes sont spécifiquement humains), son abstraction, son indétermination et son ambigüité me laisse toutefois perplexe et insatisfait.  Ce n’est pas à cette heure le temps de s’amuser à autre chose qu'à tenter de l'éclaircir.

Que faire ? C’est, on le sait, le titre d’un livre célèbre de Lénine et il n’y a sans doute pas d’activité plus noble que l’engagement actif dans les affaires de ce monde, engagement qui fut le sien comme de bien d’autres. Avec la modernité,  nous a montré Hannah Arendt, la vita activa de l’animal politique a définitivement supplanté l’idéal antique et médiéval de la vita contemplativa et depuis la Renaissance, l’homme se sent surtout appelé à prendre possession du monde et à le transformer. Dans cette nouvelle attitude d’implication active il faut toutefois distinguer, nous explique Hannah Arendt, le travail qui assure la perpétuation de la vie ou permet la survie, l’œuvre qui peuple le monde d’objets fabriqués et l’action proprement dite qui a le privilège de  nous mettre  réellement en contact avec autrui, de nous élever au dessus de notre égoïsme, de nous donner le sentiment d’être libre et non déterminé par la nécessité comme dans le cas d’un quelconque travail et d’inaugurer quelque chose d’imprévisible et de surprenant dans l’ordre des relations humaines. Le maire de Bordeaux qui garda toujours une arrière boutique eut aussi, auprès d’Henri de Navarre, l’influence d’un « politique »( même si ce sceptique savait par devers lui que, pour l'essentiel, il n'y avait rien à faire mais seulement à s'en remettre à ce que nous adresse le destin) : « Je suis tout au dehors et en évidence, né à la société et à l’amitié ».

 

Mais ce n’est pas d’abord à ce « faire » que je pense quand je me plains de n’avoir rien fait aujourd’hui ou de ne pas savoir quoi faire (le « qu’est-ce que je peux faire, j’sais pas quoi faire » d’Anna Karina dans Pierrot le fou, litanie mélancolique que nous arrache le cauchemar climatisé de l’époque) non pas parce qu’avec l’occidentalisation du monde nous serions arrivés à la fin de l’histoire, qu’il n’y aurait plus rien à faire et que la négativité s’y trouverait sans emploi, comme le disait Bataille à Kojève, non parce le monde est ineptie à se guérir et que les dérèglements du siècle ont rendu bien douteuses, difficiles et aléatoires toutes les formes d’engagement mais parce qu’il y a d’autres formes de praxis plus quotidiennes et plus modestes que la praxis politique.  Le recours au terme grec de praxis est ici indispensable si l’on veut clarifier les choses : « je n’ai rien fait » cela veut dire je n’ai exercé aucune activité comme faire une promenade, jouer de la flûte ou… vivre pour reprendre les exemples d’Aristote qui distinguait si bien l'action faites en vue d'autre chose et l'action faites pour l'action elle-même et pour lequel seul, selon la lecture légèrement biaisée d' Agamben, l'homme n'a pas d'oeuvre ou de productiton  qui épuiserait sa puissance : il est le seul qui serait né désoeuvré. Mais vivre justement, on le voit, est encore une praxis, une manière d’exercer un prattein, c’est un faire intransitif, sans objet, un faire qui a sa finalité en lui-même : je ne prétends autre fruit en agissant que d’agir (III, 1). La « vraie vie » en effet n’est pas « ailleurs » mais toute entière ici et maintenant car la vie la plus simple, basse et sans lustre, est potentiellement toute la vie et toute vie est ce que Montaigne après Sénèque appelle la vraie vie. Vivre ce n’est rien faire d’autre que vivre, la vie n’aboutit à rien, c’est une praxis, un mode de vie qui appartient en propre au bios, on ne vit pas en vue de quelque chose d’autre que la vie, on fait la vie comme on fait la fête ou l'on fait l'amour  et il faut le faire, comme on dit, c’est une activité  désoeuvrée comme l’est faire une promenade, et la promenade n’a d’existence que lorsque je me promène ; lorsqu’elle a pour but d’aller quelque part, elle n’est plus une promenade. Comme Socrate trouvant à propos, avant de boire la cigüe, de se faire instruire à baller (danser) et jouer des instruments, nous pourrions, au lieu d’accuser la vie,  conduire ainsi jusqu’au dernier instant la course de nos désirs en boucle ou « en rond ». Au lieu d’aller toujours béants, en ligne droite (mauvais infini !), après les choses futures nous pourrions alors trouver notre contentement dans l’exercice d’une activité qui atteint sa fin à chaque instant et que nous pourrions faire avec bonheur : l’enjeu véritable, la perfection et la fin du vivre, disait Aristote, est l’eudémonia, qui nous est donnée par le daïmôn.  La mort alors ne pourrait rien venir nous ravir et nous demeurerait totalement étrangère, d’où, merveille des merveilles, cette parole salutaire de Montaigne qui nous fait tant de bien : « où que votre vie finisse, elle y est toute ».

 

Mais dans le « je n’ai rien fait », on peut entendre autre chose : j’ai été oisif, désœuvré,  fainéant, inoccupé c’est-à-dire finalement je n’ai pas travaillé, le travail étant ici ordonné à l’œuvre et non seulement à l’entretien de la vie (Arendt) comme s'il était seulement déterminé par " la misère et la finalité utilitaire" (Marx).  Le faire, le facere latin qui suppose le poussement romain, impérieux, impératif d'un agere et d'un actus est alors de l’ordre de la poïesisfaire ici c’est facere, un faire quelque chose qui jette sa fin hors de lui, c’est un faire  être et non plus une manière d’être, c’est un poïen comme dans la production d’une sculpture et non un prattein comme l’est l’activité du danseur ou de l’histrion qui ne laissent rien derrière eux.

 

 Ici, le « quoi ! » indigné de Montaigne reprend  toute une tradition de moralistes qui se sont insurgés contre les occupati et leur agenda (ce qui doit être fait) et qui nous ont invités à nous déprendre de tout ce pour quoi les humains tant veillent, courent, travaillent, naviguent et bataillent" (Rabelais). Ce n’est qu’aujourd’hui, il était temps ! que j’ai lu, par exemple, le texte de Sénèque  : De la brièveté de la vie. Le stoïcien, le précepteur et ministre de Néron qui exhorte Paulinus à renoncer à sa charge de Préfet de l’annone, critique nos vies dispersées par la soif d’argent, d’honneurs, de pouvoir, de plaisirs sensuels (divitiae, honores, voluptates dira encore Spinoza) et distingue deux types d’humanité : les affairés, les embesognés, les occupati et les otiosi, ceux qui ont loisir. Les premiers n’ont jamais le temps et passent leur vie à le perdre et à la perdre(2). Ils se plaignent que la vie est courte et, comme Pyrrhus répondant à Cinéas, ils ne cessent de vivre de délais sans cesse reportés et de repousser leur vraie vie à l’âge de la retraite : à cinquante ans, je me retirerai pour vivre au repos… à soixante ans je me démettrai de mes charges… sans s’inquiéter de savoir si leur vie sera vraiment aussi longue. Cette vie ils ne l’ont pas vue marcher et ils commencent à vivre alors lorsqu’il faut sortir de la vie[2].

 

 Nous qui avons pris notre retraite, quitté les agitations de la vie professionnelle, nous qui ne sommes plus « dans les affaires » et que la vie sociale a enfin lâchés, nous pourrions plutôt nous trouver du côté des otiosi, des « oisifs » puisque nous avons tout notre temps (première occurrence du mot skolè) mais ce n’est pourtant pas une petite affaire que d’organiser sa retraite.   Nous sommes comme Prométhée attaché à son rocher à cette  différence près que nous ne sommes pas attachés, que nous sommes même complètement  détachés de tout souci pratique et de toute activité spécialisée et que nous pouvons « vivre » car c’est être mais ce n’est pas vivre, que se tenir attaché et obligé à un seul train (II, 3). Les otiosi ont sans doute loisir (otium), mais ce loisir n’est pas indolence ou inaction molle et assoupie. Ils ont en effet surtout fait un choix de vie, celui de se réapproprier le temps qui ne passe, et ne fuit, et n’apporte la ruine, que lorsqu’on ne sait pas se concentrer sur chaque instant afin de le vivre pleinement. Je passe le temps, quand il est mauvais et incommode ; quand il est bon, je ne le veux pas passer, je le retâte, je m'y tiens, je le goûte, je le jouis au double des autres, dira plus tard Montaigne qui n’a pas hésité dans l’élection de la seule famille (la chambrée de la philosophie ancienne[3]) qu’il nous soit loisible de choisir. Quand je danse, je danse, quand je me promène, je me promène et  la conscience de danser ou de me promener redouble alors mon propre plaisir.  « La vie aime la conscience qu’on a d’elle » dira René Char et elle peut connaître, grâce à cette réflexivité, sa plus haute intensité. Aussi, la vie n’est brève que lorsqu’on n’est pas maître de ses instants ; quand on sait l’organiser on peut l’étendre en poids par la vigueur de l’usage et elle se révèle alors d’une richesse infinie.  Dans la première lettre à Lucilius, Sénèque reprendra ce thème dix ans après son traité,  en le  précisant : « revendique tes droits sur toi-même. Jusqu’ici on te prenait ton temps, on te le dérobait, il t’échappait. Reprends-le et garde le (…) Empare toi de toutes tes heures. Quand on diffère de vivre la vie vous échappe ».

 

Mais le loisir (otium) lui-même peut être affecté, l’affairement peut contaminer notre repos et que ce soit dans leur villa, sur leur lit, en pleine solitude c’est une sorte  d’affairement à vide  que les occupati peuvent connaître, celui que le mot de vacances dit aujourd’hui si éloquemment. N’avons-nous pas entendu dire en effet que "rien n'(était) si insupportable à l'homme que d'être dans un plein repos, sans passions, sans affaire, sans divertissement, sans application. Il sent alors son néant, son abandon, son impuissance, son vide (et sort) incontinent du fond de son âme l'ennui, la noirceur, la tristesse, le chagrin, de dépit et le désespoir" ? Pour se désennuyer[4] on met alors à profit son temps, on en tire bénéfice et, plutôt que de voyager sans but au gré des sollicitations comme ces flâneurs magnifiques que furent Montaigne, Baudelaire, Benjamin ou Nicolas Bouvier, on peut, pays après pays, « faire », systématiquement, la Grèce, l’Italie… Depuis le prédication de Calvin qui mit chacun au travail, la toute puissance de cette valeur travail, la soif de capitalisation et le souci de l’avenir des occupati sont devenus, jusque dans leurs loisirs,  impérieux et omniprésents. Parce qu’ils ont vécu comme s’ils devaient toujours vivre, parce que leur manie du travail et de l’accumulation ont altéré leur être au monde, ils veulent "vivre sans temps morts" et finissent par tout perdre, eux qui voulaient tout gagner[5] : ils sont tombés dans la vieillesse subitement sans s’y attendre.  Mais il n’y a de libre usage du monde qu’en dehors de l’appropriation : ceux qui courent un bénéfice ou un lièvre, ne courent pas.

Je le dis pourtant sans ambages et à mon corps défendant, je ne peux "lâcher prise", cesser de me soucier de ce qui vient ou même, come le disait Marina Tsvetaeva "je ne sais pas vivre tous les jours, chaque  jour, je vis toujours en dehors de moi, c’est une maladie incurable",  l’otium, l’activité (praxis) d’ordre contemplatif, celle du sage, m’est étrangère et devenue totalement  inaccessible : je suis envieilli, mais assagi je ne le suis certes pas d’un pouce (III, 9).  Il y a un très bref chapitre des Essais qui devait en constituer primitivement la préface où Montaigne explique pourquoi il a écrit les Essais intitulé justement De l’oisiveté ( I, 8). Montaigne y avoue de même façon son inaptitude à trouver la sérénité dans l’otium comme il l’avait espéré, l’inactivité engendrant une humeur mélancolique. Il reprend d’abord de façon très classique l’opposition entre ce qu’on appelait la vita activa, vie de souci, d’inquiétude et  de  négoce (nec-otium), et la vita contemplativa, la vie théorétique de l’otium ou de la skolè où l’esprit laissé en pleine oisiveté peut s’entretenir soi-même et s’arrêter et rassoir en soi. Mais au moment de passer en repos et à part ce qui (lui) reste de vie, ce qu’il découvre, c’est tout le contraire, l’inquiétude et la folie : l’oisiveté en effet, comme le disait Lucain, toujours dissipe l’esprit, le fond de l’esprit qui est opaque n’est qu’inconstance et délire, il fait le cheval échappé et n’enfante que chimères et monstres fantasques. Ces productions sans ordre et sans propos il les subit, il n’en est pas l’auteur, lui qui ailleurs avoue : Je n'ai vu monstre et miracle au monde, plus expres, que moi-même (III. 11).

Que faire d’autre alors en effet sinon tenter de se ressaisir activement, apprivoiser cette étrangeté et cette monstruosité intérieure, d’organiser ces productions désordonnées de l’esprit : les mettre en rôle, de les inscrire sur le rouleau, sur le grand registre des entrées et des sorties par la pratique de l’écriture ? Repentir et  palinodie ?  L’âme qui n’a pas de but établi, elle se perd et pour vivre il faut bien croire à la vie, faire comme si la vie avait un but ou un sens : ruse de la nature plus jalouse de notre action que de notre science. Elle nous propose, pour nous conserver, un leurre, l’illusion vitale d’un but à poursuivre. Alors le but ici serait-il de faire (poïen) un livre, de faire cette œuvre  que constitue les Essais ? 

On connaît la réponse : « je suis moins faiseur de livres que de nulle autre besogne… j’ai mis tous mes efforts à former ma vie. Voilà mon métier et mon ouvrage ». Son livre au dessein si farouche et extravagant est moins une « œuvre » qui serait extérieure à son auteur comme la sculpture peut l’être au sculpteur, il est consubstantiel à son auteur, moins de l’ordre de la poiésis que de la praxis, puisque Montaigne se construit et se constitue comme sujet par l’écriture, le mode majeur de la subjectivation. Mon fait, ce ne sont que pièces rapportées, que pièces détachées d’un ensemble inconnu. Mon « moi » est rapiécé, ondoyant et divers, c’est un être à l’identité inaccessible. Rien ne m’assure de l’existence et de la continuité de mon être, mais je peux me donner ce que Ricoeur appellera une identité narrative, je peux la construire, la feindre, la façonner, la fictionner par le récit, par l’histoire que je raconte sur moi-même. L’écriture me fait avancer sans boussole et sans but vers la terre étrangère où, si toute identité vacille, elle ne cesse aussi de se reconfigurer. Pas d’autre moyen d’assumer sa fragilité et sa finitude dans un monde où déjà,  tous les cieux s’étant effondrés, l’homme sans loi et sans repère, est livré à ses propres fictions. Les autres forment l’homme, je le récite, les autres veulent instruire, façonner l’homme. Cette perspective éducative suppose l’existence d’un modèle immuable, d’une loi, d’une norme. Moi, je le récite, je le raconte, car, dans la branloire pérenne qu’est le monde, l’homme est, lui aussi, instable et mobile ; comme toute chose, il n’a pas d’identité fixe. Aussi c’en est fini de l’idéal antique et plotinien de la sculpture de soi qui, pour ôter de l’âme ce qui n’en fait pas partie, restait toutefois  ordonnée à la permanence d’un modèle. Pas question pour Montaigne de planter une statue au carrefour ! "Personne n'est l'auteur ni le producteur de l'histoire de sa vie" (Hannah Arendt), la vie ne se possède pas, ne se maîtrise pas, on ne peut la rendre poétique, il faut plutôt la désoeuvrer et l'ouvrir à la surprise de l'événement dans la dépossession de soi.

La parfaite identité de l’homme et du livre engendre ainsi une dialectique qui fait que la copie (le livre) modifie le modèle (l’homme) :   Je n’ai pas plus fait mon livre que mon livre m’a fait, (II, 18). C’est là, dira Pierre Manent, l’acte de naissance de la littérature qui pour la première fois se détache de l’éloquence et de la poésie et ne  cherche plus ni à plaire, ni à émouvoir, ni à instruire. On a en effet, à côté de l’éloquence civique ordonnée à la cité, de l’éloquence juridique ordonnée au prétoire, de l’éloquence religieuse ordonnée à l’Eglise, une parole sans légitimité préalable qui n’est plus gagée sur une communauté existante et qui ne parle que pour elle-même, qui n’a d’autre source qu’elle même. C’est elle qui va produire ou inventer son propre public dans ce siècle déréglé des guerres de religion et de la première mondialisation qui est la condition de naissance de la conscience moderne. Elle se dira dans ce nouveau langage que Montaigne appelle de ses vœux et qui est celui du scepticisme moderne.

Quand je ne fais rien, néanmoins je respire, je mange, je souffre, j’aime, je dors, je ris, je m’amuse… et même puisque l’écriture c’est la vie, je peux aussi écrire mais « mollement, nonchalamment et non affaireusement » sans avoir donc aucunement la manie du travail, la fascination de l’action ou le désir de l’œuvre.  Je suis là plutôt dans la Gelassenheit (laisser être) qui est le foyer le plus propre de l’agir[3] ou encore, selon le Tao, dans le non-agir qui est le vrai agir, non-agir qui traverse la totalité des Essais : au fil des années, ils n’ont cessé de s’écouler comme un fleuve qu’on ne peut ni arrêter ni endiguer, comme un flot  auquel chaque génération s’est abreuvée et qu’elle a interprêté, entreglosant chaque fois de nouvelle façon (Sarah Bakewell).

 

Agir, ago en latin, agô en grec c’est mener, pousser quelque chose en avant par un mouvement violent. Agir c’est être donc en perpétuelle rupture avec la nature car la nature, elle, n’agit pas, elle est pure spontanéité, elle ne prémédite rien, elle est sans but et ne va nulle part. Conformément à ce modèle, l’action véritable se fait par la non action, agir c’est alors se laisser emporter par la vague, surfer sur elle plutôt que de s’épuiser dans une lutte contre l’adversité qui ne peut que nous faire mourir. Le monde moderne qui est le règne de l’efficience[4 nous incite toujours plus à l’action, à l’opérativité, à la performance, à la production... ne peut  faire que le jeu de la mort. Nous commençons à le comprendre aujourd’hui et à en voir  les résultats.

 

 

 

 

Le non-agir ce n’est pas l’absence d’action, ce n’est pas l’inaction, la fainéantise ou la lâcheté, c’est lâcher prise, s'ouvrir à la dimension de ce qui est "ni fait ni à faire"', ne pas s’inquiéter, s'abandonner, faire confiance à la vie, confiance à cet être d’appartenance essentiellement relié au rythme du monde que nous sommes, sans pour autant se laisser balloter par les courants dominants. Je ne lutte pas, je n’interviens d’aucune manière, je m’unis simplement au flux du courant qui toujours va de la montagne vers la mer, je vais dans son sens, dans le sens de la moindre résistance en gardant la maîtrise de mon évolution. « Rien faire » n’est pas alors « ne rien faire » ni « faire rien » c’est plutôt laisser au rien la possibilité d’apparaître car seul l’homme traversé de nullité et en proie au désoeuvrement peut acquérir une capacité d’accueil et d’ouverture. Aussi il n’y a peut-être rien de plus taoïste que ces paroles du grand peintre Bram Van Velde que nous rassemblons ainsi : "Le plus difficile est de ne rien faire. Regardez autour de vous comme les gens courent, s'agitent, se démènent. Il semble vraiment que ne rien faire soit quelque chose de terriblement difficile... Quand on cherche la vie, il faut n'avoir aucun appui, être sans abri, se mettre en danger, aller vers l'affolement, s'abandonner à la dérive, à la détresse, s'annihiler pour s'offrir à la vie… demeurer dans la solitude, le doute, l'interrogation, là où on ne peut rien saisir. Le travail est toujours une manière d'échapper".

 

Mais rien de plus taoïste aussi que les propos de Montaigne sur la médecine et les médecins, par exemple. La médecine occidentale qui oppose la santé à la maladie, le normal et le pathologique, la raison à la folie[6] cherche en dernière instance  à éliminer la mort comme le montrent aujourd’hui très clairement les propos délirants et vides de pensée des transhumanistes : ils font injure à l’histoire, aux risques, aux aléas, à la fragilité de l’humaine condition à laquelle le nom de Montaigne restera toujours attaché, lui qui était né à l’enseigne de la mort : "Ne va pas, chère âme, tentée une vie immortelle"...

Montaigne entendait bien savoir être à soi et être à soi même dans la maladie, il entendait ainsi  vivre coliqueux jusqu’à  sentir la douleur pour mieux éprouver le soulagement et le douceur de l’excrétion de la pierre (III, 13) : « De vrai qui déracinerait la connaissance du mal, il extirperait quand et quand la connaissance de la volupté, et enfin anéantirait l’homme » (II, 12). L’ordre naît ainsi du désordre et se construit progressivement en vertu des vices et des maladies de toutes sortes. « On doit donner passage aux maladies et je trouve qu’elles arrêtent moins chez moi, qui les laisse faire (…) Laissons faire un peu à nature : elle entend mieux ses affaires que nous  (…) laissons-nous doucement conduire au conseil de nature…  Laissons un peu faire… suivons, de par Dieu, suivons (II 37). Les maux,  « on les conjure mieux par courtoisie que par braverie. Il faut souffrir doucement les lois de notre condition ». « Nous sommes pour vieillir, pour affaiblir, pour être malades, en dépit de toute médecine (…) Notre vie est composée, comme l’harmonie du monde, de choses contraires, aussi de divers tons, doux et âpres, aigus et plats, mols et graves ». Ce que Montaigne appelle la nature, c’est le Tao de la Chine ancienne, c’est le réel en totalité et en perpétuel devenir, la voie, le courant dans lequel il faut s’insinuer, se couler, se glisser pour rouler avec lui. Je peux faire ce que je veux lorsque je tiens compte de la situation sans contraindre les choses, lorsque j’aime le travail que je fais. Ama et fac quod vis, Aime et fais ce que tu veux. La violence, l’ambition, l’orgueil de même que la fureur et la cruauté dont Montaigne avait une horreur si vive, vont au contraire toujours à contre courant. 

Alors qu’on demandait à Lévi-Strauss vieillissant ce qu’il faisait il répondit laconiquement : « j’attends la mort ». Oserons-nous dire qu'il n'est pas bon de regarder de ce côté, que cette façon de parler, particulièrement glaçante, n’est pas à propos parce que la mort n’est pas une action que l’on puisse attendre et préparer même lorsqu’il ne nous reste qu’un bout de vie et qu’on n’a plus rien à attendre, plus que le rien à attendre ? La mort est le bout non le but de la vie, « c’est sa fin, son extrémité non son objet. Elle doit être elle-même à soi, sa visée, son dessein » (III, 12). Mais que faire pourtant  quand on ne sait rien faire, quand on n’est bon à rien, quand la désolation de l’âge nous fait aller vers la chute, que le mouvement vers l’avant nous est plus que jamais contraire comme Montaigne le répète à l’envi dans ce chapitre intitulé : De la vanité ? Que faire avant de plonger stupidement (avec stupeur) dans la mort, s’envelopper en cet orage qui nous doit aveugler et ravir de furie dans une charge prompte et insensible sinon regarder en arrière, faire cette action de grâce qui fait dire à Montaigne : « J’accepte de bon cœur et reconnaissant ce que nature a fait pour moi : et m’en agrée et m’en loue. On fait tort à ce grand et puissant donneur de refuser son don, l’annuler et défigurer. Tout bon, il a fait tout bon ».

Mais reconnaître et dire à la fin, comme au septième jour, que tout cela était bien est encore une façon de faire retour sur soi, de se souvenir. C’est le sens du repos dominical qui nous vient du peuple juif qui a inventé la semaine des sept jours. Méditer sur le sens de la semaine passée ce n’est pas ne « rien faire »,  car on « fait » (activement) shabbat, c’est une action de repos, de suspension du travail et de la production, de retour sur soi, une action pour rêver un peu et reprendre souffle, un retour qui est une avancée, une façon donc d’aller de l’avant.Toujours la vie nous fait croire à la vie, on ne peut attendre de la vie que la vie, elle ne peut viser que la vie, que s'éprouver vivante et tout au bout, à l’extrémité de la vie, la mort adviendra bien toute seule, nous suspendant cette fois-ci en plein cours. Qu’elle me trouve plantant mes choux ! Gardons le meillleur, disons la vie, la sensation pure d’être en vie, faisons-la apparaître suspendue dans son immanence. Par l’écrivaillerie par exemple,aussi impérativement libre et vitale que parfaitement  vaine, donnons la vie à éprouver et à connaître à la vie et sur le chemin que nous avons pris, portés et débordés par la crue, tenant registre de nos fantaisies plutôt que de nos actions, allons toujours de l’avant. « Qui ne voit que j’ai pris une route par laquelle, sans cesse et sans travail, j’irai autant qu’il y aura d’encre et de papier au monde… » (III, 9).

Quinson le 30 Juin 2015

 

 

 

[1] Je sens la mort qui me pince continuellement les reins et la gorge, écrit Montaigne.

(2) "Tous les blancs ont une montre mais ils n'ont jamais le temps" dit un proverbe malien.

[2] La vie périt par le délai et chacun de nous meurt affairé disait de même Epicure.

[3] Qui était alors exercice spirituel (Hadot), souci de soi (Foucault), expérience radicale, soin de l’existence rendue sauve et intègre.

[3]  Que faire donc ? rien, sinon s’engager dans le sens que les choses ont prises afin de permettre au monde d’apparaître ; il en va, dans notre engagement, de la figuration ou de la défiguration du monde.

4 De ec-facere, faire quelque chose à fond, l’efficience devient avec l’ontologie romaine de l’agir doublée du renfort biblique du Dieu créateur, factor omnium, le trait essentiel ou le fond même de la causalité. L’efficience c’est la Machenschaft, l’empire du se-faire dont parle Heidegger.

[4] « Travailler est moins ennuyeux que s’amuser » dit Baudelaire d’où la nécessité en un siècle bourgeois de remplir le vide –la vacance- de ce qu’on a appelé les grandes vacances.

[5] Perdre, piller, dérober, gaspiller, dépenser, dissiper sa vie à tout venant, notons l’omniprésence de ce lexique économique que Bataille interrogera. La vraie vie est luxueuse et sans pourquoi et ne saurait non plus être flétrie par la préoccupation d’un gain ou d’une perte : « Un luxe authentique exige le mépris achevé des richesses, la sombre indifférence qui refuse le travail et fait de sa vie, d’une part une splendeur infiniment ruinée, d’autre part une insulte silencieuse au mensonge laborieux des riches ». La part maudite, p. 95. La pensée, disent les bourgeois, on ne peut rien en faire et il n'y a pourtant que la pensée qui peut faire quelque chose mais la pensée ce n'est pas l'être humain qui la fait car elle est excentrique et ne fait que répondre à ce qui est. La pensée agit cependant qu'elle pense, écrit Heidegger dans la Lettre sur l'humanisme et non quand on l'applique ou qu'on l'engage.

[6] La folie elle-même est une autre manière d’être homme, la considérer comme extérieure à l’humanité, c’est être conduit à jeter le Tasse dans la prison de Ferrare, là où Montaigne le visita. On ne triomphe pas de la maladie en l’éliminant c’est au contraire à travers la maladie que l’on découvre sa santé, elle est une condition nécessaire à l’existence de la santé, elle fait partie de la nature, elle a son cycle et sa durée. Les prescriptions de Montaigne rappellent celles de Lao-Tseu.

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