Arts premiers au Louvre

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PROMENADES AU LOUVRE

 

     L’intention d’inclure dans le Louvre une section qui rassemblerait des objets provenant d’Océanie, d’Afrique et des Amériques remonte à 1827. Dans un premier temps, l’installation du « musée Dauphin », ouvert en décembre 1829, devenu après la révolution de 1830 « musée de la Marine », se substitua à ce projet. Toutefois, sous l’autorité d’Adrien de Longpérier, directeur des Antiques, un « musée Mexicain », exposant des objets précolombiens, fut créé en mai 1850. On l’appela bientôt « musée Américain » en raison de l’entrée d’œuvres péruviennes. Cette innovation fut loin d’être approuvée unanimement. Le peintre Turpin de Crissé (1782-1859), par exemple, n’admettait pas que « ces idoles ou ces simulacres de divinités […], fruits de l’imagination la plus sombre et la plus extravagante » puissent être placés aux côtés des chefs-d’œuvre classiques du Louvre. (cité par Germain Viatte, Tu fais peur tu émerveilles, Musée du Quai Branly, Acquisitions 1998-2005, Paris RMN, 2006, p.19). Les adversaires de cette promiscuité jugée insensée l’emportèrent et, dans les années 1880, la collection du Louvre dut rejoindre le Musée d’Ethnographie du Trocadéro, ouvert au public en 1882.

     Le projet du président Chirac de créer un nouveau musée, celui qui porte désormais le nom de « musée du Quai Branly », inauguré en juin 2006, s’accompagna de l’idée d’ouvrir au Louvre un espace qui serait à la fois de préfiguration, de complément, voire de consécration : c’est l’ « antenne » ou l’« ambassade » installée depuis avril 2000 dans le pavillon des Sessions du palais du Louvre.

     Ce pavillon, situé dans l’aile de bord de Seine, tient son nom de ce qu’il fut construit, pendant le Second Empire, en vue des sessions du Parlement. Son aménagement muséographique actuel, réalisé à la fin des années 1990, a permis l’exposition, sur 1400 mètres carrés, dans les meilleures conditions d’espace et de lumière, d’une centaine d’œuvres issues des cultures anciennes d’Afrique, d’Océanie, d’Insulinde et des Amériques.

 

     L’installation au Louvre d’œuvres représentatives des arts dits autrefois « primitifs », puis, tout aussi bizarrement « premiers », n’alla pas sans débats ni polémiques. Le conflit a été vif, et parfois violent, entre une conception traditionnellement ethnologique de ces objets et leur « métamorphose », pour parler comme Malraux, en œuvres d’art.

     Il n’est pas possible ici, ni peut-être nécessaire, de reproduire les textes majeurs de ce débat. Rappelons seulement que le critique d’art Félix Fénéon (1861-1944) avait déjà mené, en 1920, une enquête dont les résultats furent publiés dans le Bulletin de la vie artistique (vol. 1, n° 24, 25 et 26). Les Éditions Toguna ont rendu à nouveau disponibles, en 2000, certaines des réponses obtenues par Fénéon, sous le titre Iront-ils au Louvre ? Enquête sur les arts lointains.

     Lucie Cousturier, peintre et écrivain, qui avait fait paraître, la même année 1920, Des inconnus chez moi, écrit : « Quand, après celui de Londres, le musée du Louvre recevra l’art nègre, il y trouvera non son complément, mais son principe. C’est peut-être ainsi, à rebours, que se constitue un musée. »

     Et Paul Guillaume, auteur avec Guillaume Apollinaire, du Premier album de sculptures nègres (1914) : « Aucun art n’ayant influencé plus directement la plastique d’une époque, l’art nègre entrera au Louvre, comme une explication nécessaire, en même temps que les œuvres qu’il inspira, mais nulle hâte ne doit être apportée à cette réalisation, nulle crainte, nulle impatience surtout. Car il ne faut pas oublier qu’il n’existe pas encore en ce moment une élite officielle en mesure de choisir avec tout le discernement désirable les pièces à la fois significatives et authentiques qui seules méritent une consécration définitive. »

     Et Charles Vignier, auteur d’un ouvrage sur le mouvement symboliste : « Il vous importe, semble-t-il, que je décide si des sculptures malgaches, mexicaines ou javanaises ont mérité de passer du Trocadéro au Louvre. Ce qui sous-entend une gradation qui aurait l’ethnographie à la base, l’archéologie au milieu et les arts conscients au sommet. Soit ! Mais que votre question se pose prouve que les cloisons ne sont pas étanches, que maints phénomènes d’endosmose s’élaborent, que de louches collusion se perpètrent et parfois d’ostentatoires concubinages. Au Louvre même, les hiérarchies les mieux stabilisées ne durent que la vie d’un conservateur. Telle gemme du Salon Carré hantait naguère un galandage. Elle y retournera. Les Le Sueur sont erratiques. Et dans quelle soupente d’humiliation moisiront d’altiers Van Dyck ? »

     Et l’ethnologue Arnold Van Gennep : « Si les arts ‘primitifs’ gardent une vertu enseignante ou stimulante ? […] Sans dire, en exagérant, que tout est utile, et que tout est stimulant, il faut au moins rappeler que le plus utile et le plus stimulant est ce qui est ‘autre’, ce qui est différent de l’habitude. »

     L’idée de reconnaître l’importance des « arts lointains » en les admettant au Louvre rencontrait cependant l’objection de personnalités désireuses de conserver l’originalité des objets ethnographiques et d’éviter leur « laïcisation ». En 1930, Georges-Henri Rivière (1899-1985) protestait contre l’éventualité d’une sélection des plus belles pièces d’art primitifs en vue d’une présentation au Louvre, où, « sur des socles de bois d’amarante, en un isolement splendide, se prêtant coquettement aux éclairages les plus raffinés, soigneusement épilés, ébarbés, dénudés et astiqués, se dresseraient les chefs-d’œuvre de l’art pahouin, polynésien et aztèque. » (« De l’objet d’un musée d’ethnographie comparé à celui d’un musée des Beaux-Arts », Cahiers de Belgique, 3e année, n° 9, novembre 1930, p.310-311. 

 

     Entre 1920 et l’an 2000, la connaissance des objets conservés dans les collections publiques ou privées a évidemment progressé. Et l’élite scientifique que Paul Guillaume appelait de ses vœux s’est constituée. Les catalogues érudits ne manquent plus. Mais peu d’écrivains, semble-t-il, même au sens large de ce mot, se sont intéressés aux œuvres singulières exposées dans le pavillon des Sessions.

     D’où le prix des textes qui suivent, écrits presque tous par François Warin, philosophe, familier (si quelqu’un peut l’être…) des arts africains et océaniens, auteur notamment de La passion de l’origine, Essai sur la généalogie des arts premiers (Éd. Ellipses, 2006). Jean Galard 

 

 

 

 

 

Cynocéphale portant une coupe (mbotumbo ?), sculpture baoulé appelée Amuen ; fin XIXe ou début XXe siècle ; Côte d’Ivoire centrale ; bois, tissu, matières sacrificielles ; H : 0,53 ; Musée de l’Homme ; INV. M.H.D. 57.1.1. ;

     Cette sculpture a appartenu à André Lefèvre (1893-1963), qui en a fait don à l’État français sous condition qu’il s’engage à l’exposer « au Palais du Louvre dès que les responsables du Musée du Louvre auront reconnu que l’art de l’Afrique noire est digne de figurer dans les galeries publiques dudit Palais. » (lettre d’André Lefèvre, datée du 8 avril 1957, archives de la Direction des musées de France).

 

  

 Cette grande statue, collectée en Nouvelle-Irlande par l’administrateur Franz Boluminski en 1908, fut acquise par le musée de Leipzig, puis remise sur le marché. Le coût de son acquisition pour les collections françaises représenta « près du tiers des sommes engagées pour le pavillon des Sessions », écrit Germain Viatte, responsable, à l’époque, de cette opération (Acquisitions 1998/2005, p.42-43)

     G. Viatte explique comment il s’est assuré de la légitimité de la transaction et comment, d’autre part, furent obtenues d’Élisa Breton et de sa fille des pièces importantes de l’atelier d’André Breton : une effigie malanggan de Nouvelle-Irlande (INV. 70.1999.6.1), un masque de poisson Yup’ik d’Alaska (INV. 70.1999.1.2)

   Biéri Fang, Figure de reliquaire, XIXe siècle ; bois, huile de palme ; H : 0,39 ; Gabon ; ancienne collection Paul Guillaume ; INV. MNAAN 65.9.1.

 

 

 « Le mot le plus important peut-être, c’est le mot tension. »

Picasso.

 

     Les stoïciens le disaient : un même tonos – une même et commune tension – permet à toute chose de tenir et de persévérer dans l’être. Et toniques par excellence, dans la plénitude de leur vigueur concentrée, sont les formes de ce gardien de reliquaire du Gabon, appelé biéri chez les Fang de l’Afrique centrale. Tendu à craquer comme une chrysalide toute suintante d’une lymphe éternelle, il exsude la résine noirâtre du bois dont il fut sculpté et l’huile de palme, hommage rituel, destiné à le protéger. Tel une vierge noire ou une madone miraculeuse, il luit d’une patine sombre, et son brillant lumineux et numineux accuse ses courbes savamment polies. Ainsi, visible jusque dans la pénombre, veillant sur le legs le plus sacré des espoirs du lignage, il signale la présence des reliques.

     Gardien à l’origine fixé sur le bord d’un panier en écorce contenant les ossements des ancêtres, il est vigie, sentinelle dressée aux confins de la vie et de la mort. Nulle projection dans l’interprétation : pour les Fang eux-mêmes, selon James W. Fernandez, opposition, équilibre, complémentarité induisent cette tonicité, si prégnante dans leur esthétique comme dans leur éthique, accordant à toute chose – ils le disent – pouvoir de survie. Nous sommes bien ici en présence d’une culture de l’oxymore.

     L’ancêtre Fang n’est pas réellement représenté : il a les proportions et les traits d’un petit enfant (païdomorphisme), de sorte que sont fondus ensemble les caractères infantiles et ceux du grand âge – la proximité des nouveaux nés et des ancêtres est pour les Fang une vérité vécue en profondeur. La tête par son importance et son traitement concave, mobilise immédiatement le regard ; elle constitue le tiers (et non le sixième comme l’anatomie d’un adulte l’exigerait) de la statuette ; siège de la force vitale, elle a forme de cœur ; le petite bouche est prognathe, le front haut et bombé ; les yeux sont ronds – un disque rond inséré dans le creux des orbites en accusait la circularité – évoquant ‘le regard grand ouvert d’un petit enfant’ ; la chevelure en cascade soigneusement coiffée en trois coques retombe en catogan, et la géométrie pure de ces trois crêtes renforce les courbes du visage ; le large cou est solidement enté sur un torse de même diamètre où les bras se greffent, minuscules, potelés, accentuant à nouveau l’importance de la tête. Le ventre ballonné, marqué d’une hernie  ombilicale, en outre ou en amphore, y fait écho, d’autant que les cuisses et le sexe jouent comme des rimes plastiques, parallèles à la géométrie de la coiffure. Les jambes, petites et disproportionnées, sont autant de caractères infantiles, alors que le sexe bien marqué et le corps vigoureusement musclé sont ceux d’un adulte.

     Ce court-circuit brutal entre enfance et vieillesse, entre vie et mort, répercuté au niveau formel, s’exprime dans la tension maintenue entre les deux pôles du statisme et du dynamisme : celui de l’immobilité sacrée, de la frontalité et de la symétrie des volumes au modelé arrondi et sensuel parfaitement détachés et mis en rythme d’une part, et celui du dynamisme de la force accumulée, de la violence latente, toute prête à exploser. Jamais peut-être la sculpture africaine n’a si bien réussi à se situer sur cette ligne de faîte, menacée d’un côté par trop de naturalisme et de l’autre par l’excès d’une métrique austère et d’une architectonique abstraite.

     Cet objet d’exception, venu de la collection Paul Guillaume, cette idole saisissante qui nous stupéfie à jamais, nous fait mesurer combien émotion esthétique et efficacité rituelle peuvent coïncider en un même accord. Et est-il besoin de savoir que ce gardien de reliquaire veillait sur ce qu’Alain Resnais appelle la racine des vivants ? sur des ossements rituellement nourris du sang des sacrifices ? Ce biéri, que ces genoux légèrement fléchis dressent avec force en un défi aux conditions ‘naturelles’ de tout équilibre, est tout entier rassemblé en un geste d’oblation ; en tenant fermement le gobelet à offrandes, il fait saillir les volumes compacts et les formes sensuelles de ses muscles. Figure d’intercession incarnant le cycle complet de la vie et de la mort, que dit-il dans sa violence contenue et souverainement retenue, sinon la mort confrontée et la mort surmontée ? »

 

 

Sculpture tellem ( ?), fin du XVe – début du XVIe siècle ; bois, matières sacrificielles ; H : 0, 48 ; village d’Iréli, falaise de Bandiagara, Mali ; ancienne collection Patrick Caput ; INV. 70.1999.7.1;

     Les Dogon désignent sous le nom de Tellem leurs ancêtres dans la région de la falaise de Bandiagara.

    « L’oracle sis à Delphes ni ne parle ni ne cèle, mais fait signe. Le chemin qui monte et le chemin qui descend, c’est un et le même. » Héraclite. 

    ‘L’art, le langage indirect et les voix du silence’ ; c’était, dans Signes, le titre d’un texte de Merleau-Ponty à propos d’André Malraux. Comment mieux cadrer ce qui fait le propre ou la spécificité de cette sculpture dogon ?

     Elle relève d’une stylistique si épurée, d’une thématique si typique et si ancienne qu’elle est présumée pré-Dogon ou Tellem et datée du XVIe siècle, période où les Dogon s’approprièrent les rituels Tellem (entre le XIe et le XVIe siècle) dont le sens originel nous est inconnu. Elle ne parle pas en effet, en ce sens qu’elle n’est pas la symbolisation plastique d’une pensée qui pourrait s’exprimer en d’autres termes que les siens, elle n’est pas la traduction d’une parole – que celle-ci soit logos ou muthos – elle n’est pas l’illustration de cette mytho-logie que l’ethnologie française de M. Griaule et de G. Dieterlen s’est acharnée tardivement à reconstituer, mais elle fait signe, elle produit et fait produire du sens conformément à la signification que le verbe sémaïnein peut avoir, d’Homère aux tragiques grecs. Elle provoque la pensée ou elle donne à penser. Tel est, nous semble-t-il, le réquisit qui d’entrée de jeu s’impose à l’impossible lecture de cette pièce.

     Elle fait partie de toute la série des androgynes aux bras levés, la plus emblématique de la statuaire dogon. Mais ici la statue ne lève qu’un seul bras, le bras gauche. D’un seul tenant, il est sans articulation. Ainsi levé, il dégage une poitrine féminine tandis que le bras droit longe le corps avant de se replier sur un sexe masculin discrètement marqué. Légèrement courbé vers l’arrière, cet exemplaire du Louvre est particulièrement équilibré. Equilibre dynamique entre le  bras gauche et le bras droit qui se répondent. Equilibre plus subtil encore entre l’attache des bras sur le haut du corps et celle des cuisses sur le bas des hanches. Comme souvent dans la sculpture tellem-dogon, les procédés de transition et d’articulation des formes les unes aux autres sont gouvernés par des rythmes qui jouent sur des répétitions ou des rimes plastiques.

     L’enduit, la patine sacrificielle, croûteuse, grumeleuse  et craquelée, attire le regard. La superposition répétée des couches de bouillie de mil séchées, de sang de poulet et de fiente de chauve-souris a sans doute effacé les reliefs. Cependant elle a avivé et stimulé en même temps les surfaces, si bien que cette antique gangue sacrificielle, qui donne à la statue la majesté que le sang confère à toute chose (M. Leiris), fait maintenant intimement partie de l’œuvre. Celle-ci porte les sédiments du temps long d’une ritualité qui s’est perpétuée de génération en génération, mais aussi de peuple et peuple, puisque cette icône venue du fond des temps accomplissait encore sa fonction, chez les Dogon eux-mêmes au moment de sa collecte.

     L’importance accordée à la gestuelle est un des caractères de la sculpture dogon. Chaque œuvre est souvent concentrée sur un mouvement essentiel. Celle-ci est tout entière tendue vers le ciel dans un formidable élan d’imploration, quintessence de la religiosité. La position du bras levé, l’orientation de la paume vers le haut semblent tenir ou soutenir le ciel ; elles peuvent aussi être l’humble signe de l’hospitalité et de l’accueil : accueil de la pluie fécondante, réception de la source de vie qui vient du ciel.

     Voici sans doute un mythogramme, un précipité de mythe (J. L. Paudrat), mais comment lire cette figure élaborée au XVIe siècle en fonction de données mythographiques rassemblées dans les années trente du siècle dernier ?

     Disons simplement que la statue présentifie (J. P. Vernant) la gémellité primordiale. La morphologie souligne son androgynie et l’on sait que celle-ci caractérise le Nommo – cet ancêtre des hommes, aux membres encore inarticulés –, avec lequel commence, pour les Dogon, la longue histoire du monde, histoire d’un équilibre toujours détruit et toujours rétabli.

     Gauche / droite, haut / bas, masculin / féminin… la polarité qui est celle du divin lui-même est ici accusée par l’opposition de la direction des bras. En jouant avec les formes comme les présocratiques jouaient avec les mots (C. Ramnoux), les Dogon nous invitent à entrer au cœur du  mythe de la division ou de la différenciation du divin, qui est comme un  rappel de l’Un se différenciant en lui-même, dans le fragment 51 d’Héraclite (pour continuer à faire fonds sur le rapprochement avec la Grèce d’avant Socrate qui s’était imposé d’emblée à Griaule). Au commencement était le crime, la discrimination, la crisis ; ou encore au commencement était la séparation, la distinction, la duplicité qui se retrouve en chacun de nous. Toute vie contient sa propre destruction, comme tout homme contient la femme, et Dieu n’est rien d’autre que cette distinction critique entre gauche et droite, ciel et terre, homme et femme, la coupure sans origine et sans suture ultérieure. Pas de commencement simple donc, mais le rythme, la répétition, l’espacement, la césure, la différence à soi répétée du même, l’Hen diaphêron hêautô du fragment 51: répercussion, résonance, réverbération, retentissement, revenance, retour dans la différence, qui donnent son rythme à la sculpture dogon. Nous sommes nous-mêmes constitués par ce rythme, par cette phrase césurée qui rassemble et partage et qui fait que toute chose se danse.

     Mais on ne trouvera pas dans le mythe tel que Griaule l’a recueilli la clé donnant accès à la signification – mais l’enfermant aussi – d’une sculpture qui serait alors réduite au statut d’imagerie mythographique (les Dogon pensent en formes avant toute verbalisation, répétons-le avec J. Laude,  et produisent ainsi plastiquement du sens au lieu d’illustrer un sens déjà là). Dans la simplicité de son hiératisme, sa gestualité fait signe vers autre chose que la faute originelle et la honte (« et ils surent qu’ils étaient nus »), vers un autre monde, vers ce qui fait sans doute le génie du paganisme. On se souvient de certaine statue de Shango, l’orixa Yoruba de la foudre, qui, lui aussi, d’une main presse son scrotum tandis que de l’autre, pointée vers le ciel, il montre l’origine de l’énergie. De la même façon on  retrouve dans cette statue si chargée, en tous les sens du terme, la symétrie de ce double geste qui fait de l’homme un conducteur d’énergie et rappelle que divin est toujours le foudroiement fécondant de la décharge. »

 

Afrique :

 

 Statue commémorative du roi (batum) victorieux Bay Akiy, XVIIIe ou début du XIXe siècle, région de Wum, Grassland du Nord, Cameroun occidental ; bois, perles, cheveux, ivoire, os, tissu ; H : 1,16

« L’origine du pouvoir suprême est insondable… La loi de l’autorité régnante est si sacrée que la mettre en doute est déjà un crime et elle ne peut être représentée comme ayant sa source chez les hommes. » Emmanuel Kant.

 

     Il n’y a sans doute pas, dans tout l’art africain, de figure plus terrifiante et plus obsédante que celle de ce roi cruel et triomphant qui rit de toutes ses dents et tient d’une main un couteau de guerre tandis qu’il brandit de l’autre la tête de son ennemi vaincu.

     On n’avait jamais plongé avec tant de vigueur et tant de candide ingénuité au cœur des ténèbres, là où nous ne savons plus regarder, là ou le pouvoir de vie s’articule sur le pouvoir de mort ; on n’avait jamais montré avec tant de réalisme  la réalité ubuesque du pouvoir.

     Monoxyle, la sculpture africaine a généralement une structure fermée dans la mesure où un seul rondin de bois permet difficilement une large ouverture des jambes et des bras. Or voici justement une statue qui possède la singularité – et elle la partage avec l’art du Grassland en général – de n’être  ni fermée, ni figée, ni statique mais de mettre au contraire en scène un corps expressif et vivant qui occupe pleinement l’espace.

     Ce thème du roi victorieux exhibant la tête de son ennemi est récurrent dans l’art bamiléké du Grassland,  mais ici l’agencement et l’équilibre des volumes, la puissance et l’expressivité des formes atteignent véritablement un sommet

     Le roi, assis sur une panthère, symbole de la puissance royale dans une bonne partie de l’Afrique, a une tête massive, légèrement inclinée et comme arc-boutée sur ses épaules, une bouche ouverte sur des dents figurées par des morceaux d’ivoire. Son  long cou est cylindrique, son buste puissant, ses bras vigoureux  sont décollés du corps,  sa main droite tient un couteau de guerre, tandis que la gauche exhibe fièrement la tête du roi des Nshe dont l’expression douloureuse contraste avec celle, hilare, de ce roi du Bafum des assassins (Bafum katse, l’un des vingt et un petits royaumes du pays Bamiléké). Il porte au cou une cordelette à laquelle sont accrochés un morceau de fémur humain et une perle. Son corps, revêtu d’une couche de poudre d’acajou, est d’un beau rouge, signe de la prodigieuse vitalité et du pouvoir de ce batum, garant et responsable de la croissance des plantes nourricières comme de la fertilité et de la fécondité de tout le pays : le corps du roi, qui accumule les substances de vie venues des ancêtres, les dispense à son peuple de la même façon qu’il expulse les indésirables et les déterritorialise. 

     On a coutume de distinguer en Afrique noire l’art de cour et l’art religieux ; l’opposition des fonctions explique généralement celle des styles et des valeurs ; la puissance et la gloire magnifiées d’un côté, l’imploration et la soumission obéissante et sereine de l’autre. Mais ici la fonction politique et narrative de cette statue faite pour inspirer la terreur, racontant la grande victoire du roi et exhibée au jour de ses funérailles n’est pas séparable de sa signification symbolique car toute l’organisation politique repose sur des conceptions religieuses et s’enracine profondément dans le sacré. Celui qui exerce la fonction politique de roi, le chef de la société guerrière des coupeurs de tête, est aussi le grand prêtre, l’être sacré et exceptionnel qui procède aux libations et aux sacrifices.

     L’expressionnisme allemand et lui seul pouvait recueillir l’héritage d’une telle statuaire, et, comme un signe du destin, le grand dépeçage colonial de l’Afrique entériné au congrès de Berlin réserva à l’Allemagne ce pays que les Portugais avaient baptisé. Les Allemands  dominèrent et administrèrent le Cameroun jusqu’à la première guerre mondiale.

     Alors que Picasso, Derain, Vlaminck, Matisse et les autres découvraient l’art africain à travers l’esthétique sage, apaisée et sereine des objets venus de Côte d’ivoire ou du Congo,  leurs homologues allemands furent, dès le début du siècle, dans les musées d’ethnographie d’Outre-Rhin, confrontés aux sculptures du Cameroun (avant de suivre, pour quelques uns,  les pas de Gauguin et de tenter, juste avant que les orages d’acier ne s’abattent sur le monde, le voyage des mers du sud). Le génie germanique, celui qui  vient du romantisme du Sturm und Drang, fut ainsi incité par l’esthétique brutale et élémentaire de l’art du Grassland à en finir avec l’esthétique du bon goût et à sortir l’art du ghetto du beau et du lisse, de la mesure et de la demi-mesure, pour rechercher par tous les moyens l’expression du maximum d’émotion et d’intensité affective.  La conduite à tenir à l’égard de l’expressionnisme divisera les chefs de file de l’idéologie national-socialiste : condamné par les uns comme ‘dégénéré’, il fut reconnu à juste titre par les autres – Goebbels en tête – comme fondamentalement germanique. Comme un fil rouge et sanglant, le mot  Sturm, qui désigne à la fois la tempête et l’assaut, traverse symboliquement de sa tragique ambiguïté toute la culture germanique : du Sturm und Drang des romantiques, de la revue der Sturm des expressionnistes, à la barbarie bottée et casquée des Sturm Abteilung (S.A.)…

      Que cette statue, qui prend place parmi les figures resplendissantes de la puissance des ténèbres et de la monstruosité noire (du bison éventré de Lascaux aux Minotaures de Picasso), nous fasse souvenir en tout cas des cavernes enfouies sur lesquelles reposent nos fragiles demeures ! »

 

L’œuvre a été recueilli dans la région vilià la fin du XIXe siècle et donnée en 1892 au musée d’ethnographie du Trocadéro par Joseph Cholet

Nkisi, statue de chien ; Vili, République du Congo ; XVIIIe ou début du XIXe siècle ; bois, clous, lames; H : 0,43 ; L : 0,88 ; INV. M.H. 92.70.4

 

 

 

 

 

« Le plus difficile : toucher au plus bas »

 Georges Bataille.

 

     Est-il bon, est-il méchant ce chien colossal, tout lardé de lames et de clous, tel un porc-épic et ses piquants ? N’émergent de cette pelote d’aiguilles que deux grands yeux cerclés de blanc, aptes à fasciner les parjures, une gueule ouverte prompte à avaler quantité d’énergie négative, d’où sort une langue experte à laper les maléfices, et une truffe de pisteur à l’affût. Activé, éveillé par tant de piques, voilà le Nkisi en éveil, aux aguets, lui qui sait voir, sentir, entendre ce qui est inaccessible aux humains. Quand, dans l’ombre, la cloche qu’il porte au cou tinte, chacun sait où il se tient alors qu’il affronte le Bandoki (sorcier). Figure médiumnique par excellence, il assure, pour les Kongo, la médiation entre le monde des vivants et le monde des morts. Mais ces clous, ces lames ?

     ‘Je rencontrais beaucoup d’idoles chargées d’une grande quantité d’insignes superstitieux que je brûlais’, écrit un bon père en mission au Congo. En 1591, la conversion du roi Nzinga au christianisme avait donné lieu à toute sorte de métissages et d’étranges appropriations. Les clous de la croix ou les flèches de la douleur ou de la jouissance fichées dans la chair des martyrs chrétiens, par un néfaste et pervers détournement, furent plantés dans des idoles païennes. On comprend d’autant plus le zèle impénitent de l’apôtre : c’était là un développement imprévu de l’économie chrétienne que justement il apportait aux « sauvages ». On admire aussi sa perspicacité : ces créatures démoniaques criblées de lames et de clous relevaient bien de ce qu’on appelle la magie noire ; il lui fallait brûler ces fétiches. 

     Comment aurait-on pu en effet rester indifférent à la force et échapper à la beauté terrifiante de ces œuvres chargées, qui exercent à la fois fascination et répulsion, même sur ceux qui ignorent tout de leur véritable fonction ? On ne refusera donc pas au missionnaire un don de bonne vue. Planter des clous, des lames ou des objets qui blessent dans le corps des fétiches est une marque d’agressivité. Et ce chien est bien d’abord un objet d’intimidation, il a pour fonction d’attaquer les esprits jaloux pendant la nuit et les clous dont il est criblé peuvent, dit-on,  fuser comme des balles et tuer les sorciers. Sur la côte du Congo, d’ailleurs, ce type d’image était appelé ‘cri de terreur’. À ce titre c’est très justement qu’Arman, le plasticien, grand collectionneur d’art africain, a intitulé une de ses accumulations Fétiche à clou. Elle est constituée de revolvers métalliques soudés les uns aux autres en une gigantesque pyramide. 

     Fétiche, feitiço : débarquant au royaume du Kongo, terre d’élection du fétichisme, les premiers voyageurs portugais traduisirent ainsi le mot Nkisi, qui désigne aussi bien les esprits qui vivent dans le monde invisible que les réceptacles ou les porte-charmes qu’ils viennent habiter et que l’on appelle aujourd’hui en anglais power statues.

     Fétiche : la désignation était péjorative et apparaissait dans un contexte polémique ; elle laissait entendre que ces images n’étaient qu’objets factices, objets bel et bien faits de main d’homme,  idoles donc et non icônes : les missionnaires allaient les jeter au bûcher.

     Mais pourquoi faudrait-il jeter discrédit et opprobre sur ce fétichisme qui est devenu pour nous  comme un résumé de toutes les pesanteurs de l’esprit ? Un art qui ne serait pas – par certains côtés – fétichiste, qui n’aurait pas de fonction curative ou magique et qui ne serait donc pas, comme le dit Louise Bourgeois, ‘une garantie de santé mentale’ serait-il encore un art ? Quand l’artiste perd pied dans l’orage, ne cherche-t-il pas, lui qui a pâti et a été bousculé tant de fois, à recréer ses traumas sous forme de symboles ou de fétiches pour, à sa manière, s’en rendre maître ?

     Le Nkisi Nkondé, le Nkisi chasseur, est, tout autant, celui qui vient calmer l’inquiétude et panser la blessure. Chacun des clous, chacune des houes miniatures enfoncés par le Nganga, le féticheur, commémore la résolution d’un problème  et réveille le Nkisi pour qu’il apporte sa caution et veille au respect des traités et accords passés, jusqu’à ce que de nouvelles pointes témoignent de nouveaux accords. Sa grande taille atteste de sa vocation collective qui appelle d’importants rites cérémoniels.

     Mais le Nganga peut se servir du fétiche à des fins individuelles, à des fins de pure sorcellerie. Le fétiche qui guérit et qui protège peut devenir alors celui qui rend malade, qui envoûte et qui tue, qui met ainsi en péril le corps social lui-même. Hérisson si tendre à l’intérieur et d’aspect pourtant si terrible, es-tu bon, es-tu méchant ? bénéfique ou maléfique ? celui qui blesse ou celui qui guérit ? Fascinant paradoxe de ces pôles opposés.

     Œuvre originellement inachevée, ébauche taillée grossièrement par le sculpteur, le Nkisi, ce work in progress, ne prend véritablement forme qu’au fil du temps. À l’exception des yeux et du museau, il disparaîtra complètement sous l’accumulation des éléments actifs qui seront plantés par un Nganga qui conduira la masse sculpturale vers son aboutissement. Consécration ultime, le féticheur lui donnera son efficacité rituelle, orientant les clous à la manière des piquants du prudent porc-épic ; il le chargera de substances magiques venues de la poussière des morts et de la terre des cimetières.

     Dans le jeu de la forme et de l’informe résident sans doute le secret du fétiche et la raison cachée de la forte impression d’étrangeté et de sauvagerie qu’il nous offre. Dans leur poursuite du malheur, les fétiches sont des objets forts, ouverts au désordre récalcitrant de la matière, à son fouillis et à son crime. Tendus vers l’irreprésentable et vers l’informe qui menacent au fond des choses, ils opposent forces contre forces et tentent, entre défi et déni, de boucher le trou, de suturer la blessure, d’assurer la continuité de l’humain et du non humain. Sont-ils beaux, sont-ils laids ? Le mystère des charges magiques et le hérissement des piques exaltent la beauté des formes tandis que les pratiques obscures qu’ils révèlent contribuent à provoquer l’effroi que donnent  les choses qui touchent au plus bas. On a pu faire dériver le mot laideur, du laedere latin, soit de l’acte de blesser, soit de la blessure elle-même. Et si c’était cette blessure, ici active et sans cesse activée, la source de l’étrange et insigne beauté d’un tel objet, si fort en effet ? »

 

Maternité urhobo, XIXe siècle, bois, localité d’Eghwerhe, Nigéria ; H. 1,42 ; ancienne collection Barbier-Mueller ; INV. A. 96. 1. 102.

 

 

 « Ce qui fait que la femme est sublime c’est qu’elle est une sorte de bête. »

Victor Hugo.

    On trouverait difficilement dans tout le corpus du Pavillon des sessions une œuvre plus sculpturale, une œuvre qui, en échappant à la symétrie et à la frontalité qui caractérisent les objets d’ « arts premiers », occupe  pleinement les trois dimensions de l’espace. Cela a pour conséquence de rendre difficiles toute reproduction photographique et de défier toute description. Il faudrait en effet multiplier à l’infini les points de vue ou les perspectives sur un objet qui toujours les transcende infiniment.

     Cette maternité monumentale, cette sculpture grandeur nature est inquiétante et terrible, deina auraient dit les Grecs, sublime pourrait-on traduire. Sans égards ni regards ni tendresse excessive pour le rejeton qu’elle projette en avant et brandit dans le vide, rejeton qui se cramponne, les jambes contractées, à son sein au volume anguleux, elle est là solidement assise sur son séant, les cuisses parallèles aux bras, les mollets puissants comme des piliers, et se dresse, souveraine et barbare, de toute sa stature. Sa carrure impressionnante, sa cambrure, le sillon profond qui creuse son épine dorsale contribuent à lui donner cette force, ce port large, imposant et altier. Son grand front bombé est surmonté d’une haute coiffure en crête qui la domine comme un fanal. À l’arrière, la coiffe semble se terminer par un large peigne comme si cette statue, implacable comme le destin,  avait été casquée pour la lutte. Le bois est érodé et montre ses fibres en plusieurs endroits. La substance du bois, même lorsqu’elle est gagnée par une lèpre qui mange le haut de la poitrine du personnage, participe à l’expressivité de l’ensemble et les variations de sa texture, sous l’effet de l’usure du temps, témoignent de sa vitalité sans entamer ni menacer la forme de l’objet.

     Elle porte bracelets d’ivoire aux poignets, anneaux de cuivre aux chevilles, et le haut des jambes est orné de perles ; nous voilà bien en présence d’une personne de haut rang : Emetejeuwe, nièce d’Owedjebor .

     Les Urhobo, petit groupe de langue edo, entretenaient des liens étroits et magiques avec l’esprit de l’eau : sous la surface miroitante des grandes eaux du fleuve Niger, dans les profondeurs du monde d’en-bas, résidait le principe de leur force : l’univers des ancêtres et des esprits des eaux qui contrôlent le monde des vivants. On voyait encore, dans les années 1970, de petits sanctuaires où d’imposantes statues théâtralement disposées auprès de cours d’eau, représentaient, autour du chef, comme il sied en Afrique, l’ensemble de sa famille. Ainsi du sanctuaire d’Owedjebor, héros fondateur de la petite ville commerçante et prospère de Egwerhe, sorte de roi thaumaturge, armé de lance et d’épée ; son seul nom obligeait au respect et semait la terreur dans tout le pays. A sa gauche se tenait Emetejevwe, fille de son demi frère, la ‘mère des enfants’, l’espoir du lignage, celle qui, gage de l’harmonie de forces opposées, donne la vie et vient équilibrer en contrepoint la figure du guerrier qui, lui, donne la mort.

     Et la voilà, telle une déesse mère au ventre fécond, dans sa calme assurance et sa vigueur superbe, portant l’enfant en un geste victorieux, sans la moindre concession à aucune sorte de sentimentalité. Nigra sum sed formosa ; je suis noire mais je suis belle, disait le Cantique des cantiques, je suis belle parce que je suis noire, faudrait-il corriger, car noire est (ici) la beauté et il y a en effet dans la « beauté » d’Emetejevwe quelque chose de sauvage, de brut, de frappant et d’énorme, très précisément cette terribilità à laquelle l’art moderne a cherché à se confronter et auprès de laquelle il a trouvé un second souffle. »

 

Masque Fang Ngil ; XIXe siècle ; Gabon ; bois, kaolin, laiton ; H : 0,66 ; ancienne collection André Lefèvre ; INV. M.H. 65.104

 

 

 

 

 

   

 

 « C’est la nuit tout autour ; surgit alors subitement une tête  ensanglantée, là une autre silhouette blanche, et elles disparaissent de même. »

 Hegel, Ecrits de Iéna.

 

       Seul masque africain exposé au Pavillon des Sessions, ce masque Fang est riche de toute une épaisseur fantasmatique dans sa forme, sa couleur, sa fonction, son histoire.

     Ce long masque couleur des morts, dont la forme hante Picasso à l’époque des Demoiselles d’Avignon, est caractérisé par son développement vertical : son visage longiligne étiré vers le menton est souligné par la longue et mince arête d’un nez démesuré sur lequel convergent les lignes en creux des deux arcades sourcilières et les trois autres qui partent du sommet du crâne, coiffé d’une crête longitudinale.

Le grand front bombé est suivi du plan convexe en forme de cœur des orbites et des joues. Sous les petits yeux en forme de losanges rapprochés sont gravées de fines scarifications semi-circulaires. La bouche minuscule et sans lèvre fait écho au contour inférieur de la mâchoire.

     Créditons Maurice de Vlaminick d’un don de bonne vue lorsqu’il rapporte son expérience lors de l’acquisition d’un masque Fang du même type : sa terribilità, sa simplification géométrique en effet proprement terrible, nous dit-il, le ravit comme elle suffoqua Derain. « J’accrochai le masque blanc au-dessus de mon lit. J’étais à la fois ravi et troublé : l’Art Nègre m’apparaissait dans tout son primitivisme et toute sa grandeur. Quand Derain vint, à la vue du masque blanc, il resta interdit. » Choc défamiliarisant qui surprend l’homme en étrangeté, provoquant, dit le peintre, des affects contradictoires (trouble et ravissement). Pour la première fois dans l’histoire de l’art occidental, l’art primitif était reconnu et il était reconnu en entrant dans l’esthétique du sublime.

     Ce masque blanc n’était pourtant pas fait pour être accroché au-dessus d’un lit, il n’était que l’élément immobile d’un art essentiellement performatif et d’un art total. Le peu que nous pouvons savoir aujourd’hui de sa fonction confirme pourtant la perspicacité de l’intuition du peintre : fonction politique, policière, inquisitoriale, liée à la société secrète du ngil qui traquait, torturait pour leur arracher des aveux et mettait à mort ceux qu’elle soupçonnait de sorcellerie.

     Il fait nuit alentour. Le masque apparaît, surhumain, terrifiant, couleur du deuil.  Violente irruption du sacré. Que la simplification, le calme, la sérénité de ce masque ne nous trompent pas, il est terrible, il marque la Loi et le nom du Père. Ce sont les voies maternelles qu’il cherche à faire taire et à frapper d’interdit. »

     

 Gardien de reliquaire, nord de la région Kota (Gabon), première moitié du XIXe siècle ; bois, laiton, cuivre, fibres végétales ; H. 0,57 ; œuvre collectée par Joseph Michaud vers 1881 ; INV. M.H. 86.77.2

  « Quand on dit que la tragédie est sortie du culte, on ne dit rien de plus que ceci : c’est en en sortant qu’elle est devenue tragédie. »

 Bertolt Brecht.

     Dans son austère simplicité, quel étrange objet, à peine une sculpture ! Stylisé à l’extrême, quasi-abstrait, il semble mettre au défi toute identification. Seuls deux yeux de laiton surmontant un nez étroit permettent d’y repérer une forme anthropomorphe, une figure de reliquaire kota. C’est un gardien de reliquaire, un ‘Kota’ (on ne connaît que deux exemplaires de la même main). Il se dressait jadis, dans sa mission de surveillance, sur le cylindre en écorce contenant les ossements des ancêtres. Fait d’une âme de bois méticuleusement recouverte de fils de laiton et de cuivre il est richement orné de ses lamelles de cuivre récupérées sur les chaudrons d’importation et disposées de part et d’autre d’une ligne médiane uniforme. Ovale tronqué, il est parfaitement équilibré, les deux moitiés concaves du visage simplement décorées de deux lignes de lamelles divergentes, comme deux canaux lacrymaux. Une sorte de  chignon soigneusement tressé et déjeté remplace la coiffure en croissant d’autres Kota plus connus.

     La puissance coloniale contraignit les indigènes à se défaire de ces objets maudits et à abandonner le culte auquel ils étaient liés. Craignait-on à ce point cette liberté dans l’expression ? Cette familiarité avec la mort, sur laquelle repose la vie de l’art, était-elles si étrangère, si insupportable, qu’on frappât d’interdit ces gardiens de reliquaire ? Les Mahongwé les jetèrent dans des fosses, des puits, des étangs, des cours d’eau. Mais tels des spectres, des revenants, étincelant de tous leurs cuivres, il firent triomphalement retour après la dernière guerre, la vogue de l’art nègre commençant à se développer. Récupérés, ils devinrent, juste retour des choses, les objets les plus convoités et les plus chers de tout l’art africain.

     Ils ont en effet participé à l’aventure de l’art moderne et il fut un temps où tous les artistes possédaient leur Kota à l’étrange visage plat et ovoïde, aux gros yeux circulaires, à tête de serpent dressée (avec leur coiffure en croissant ils ressemblaient à des najas, nom que leur donnèrent, au début, les Occidentaux) ; ils semblaient danser sur cette base de fixation  faite d’un croisillon de bois en losange, pris à tort pour les jambes repliées de la statue. On raconte que Juan Gris, trop pauvre pour en acheter un, s’en était confectionné une réplique en carton. 

     Les gardiens de reliquaire des Kota ont la même fonction que celle des biéri de leurs proches voisins Fang. Tous associent une figure anthropomorphe à un panier reliquaire ; et pourtant il n’y a entre eux aucune parenté de style. Les volumes ovales, arrondis, savamment affinés des biéri, leurs visages purs, graves, tendres et sereins s’opposent totalement à la dure abstraction géométrique du Kota. Nous avons là, faisait remarquer Claude Roy, deux conceptions de la mort, deux visions du tragique : à la  vision  affirmative et presque brutale qu’imposent les Kota s’oppose  la vision rêveuse, plus méditative et interrogative à laquelle invitent les biéri Fang.

     Chez les Mahongwé comme dans toute la mouvance pluriethnique à laquelle ils appartenaient, partageant les mêmes traditions, les chefs de village avaient coutume d’accomplir en certaines circonstances (crises politiques, initiations masculines…) les rites du Bwété. Ils procédaient alors à des sacrifices et à des commémorations au cours desquels ils rassemblaient les reliquaires de tous les clans et les manipulaient comme des marionnettes. Ils imprimaient en dansant à ces  gardiens, ‘visages’ du Bwété auxquels étaient quelquefois ficelés bras et jambes, le mouvement saccadé du squelette, renforçant l’effet des reliques en leur donnant un doublet théâtral. Aux frontières du sacré et du profane, le culte est un spectacle prédisposé par nature à se transformer en un divertissement théâtral, et tous les arts, sans doute, sont sortis du culte, s’en sont rendus indépendants et ont conquis leur autonomie. Mais comment oublier qu’ils en sortent justement, au sens où ils en proviennent et ne cessent peut-être de continuer d’en procéder ? Les marionnettes ne nous rappellent-elles pas que le spectacle qu’elles ordonnent provient lui aussi d’une expérience de l’angoisse devant la mort ? Et en peignant Olga, la ballerine aux formes anguleuses, sur le modèle des effigies cuivrées des Kota, Picasso n’exorcisait-il son effroi devant la femme et l’amante, toujours proches de la terre-mère dévoratrice et mortifère ? »

 « Que signifie la synthèse d’un dieu

 et d’un bouc dans le satyre ? »

 Nietzsche.

 

     On connaît la célèbre photo de Man Ray, qui date de l’année 1926, intitulée Noiret blanche : le visage incliné, une femme blanche tient dans ses mains un masque noir Baoulé qui, à la couleur près, lui ressemble, trait pour trait. Et le fait est que le raffinement et la délicatesse des modelés Baoulé se révèlent bien proches de notre sensibilité. Aussi ce singulier accouplement peut-il être interprété comme une mise en scène qui vaut pour une prise de distance : en se saisissant du masque et en le rapprochant de son visage, cette femme rendait présent, illustrait de façon concrète ce nouveau mode d'appropriation ou de colonisation de l'altérité qui était alors celui des Européens. Leurs projections, leurs rapprochements incongrus allaient bon train ; le jeu des décontextualisations et des reconceptualisations leur permit encore longtemps de penser ces artefacts exotiques comme des œuvres d’art entièrement commensurables aux leurs. 

     Ce n’est peut-être pas la moindre vertu de ce cynocéphale tenant une coupe que de porter un coup d’arrêt à cette trop facile identification.  Le babouin à tête (céphalè) de chien (kunos) (les Egyptiens le tenaient pour sacré), est une des rares espèces de singe dont l’agressivité est connue et redoutée. On raconte que des bandes de cynocéphales  ont pu attaquer des hommes à coup de pierres et violer des femmes. L’esthétique simiesque de cette statuette contraste radicalement avec l’idéal de la beauté humaine qu’incarnent généralement les statues Baoulé, pour la plupart anthropomorphes. Etrange accouplement homme-singe, assemblage anthropo-zoomorphe proprement monstrueux – à la manière des créatures de J. Bosch – qui inquiètent et nous mettent en état de malaise. On pense à Hölderlin cherchant justement à tenir à distance la collision énorme ou monstrueuse (Ungeheuere), l’accouplement illimité de l’homme et du dieu. Ce transport vide dans l’enthousiasme, ce devenir Un dans la fureur, la tragédie grecque, disait-il, était venue les césurer ou les purifier.

     Car que signifie en effet la synthèse d’un homme et d’un cynocéphale dans ce fétiche ? Il tient sa puissance de sa forme zoomorphe agressive qui incarne la force vitale des esprits de la brousse comme du sang sacrificiel qui vient régulièrement le vivifier. Avec sa tête entée sur un corps d’homme, il mêle le plus naturellement du monde les traits du singe à ceux de l’homme. De celui-ci il a les mains : elles épousent la coupe et font écho, par leur dimension, à la large bouche du singe. Il en a la stature : fortement campée, elle assure son ancrage au sol. Il en a l’attitude éminemment  religieuse : genoux fléchis, il tient la coupe à offrande dans une position d’oblation. La communication de l’homme avec l’invisible est ainsi rendue possible. Ce fétiche s’inscrit dans l’univers cohérent de l’animisme (comme déjà à Lascaux) pour lequel il y a une essence commune à l’homme et à l’animal parce que, loin d’être une espèce d’exception, l’homme partage une intimité profonde avec la bête. Ce fétiche n’exhibe-t-il notre face cachée, n’affiche-t-il pas nos pulsions destructrices et incontrôlées pour en faire un objet d’affirmation ?  Nous avons refoulé cette réalité familière (heimlich) et c’est pourquoi, quand elle fait retour, elle nous fascine et nous apparaît dans son inquiétante étrangeté (Unheimlichkeit).

     Cet objet fort, vindicatif, tout en contraste, qui combine en particulier une figure agressive et une esthétique sacrificielle, protège contre les dangers et contre le désordre des pratiques de sorcellerie qui, toujours individuelles, mettent en cause et menacent une société reposant sur la solidarité de ses membres. Au rebours de ce que suggère le mot fétiche, il n’est pas considéré comme fabriqué de main d’homme (facticius) : l’identité de son sculpteur est soigneusement tenue secrète. 

« Tout est grâce »

Georges Bernanos

 

Femme-cuillère zoulou ; XIXe ou début XXe siècle ; bois ; H : 0, 57 ; Région du Kwazulu-Natal, Afrique du Sud ; legs Edouard Saint-Paul, 1977 ; M.H. 977.52.14.

 

  Ce sont les femmes qui aujourd’hui encore font tenir l’Afrique debout. Aussi, si l’Afrique était un des deux sexes, elle serait, à n’en pas douter, une femme. Et si la femme africaine était la pièce d’une batterie de cuisine c’est la cuiller qui la représenterait le plus parfaitement… Du Sahara à l’extrême sud de l’Afrique on trouverait  difficilement en effet meilleure métaphore ou meilleure synecdoque de la féminité que cet élément cérémoniel prestigieux généralement destiné à préparer les repas de fête. Le cuilleron à l’une de ses extrémités est excavé en forme de réservoir, de poche, de cavité ou de réceptacle et représente la tête ou le ventre enceint de la femme hospitalière, de celle qui a été distinguée entre toutes pour ses capacités et sa générosité, si bien qu’on retrouve souvent la cuillère ensevelie, à ses côtés, dans sa sépulture. Avec cet objet s’efface la frontière entre art mineur et art majeur, et c’est justement à l’occasion du repas que l’utilitaire et le prestigieux se rencontrent et se marient, dans ce moment convivial de réception, d’offrande et de partage, qui est en même temps le lieu de l’exercice du goût et celui, sacré,  de la transsubstantiation.

      Les objets mettent généralement en scène des valeurs sexuelles ; ainsi  la cuiller est femme parce qu’elle est creuse et arrondie. C’est ce que Freud avait appris de Wilhem Steckel et qu’il appelait figuration par symbole. Nous pouvons en effet attribuer un sexe à tous les objets de notre environnement et le langage nous a précédés dans ce travail de

 

discrimination puisqu’il est lui-même construit autour d’une polarité : chaque substantif a un genre masculin ou féminin de sorte que nous ne cessons de les opposer et de produire entre les sexes de la différence. On ne s’étonnera donc pas qu’en 1926 Giacometti  ait sculpté sa très brancusienne Femme-cuiller. Rosalind Krauss nous apprend que c’est après avoir vu des cuillers à riz ivoiriennes au musée des arts décoratifs que Giacometti a façonné cette œuvre et elle affirme que l’artiste aurait inversé la métaphore africaine : la femme-cuiller serait devenue cuiller-femme. Dans son extraordinaire équilibre plastique, son sens des proportions et sa simplification formelle,  cette sculpture, que l’on sent hantée par les Vénus de l’âge de pierre, symboles de fertilité – on sait que Giacometti dessina la lunaire, la corpulente Vénus de Laussel –, est tout entière utérus, de sorte que c’est la mère ici qui éclipse la femme. Ce renversement nous permet d’apprécier par contraste la silhouette infiniment gracieuse de cette cuiller zoulou.

     Tout est grâce en elle : elle dit la grâce comme gratuité, car la qualité formelle excède ce que la seule fonction exige ; la grâce comme excès et générosité, car la femme, comme la cuiller, est celle qui donne, elle est le gré ou la faveur imméritée, la Pandore de tous les dons ; la grâce comme gré, agrément, charme, la quintessence de la féminité nous étant ici offerte tout en subtilité. Elle est dominée par la forme ronde, large et évasée du cuilleron qui est ici tête (et non ventre – ventre enceint de riz – comme c’est quelquefois le cas des cuillers Dan dites Wa ke mia « fête agir cuiller »), forme vide sans physionomie, forme vide de la femme qui, hautaine comme la fleur au bout de sa tige, est ici, aurait dit Mallarmé, l’absente de tout bouquet. La légère courbure d’un cou démesurément allongé équilibre la douce inclinaison de cette tête. Le fort relief de la poitrine et des fesses tranche sur  la finesse du corps qu’elles suggèrent. Les petites fentes des scarifications et le triangle noir du pubis sont les seuls éléments formels retenus ; ils viennent rompre la monotonie, scander et animer le développement d’un manche gracile qui, d’un seul jet, fait l’économie des bras. Un vide y figure l’écart entre les jambes. Dépouillement extrême, merveilleuse élégance, pleine féminité, grâce infinie…

     Cet objet où se fondent, le plus naturellement du monde, forme féminine et fonction utilitaire est une offrande plastique qui résume toute l’Afrique. Mais elle est aussi l’expression souveraine d’une beauté que le formalisme d’aucun primitivisme trop soft ne saurait confisquer ; cet objet partiel, cible de bien des pulsions, appelle aussi la violence sans rémission d’un désir qui souille, qui altère et qui tue. »

 

 

Océanie 

 

 

 

Statue uli, XVIII ou début XIXe siècle ; bois ; H : 1,50 ; Nouvelle-Irlande ; INV.   

  « Pour sûr tu es un grand dieu

     Je t’ai vu de mes yeux comme nul autre

     Tu es encore couvert de terre et de sang tu viens de créer

     Tu es un vieux paysan qui ne sait rien

     Pour te remettre tu as mangé comme un cochon

     Tu es couvert de taches d’homme

     On voit que tu t’en es fourré jusqu’aux oreilles

     Tu n’entends plus

     Tu nous reluques d’un fond de coquillage

     Ta création te dit haut les mains et tu menaces encore

     Tu fais peur tu émerveilles. »

 

André Breton, préface au catalogue de F.M. pour l’exposition Océanie, organisée par la Galerie Andrée Olive, 1948.

    

     « Surgie de pied en cap dans l’évidence de sa présence irrécusable et gratuite et comme ressuscitée d’entre les morts, cette figure funéraire de chef uli nous frappe par son aplomb et l’affirmation agressive de son superbe équilibre.  Bien campé sur ses courtes jambes, le torse trapu aux proportions de nain, arborant sur sa tête l’insigne en plumes des chefs de village, le personnage nous fixe sans ménagement de ses yeux troublants de vie, faits d’opercules de coquillages. Et ce n’est certes pas la drôlerie que peut avoir le geste – pour nous impénétrable – de ses deux mains à hauteur des oreilles qui nous rendra cette apparition saisissante plus rassurante ou moins inquiétante : trois doigts pointent vers le haut tandis que le pouce est maintenu appuyé sur le lobe des oreilles.

     Sa grande tête barbue occupe plus du tiers de l’ensemble. Son nez fort est busqué, ses dents sont serrées et noircies dans sa longue bouche d’ogre démesurément étirée. Ses peintures faciales, peintures noires de guerrier, se détachent sur le fond blanc lunaire de sa face (surtout visible dans l’exemplaire de Stuttgart) ; elles lui cernent les yeux et descendent en collier jusqu’à rejoindre au bas de son menton pointu une longue barbe soigneusement nattée qui tombe jusqu’à la ceinture. Aucune surface n’est morte ou triste et un soin particulier est donné aux détails : ainsi des bracelets chanfreinés rehaussés de couleur donnent du rythme aux bras comme aux jambes.

     Comme toutes les figures uli originaires du centre montagneux de la Nouvelle-Irlande et faisant partie des traditions malanggan, celle-ci se signale par la conjonction de sa virilité affichée et de ses petits seins bombés et pointus cerclés de blanc, puis de noir. C’est en effet aussi bien à la lune incarnant le principe féminin de fertilité qu’à la force de régénération que renvoie le corps masculin et puissant de cet ancêtre nourricier de son peuple.

     Le bas du thorax  est enveloppé par une guirlande ou, comme disent les indigènes, par une ‘ceinture de corail’ disposée sur les côtés du corps. Sur d’autres objets malanggan ces ‘barres de récifs’ qui enserrent le corps de la statue proprement dite peuvent être portés jusqu’à un degré de délire proprement baroque, devenir arcs-boutants, ailes arborescentes, ou se couvrir, comme sur les masques, de tout un décor onirique d’oiseaux, de cochons, de poissons.  La polychromie, l’inventivité, le fantastique ou le merveilleux de ces sculptures chantournées à l’extrême enchantèrent les poètes surréalistes, et leur structure complexe inspira des œuvres de Giacomettti  (La cage) ainsi que la sculpture d’Henry Moore. Celui-ci intitula très justement l’une de ses oeuvres : Upright Internal et External form. L’articulation de la statue malanggan entre espaces extérieur et intérieur est en effet très singulière. Elle rappelle la conception du corps propre aux habitants de Nouvelle-Irlande. La force vitale peut en effet s’échapper temporairement (sommeil) ou définitivement (mort) de l’enveloppe charnelle que constitue la prison de la peau de telle sorte qu’il existe toujours une relation entre les éléments interne et externe (Suzanne Küchler, Force vitale et conception du corps, 2007, p. 70). Il n’est donné qu’au sculpteur de ‘voir à l’intérieur’ et de confectionner dans l’espace social un réceptacle artificiel pour l’âme ou la force vitale des morts qui, sans cela, pourraient, comme des revenants, venir sans fin hanter les vivants : malanggan, c’est le substitut ou l’image du mort.

     C’est dans ce contexte que se situe cette oeuvre dont l’apparition fantastique était associée à la mise en scène cérémonielle de rites longs et complexes (ils comportaient treize phases) qui avaient pour but de ‘finir la mort’, c’est-à-dire, avec la célébration de ces secondes funérailles, de renvoyer l’âme du mort au royaume des esprits, mais aussi de redistribuer son énergie aux membres du clan : circoncision des jeunes initiés, inhumation et surmodelage de crânes humains, chasse aux têtes, licence sexuelle…. Condamnés par les missions chrétiennes, ils disparurent avec les statues uli, dès le début du XXe siècle.

     Celle-ci, recueillie antérieurement, témoigne bien de cette Mélanaisie qui, dans le foisonnement et l’exubérance de ses fêtes, a su, comme nulle part ailleurs, par la profération élémentaire d’un cri, donner à l’intense vitalité du beau sa primauté et son rang. Un uli inspira à André Breton ce poème de 1948 entièrement tendu entre les deux affects contradictoires qui caractérisent le sentiment du sublime : « Uli / Pour sûr tu es un grand dieu / Je t’ai vu de mes yeux comme nul autre […] Ta création te dit haut les mains et tu menaces encore / Tu fais peur tu émerveilles. » 

Tête monumentale de l’ile de Pâques ; tu      f basaltique ; baie d’Anakena ; H : 1,70 ; don du gouvernement chilien au musée de l’Homme, 1935 ; INV. M.H. 35.61.1

 

 

 « Soleil, cou coupé »

Apollinaire.

 

    Longue, étroite, rectangulaire, puissante et majestueuse, cette tête moai taillée dans les roches tendres d’un volcan a le front bas, le nez long et droit – deux trous  figurant les narines –, la bouche mince et pincée, faisant la moue, imposant la distance. Le menton en galoche est puissant et anguleux, les oreilles sont fines avec de longs lobes stylisés, et les arcades sourcilières bien marquées par le trait d’un seul relief qui domine deux orbites aveugles légèrement creusées.

     Elle est aujourd’hui droite et bien calée au fond de la salle consacrée aux œuvres de l’île de Pâques et remarquablement éclairée.  Mais hier, quand Lavachery l’a découverte – victime de la branloire pérenne ? – elle était enterrée et il a fallu l’exhumer avant de l’emballer, de la tirer, de la hisser et de lui faire franchir le bastingage d’un bateau. Cette tête brisée, cou coupé, faisait certainement partie d’une sculpture qui devait mesurer cinq mètres de haut et  porter sur le sommet plat de son crâne une grande coiffe de tuf rouge comme les têtes homologues que l’on a retrouvées et qui datent de la même époque, d’une époque que l’on situe après l’an mille. Elle était vraisemblablement érigée sur une plate-forme cérémonielle, le dos à l’éternel océan, et cette statue d’ancêtre élevé au rang de divinité contemplait la place de réunion du lignage qu’elle protégeait de son regard.

     Les 847 moai, hauts de 4 à 20 mètres, pesant de 10 à 270 tonnes (dont la moitié reposait encore dans les carrières) que le premier navigateur européen découvrit en 1722 sur une île où ne se trouvaient plus ni arbre, ni animal de trait, ont cessé d’être pour nous une énigme.

     Ainsi on a montré que la coiffe, que la couronne qui était posée sur la tête plate de cette statue renvoie à une époque où, déjà, s’était développée entre les chefs de lignage une concurrence effrénée.  Ces cylindres de pierre que l’on ajouta alors à des statues dont la taille ne cessait elle-même d’augmenter ont pu peser jusqu’à 12 tonnes.

     L’intensification de la production de Moaï par lesquels les lignages, sous la férule d’une aristocratie héréditaire d’ascendance divine, montraient leur puissance nécessitait, pour leur transport et leur érection, des rails et des traîneaux en bois ainsi que de solides cordages. En l’an 900 les Rapanuis venus de Polynésie s’étaient installés dans cet isolat qui était à l’époque un véritable paradis ornithologique couvert d’une épaisse forêt. Six siècles plus tard, la déforestation de l’île de Pâques était totale. Le déboisement eut un impact dramatique et des conséquences en chaîne dans ce milieu fermé : plus de matières premières.  Bientôt plus de pirogues, donc plus de poissons mais aussi plus d’oiseaux, plus de fruits sauvages et donc, à terme, avec l’érosion, l’abandon et le lessivage des terres, la famine et la guerre. Les os humains qui jonchent les détritus que l’on a retrouvés ont été brisés pour qu’on puisse en extraire la moelle.

     La tête qui trône au Pavillon des Sessions est la partie d’une statue qui a été renversée pour qu’elle se brise au niveau du cou, l’articulation symbolique la plus forte : signal, avertissement du crépuscule des dieux, marque sensible d’un effondrement central pour reprendre le titre sobre et définitif du livre de Jared Diamond. La tête moai doit donc sa présence inquiétante au poids de toute une histoire, car elle est aussi ce qui lui manque. Le contexte auquel elle a été arrachée est bien là,  mais in abstentia. Sur l’île devenue presque déserte, l’ancienne religion des ancêtres qui avait cimenté les douze tribus de l’île fut abandonnée ; vers l’an 1690, les chefs furent renversés et les statues mégalithiques détruites par ceux-là même qui les avaient érigées.

     En regardant cette tête monumentale venue des antipodes, cette tête qui nous regarde de ses yeux désormais aveugles, ce n’est plus seulement l’énigme d’une des civilisations les plus isolées que l’humanité ait connues qui nous fait face,  c’est le raccourci glaçant de ce qui pourrait bien advenir de notre propre histoire qu’il nous semble pouvoir contempler. Comment méconnaître qu’une bonne part de la séduction et de l’effroi qu’exerce sur nous cette œuvre ‘première’, que nous imaginons provenir des origines, tient au fait que le destin poignant des Pascuans préfigure de manière particulièrement éclatante celui qui attend les derniers des hommes, ceux qui sont en train de vivre les dernières années de la terre ?

     Cette tête colossale (qui nous rappelle le colossos que l’on mettait à la place du mort) dit la vérité d’une société victime de sa propre démesure ; mais elle nous rappelle aussi en silence que le géocide n’est pas l’apanage d’une époque gaspilleuse qui entend produire et consommer sans fin. Dès le commencement peut-être, comme les Grecs l’avaient soupçonné, c’est la technè elle-même qui est deinos, inquiétante et terrible, le fondement sans fondement et sans fin de l’homo sapiens, de l’homo demens. »

 

Figure de dieusculpture d’Hawaii, XVIIIe siècle ; vannerie, lianes, cordages, plumes, coquilles de nacre, dents de chien, bois ; H : 0,67 ; collectée avant 1796 ; INV. M.H. 79.30.15.

 

 

 « L’art africain, c’est la terre,

 le champ cultivé, la maternité.

 L’art océanien, c’est l’oiseau,

 le ciel, le rêve. »

 

 André Breton.

 

 

     C’est tout ce qu’il nous reste  de cette figure de terreur, et il nous est difficile d’imaginer à quoi pouvait ressembler ce dieu de la guerre qui, à l’origine, était recouvert de plumes rouges et noires, blanches et jaunes, rehaussant les traits.

     Mais une chose est sûre : cette sculpture demeure impressionnante, et la différence d’accent qui sépare désormais pour nous l’art océanien de l’art africain, longtemps confondus et subsumés sous la catégorie d’art nègre, est ici particulièrement flagrante.

     Dans une aire géographique où la chasse aux têtes et le cannibalisme occupaient une place prééminente, il aurait été surprenant que la sculpture n’en portât pas la marque. Qu’on ne s’étonne donc pas si, dans les oeuvres venues du Pacifique, bien souvent les corps tétanisés crient, les têtes sont soulevées par la mort, les  bouches sont violemment ouvertes sur le vide… D’une façon générale le principe dynamique (Schmalenbach), toujours contenu dans l’art africain par la rigueur austère de cette métrique formelle qu’appréciaient les peintres cubistes, explose avec plus de liberté dans ces œuvres dont le chromatisme, les aspects picturaux, visionnaires et fantastiques ont fait rêver les surréalistes (sur leur carte du monde de 1929, ils avaient fait de l’Océanie le centre du monde). Cette  esthétique de la dissonance et de la beauté convulsive est solidaire d’une plastique spécifique : l’utilisation des fibres, d’un matériel minéral, végétal ou animal remplace souvent le bois.

     La sculpture, ici, est en vannerie de vigne. Ce dieu au long cou d’oiseau doit son inquiétante et stupéfiante présence à ses yeux aux prunelles hypnotiques et dilatées qui font de lui, comme Giacometti le disait des œuvres des Hébrides, ‘le support d'un regard’. Ces yeux immenses sont figurés par un morceau d’huître perlière qui porte en son centre un bouton noir de bois pour tenir lieu de pupille. Le nez est ‘en trompette’, le front absent. La bouche, étrangement tordue par un rictus menaçant, est largement ouverte en signe de violence et d’irrespect ; elle montre une rangée d’innombrables dents, dents de chiens qui barrent complètement le bas du visage. 

     C’est probablement le capitaine Cook qui collecta cette sculpture lors de son troisième voyage dans les mers du sud, voyage au cours duquel il découvrit Hawaï (1778-1779). Il fut d’abord accueilli et considéré comme un dieu par les indigènes, puis son destin, brusquement, se précipita. À la suite de représailles qui rapidement tournèrent très mal, il fut battu à mort et son corps, enlevé, ne fut jamais retrouvé. Dans l’imaginaire occidental, la figure du bon sauvage bascula dans la nuit. » 

 

Méxique :

Sculpture de Chupícuaro, terre cuite à engobe, 600-100 avant J.-C. ; H : 0,31 ; ancienne collection Guy Joussemet ; INV. 70.1998.3.1

 

 

 

 « Au commencement était Isis :

 la plus ancienne des anciens dieux. »

Merlin Stone, When God was a Woman.

 

 

     Pourquoi cette récente acquisition est-elle apparue aux responsables comme emblématique du pavillon des Sessions et du musée du quai Branly comme si elle était l’icône incontestable de la primitivité ? Elle figure en effet sur la première de couverture du catalogue du pavillon mais aussi sur  les billets et les affiches publicitaires du nouveau musée.

     De cette idole de 31 cm de haut en terre cuite à engobe de la région d’Apapacuoro on ne sait pratiquement rien. Ni sa datation (entre le VIe et le IIe siècle avant J.C. ou entre le Ve et le VIIIe siècle de notre ère, suivant les indications), ni sa fonction, ni la société dont elle est originaire ne sont vraiment connues ; mais trapue, écarlate et solidement campée dans une frontalité obstinée elle est, malgré sa taille, monumentale, elle avertit (monere) et fait signe, elle retient l’attention et fascine pour des raisons à la fois formelles et symboliques.

     Sa présence imposante et mystérieuse conjugue d’abord le plus moderne et le plus archaïque. L’artiste s’est moqué des proportions et des détails anatomiques ; debout, le regard fixe, les épaules anguleuses et saillantes, les bras tubulaires, les mains reposant symétriquement sur l’estomac, ornée de dessins géométriques d’un rouge intense qui arrachent son visage à sa signification humaine (et symbolisent sans doute un statut ou un rang social), elle est un défi à la représentation et montre à quel degré de folie une sculpture peut atteindre.

     Jacques Kerchache remarquait que ses petites épaules reviennent sur le devant en contraction pour donner force à un volume qui serait resté sans cela  un peu triste et mou, tandis que le léger creusement de la poitrine redonne dynamisme, mouvement, vie et sensualité à l’ensemble et entre en harmonie avec les scarifications, tatouages ou peintures cérémonielles aux motifs géométriques en zigzags et en croix qui nous rappellent que l’art du corps fut et reste le premier des arts. Voici une œuvre première en effet, au sens  où tout art vraiment art est toujours premier dans la mesure où il implique le courage d’une prise de risque, mais aussi au sens où cette Vénus des tropiques évoque inévitablement toutes les Vénus des premiers âges, celles du paléolithique et du néolithique, toutes en losanges, en courbes, en sphères, qui ne sont que ventre, sexe, cuisse : bonheur des formes généreuses que l’on retrouve dans cette idole funéraire du Mexique, dispensatrice de tous les dons, pandore aux flancs larges et profonds.

     Ce rapprochement avec la préhistoire autorise bien sûr les nécessaires et inévitables commentaires sur la fertilité, sur la périodicité des cycles de la naissance et de la mort, sur les rites féminins de passage et de renouveau des saisons, sur le gynocentrisme originel et les cultes de la terre-mère, comme dans le commentaire de Richard F. Townsend. Comment contester le bien fondé du choix de cette idole féminine façonnée dans la boue des origines comme icône de ce Pavillon, comme  emblème du nouveau musée ? Et comment ne pas s’émerveiller que cette idole archaïque soit déjà, dans son style, si terriblement ‘mexicaine’ ? L’origine ne serait-elle pas depuis toujours éclatée, initialement entamée dans son principe par la diversité, par la profuse et innombrable multiplicité des peuples et des cultures ? »

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