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Collection

Quinson, le 21 mars 2022.

Mes filles chéries,

Je commence par cette belle citation d’Aristote qui me ravie et qui met au centre de la réflexion cette « notion de dépense », comme disait Bataille,  sur laquelle j’ai si souvent réflechi : « Parmi les hommes, il y a les économes : ils se croient immortels, ils épargnent, se retiennent, s'abstiennent, se dispensent de dépenser comme s'ils devaient vivre sans fin (os aei zësoménous) et puis il y a ceux qui dépensent et dépensent sans compter parce que la vie est trop courte et comme s'ils devaient mourir à l'instant ». 

Or alors que j’ai toujours valorisé la seconde catégorie d’hommes dont font partie, éminemment, me semble-t-il, les poètes[1]  et alors que j’ai souvent eu un peu honte à faire partie des propriétaires et des collectionneurs, il faut bien reconnaître, mes filles, que c’est de la première catégorie que je fais bel et bien  partie. Ainsi par exemple  j’avoue être un peu triste de vendre cet appartement que nous avons habité si longtemps, que nous avons modelé à notre guise et dans lequel je me retrouvais chaque fois avec bonheur. Mais, à l’évidence, le temps est venu de se débarrasser d’un bien devenu pour nous trop difficile et coûteux à gérer.

Mais c’est de la collection que j’aimerais surtout vous parler car « collectionneur » je l’ai été même si je n’ai jamais vendu et racheté sans cesse  de nouvelles pièces comme le font les vrais collectionneurs pour améliorer leur butin. Celui qui a le mieux parlé de la collection c’est Walter Benjamin[2]. La possession, disait-il, est la relation la plus intime et la plus intense, celle qui institue le rapport le plus profond que l’on puisse avoir avec les choses si bien que le collectionneur pourrait représenter le type idéal du propriétaire. En ôtant aux choses leur caractère de marchandise, en les libérant de la servitude d’être utiles, en nouant avec elles des relations personnelles, en les chargeant de libido, de pouvoir magique, de sentiments et de souvenirs, en s’intéressant à leur histoire, à leur époque, à leur physionomie, à leur facture, à leur provenance (ancien propriétaire, pedigree…) beaucoup plus qu’à leur valeur d’usage, le collectionneur est le véritable sauveur des choses, celui qui, en idéalisant les objets, en leur donnant une âme, les transforme enfin en choses du cœur. A la suite d’un long usage celles-ci finissent toujours par acquérir une âme et par peser de leur poids de destin. Aussi on ne s’en sépare pas sans en porter le deuil comme les Japonais d’autrefois qui leur disaient cérémonieusement adieu alors que les consommateurs, eux,  ne possèdent ni ne conservent les objets de consommation de sorte qu’ils s’en séparent sans affect (sentiment, émotion…). Après avoir rempli et épuisé leur fonction, une fois utilisés, ces objets sont immédiatement oubliés et peuvent se retrouver aussi bien à la décharge. 

Je n’aurai sans doute pas l’occasion de vous raconter l’histoire qui est pour moi attachée à chacune des choses dont vous allez hériter mais sachez combien je suis heureux de vous savoir du goût et de l’intérêt pour elles. La "tête d’or", la tête de buffle magistrale qui orne et domine de toute sa puissance cornue la grande pièce de l’appartement de maître était pour moi, fils de la terre, né sous le signe du taureau,  l’équivalent du Minotaure de la Grèce archaïque et tragique. Demandez à Ariane qu’elle vous en raconte l’histoire, l’histoire  de cette ténébreuse tauromachie qui fit de Thésée le premier roi de Grèce ! Savez-vous aussi que le puissant bovin dont les cornes sont gravées sur les rochers de la vallée de Merveilles est venu jusqu’à Barjols où il est rituellement sacrifié (et rôti) chaque année en grand pompe à la Saint Marcel ! Que pourrais-je vous raconter encore à propos de ce masque gourounsi qui est si vieux et si authentique ? Je me rappelle l’avoir payé chez l’antiquaire Ouédraogo  de Ouagadougou, en présence de l’ami Lacoue, cher, la somme la plus élevée que je n’ai jamais payé pour un masque ! Il est vrai qu’un antiquaire français visitant notre appartement m’a dit plus tard que la longue et gracieuse statue féminine mossi scarifée qui est en bois rouge et qui trône dans la salle à manger valait aussi très cher ! Je l’aime beaucoup aussi !

Voilà, vous savez ce que nous vous transmetterons, ce sont des choses du cœur, des choses qui sont pour moi très chargées. Et pour faire bonne mesure et pour le donner à comprendre je terminerai par cette citation de Platon que mon parrain, Jean Pariselle, aimait à faire : Comme des flambeaux c’est la vie que nous nous transmettons les uns aux autres, écrit-t-il  dans Les Lois[3]. Et regardez, le mot utilisé pour dire  « vie » ce nest pas zoé, la vie biologique, mais « bios » la vie qualifiée de l’homme, le mode de vie proprement humain, celui que l’on transmet pour perpétuer un souvenir, assurer une transmission, rendre effectif ce que l’on appelle justement la tradition. Comprenez que je me réjouisse que cette transmission soit encore possible, grâce à vous les fidèles, les proches, les aimantes.

 

[1] "Il n’y a de grand parmi les hommes que le poète, le prêtre et le soldat L’homme qui chante, l’homme qui bénit, l’homme qui sacrifie et se sacrifie ». Baudelaire. Ils étaient le sel de la terre et ils nous faisaient grands mais ils ont disparu et nous ont laissés, hagards, en bermuda (disait Murray), poussant nos caddies.

[2] Paris, Capitale du XIXe siècle, Le livre des passages, Cerf, Paris, 2009.

[3] Kathaper lampada ton bion paradidontas. Lois, VII, 776 b3.

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