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Le primitivisme dans l'art contemporain

 

 

Comme il était bon mon petit français…

Un avatar de l’anthropophagisme à l’époque de la « mondialisation »

Etude de cas[1]

 

L’anthropophagisme est un mouvement culturel qui, né à Paris à l’initiative d’Oswald de Andrade, s’est développé au Brésil dans les années 1920-1930. Manière ironique, après trois siècles de colonisation culturelle et de domination néo-classique, de rejouer la tradition cannibale des Indiens Tupi-Guarani, l’anthropophagisme était une façon de refuser le mimétisme et d’encourager l’appropriation par les artistes brésiliens de traditions hétérogènes[2]. Pourtant dans le creuset brésilien, la dévoration de l’autre et son assimilation étaient de fait depuis longtemps réalisées ; en Afrique, par contre, la différence entre « nous » et « les autres » reste encore bien vivante, le fossé entre ce continent et l’Europe est encore et toujours très profond, et la métaphore de l’anthropophagisme peut y trouver sans doute une éloquence nouvelle, même si elle peut rester encore chargée de frustration et de haine.

Un des théoriciens de la négritude, Aimé Césaire, arrivé comme Ostwald de Andrade sur les rives de la Seine, a revendiqué très haut son cannibalisme ; et ce concept était et est encore effectivement opératoire dans un certain nombre de cas. Il l’est en particulier dans celui des artistes africains contemporains qui gardent vive la mémoire de la traite et de la colonisation et qui renversent à leur profit l’ethnocentrisme des vainqueurs et qui semblent nous dire avec une sainte et rieuse méchanceté : à notre tour de vous vandaliser, de vous dévaliser, vous, Occidentaux au cannibalisme tenace[3].

Qu’il concerne l’ «Afrique» ou l’ «Occident», l’anthropophagisme (ou le cannibalisme), répète les stéréotypes, les schémas les plus convenus se rapportant à  l’Autre, mais c’est pour s’en jouer et pour se jouer, pour provoquer à l’intérieur d’une formation culturelle donnée une opération réflexive ou un pli critique (Mallarmé) qui met l’objet d’art, qu’il soit plastique ou littéraire, en question ou en accusation et qui atteste, par cette autocritique, de sa capacité de survie. L’art a sans doute toujours été l’objet d’une opération de ce type, mais l’art contemporain, celui surtout que l’on appelle post-moderne, recourt plus volontiers encore à la citation, à la reprise distanciée, à l’ironie  et à cette ironie souveraine à l’égard de soi-même qu’on appelle l’humour. À la limite, le pli critique c’est Marcel Duchamp se dédoublant en Marcel et en Duchamp : Marcel, c’est l’individu qui construit le personnage excentrique Duchamp comme une œuvre d’art et qui invente ainsi une nouvelle façon d’être un artiste ; ainsi solidement installé dans l’art, le rire va provoquer un trouble dont il ne se remettra jamais.

Le «Manifeste anthropophagiste » de 1928 rappelle que l’anthropophagie est donc une coutume ancestrale des Indiens Tupi-Guarani. Oswald de Andrade le signe « à Piratininga, l’an 374 de la déglutition de l’Evêque Sardinha ».

Cette référence ironique montre bien qu’on est ici fort éloigné du sérieux avec lequel, vraisemblablement, les Indiens Tupi mangeaient un évêque portugais ou se mangeaient entre eux. Comme le remarque Jean Galard, le ton d’Oswald de Andrade est plus proche de celui d’Alfred Jarry (dans son article « Anthropophagie » de mars 1902[4]), ce qui nous rappelle opportunément que l’art est d’abord un jeu qui l’oppose à tout jamais au sérieux -i.e. à la pesanteur, à la lourdeur, à l’absence de distance-  attribuées généralement à la religion. Et il n’est certainement pas superflu de souligner la dimension d’ironisation qui traverse l’art et en particulier l’art contemporain. Elle les distingue en effet radicalement de toutes les tentatives visant à ressusciter une mythologie pour notre temps que la fascination exercée sur l’art par le primitif ou par le primordial a pu provoquer. La présence sur les bannières nazies d’un des plus anciens symboles cosmologiques témoigne évidemment de cette tentation mais cela en fut aussi une pour Bataille au moment d’Acéphale ou pour R. Gilbert-Lecomte avec Le Grand jeu. Le bric à brac métaphorique du plus célèbre et du plus inventif des artistes contemporains, Beuys, l’aviateur de la Luftwaffe enrolé volontairement dans la Wehrmacht, est lui aussi hanté et traversé par le mythe, par un mythe national-romantique : celui de la terre et de la fusion avec la nature, celui de la rédemption et du réveil de la conscience allemande. Ne sommes-nous pas cette fois-ci dans une lutte à front renversé ? À tout le moins en effet, les « primitifs » dans leurs rites faisaient preuve de plus de gaieté et de distance quand il s’agissait, par exemple, de faire pleuvoir ou de chercher l’enchantement à travers les faux-semblant très ambigus des simulacres théâtraux. Les possédés, nous dit Leiris, étaient des cabotins, qui jouaient et faisaient semblant, la possession avait un aspect théâtral et les  opérations rituelles pouvaient entraîner de  véritables accès de rires et de bouffonnerie !

La capacité de l’art d’aujourd’hui à interroger son propre statut -l’art pour l’art est devenu l’art sur l’art-, à mettre « l’art » en accusation dans une sorte d’auto-référentialité et d’auto-réflexivité ironique n’est pas nécessairement, de la part des artistes, un signe d’autisme et d’enfermement, elle peut être la marque d’une véritable  pensée plastique ouverte sur le monde, sur un monde ouvert et à l’unité dérobée comme en témoigne peut-être le « cas » de ce différend que nous avons choisi de décrire et d’analyser de la façon la plus neutre possible, en tentant de ne pas entrer dans la querelle des acteurs ou des artistes concernés. Cette étude de cas –et dans cas il faut entendre à la fois l’exemplification d’une règle et son exception mais aussi le choir et la chute du casus latin- commence par l’analyse du travail d’Hazoumé parce que c’est lui  que nous avons d’abord rencontré,  sans rien encore connaître de son histoire. Nous suivrons donc un ordre analytique d’invention ou de découverte et non un ordre synthétique d’exposition.

Hazoumé fabrique au Bénin des masques bidons : de faux masques, des masques qui ne sont pas faits pour « sortir » ou pour danser et qui ne cherchent pas à se faire passer pour des « vrais » masques ; mais aussi des masques confectionnés à partir de la découpe supérieure de bidons, de bidons d’essence, de bidons en plastique, de bidons usés et usagers, récupérés dans les décharges.

Est-il interdit de voir dans les masques bidons d’Hazoumé la vérité -vérité étrangement équivoque mais vérité enfin accomplie- de ce que l’on a appelé « art nègre » puis «art africain » ? Recycler les ordures de la Civilisation, le trésor des poubelles[5], c’est bien en effet porter à l’accomplissement tout un tour, tout un cycle qui commença le jour où le colonisateur arrachant la chose africaine à son contexte, l’accrocha à ses murs, la transforma en artefact, en objet de curiosité, en œuvre d’art enfin. Et, à l’autre bout de ce procès de détournement, par un jeu de miroir profondément retors et pervers, dans une œuvre qui met « l’œuvre » en accusation, voilà qu’Hazoumé semble refaire le même geste à cette différence près : il nous permet, cette fois-ci, grâce à ce pli critique ou cette réflexivité, d’ouvrir les yeux sur nous-mêmes. Il nous fait parcourir, dans un raccourci saisissant, toute la généalogie inversée de nos penchants et de nos passions, il nous oblige à défaire ou à déconstruire tous nos partis pris d’Occidentaux, cependant que lui-même, dans une œuvre ambiguë et qu’on pourrait croire métisse, entre en dialogue avec nous. Car cette fois-ci c’est l’art africain ancien et l’art africain actuel, l’art le plus populaire et l’art le plus savant qui entrent en rapport[6] pour venir inquiéter les plus têtus et les plus irréfléchis de nos partis pris.

Il s’adresse d’abord à l’étranger, à son hôte, à son autre pour lui donner ou lui vendre ce qu’il demande : des masques, des objets qui « ne sont pas comme les autres », disait Picasso. Le masque n’est-il pas ce qui interrompt la communication qui s’effectue quotidiennement par la médiation du visage, ce qui « la détourne de sa fonction humaine, sociale et profane, pour l’établir avec un monde sacré » remarquait Claude Levi-Strauss ? Le masque, du bas latin mascha, la sorcière, n’est-il pas ce précipité d’altérité[7] qui ouvre sur la nuit, l’objet exotique par excellence, la curiosité, la bizarrerie qui de toute façon vient de loin et fait partie des choses étonnantes, de ce qu’on appelait à l’époque classique, celle des cabinets de curiosité, des mirabilia ?  L’Ecole de Dakar elle-même, à la belle époque de l’idéologie de la négritude, avait tenté de conforter son africanité, d’assurer son affiliation, d’attester son héritage en multipliant les tableaux de masques, ces symboles, pour les Européens et, par voie de conséquence, pour les Africains eux-mêmes, de l’icône emblématique ou du ready-made africain par excellence[8]. Vue l’importance accordée par les Européens aux masques, l’artiste africain ne recommencerait-il pas, pour un peu, à croire en leur pouvoir… ?

« Des masques, tu en veux, en voilà ! » semble nous dire Hazoumé, mais cette fois-ci avec le clin d’œil amusé d’un stratège de la dérision qui, par Européens interposés, a parfaitement deviné quelle Afrique il convient de montrer. Car ces masques, sans doute, sont bidons, ostensiblement faux ; mais tous ceux qui ont été sortis de leur espace natif pour être, dans le sépulcre de nos musées, accrochés sur des cimaises, ne le sont-ils pas, à leur manière, eux aussi ? Immobilisés pour l’éternité, détribalisés, purgés de leur substance ethnique, soustraits pour toujours à la vie ou au mouvement, ils sont devenus autres et ont été comme aliénés au sens étymologique, juridique, moral, politique… et l’on comprend que, dans les mêmes conditions, les Indiens Zuni interloqués de voir leurs objets cultuels ainsi aliénés et présentés dans un lieu aussi déplacé que le musée aient pu en exiger restitution.

Mais c’est à un tout autre sens du mot « aliénation » que vont répondre ces masques confectionnés à partir de ce qu’une civilisation hyper hygiéniste, dans sa frénésie de consommation, a jeté, exclu, vomi, excrété. Dans un procès  d’étrangement, pourrait-on dire, pour approcher les significations germaniques des mots qui traduisent notre « aliénation » (Entäusserung, Verfremdung…), la chose inappropriable, irréductiblement autre, a cette fois-ci été ex-territorialisée, externalisée. Ces déchets épuisés dans leur valeur d’usage, ces rebuts usés, arrivés au terme extrême de leur parcours, sont vidés absolument au sens paulinien, au sens kénotique du terme et c’est comme tels qu’ils vont être renvoyés à l’envoyeur ; mais ces bidons venus des décharges sont ainsi paradoxalement rechargés au sens physique, électrique, organique, sexuel, symbolique, magique, religieux du terme, rechargés parce que leur statut d’exclusion, leur état d’ordure de la civilisation les dote d’une sacralité nouvelle : le très bas aussi bien que le très haut ont toujours constitué une des faces de l’agios, un des côtés du sacer, du sauf, du salve qui sauve.

C’est ce qu’exhibent avec, quelques fois, un sens plastique très sûr, ces bidons qui soudain se réveillent masques et masques chevelus dans les œuvres d’Hazoumé. Promotion, transfiguration, sublimation du déchet, du déchet chu et déchu, de l’objet damné et condamné, de l’objet de plastique perdu mais devenu, par une sorte de sortilège, chose mordorée, opalescente, œuvre d’art enfin. Comme naguère Schwitters, Hazoumé veut rebâtir un univers à partir des fragments matriciels que lui livre un monde hétéroclite de déchets usés et écrasés. Le rebut à la valeur d’usage, tout à coup recyclé, investi d’une forte valeur d’échange, entre ainsi dans le champ de l’art et du marché.

Tant pis pour la passion antiquaire des collectionneurs trop pressés d’enfermer les « nègres » dans leur passé, tant pis pour ce romantisme diffus -celui qui imprègne toujours nos  notions de primitivisme et d’art premier- qui ne réhabilite le peuple, le Volk[9] que pour l’enfermer, le confiner dans le passé d’une culture-patrimoine. Tant pis pour notre exotisme primitiviste qui transforme tous les artefacts en objets d’archives ou de musée sensés témoigner de la pureté originelle des peuples-enfants, pureté irrémédiablement contaminée par l’Occident et condamnée par le développement à disparaître. Tant pis aussi pour ceux qui pensent, comme W. Fagg, que nous vivons la mort ou que nous sommes dans le deuil de tout ce qu’il y avait de meilleur en Afrique, le meilleur se confondant évidemment avec le plus ancien.  

Voici donc un Africain d’aujourd’hui qui s’approprie la qualité de factor, d’artifex ou d’artefactor et entre en majesté dans ce domaine très longtemps circonscrit dans le temps et dans l’espace mais aujourd’hui mondialisé, dans ce domaine dont le nom ne trouve vraiment d’équivalent dans aucune langue non-européenne : le domaine de l’art, de la forme art[10], de la promotion de l’art, domaine contemporain de l’invention du musée, qui est en même temps celui de l’objet libéré, totalement décontextualisé. Il refait en outre, miroir de la posture de l’occidental, ce que Picasso et les autres en leur temps avaient fait : se livrer au vertige de la métamorphose, à la prouesse de l’art qui du non-être fait venir l’être[11] : prouesse de l’artiste qui voit, comme Giacometti, la femme dans la cuillère ou, comme Picasso, la tête de taureau dans la selle et le guidon. Les collages d’Hazoumé (de la brosse du téléphone, des fils électriques…) n’évoquent t-ils pas, bien longtemps après, il est vrai, ceux de ces prestigieux initiateurs ? Hazoumé aurait-il compromis, contaminé, répudié ou altéré son identité par trop de contact avec une influence extérieure, se serait-il « occidentalisé » en intégrant dans son œuvre des artéfacts industriels, par exemple ? Pas plus sans doute que les Européens ne s’africanisent en accrochant des masques sur leur mur ou que Gauguin ne s’est océanisé en s’exilant à Tahiti ou aux Marquises. Non seulement le geste européen (et nous allions connaître bientôt lui donner un visage) qu’Hazoumé répète, il le réinterprète et se le réapproprie, mais ce geste était déjà pris lui-même dans une histoire entièrement marquée par la rencontre avec l’Autre :  en  imitant des artistes modernes si évidemment influencés par l’art africain, l’Africain, bouclant la boucle, s’africanise en devenant moderne et devient moderne en s’africanisant[12]

On ne s’étonnera donc pas de voir Hazoumé se souvenir lui aussi d’où il vient[13] ni de retrouver l’africain là où on cherchait un artiste occidentalisé : il expose en Occident mais il est tourné vers l’Afrique et il s’approprie ou se réapproprie grâce à l’intercession d’un geste emprunté à l’Occident, toute une tradition africaine venue du fond des temps. Des fétiches à clous du Congo aux maîtres fous du Ghana, c’est tout un continent qui, sur le modèle du culte mélanésien du cargo, a su reprendre, détourner, récupérer et faire entrer dans le cycle d’une consommation symbolique tous les prestiges dont se parait le pouvoir blanc. En fouillant les décharges, en recyclant ses bidons, l’artiste retrouve l’Afrique et refait, pour d’autres temps, ce que ses ancêtres faisaient. Il refait ce que, depuis la parution, en 1760, du livre de De Brosses (Du culte des dieux fétiches) les blancs ont baptisé du nom de fétiche : terme méprisant et demeuré pourtant étrangement inquiétant, terme qui, avec Auguste Comte et plus tard Sigmund Freud, allait connaître le succès que l’on sait.

C’est en effet aux déchets et aux matières de rebut que les objets fétiches des Africains empruntent leur pouvoir. À ces matières, qui sont, au sens étymologique (abjicere), abjectes : faites de ce qui a été jeté et de ce qui est en tant que tel séparé, sacer, le reliquat, le reste abandonné, se transformant inévitablement en relique. Veut-on des exemples ? Les petites statuettes Téké (Afrique centrale), statuettes crêtées, barbues et scarifiées, sont de véritables reliquaires, toutes grosses et comme enceintes. Elles sont en effet invariablement et rituellement enveloppées ou empaquetées -elles peuvent évoquer une œuvre de Christo ou de Louise Bourgeois- de telle sorte que la quasi-totalité du corps disparaît, pris dans une boule de substances composites, dans une gangue qui laisse deviner la médecine secrètement enfouie. Cette boule qui fonctionne en effet comme un accumulateur de puissances occultes, comme un réceptacle de forces propitiatoires, est constituée par des herbes, des racines, des griffes, des cornes, des arêtes, des cheveux, des ongles, de la bouillie, de la salive, du sang séché. Ces accumulations de débris et de déchets, ces tas d’immondices dont le bric-à-brac pourrait faire l’objet d’un invraisemblable et interminable inventaire, sont faits d’ingrédients choisis pour leurs vertus « magiques », d’ingrédients qui activent le pouvoir de l’objet[14]. On les retrouve dans les vaudous béninois qui veillent au coin des rues, dans les autels Lobi (les thil) faits de boue et de branches mortes fourchues qui protègent les maisons et pour lesquels les historiens de l’art et les thuriféraires de l’art africain n’ont bien sûr nul égard et nul regard.

Prenons plus précisément l’exemple des boli bambara, de ces fétiches, curieuses médecines qui sont sources d’un pouvoir ambivalent aussi bien bénéfique que maléfique. Nous sommes ici aux frontières de la forme et de la puissance immémoriale de l’informe, aux confins de ce dont il n’y a pas idée (comme on dit en platonisant sans le savoir), de ce qui n’est pas propre et qui met en échec toute tentative d’appropriation. Comme le cheveu, la boue ou la crasse dont parle le Parménide de Platon, rien ici ne peut être ni vu ni conçu dans le clair contour ou la claire découpe d’un eidos ou d’une forme. Ce sont ces boli, ces fétiches faits de main d’homme (feitiçao), faits de la main des hommes (keiropoiètes) et à l’ombre et au pouvoir desquels, pourtant, ces hommes vivent, qui condensent et transmettent le nyama (les forces spirituelles) qui vient du monde des morts. Ils sont constitués eux aussi de racines, cuirs, os, crins, queues et mâchoires d’animaux, sang, excréments, miel… et ils reçoivent périodiquement des sacrifices de bière, de mil et de sang. Et parce que, chez les Bambara, le domaine du pouvoir est essentiellement féminin, la fabrication de ces objets forts exige en premier lieu des liqueurs ou des substances féminines particulièrement chargées en nyama comme le sang menstruel, le liquide amniotique et les morceaux de placenta. Le masque kono ici représenté, outre sa patine sacrificielle croûteuse, comporte un énorme boli, une boule massive de matériel sacrificiel dont les flux favorisent la fécondité des femmes et la fertilité des champs comme ils intimident les travailleurs de la nuit (subara) : les sorciers mangeurs d’âme (subaga).

 

 

 

 

. Le masque kono ici représenté, outre sa patine sacrificielle croûteuse, comporte un énorme boli, une boule massive de matériel sacrificiel dont les flux favorisent la fécondité des femmes et la fertilité des champs comme ils intimident les travailleurs de la nuit (subara) : les sorciers mangeurs d’âme (subaga).

 

 

 

 
 

Masque Aono, détail

 

 

 

 

 

Fidèle à la poétique de la modernité exaltée par Baudelaire[15], une bonne partie de l’art contemporain, qui cherche à quitter l’univers illusionniste de la représentation pour retrouver le réel dans son mouvement, sa texture et sa matérialité, ne semble être que la reprise de ces gestes de chiffonnier-poètes et ne donner qu’un immense écho à cette fièvre accumulative de matériaux délaissés. C’est en effet, à bien des égards, un art pauvre que l’art contemporain, arte povera dit-on en  italien, art pourri, disait déjà Bataille, un art en quête de la res nullius, de la res derelictae, de ces épaves défraîchies, méprisées et sales qui n’appartiennent à personne, comme celles que Joseph Beuys remit en honneur : du sang, des excréments, des bandages, du sparadrap, de la gaze, des ongles, des seringues hypodermiques, de la gélatine, des cheveux, des fils métalliques, des dynamos, des bouteilles de Leyde, des téléphones, des batteries, du miel, de la graisse…  tout ce qui, aux antipodes de l’art apollinien qui toujours privilégia ces matériaux inaltérables, propres et froids que l’on dit « nobles », est du côté des matériaux précaires et délaissés, des matières fluides et chargées qui s’altèrent et ne cessent de se modifier. Ce sont elles qui concrétisent ce qui circule, rayonne, communique… En ce sens elles évoquent ces substances naturelles chargées de pouvoir, d’énergie et de flux (le nyama) qui permettent aux bambaras de communiquer avec le monde qui est celui des ancêtres comme il est celui des morts. Cette démarche est quelquefois si mimétique qu’elle en vient à oublier qu’elle est seulement de l’art, c’est-à-dire qu’elle n’est qu’un jeu, pour mimer l’adhésion religieuse et la pose mystique ; ainsi chez Beuys encore, l’artiste-chaman.

Bien malin apparaît ainsi l’artiste du Bénin, le maître fou (le fou qui imite le maître mais un maître déjà convaincu de folie) qui entre par effraction dans le régime esthétique d’identification de l’art (dans lequel, nous dit J. Rancière,  un masque n’est plus la présence d’un dieu ni une représentation normée par rapport à un modèle mais une chose de l’art), qui parodie et donne comme en anamorphose ce que toujours a demandé le blanc, mais qui sait en même temps traduire, pour des temps nouveaux et pour un autre genre d’homme, d’ataviques pouvoirs ancestraux.

Mais cette traduction n’est-elle pas aussi trahison ? car, à la fin, c’est toujours le blanc qui gagne ; l’espace du marché est devenu la planète entière, la planète désertée, désenchantée, dédivinisée : Entzauberung, Entgötterung. A la fin, vraiment, il est trop tard pour les dieux : en témoigne cette œuvre sans valeur cultuelle, cette œuvre qui, du sacré, ne peut nous donner qu’un simulacre, celui, insigne il est vrai, de l’art qui ne commence vraiment que lorsque le ciel se vide. Mais la victoire présumée du « blanc » est-elle pour autant assurée ?  Un nouvel avatar ou plutôt un épisode plus ancien de l’histoire d’Hazoumé va nous permettre en tous cas de poser la question. Pour ancienne qu’elle soit, cette histoire reste sans doute, aujourd’hui encore, féconde et fertile en rebondissements.

Il nous faut donc remonter quelques années en arrière, au temps où l’artiste plasticien Jacques Bruel fit son premier voyage « initiatique » en Afrique noire (Centre Afrique, Cameroun) en 1982 puis débarqua en Sierra Leone et commença à collecter des bidons de plastique. Ce plasticien sensibilisé aux problèmes de l’économie-monde, qui était devenu pour un temps spécialiste en communication -ces mentions auront leur importance- avait été frappé, au  cours de ses voyages en Afrique par la pratique indigène de la récupération et sur la fonction paradigmatique des déchets dans le dialogue Nord/Sud . Il avait remarqué en particulier que l’Afrique rieuse autant que miséreuse des bidonvilles recyclait les bidons ; pour les transformer en récipient, les Africains tranchaient en effet le sommet du bidon où se trouve l’ouverture destinée au bouchon. Ce relief de plastique délaissé, abandonné, ressemblait étrangement, avec sa bouche grande ouverte, son nez en forme de poignée et ce front menaçant qui épousait le rebord moulé du bidon, à un masque, à un masque qui aurait été victime d’une étrange exclusion de la part des africains eux-mêmes et qui aurait chu comme un raté de la pratique de la récupération, comme un raté, pour les Occidentaux, de l’idéologie de la récupération : idéologie économique de l’épargne et du rachat, idéologie théologique de la rédemption, idéologie spéculative de la relève dialectique[16].

L’Afrique, écrit-il dans la Revue noire, réinscrivant peut-être l’économie dans l’horizon maussien de l’échange-don, à ce degré zéro de l’économie, lui avait fait don du reste  (reliquus), du rebut irrécupérable et sans valeur. A lui était échu, désormais, de racheter ces œuvres d’occasion, ces objets doublement rejetés, ces objets ordinaires trouvés tels quels dont la beauté tenait justement au fait d’avoir été donnée (étant donné(s)… disaient Duchamp ou… J. L. Marion), d’être l’objet d’un contre-don complètement disproportionné par rapport au don de ce donateur impérieux et impérial que veut toujours être le blanc. Bruel signait sans doute des objets ordinaires dont il n’était pas l’auteur mais des objets à la valeur ajoutée puisqu’ils étaient recadrés et transformés de façon très Duchampienne en œuvres d’art par des opérations multiples de prélèvement et de choix, de déplacement dans un contexte artistique, de dé-fonctionnalisation, de signature, de nomination (les fameux Purs-purs), de reproduction dans un catalogue. L’objet tranché devenait ainsi proprement symbolique : d’un même objet, la pure coupure avait fait pour les uns des récipients et pour les autres des artefacts culturels, des objets d’utilité ou de jouissance, aurait dit Baudelaire. Pures coupures du monde en vérité que ces Purs-purs[17] : ces hauts de jerricanes, ces objets déjà coupés, étaient en effet, au sens originel, de véritables symboles (le sum-bolon, ce qui est mis ensemble, est le morceau de tesson brisé qui atteste du contrat passé entre deux partenaires) qui renvoyaient pour Bruel à la coupure d’un monde globalisé : coupure-symbole entre l’utile et le futile, entre les récipients utilitaires récupérés par les gens du Sud –les trois milliard d’humains qui n’a pas accès à l’eau courante et potable- et entre les hauts de jerricane, objets d’agrément et de délectation réservés aux gens du Nord. Comme une figure du pli critique ou du partage de la modernité, cette coupure, écrit-il, faisait coïncider pour une fois le Nord et le Sud[18], elle était une image de l’inversion des pôles[19], une figure de l’alliance et de la réciprocité cosmique dans lesquelles s’inscrit le don cérémoniel.

De passage au Bénin il rencontra Romuald Hazoumé qui, dans des payages de désolation chers à Rem Koolhaas, l’accompagna dans sa quête et l’aida à négocier le prix des bidons. Mais l’informateur, à l’évidence, ne resta pas longtemps à la place qu’on avait voulu lui assigner et  entra  bientôt lui-même dans la danse : dans le grand jeu mimétique si enchevêtré et si riche en coups violents, si prodigue en chocs et en chocs en retour[20] qui ne cesse de se jouer entre l’Afrique et l’Europe dont les fortes plaques tectoniques, décidemment, ne cessent de se heurter. Dès 1983 Bruel avait fabriqué des masques qu’il appela dans une sorte de koan qui renverse et fait se court-circuiter le sens : « Pur-pur »[21] rappelant ainsi l’énoncé performatif de celui qui appela fontaine un récipient destiné à recueillir des eaux usées.  Hazoumé, après la rencontre avec Bruel en 1987, dans un jeu et un tour supplémentaire dans le détachement et la dérision par rapport au référent initial, confectionna lui aussi des masques bidons et obtint rapidement, grâce à eux, une audience internationale[22], si bien que le plus ancien des deux, Jacques Bruel, Bruel l’ancien, dont l’ « œuvre » était antérieure, se sentit à juste titre totalement éclipsé par le travail de celui qui n’était pour lui qu’un nouveau, qu’un second et un usurpateur. Celui qui dessina la main devenue célèbre de l’opération « touche pas à mon pote », rétif plus que jamais au sentimentalisme tiers-mondiste qui a déjà fait tant de dégâts, manifesta alors violemment son dépit d’une façon dont rien ne nous a autorisé à croire qu’elle ne fut pas pure, pure, comme d’aucuns ont pu l’insinuer.

Et pourtant l’objet trouvé, l’objet sans auteur intitulé simplement : Plastique, Poussière, Sueur[23], n’appartenait bien à personne. Bruel après avoir, dans un premier temps, découpé les bidons, les achetait désormais à une restauratrice de jerrycan installée près d’un temple vaudou et les laissait dans l’état, se contentant de changer le cadre ordinaire de l’opération, le cadre primaire, pour utiliser la terminologie de Goffman, et de le transformer par le jeu et par l’humour. Selon le précepte taoïste du non agir, il entendait limiter au minimum sa propre intervention et donner ainsi simplement à voir le monde comme il va. Exposer comme tel l’objet trouvé, c’était aussi une façon de jouer avec le culte de la singularité créatrice et de son accréditation, une façon de saper les fondements même de l’ « autoritas » .

Attentif à la façon dont les africains fabriquaient en série des objets à l’intention des touristes -l’art d’aéroport en représente le dernier degré de dégradation et porte à son comble le malentendu et le discord dans la confrontation des deux mondes- Bruel qui, à l’évidence, n’aime guère le mensonge ni la tricherie, eut même l’idée de faire copier par des africains ses « propres » Purs-purs dans le bois (le fromager) généralement utilisé par les autochtones pour confectionner leurs masques. Venus de l’Afrique fantôme, ces authentiques copies en bois d’un faux masque, d’un masque bidon, rendaient bien sûr aporétique ou indécidable la question de l’authenticité puisque la série indéfinie des copies était amputée de son terme initial : l’original. Mais avec ce tour de vis supplémentaire, l’accusation qui pourrait être portée sur un éventuel faussaire ou  sur un éventuel plagiaire perdait évidement tout fondement et toute légitimité puisque celui-ci ne serait alors qu’un faux faussaire qui, dans l’espace des vrai-faux, ne ferait que continuer le jeu sans origine et sans fin que Bruel avait lui-même initié. Dans la poussière des marchés africains, les bidons défoncés que l’on ne cesse de rencontrer ne sont-ils pas autant de faux Bruel, demandait Michel Cressole[24] ?

Cela entamait-il pour autant les exigences minimales de ce qu’il faut bien continuer à appeler : l’authenticité ? Le Pur-pur conservait en effet un lien avec l’artiste puisque celui-ci était au moins intervenu pour lui donner l’existence. Mais ici, un distinguo supplémentaire s’impose : « la réplique d’un ready-made, disait Duchamp, transmet le même message ». Ce « message » ne se confond donc pas avec l’objet qui peut avoir en effet diverses répliques.  N’est-il pas alors le bien propre de l’artiste qui l’a choisi ? L’objet original, l’objet « authentique », est généralement perdu à jamais et, à la limite, n’existe pas hors des avatars qu’il peut toujours avoir, hors des interprétations qu’on en peut toujours donner. Aussi on peut comprendre que Jacques Bruel, l’artiste renonçant comme il s’appelle aujourd’hui lui-même, ait pris ombrage de l’appropriation de son geste ou de son message par un autre artiste que lui qui ne faisait pourtant que s’inscrire dans le grand jeu de l’art où tous les artistes n’ont jamais rien fait d’autre que de s’entre-copier[25].

Hazoumé pourtant se situait sur un tout autre plan, il faisait classiquement une œuvre plastique en empruntant de tous côtés[26]. Hazoumé en effet ne se contentait pas de citer, de simuler ou de répéter le geste de son prédécesseur. D’abord, parce que, dans le plus style de l’anthropophagisme, il renversait à son profit la situation, retournait le regard porté sur l’Autre et renvoyait l’objet reçu à l’envoyeur. Cela est manifeste dans les interviews qu’il donne encore aujourd’hui en se réappropriant les oeuvres du blanc et en exploitant sa mauvaise conscience[27], cela éclate aussi dans l’installation qu’il fit à Lyon : partager l’exotisme  c’était pour lui montrer combien une telle exposition pouvait être en effet exotique pour un africain : on pouvait voir Hubert-Martin totémisé, entouré d’écrans de télévisions et de masques bidons, le tout couvert de poussière dorée, tel qu’un archéologue du futur pourra peut-être un jour le retrouver.  De plus, le geste de Bruel, il en faisait une œuvre tournée vers la modernité et le personnalisait : l’objet de rebut, devenu comme un remake d’après Bruel[28] ou encore un ready-made aided, selon l’expression de Duchamp, était de nouveau conforme au critère de l’œuvre d’art ordinairement retenu et, fort curieusement, à la différence des Purs-purs du blanc, avait éliminé ses traits négroïdes : il avait une valeur ajoutée par le travail d’un artiste méritant, il était transfiguré, doté, par exemple, de ces chevelures en forme d’antennes fantastiques que l’on voit chez les africaines ou d’oreilles et de nez étranges et hilarants, réappropriation ironique et rouerie de second degré qui permit, sur le continent du rire, à ce trickster à l’humour malicieux[29] de se faire un nom et de se donner une icône comme on peut le voir, 17 ans après cette affaire, sur son site informatique. On allait voir qui allait être le nègre de l’autre et qui de Nantes ou de Ouidah était vraiment la capitale des négriers !

Bruel d’ailleurs ne s’y trompa pas qui eut le sentiment de ne pas avoir été compris : il était lui fasciné par la déréliction d’un objet qu’il entendait bien laisser tel quel alors qu’Hazoumé cherchait à le transformer, à le moderniser, à le remixer pour reprendre le qualificatif (la « tendance » est décidemment au « métissage » !) de la dernière exposition de Jean Hubert-Martin : Africa remix, dans laquelle, à Düsseldorf, à Londres et aujourd’hui à Paris, il apparaît en effet comme parfaitement à sa place. Dans ces conditions Bruel n’était-il pas mal fondé à crier au scandale et à l’injustice, à chercher à disqualifier les motivations du présumé artiste accusé d’inauthenticité pour cause de manque d’inspiration, de manque d’originalité, de recherche exclusive de profit, de quête de renommée... Lancé comme il l’avait été par les services culturels français en quête de nouvelles pousses et d’artistes autodidactes, le grand Romuald Hazoumé du Bénin, comme l’appelle Titouan Lamazou[30],, ne confondait –il pas en effet, l’objet acheirépoïète et sans nom et le produit du showbiz, l’humour ravageur de la dépossession  et l’ironie promotionnelle  d’un moi assoiffé de pouvoir ou, pour faire bref, le tout à l’égout et le tout à l’Ego ? Mais pour être recevable, il faudrait qu’une telle dénonciation puisse être entendue et pour être entendue il faudrait que les œuvres relèvent d’un même paradigme esthétique, reposent sur un même socle interprétatif. Or il ne pouvait pas y avoir vraiment de litige entre les deux artistes et donc pas de discussion possible entre eux car c’est d’un différend fondamental sur les frontières mêmes de l’art qu’il s’agissait. Comble du comble et comme pour confirmer cette irrémédiable déconvenue, le sort se retourna si bien contre Jacques Bruel qu’il tomba gravement malade et qu’il estima avoir été empoisonné au pays du vaudou (ou vodun) : depuis 12 ans en effet il repose, sans le sou, sur un lit de douleur. Bruel l’ancien, pour reprendre le titre malicieux d’un de ses catalogues, n’a décidément pas eu de chance au pays des Purs-purs.

Des fétiches pourtant, il y a longtemps qu’il en confectionnait[31]. Ainsi, par exemple, en prenant là aussi modèle sur une pratique africaine, il avait eu l’idée d’en fabriquer en récupérant et en faisant monter sur une armature et socler ces sortes de serpillières faites de vieilles moquettes, de vieux tapis ou de tissus roulés qu’utilisent les africains qui s’occupent, à Paris, dans la capitale de l’art africain, de la voierie. Après enquête, il découvrit que ces serpillières sauvées des eaux -il les appelle « Moïse » avec un clin d’œil, peut-être, à l’Egypte de la Black Athéna- ont bien en effet été utilisées, à Paris, dans cette fonction par les Sarakolés du Sénégal qui n’avaient fait que transporter dans la capitale des arts premiers des pratiques agricoles utilisée en Afrique pour l’irrigation des champs de riz.  Mais comment penser que Bruel l’ancien, avec ces équivalents des Purs-purs, aurait pu être plus heureux au pays des fétiches ?

De cette incroyable et cruelle aventure, on peut tirer au moins trois enseignements :

1- Le regardeur, comme disait Duchamp, ajoute par son interprétation à ce que l’artiste a fait sans jamais savoir vraiment ce qu’il faisait. Il constitue ainsi pour moitié le phénomène artistique et sa seule anticipation peut déjà affecter le statut d’une œuvre d’art. Le geste d’Hazoumé est, en apparence, le même que celui de Bruel, les sujets de l’énoncé sont identiques, les masques sont bien doublement ou même triplement « bidons », mais le sujet qui les crée, le sujet de l’énonciation, comme on disait doctement hier, est différent si bien que le ready-made risque d’être revendiqué et de devenir, contrairement à l’injonction de Duchamp, une chose sérieuse. Suivant que le sujet qui effectue l’œuvre est  « noir » ou « blanc » celle-ci sera ou ne sera pas reçue, comme si ce que l’on savait du sujet de l’énonciation faisait partie de l’œuvre, comme si l’œuvre d’art contemporaine n’était plus seulement coextensive à l’objet mais aussi, en effet, à l’interprétation qu’on en donne, à l’exécution qu’on en fait, comme on le dit d’une œuvre musicale dont il n’y a pas d’ « original » puisqu’elle n’existe que dans le moment où elle est jouée. L’œuvre dé-fétichisée[32] est ici paradoxalement et en un autre sens re-fétichisée. Dans le cas présent celui qui se dit dépossédé de son œuvre a été du même coup « possédé ». Cela serait-il pour nous étonner ? Les masques de Jacques Bruel ne semblent pas intéresser les commanditaires quand ils apprennent qu’il est « blanc ». Aucun musée en effet n’en a fait l’acquisition, auquel cas, dit-il, il aurait volontiers accepté -c’est le jeu normal et la grande question de la transmission, de l’imitation et de la réinterprétation qui court à travers toute l’histoire de l’art- de se faire piller ou détrousser. Mais tel n’est pas le cas, et d’entrée de jeu, dans l’horizon d’attente qui est le nôtre, on sait que les masques du « blanc » ne sauraient nous effrayer, qu’ils ne sauraient susciter la réaction horrifique que nous escomptons avoir face au « primitif », parce que l’artiste ne croit pas plus que nous à la possession des danseurs, au pouvoir des masques et des fétiches. Seul un Africain, pense t-on, peut faire des masques -ou des fétiches- confectionnés avec le trésor des poubelles et, effectivement, rien ne semble pouvoir arrêter la rapide ascension de l’artiste du Bénin à la plus grande satisfaction d’un public occidental avide d’exotisme et d’africanité. Exploitant à fond cette trouvaille incongrue destinée à l’exportation qui, selon certains  frise l’imposture sinon la forfaiture, il expose aujourd’hui à Houston, demain à Monaco et cède ses droits de reproductions à la plupart des revues d’art : Un petit monde blême et plat, écrivait Rimbaud, Afrique et Occident, va s’édifier ».

2- Dans ce renvoi et ces échos permanents d’un monde à l’autre, à l’opposé de toutes les fixations et de toutes les crispations identitaires, on aurait pu voir naître l’espoir fragile d’un être en commun, d’une communauté (de dépendance, de réciprocité). N’est-ce pas l’altérité de l’autre, de celui qui fut longtemps le colonisé, le paria, le damné de la terre, qui s’entame, se fissure, se défait, se disloque pour entrer dans un jeu mêlé vis-à-vis des siens comme vis-à-vis des autres ? Chaque culture ainsi, en prenant la mesure de la diffraction interne qui la marque, devrait reconnaître l’impossibilité pour elle de s’identifier, pour développer hybridations, symbioses, métissages, pour créer par exemple, aux antipodes d’un art international passe partout[33], de nouvelles différences.

 Telles sont les conditions de la création d’un monde commun, c’est-à-dire d’un espace public où les places différentes de chacun resteraient marquées mais à l’intérieur duquel de multiples perspectives pourraient néanmoins se croiser et se rencontrer. L’identité monolithique n’a jamais été que l’invention dérisoire du fanatisme qui cherche à fondre la diversité et la multitude profuse que chacun –individu ou culture-, ondoyant et divers, porte en soi. « Les rêveries de l’altérité et de l’authenticité, les quêtes de pureté sont des poisons que l’ethnologie a contribué à répandre et que l’Histoire doit combattre avec la dernière énergie. Rien n’est pur. Tout est mêlé, hybride, irrémédiablement contaminé et enrichi par l’autre » écrit Serge Gruzinski  dans la dernière page de son histoire de la ville de Mexico[34]. Ainsi, au lieu de rester figés dans une essence, au lieu d’être idéalisés ou diabolisés, « l’Africain » et « l’Européen » échangeant enfin leurs positions, se déplaçant l’un vers l’autre, devraient pouvoir poser les prémices du devenir-monde de l’art et former, à partir de la singularité propre et insubstituable de leur venue au monde –les identités de se mélangent pas et l’ »humanité » n’est qu’un leurre-- le lieu d’un com-paraître réciproque, l’espace à la fois séparé et rassemblé d’un partage du monde dans l’échange de fait que constitue, dirait Glissant, la mondialité.

Et pourtant le grand mouvement d’échange de la mondialisation ne laisse aucun peuple  à l’écart : le règne sans partage de la technique a ouvert pour la première fois une ère mondiale. S’il ne laisse pas indemnes ou inentamées des identités culturelles prétendument pures ou originelles, il n’aboutit pas non plus à la constitution d’une culture globale. Malgré l’intensification des relations, les places originaires de chacun demeurent inéchangeables. Non seulement l’idéologie du métissage, de la fin de l’altérité, de la plasticité illimitée de chacun est ainsi tenue en échec, mais, d’un continent à l’autre, dans le contexte délétère de l’échange inégal, quand les acteurs restés rivés à leurs références n’ont plus la capacité de se détacher émotionnellement et de rire, les jeux de miroir peuvent avoir le sérieux mortel d’une fête noire.

3-Il faut cesser de donner au rapport du centre et de la périphérie une signification topographique et géopolitique en l’identifiant au seul rapport Nord/Sud. Quand le Sud lointain nous devient proche, le centre peut se mettre lui-même en position périphérique et se déterritorialisé. On connaît les affiches lacérées de Hains et Villeglé qui se proclament eux-mêmes des ravisseurs. Utilisons ce modèle et disons que le déchet n’est ravi par Bruel que pour la seule joie de ravir, parce que ce reste, ce déchet est irréductible, parce qu’il échappe au commerce, parce qu’il est séparé de nous par une distance infranchissable. C’est pour cela qu’il est le siège d’une intensité de ravissement et conserve une inexpugnable dimension d’étrangeté. Hazoumé au contraire s’assimile à la structure de pouvoir de ceux qui sont au centre, de ceux qui, nouveaux magiciens, donnent le sens et qui consacrent un objet comme « œuvre d’art » qui le monnaie et le monétarise, l’argent étant le plus grand opérateur de détournement : au lieu de laisser jouer le pouvoir de fascination de l’objet-trouvé sur le sujet, il exerce sa toute puissance de sujet et opère une transmutation de l’objet, il l’identifie et le soumet à un régime univoque de sens ; en l’absorbant et en le transformant, selon la stratégie gloutonne et consumériste qui est celle du centre, en un pur signe : le haut de bidon est devenu l’objet d’une capture de détournement et non de ravissement, il est recomposé en une figure identifiable, détournée au profit de la représentation. En aidant –bien ou mal, c’est une autre question- le ready-made, il réintroduit le point de vue du centre à la périphérie , il conforte la perspective du centre qui rend effectivement toutes les choses échangeables : une inversion des pôles, selon l’expression de Bruel[35].

 

Voici donc venu le temps où, dans un « juste » mais cruel et pervers retour des choses, le chaman artiste ou l’artiste féticheur, le maître fou venu de l’autre rive, semble nous vider les poches et nous déposséder pour, dans le même temps, et en tous les sens du terme, faire de nous des possédés. Étrange retournement des vertus critiques de l’art contemporain et de l’enchantement auquel Leiris rêva de participer chez les possédés de Gondar ! Et pourtant  nous le savions obscurément, les masques ne sont pas faits pour venir enrichir le trésor des amateurs d'art, ils sont faits pour consumer ceux qu'ils obsèdent. Et c’est bien cela qui arrive encore au terme de l’aventure de sorte que, même à l’époque sans ailleurs du désenchantement du monde, ce encore sur le mode religieux que l’on répétera l’injonction que les masques des Hébrides arrachèrent à René Char :  Dieux sans fonction, sans tribu, quel principe nous fait vos captifs ?. Comme au commencement dans le labyrinthe des cavernes[36], c’est encore le trouble et la suffocation que ne cessent d’alimenter ce qu’on appelle « l’Art ».

 

 



[1] Cette intervention intitulée Le primitivisme dans l’art contemporain comportait trois moments et cherchait à articuler deux thèses principales :

1 En s’inspirant de Greenberg elle tentait d’opposer, à titre de catégories pures, transhistoriques ou de types idéaux (sans rapport donc avec des déterminations historiques trop précises), art moderne et art contemporain au moins sous trois rapports :

- l’art moderne (celui des « avant-gardes ») se confond avec ce qu’on a appelé le modernisme, l’art contemporain avec un post-modernisme qui n’oublierait pas l’histoire mais précipiterait dans le présent des « beaux-arts » qui changent de statut et deviennent « arts plastiques » . Picasso avait encore l’autorité d’un artiste, il augmentait la tradition ; Duchamp la déconstruit et la fait éclater.

- l’art moderne sépare les médiums ; pour lui, chacun des arts, en quête de sa spécificité, dans un processus d’auto-purification, cherche à se concentrer et à se replier dans son domaine de compétence propre alors que l’art contemporain se veut global et relationnel.

- cette stricte séparation propre à l’art moderne fait système avec les séparations de l’art et de la vie, de l’espace et du temps, du visible et du lisible, du musée et de la rue… que refuse justement l’art contemporain.

2 Cette distinction permettait, dans un deuxième temps, d’opposer art moderne et art contemporain dans leur rapport au primitivisme dont les attendus sont, chez l’un et l’autre, absolument déterminants. Aux préoccupations formalistes du premier s’oppose désormais le souci anthropologique du second comme le montre l’exemple de Beuys et de tant d’autres. Le paradigme de la fête (paradigme mis en honneur par les fondateurs du collège de sociologie), reinstauration de l’ordre à partir du retour au chaos de l’origine, est ensuite systématiquement utilisé pour mettre en perspective toutes les tentations et tentatives de l’art contemporain.

Les trois termes du colloque (Art Contemporain/Musée/Anthropologie) ainsi solidement articulés les uns aux autres, il restait à vérifier ces thèses sur un cas particulier. Le cas choisi, on va le voir, est exemplaire puisqu’il met en scène le grand jeu mimétique qui se joue entre l’Afrique et l’Europe. C’est l’objet de cette troisième partie.

 

[2]   Le grand roman de Mario de Andrade Macunaima  1926-28 et le film de Nelson Pereira dos Santos de 1971 Comme il était bon mon petit français, sont sans doute les œuvres les plus typiquement anthropophagistes. Signalons que l’historien Paolo Heerkenhoff a mis au centre de la biennale de Sao Paulo de 1998 ce concept d’anthropophagie.

[3] L’exposition du Musée de Neufchâtel le Musée cannibale qui montre un Musée qui accumule et dévore toutes les différences file  cette métaphore ; la gourmandise, selon les théologiens médiévaux, » n’est-elle pas péché capital ? Qui dira le sadisme de la pulsion orale et le caractère proprement monstrueux et diabolique de la dévoration et de la gloutonnerie ?

[4] Nous empruntons ces références à l’intervention de Jean Galard :  Métissage et art contemporain qui a eu lieu au colloque du Louvre sur les cultures métisses en Avril 2004.

[5] C’est le titre des 5 courts-métrages réalisés par le sénégalais Samba Félix N’daye.

[6] C’est donc une façon de sortir de l’isolement l’art africain contemporain qui « dérange », de l’articuler à l’art africain ancien qui « rapporte » et de répondre à l’inquiétude du peintre sénégalais Papa Ibra Tall : « Ne s’est-on jamais demandé pourquoi notre art ancien continue à faire des ouvrages de plus en plus volumineux et luxueux pendant que notre art actuel est entouré du silence le plus complet ? » Cité par Pierre Gaudibert in Art Africain. Art contemporain, Diagonales, 1991.

[7] Marcel Janco avec ses amis dadaïstes en avait fait l’expérience au café Voltaire de Zürich.

[8] Le petit masque cornu, souvenir du kplékplé du goli des Baulé n’assume t-il pas la même fonction dans la peinture de Wilfredo Lam ?

[9] Le texte fondateur est ici celui que Herder publie en 1784 : Idées pour une philosophie de l’histoire de l’humanité qui paraît 6 ans après  les Volkslieder, texte dans lequel il invente, réhabilite, idéalise la notion de culture populaire mais non sans la figer et la substantialiser dans un sens passéiste.

[10] Au sens où Marx parle de forme marchandise, un même objet peut  exister sous deux formes : soit il satisfait un besoin (valeur d’usage) soit il est produit pour être échangé (valeur d’échange).

[11] Platon, Banquet, 205 b

[12] Ce processus est classique sur le plan politique comme sur le plan religieux et il est possible d’en donner de nombreux exemples : ainsi l’ujamaa, (i.e. la communauté de base des paysans tanzaniens) fondement du socialisme communautaire à l’africaine du président Julius Nyéréré qui semble réinventer ou réactualiser  une tradition politique africaine. Mais celle-ci avait pourtant préalablement été elle-même idéologiquement façonnée par les missions chrétiennes et par le colonialisme anglais. Ainsi  chez les Makondé, ces sculptures en ébène  appelées ujamaa, où des groupes de personnages entremêlés, sortes d’arbres de vie effilés symboles de solidarité, remplacent les figures isolées en bois clair de la sculpture traditionnelle, apparaissent bien, dans leur revendication identitaire et sous le vernis de l’authenticité, comme le comble de l’artifice (présentés en 1989-90 au MAAO de Paris)… il en va de même de la réappropriation et de la réinvention par les Africains de la tradition, de l’histoire et même quelque fois de la géographie chrétienne : ainsi Kimpa Vita au Congo possédée par Saint Antoine proclame que le Congo est la véritable Terre sainte et que les noirs sont les fondateurs du christianisme. Dès l’arrivée des Portugais au Congo le roi Bakongo s’était bien converti au christianisme, mais cette « conversion » n’eut pour effet que d’intégrer le nouveau dieu aux anciens, et les crucifix et statues de saints sculptées par les autochtones, enveloppés de concrétions  médicinales destinées à contrer les maléfices échappèrent bien vite aux directives des missionnaires et prirent rapidement d’autres significations. Il en alla de même du détournement de la signification des saints catholiques au Brésil et en Haïti (Saint-Jacques le majeur devenu fils d’Ogun Ferraille). Et les célèbres statues Kissi hérissées de lames et de clous (qui activent la figure lors de la consultation) que fabriquent les Kongo pourraient bien être un développement imprévu de l’iconographie chrétienne apportée par les missionnaires : les Kongo n’utilisent pas seulement la quincaillerie importée mais ils détournent à des fins de sorcellerie les icônes du christianisme encore chargées de mystère comme celle du martyr de saint Sébastien qui aurait pu en effet inspirer leurs fétiches à clous. Jamais les modèles importés ne furent reçus dans l’indifférence et la passivité ; ils furent toujours assimilés et réinterprétés dans l’horizon de la culture d’accueil. L’acculturation n’a pas toujours été destructrice comme, en des sens divers, en témoigne aussi les cuillères sapi ou bini, ivoires afro-portugais, les chaises tchokwé…

[13] « Je sais d’où je viens » est le titre d’une des expositions de Romuald Hazoumé dans la ville de Nantes, l’ancienne capitale de la traite, la ville natale de J. Bruel. Son œuvre peinte qui utilise la terre, la bouse de vache, l’indigo et le magenta, s’inspire du mythe yorouba, en particulier de la cosmogonie et de la géomancie du fâ, vieux de 2 000 ans. Aza (mot yorouba qui dit le lien indissoluble entre tradtion et modernité) est notre réalité. Je suis fier d’appartenir à cette culture, aime-t-il à répéter.

[14] Les cheveux et les os des ancêtres (sous la forme de morceaux de craie) leur donnent en dernier ressort leur efficacité.

[15] « Voici un homme chargé de ramasser les débris d’une journée de la capitale. Tout ce que la grande cité a rejeté, tout ce qu’elle a perdu, tout ce qu’elle a dédaigné, tout ce qu’elle a brisé, il le catalogue, il le collectionne. Il compulse les archives de la débauche, le capharnaüm des rebuts. Il fait un triage, un choix intelligent ; il ramasse, comme un avare son trésor, les ordures qui, remâchées par la divinité de l’Industrie, deviendront des objets d’utilité ou de jouissance ». Œuvres complètes, Pléiade, I, p. 381.

[16] Ainsi l’œuvre du plus célèbre des artistes africains, le ghanéen El Anutsui, transfigure et ennoblit les capsules de bouteilles abandonnées en en faisant des œuvres évoquant les  somptueuses étoffes si chères aux ashanti.

[17] En version hard, cela donne Le cauchemar de Darwin filmé par Hubert Sauper : au bord du lac Victoria on tranche aussi les perches du Nil : pour les uns des filets savoureux, pour les autres des carcasses de poisson et du plastique fondu à sniffer. Etant entendu qu’il serait idiot que les avions cargos reviennent d’Europe entièrement vides… Dans ce voyage au bout de la nuit ce ne sont pas seulement les perches du Nil qui dévorent leur propres petits…

[18] La revue noire n° 2. Sur J. Bruel, cf., Art Press n°101, 160 et 182. Makarius, Kanal magazine n°3 et Opus international n°128. M. Cressol Sur les traces de l’Afrique fantôme, Paris Maeght, 199O. M. Besson, Le Monde N°I, Nimes, 1991. Bruel l’ancien, Carré d’art, Paris 1993. Ramon Tio Belledo, catalogue Frontiera 1, 1992, Forum jünger Kunst in Europa, Bozen 92. Cf. aussi en 1993 dans le catalogue du musée Ziem de Martigues les interventions de Sophie Biass Fabiani, Jean-Louis Fabiani et d’Oliver de Sardan.

[19]  L’inversion des pôles de 1991 était une installation composée de masques à lame africains présentés à l’envers (haut/bas, Sud/Nord) qui alternaient avec des planches à repasser munies de jeannettes.

[20] Ce qui est africain est souvent ce qui se conforme à un modèle européen de l’Afrique.  Ainsi quand ce que les européens considèrent comme les icônes de l’art africain sont imitées par les indigènes, elles finissent par réellement le devenir. De la même façon, mon étudiant, le dogon  Abinou Témé, découvrit, un peu étonné, son  propre pays à travers la lecture de Dieu d’eau de Marcel Griaule, (livre sur lequel je lui avais demandé de faire un exposé), à travers donc ces dogons authentiques pour beaucoup inventés par Griaule ; il est devenu professeur à l’Université de Bamako. Comment parle-t-il aujourd’hui des Dogons à ses étudiants ? .Ainsi encore c’est en imitant les images des livres sur l’art africain rapportés par les Occidentaux que les sculpteurs locaux perpétuent ce qu’on appelle la tradition africaine.

[21] La démarche devient sérielle à partir de l’exposition de 87, à Paris (Galerie Antoine Candau) intitulée : Suite africaine. Douze Purs-purs collectés à Porto-Novo sont exposés sur un panneau.

[22]  Outre la plupart des expositions de Jean Hubert-Martin cf. Kunst aus Afrika, Edition Braus Heidelberg ISBN 3 89 466, 164-X.

[23]  Patiné à la main, le masque-bidon n’est pas à proprement parlé « signé » par Bruel qui s’efface devant la chose et aime à citer  Lao Tseu : « celui qui sait voyager ne laisse pas de trace »

[24] Sur les traces de l’Afrique fantôme, Maeght éditeur, reproduit in Bruel l’ancien au pays des purs-purs, carré des arts, Paris, 1993.

[25] Une citation de Willem De Kooning parmi une infinité d’autres : quels que soient les sentiments personnels d’un artiste, dès lors qu’il remplit une surface donnée de la toile ou qu’il la délimite, il entre dans l’Histoire. Il subit l’influence ou il influence.

[26] On pense à la réaction de Klein vis-à-vis de son imitateur et propagandiste Bernard Aubertin, le peintre du rouge, l’adepte du genre « monochrome ». Par opposition à Buren qui ne signe pas ses œuvres et donne une importance majeure aux modalités d’appropriation, soumettant l’acquéreur à toutes sortes de contraintes (ne pas vendre, ne pas exposer, ne pas modifier…)  Antoine Moreau a pris le parti inverse : à condition de respecter le droit d’auteur, tout est permis à l’acquéreur qui peut faire un usage créatif de l’œuvre et l’enrichir à sa guise : libérée du système socio-économique qui fonde la quête d’ authenticité, l’œuvre est en même temps libérée de la fausse question du faux, de sorte que l’art peut renouer avec la vie. La sacralité de l’œuvre autographique cède le pas  à l’œuvre allographique.

[27] Hazoumé  sait admirablement jouer de la mauvaise conscience  occidentale lorsqu’il donne, après coup, cette justification tiers-mondiste à une composition de masques qui ne semble pas ainsi se suffire à elle-même : « Les Européens ont emporté nos masques et, en échange, nous ont laissé leurs ordures. J’ai voulu recycler leurs poubelles en masques, comme ça on pourra garder les nôtres ! ». est-il écrit dans la notice explicative accompagnant son exhibition à l’exposition Africa remix.

[28] Au double sens du terme after : après et d’après. Sherrie Levine justifie ainsi ce geste typiquement postmoderne : « Le monde est plein à étouffer. L’homme a apposé sa marque sur chaque pierre. Chaque mot, chaque image sont loués et hypothéqués. .. Semblables à Bouvard et Pécuchet, ces éternels copistes, nous montrons le profond ridicule qui est, précisément, la vérité de la peinture. Nous pouvons seulement imiter un geste qui est toujours antérieur, jamais original ». Art en théorie, Hazan, 1997, p. 1157. Cité par Denys Riout in Qu’est-ce que l’art moderne ? Folio, 2000, p. 424, 425.

[29] Ce fripon divin, véritalbe filou comme un fils d’Eshu-Elegba –l’Orisha yorouba--  interrogé sur ses rapports avec Bruel et sur l’antécédence du travail de celui-ci, nous répond dans un étrange discours presque parodique, discours moqueur-moqué, menacé-menaçant, ponctué de Hi ! Hi !: « Vous ne savez pas où vous mettez les pieds. Non ! vous ne savez vraiment pas HI! Je ne sais pas qui vous parle pour que vous hésitiez. Remerciez le tout de même… Si vous me cherchez, vous me trouverez partout où vous passerez. Je vais de suite informer mon ami Arnold Hartmann qui devrait avoir honte de vous, car c’est grâce à lui que je vous ai donné mon autorisation. » Et pourtant il faut souvent si peu de chose pour faire rire, de toutes ses dents, un anthropophagiste ! 

 

[30] Ce qui fut l’ambition première d’Hazoumé comme le rappelle Titouan  Lamazou, Carnets de voyages, Gall., 1998, p. 131, 132. « Son nom, écrit-il aussi, demeure lié à la création des masques-bidons » même si on lui en conteste la paternité ce qui ne manque pas à chaque fois, ajoute-t-il, de provoquer sa colère..  la promotion de l’artiste fut rapide : un an de stage à Grenoble, participation à l’exposition « magiciens de la terre », « Partage d’exotisme » et entrée dans ce qui  constitue l’étalon de l’art africain contemporain, la Collection d’Art Africain Contemporain (CAAC) de Jean Pigozzi. A la biennale de Lyon 2000, il représente le commissaire de l’exposition, Jean-Hubert Martin, totémisé,  couvert de poussière d’or, entouré d’écran d’ordinateurs et de masques-bidons, tel qu’un archéologue du futur pourra peut-être un jour le découvrir des siècles plus tard : renversement des termes de l’exposition, inversion malicieuse de la demande d’exotisme, attitude typiquement anthropophagiste.

[31] Ses Toucans (bidond’huile BP surmonté d’un gris-gris en forme de bec d’oiseau de 83), ses masques-homme (plastiques déployés évoquant les masques heaumes), ses Mamy-watta (récipient de plastique de récupération pour puiser l’eau dans lequel la corde est lovée –rappelons que le culte de mami wata d’origine indienne est sans doute le culte syncrétiste qui connaît aujourd’hui le plus de succès sur toute l’extension du continent africain), ses Toucouleurs (Purs-purs de couleur), ses masques King-Tong (restaurés avec des tongs)… mériteraient sans doute une analyse spéciale si  l’aspect ludique, l’humour discret et ravageur de ces koan ne désespérait pas tous les commentaires.

[32] Comme l’œuvre musicale ou littéraire, l’œuvre plastique n’a pas une réalité substantielle fétichisée (Christian Boltanski), elle n’est pas autographique, mais allographique (Nelson Goodman), elle doit être à chaque fois exécutée, interprétée, matérialisée,.

[33] Et non au sens de Susan Vogel qui, dans sa typologie, appelle art international l’art contemporain des Africains qui ont eu des maîtres européens, qui ont voyagé et ont acquis, au cours de multiples expositions, une audience internationale. Sa classification ethnologique et fonctionnelle distingue à côté de cet art international sans fondement réel dans la société :  l’art traditionnel des villages assujettis à d’anciennes fonctions, véhicule de formes héritées, celui que l’on trouve dans les musées. En tant qu’il est, comme dans l’afro-kitsch, source d’inspiration et fardeau  il constitue l’ « extinct » art ». L’art fonctionnel nouveau est au service des cultes chrétiens ou islamiques et l’art urbain communément appelé « populaire » comme celui des enseignes de coiffeurs ou de restaurants. Africa Explorer, op. cit., p. 10, 11, 183…

[34]  Mexico, Fayard, 1996, p. 408 

[35] Nous détournons ou recyclons nous-mêmes à notre tour l’excellente contribution de Jacques Solillou au catalogue Magiciens de la terre, centre Pompidou, 1989, p. 28-31.

[36] L’art ne commence t-il pas dans le labyrinthe des cavernes, par un acte d’altération auquel préside le Minotaure (Bataille) plutôt que dans le miroir de Narcisse par un acte d’assurance et de duplication (Alberti) ? Les sculptures des Noirs « ont une telle évidence, une force telle qu’elles me

saisissent , me possèdent. (…) Lorsque les Noirs façonnent un objet ils créent une civilisation », disait dans un entretien Pino Pascali en 1967. Cité par J.L. Paudrat in Afrique, aux origines de l’art, L’Articio Skira 2004, p. 310..

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