L’AFRIQUE AU CŒUR

                                                                       Histoire, que tu es lente et cruelle

Trotski

J’ai passé onze ans au Sahel et l’inexorable chute de ce qui restait, malgré tout, de notre Empire colonial, me désespère, comme s'il signait, avec le déclassement de la France, un échec personnel, la défaite d’un enseignant et contribuait ainsi à rendre bien atone et bien morose une fin de vie où plus personne ne vous écoute.

Mais pas d’équivoque : je ne regrette en rien l’Empire, bien sûr, cet incipit  un peu provocateur signifie simplement que j’assume, comme tout citoyen, le poids de notre histoire, le hallal come le haram, le béni comme le maudit. La référence à l’Empire donne sa profondeur historique à une présence française qui, pour le meilleur et pour le pire[1], est en passe de s’effacer de façon irréversible. Il y a là une césure ou une fracture historique qui mérite d’être pensée.

 

Reconnaissons le : la colonisation n’a jamais cessé de nous (et de leur) coller à la peau. Elle ne « réussit » en effet que lorsque le pays colonisateur est parvenu a donner sa langue au pays colonisé, écrivait cyniquement un linguiste rencontré à Bamako et cela même si on considère le français, la langue française, comme un « butin de guerre (K. Yacine)…. Ainsi tous les pays de langue romane i.e., tous les pays colonisés par les Romains, parlent désormais une langue romane, issue du latin. Ceci pour se souvenir que colere en latin qui a donné coloniser, c’est d’abord cultiver, prendre soin, avoir souci et que la langue demeure toujours insidieusement une « poche de survivance de l’infrastructure coloniale » (F. Fanon) avec laquelle il faut savoir jouer, qu’il faut, au besoin, cannibaliser aurait dit Ostwald de Andrade, le théoricien brésilien de l’anthropophagisme. Les blancs débarquent, le canon ! écrivait sans doute Rimbaud dans Une saison en enfer. Mais avec le canon, ils ont aussi quelque fois, fort timidement il est vrai, apporté l’école et l’institut Pasteur au risque de voir se retourner contre eux des populations acquises aux maximes républicaines et aux droits de l’homme enseignés à l’école… C’est certes pêcher par anachronisme que de projeter des principes modernes sur des pratiques anciennes comme l’esclavage mais il n’est plus possible aujourd’hui en revanche de parler des bienfaits de la colonisation. Elle a fini par être reconnue comme un pan peu glorieux de notre histoire et, moralement, comme un crime contre l’humanité, le discours sur le colonialisme de Césaire[2] en a très explicitement analysé l’infamie. Elle n’a pas non plus à être instrumentalisée et considérée comme la première cause du retard de l’Afrique comme le font souvent des pouvoirs corrompus en crise et en quête de légitimité démocratique.

Depuis mon retour en France en 1987, nous avons, il est vrai, changé d’époque, une "forme de vie" a vieilli, aurait dit Hegel, l’Afrique est entrée dans la mondialisation, une bonne partie de la jeunesse est à présent connectée et la Chine, la Russie, la Turquie, l’Arabie Saoudite… ont sonné depuis longtemps à la porte d’un continent qui représentera demain 40% de l’humanité. Dans ces conditions, la France, ex puissance coloniale, non seulement n’est plus au centre du jeu en Afrique mais, en tous les sens du terme, elle est en train d’être progressivement remerciée…

 

« Merci la France » clamait la foule en agitant des drapeaux tricolores et en  applaudissant les convois de soldats français qui revenaient du Nord où, répondant, dans l’urgence, à l’appel du gouvernement malien, ils avaient libérés Tombouctou, Gao et Kidal soumises à la charia et à la terreur des djihadistes. Ils étaient parvenus à stopper, selon les dirigeants de l’époque, une colonne de djihadistes qui fonçait sur Bamako. « Le plus beau jour de ma vie politique » disait alors François Hollande en ajoutant un peu plus tard que, hélas, « rien n’avait été réglé ».

Et en effet rien n’avait été réglé et pendant les plus de neuf ans de présence militaire française au Mali la situation n’a fait qu’empirer pour finir par se retourner, l’armée française s’est attirée la haine d’une population lassée par une décennie d’attaques meurtrières que « la septième puissance militaire mondiale », perdant toute crédibilité, a été incapable d’endiguer, sans parler des bavures qu’elle ne pouvait lui pardonner. Combien de malentendus, d’illusions, d’aveuglements, d’erreurs d’analyse sur un Etat malien en état de déliquescence avancée qui avait érigé la corruption en mode de gouvernement et qui n’était plus guère qu’une façade, une pure fiction, sont à l’origine de cet échec collectif et de ce retournement de situation !

Les Français, devenus personnes non grata, ont « dégagé », souvent sous les injures et les crachats haineux de foules chauffées à blanc.  Les nouveaux pays qui nous ont remplacé proposent leur aide et leurs services sans conditions, sans être trop regardants sur la nature de ces juntes ou de ces régimes dictatoriaux au pouvoir qui cherchent à faire accroire aux pays du Sud que le soit disant respect de la dignité de la personne humaine n’est qu’une valeur occidentale alors que les droits humains, qu’ils aient été proclamés comme Chartre du Mandé, à Kouroukan Fouga en 1236 sous le règne de Soundiata Keita, premier souverain de l’Empire du Mali, à Paris ou ailleurs, sont universels et que l’Occident n’en a pas le monopole. La Chineafrique notamment a remplacé la Franceafrique et offre, comme autant de pièges, des prêts à des taux très attractifs. Le cas du Sri-Lanka est à cet égard emblématique et devrait faire réfléchir. Les potentats locaux sont trop heureux de se trouver sécurisés, confortés dans la durée surtout quand c’est par un grand pays progressiste et anticolonial comme la Russie qui entend se poser comme le pays leader des « non alignés ». Moyennant quelques rapines de milliards de dollars, en or, en diamants, en terres rares… les Russes se sont installés en réactivant des réseaux plus ou moins dormants datant de l’Indépendance comme ceux que j’ai pu connaître dans la République du Mali initiée par Modibo Keita où mes cinq collègues soviétiques enseignaient le diamat (la version la plus stalinienne du marxisme). Quelques uns de mes collègues maliens avaient été encore formésà la prestigieuse Université Lumumba de Moscou.

Une certaine arrogance de la France n’est sans doute pas pour rien dans ce soudain désamour, dans ce soudain remplacement qui nous a aussi surpris que profondément affligé. On se souviendra longtemps de  l’Afrique qui ne serait pas encore « entrée dans l’histoire » du discours de Sarkosy à Dakar, ou de la plaisanterie d’un goût très douteux de Macron dans notre amphithéâtre de Ouagadougou… dans ce Faso, dans le  pays des hommes intègres où Sankara, le leader tiers-mondiste, avait redonné sa fierté et le sentiment de sa souveraineté à l’ancienne Haute Volta.

Le demi échec de l’opération Serval, puis des neuf ans de l’opération Barkhane, opérations militaires dépourvues de stratégie et de vision politique- ont été ponctués par deux événements majeurs qui ont été comme deux coups de pied dans la fourmilière djihadiste : fin de la guerre civile en Algérie et déstabilisation de la Lybie, soit, pour revenir sur quelques épisodes emblématiques : en 1997, le GSPC passe la frontière algérienne et s’installe au Mali puis c’est l’affaire des otages lors de laquelle les dirigeants maliens profitent des rançons versées par la France, le trafic de 47 tonnes de cocaïne eu plein Sahara, la constitution de l’Azawad et le jeu complexe des Touaregs du MNLA, l’apparition de l’Akmi en 2006,  l’allégeance à Al qaida et à l’Etat islamique, Ansar Dine (2012), Mudjai, précédée par la chute de Mouamar Kadafi, grand défenseur du Sahel, en 2011, avec l’opération Harmattan, la déroute de l’armée malienne en 2012, le renversement d’ATT, l’élection d’IBK… A chaque fois c’est le prix du sang, les investissements financiers couteux  dans un désert commercial, donc sans l’ombre d’un avantage à gratter pour le coq gaulois, les détournements de fonds, le trafic d’influence, une guerre sans fin, pour rien… 2020, départ d’IBK, coup d’Etat militaire, prêche de l’imam wahhabite Dicko, fermeture d’écoles, interdiction de la musique…Fin de l’opération Barkhane, les djihadistes étendent leur influence sur le Togo, le Bénin, le Ghana, la Côte d’ivoire, tout le golfe de Guinée…. La junte malienne, séduite par les méthodes autoritaires, féroces et radicales du Kremlin,  se tourne alors vers un autre partenaire, la Russie, qui a toujours soutenu le Mali « dans les moments difficiles » mais qui semble jusqu’ici essentiellement déterminée, en alliée (au moins en alliée objectif ) des djihadistes, à diffamer la France et à réduire à néant son influence : les livres, les « books », l’ensemble de cette culture occidentale est, pour les deux complices ou comparses, haram, maudite comme le dit l’appellation d’une officine de sinistre réputation : Boko Haram.

Dans le contexte de la guerre en Ukraine la France est alors conspuée, censurée et remerciée. A cela il faudrait ajouter les lavages de cerveau, les campagnes de désinformation systématique, la propagande à laquelle le pouvoir russe, expert en la matière dans son propre pays, se livre au Sahel, pour expliquer le ralliement d’une population souffrante et exaspérée à la junte militaire. Depuis Tchakotine on savait depuis longtemps comment on viole les foules et renverse l’opinion dominante d’un pays. C’est ainsi que la France est devenue subitement, le bouc émissaire aborrhé de toute une décolonisation ratée, d’une indépendance bâclée, de l’incurie de régimes corrompus qui ont bien vite renoué avec la pratique des coups d’Etat. Les opérations de l’ONU, avec la Numisma, ont connu un semblable discrédit auprès des populations mais c’est la France qui focalise désormais sur elle seule, l’immense rejet de l’Occident tout entier par les pays du Sud.. Au moment même où les deux mille mercenaires de la milice Wagner multiplient leurs prédations en Centre Afrique, l’ex colonisateur, la France, est accablée de tous les maux, couverte d’opprobre, outrageusement ridiculisée dans des films de propagande, devenue l’objet de ce sentiment réactif et empoisonné qui vise à rabaisser ce qu’on ne peut égaler. Nietzsche en avait importé le nom français dans la langue allemande avec le vocable de ressentiment. Les bons ressentiments selon l’expression du Sénégalais Elgas, sont devenus la marque des relations postcoloniales et la matrice d’un genre de populisme qui alimente l’autoritarisme omni-présent dans les postcolonies. L’ex Indochine, pays développée est restée pourtant totalement étrangère au ressentiment.

Le 8 mars,  c’est le Mali qui a rejoint le groupe des  dictatures qui ont gardé une façade démocratique que l’on appelle démocratures, ces pays bien peu recommandables au regard du droit international et des conventions de Genève (Russie, Iran, Syrie…) et qui soutiennent ouvertement ce qu’il faut quand même bien appeler l’agression russe contre l’Ukraine. Elle ressemble bien à ce qu’une agression coloniale peut avoir de pire si coloniser, comme le soutenait un livre imbécile, se réduisait vraiment à exterminer, exterminer la population civile en bombardant écoles et hôpitaux, par exemple. Cette agression sortie tout droit des fantasmes délirants d’un Président psychopathe et paranoïaque qui coche tous les cases des caractères du complotisme[3], incapable d‘ assumer la disparition de l’Empire des Tsars et de celui des bolcheviques est, de l’avis unanime, stratégiquement indéfendable. Le Kremlin y creuse sa tombe  s’il n’y creuse pas, en même temps, nôtre tombe.  La guerre a été pour la Russie jusqu’ici totalement contre-productive, l’agression a allumé le feu sacré de la Résistance chez les Ukrainiens qui ont réussi à mette à mal « la deuxième armée du monde ».  Elle a en outre provoqué le réveil de l’Europe et celui de l’OTAN dont E. Macron soulignait pourtant naguère qu’il avait « l’ encéphalogramme plat ». La demande d’adhésion de la Suède et de la Finlande a rapidement suivi (et non précédé) l’intervention russe.

Il n’y a donc peut-être pas à désespérer… Le temps est un enfant, un enfant qui joue, disait Héraclite et qui joue quelques fois au milieu des impérialismes et qui peut jouer en faveur de plus de clarté et de fraternité dans nos vieilles relations avec une Afrique que nous avons, que nous gardons au coeur. C’est le mot qui nous est venu alors que, dans un article, nous revisitions l’horreur avec le J. Conrad de Heart of darkness. Au Burkina, l’Observateur Paalga ainsi que Omega media, après que les radios France 24 et RFI aient été suspendues et les correspondants du Monde et de Libération, renvoyés, dénoncent aujourd’hui les atteintes à la liberté d’expression et le terrorisme intellectuel qui est en train de s’abattre sur un pays qui s’est livré au plus offrant. Un peu de patience, des intellectuels burkinabés ont déjà pris la relève et sont prêts à démontés les contre-vérités que les mercenaires russes ne cessent de diffuser et à distinguer clairement ce qui est Justice et ce qui est crime. Et contre la raison, il n’y a pas de recours.

F.W.

LE PARRICIDE, CHEMIN OBLIGÉ DE LA TRANSMISION ?

L’image qui a été choisie et mise en tête du texte est à elle seule éloquente. Dans un somptueux boubou d’apparat, le "Dagara bala" devenu costume national, Debsoiyr Dabiré, face à face, nous regarde. Il est assis, il a repris l’avantage, il est comme en majesté. Par le port de son costume vernaculaire et de sa coiffe, le discriminé, l’opprimé affirme sa différence, son désir de reconnaissance et de justice sociale face à un interlocuteur européen qui, à cette affirmation identitaire, cherche à lui opposer la notion d’universel. Ainsi se poursuit dans ce journal du Faso le débat public post-colonial qui depuis quelques années domine la scène intellectuelle non sans susciter parfois remontrances, malentendus et jeux de miroir. Voyons cela de plus près.

J’ai lu et relu le texte de Dabiré si bien prénommé, (en dagara Debsoiyr c’est l’homme qui tient haut et élève la maison) et je reconnais et dis publiquement que sa lecture, que sa critique « sans merci » (i.e. sans pitié) de mon article est absolument remarquable et que son texte fera date. Il fait montre d’une culture historique et philosophique solide,  d’une acuité dans l’analyse, d’une ironie maligne, mordante et sans concession, d’une virtuosité dialectique qui débusque contradictions ou renversements logiques coupables…enfin, de toutes ces qualités intellectuelles que nous avions tous reconnus,  mes amis et moi, lorsque nous faisions partie du jury de sa thèse. Impressionnés par son singulier génie et par l’ardeur inflexible d’une revendication hautaine et libertaire qui ne baisse jamais la garde, nous lui avions vivement conseillé de se présenter aux concours. Ses propos acerbes, ses rapprochements dérangeants, son hostilité bien tempérée ne sont jamais haineux, il garde la mesure, ne verse pas dans les outrances extravagantes des « décoloniaux », outrances qui ne peuvent générer que la division, la discorde et la solitude. Non, la guerre des races n’a pas remplacé la lutte des classes, non, il n’y aura pas de réunions non mixtes, de délit d’appropriation culturelle…  et nous pourrons peut-être débattre entre nous, face à face et d’égal à égal, en hommes libres. C’est en tous cas le fragile pari auquel j’entends, une fois encore, souscrire ici.

Oui, Debsoyr a raison : mon article procède tout entier de l’émotion, c’est un discours amoureux de l’Afrique et un cri dont le cœur silencieux, comme dans le cri de Munch, est proprement le déchirement. Son interprétation de mon titre (« L’Afrique au cœur »)  dont le sens est sur-déterminé et l’affect qu’il mobilise terriblement chargé, est à la fois pertinente et retorse. J’ai en effet été touché et blessé de voir la France évincée sans retour du Sahel  par des fauteurs de guerre, et j’ai pensé que les populations des pays sahéliens avec lesquelles j’ai vécu se sentiraient elles aussi touchées et blessées sans que je parle pour autant, me reproche mon interlocuteur, des blessures de la colonisation. Alors n’y aurait-il dans mon texte qu’une « pleurnicherie » de blanc qui ne concernerait personne ? Mais cette affaire est grave : il s’agit en effet de prendre la mesure des conséquences du séisme géopolitique d’envergure en train d’advenir. Le tueur du Kremlin dans son bras de fer avec l’Occident essaie de s’imposer comme le  leader des pays du Sud, des pays non alignés, en  les dressant contre leurs anciens colonisateurs. Le Président à vie d’un pays totalitaire comme la Chine où désormais tout le monde marche au pas et où l’ethnocide des Ouigours ne semble pas émouvoir grand monde, est même venu l’assurer de son soutien. On ne peut donc pas balayer d’un revers de main l’impact de la colonisation comme le fait Debsoiyr en proposant de la décoloniser, car le critère de la victimisation coloniale est manifestement devenu la pierre de touche justifiant le soutien des nouveaux maîtres, sans parler de l’allégeance et de la vassalité du Mali à leur égard.

Oui j’aime mon pays, mon Faso dit-on en dioula, ma maison du père et ma maison est effectivement celle d’un père mort en camp de concentration pour avoir résisté à l’occupation nazie. Je dis cela parce que l’exemple de la résistance française à l’occupant m’a prédisposé à comprendre la résistance des peuples colonisés et leur lutte pour l’émancipation. C’est pourquoi je  ne voudrais pas que l’on me prenne pour un autre et que l’on me reproche de me taire sur les exactions perpétrées par ce qu’on appelle l’Occident. Je le reconnais, une forte nostalgie imprègne non discours. Mais, évitons l’anachronisme, je ne suis pas motivé par la nostalgie de l’Empire colonial dont je porterais le deuil. La référence à l’Empire explique, donne sa profondeur historique et sa continuité à la présence française en Afrique. Bien sûr, je ne l’ai pas connu, cela ne la légitime en rien et un projet d’agression et de reconquête serait proprement absurde. Je ne  méconnais pas certains épisodes cruels de son histoire, je n’en ignore pas les affreuses exactions ni le retard que la France à pris pour reconnaître le sacrifice des peuples de couleur tombés pour sa libération, je rappelle que la colonisation est maudite, à juste tire considérée aujourd’hui comme un crime contre l’humanité. Les fortes paroles de Césaire dans le Discours sur le colonialisme ne résonnent-elles pas encore à nos oreilles ? N’est-ce pas sur des crânes africains, ceux des Herero et des Nama, les génocidés de Namibie, que les biologistes allemands, ancêtres du racisme nazi, ont fait leurs mensurations criminelles ?

Mais l’Afrique dont je porte le deuil est celle de la coopération. celle dans laquelle j’ai vécu, celle que j’ai connu, où j’ai été un professeur heureux et comblé et où la fonction que j’ai occupée m’a paru avoir un rôle positif. Entre les Universités de Ouagadougou et celle de Strasbourg je fus le modeste instigateur d’un accord permettant à mes étudiants de poursuivre leurs études dans une Université, disons, « de gauche ». La détestation et le ciblage de la France collaborationniste de Vichy, de celle raciste de l’Algérie française, de la France nationaliste d’aujourd’hui qui dénonce « le grand remplacement », ont toujours été les cordes bien tendues de mon arc.

 Dans un article en ligne intitulé Le nom de nègre j’ai parlé très clairement de l’abomination de la traite, dans un autre, toujours en ligne, la haine de l’Occident, j’ai examiné les raisons et la légitimité d’une telle haine.  Car c’est la guerre d’Algérie qui m’a structuré politiquement et le combat de ma jeunesse a été celui de la décolonisation avec laquelle j’aurais aimé voir se lever une ère nouvelle.  Le mot de décolonisation a d’ailleurs connu  une fortune considérable et a été utilisé dans les contextes les plus variés. On a très vite parlé, 10 ans après les années 60,  de décoloniser l’enfant, et surtout les femmes sans toujours se rendre compte t des conditions concrètes difficiles que cela supposait, notamment dans le tiers monde : la maîtrise de la fécondité et le droit à l’avortement.

J’aime mon pays mais j’ai aimé aussi ceux pour lesquels j’ai demandé à partir au titre de la coopération. N’aimerais-je vraiment l’Afrique que colonisée comme le dit un peu méchamment mon interlocuteur ? Pourtant bien loin de me comporter comme un suprématiste blanc, je suis très souvent parti en brousse à la rencontre des villages africains.  En les laissant être, en les « laissant revenir à leur être propre », j’ai pu faire l’expérience de ce qu’était vraiment l’hospitalité. Ma passion pour l’art africain qui a réveillé l’art européen, lequel se mourait d’une lente amnésie, est aussi bien connue. Debsoiyr cite mon article sur le sculpteur bambara mais j’ai écrit bien d’autres articles et livres sur ce sujet, sur les lobi en particulier, le peuple qui avait résisté le plus farouchement à la colonisation, et j’ai cherché à faire partager ma passion à mes étudiants africains, à leur faire découvrir la grandeur de leur propre patrimoine en introduisant dans le cursus universitaire un cours d’esthétique.

Debsoiyr affiche une certaine indifférence et un certain fatalisme à l’égard de la colonisation. C’est un problème de blanc qui s’accroche à son ancien pré carré, dit-il,. A nous autres Africains, elle ne nous a rien apporté, nous n’avons aucun intérêt dans l’affaire. Colonisation française ou colonisation russe, c’est du pareil au même, de toute façon l’identité africaine toujours mise à l’épreuve de la puissance du négatif s’est toujours forgée dans l’adversité et dans l’humiliation. 

A une telle assimilation je répondrai deux choses. J’ai beaucoup d’affinités avec le peuple et la culture russe mais c’est d’un système politique hérité du KGB et du stalinisme qu’il va s’agir ici. L’impérialisme américain, par ailleurs, occupe toujours le devant de la scène, mais les USA ne sont pas encore entièrement acquis au populisme de Donald Trump et ils ont su élire, il n’y a pas si longtemps, un président de couleur à l’intelligence acérée et au verbe châtié. Tous les pays ont sans doute leur chancre et la France arrogante et donneuse de leçons n’a pas toujours été exemplaire. Pourtant ne faut-il pas tracer une frontière entre les pays qui respectent le séparation des pouvoirs, dans lesquels la Justice n’est pas aux ordres et où l’Etat de droit, critère juridique de la démocratie, est effectif, d’une part et ceux qui, à l’intérieur, répriment toute opposition, empoisonnent sans scrupule les dissidents à l’étranger au polonium radioactif, se repaissent et s’engraissent avec les capitaux accumulés par les oligarques (cf. la vidéo de Navalny) et, à l’extérieur, tentent de mettre à genoux un pays souverain en exterminant peu à peu la population civile ? Entre l’Europe qui a tant de mal à prendre sa part de « la misère du monde » et d’autre part le pays du boucher de Damas, celui des Talibans de Kaboul et des Mollahs de Téhéran, des candidats contraints à la migration et à l’exil ne se trompent pas de sens… L’exclusion par le Burkina des journalistes indépendants ne fait-elle pas partie des pratiques si coutumières à certains pays, ne sont-ils pas le symptôme d’une dérive autoritaire quelque peu inquiétante ?

La colonisation serait pour ses victimes un détail, un épisode sans importance, sans intérêt pour eux, elle ne leur aurait rien apporté de positif, elle serait vite oubliée…. Sauf que c’est en français que notre contradicteur s’exprime, que se sont les très riches archives occidentales qui l’ont nourri et qu’il doit en partie ce qu’il est devenu à la formation qu’il a reçue. A lui aussi la colonisation lui colle à la peau et il a trouvé plus d’une stratégie pour se l’approprier, la cannibaliser et peut-être la retourner contre elle-même.

Quant à moi, dans le cas présent, j’ai obtenu ce que je méritais : le coopérant ne réussit que lorsqu’il s’efface, qu’il disparaît, quand il s’auto supprime pour laisser place aux plus jeunes qui prennent alors la relève. Telle est la logique à laquelle répond toute transmission, tel est le destin à la fois exaltant et douloureux de tout professeur : il se doit de reconnaître tous ses enfants comme le dit Debsoiyr, même et surtout s’ils ont perpétré ce que Freud appelait le meurtre du père et si ses disciples se révèlent quelques fois indisciplinés ou non-conformes... Il y a plus de deux millénaires, Platon déjà,  dans Le Parménide, avait été confronté à la nécessité du parricide, en l’occurrence à celle du meurtre du père de la philosophie, Parménide. Si l’on veut que la parole soit possible, si l’on veut dire ce qui est mais aussi ce qui n’est pas, il faut alors, contre la thèse de Parménide,  donner consistance au non-être, au néant…Telle sera mon ultime manière de retrouver encore mon ancien étudiant, que je tiens à remercier.

Une remarque encore et une référence au modèle de la langue, marqueur de la diversité culturelle mais aussi condition de l’échange entre les hommes. Voilà la meilleur manière d’articuler la particularité de nos cultures sur la croyance en l’universalité des droits humains. Les Russes et les Chinois estiment que cette universalité n’a de valeur qu’occidentale.  La charte du Mandé l’annonce pourtant dès le XIIIeme siècle lorsqu’elle proclame, sous le règne de Soundiata Keita, premier souverain de l’Empire du Mali, l’inviolabilité de la personne humaine, l’intégrité de la patrie, la liberté d’expression…. Les fondements et les conditions de ce que nous appelons la Civilisation sont ici affirmés comme nous le rappelle aussi Raymond Aron qui met en évidence l’énigme et le paradoxe de la condition humaine prise entre l’affirmation identitaire de chaque culture et la reconnaissance universelle de l’humanité en tout homme. Ecoutons cette parole, qu’elle nous donne l’espérance et qu’elle ait valeur de testament ! « La reconnaissance de l’humanité en tout homme a pour conséquence immédiate la reconnaissance de la pluralité humaine. L’homme est l’être qui parle mais il y a des milliers de langues. Quiconque a oublié un des deux termes retombe dans la barbarie ».


[1] Ce qu’on appelait depuis De Gaule et Foccart La Franceafrique dans le sillage de l’Empire est une longue époque de bien glauques compromissions dont Emmanuel Macron, à Ouagadougou, avait promis de sortir pour mettre en place des partenariats enfin parfaitement transparents.

[2]  « On me lance à la tête des faits, des statistiques, des kilométrages de routes, de canaux, de chemin de fer. Moi, je parle de milliers d’hommes sacrifiés au Congo-Océan. Je parle de ceux qui, à l’heure où j’écris, sont en train de creuser à la main le port d’Abidjan. Je parle de millions d’hommes arrachés à leurs dieux, à leur terre, à leurs habitudes, à leur vie, à la vie, à la danse, à la sagesse. Je parle de millions d’hommes à qui on a inculqué savamment la peur, le complexe d’infériorité, le tremblement, l’agenouillement, le désespoir, le larbinisme. » La colonisation, comme le soulignait le même Césaire est une « négation de la civilisation ». En cela, elle est un crime, une barbarie intolérable.

[3] Le complotisme est caractérisé par une méfiance à l’égard du récit officiel des événements. Mais, dans un deuxième temps, il cherche  à reconstruire, à mette en récit et en ordre ces événements de sorte qu'ils puissent prendre sens grâce à une clé unique d’explication :  il y aurait dans l’ombre un groupe de gens qui tirent les ficelles, poursuivent sciemment un but et auraient un plan caché. Le dubitationismemarque d'un esprit dubitatif et critique de bon aloi, se transforme alors en un conspirationisme (A. Lacroix in Philomag n°169 p. 41).

C’est ainsi que l’Ukraine pourrait devenir le cheval de Troie des visées impérialistes américaines qui chercheraient à détruire la Russie, à s’approprier ses richesses au moment où celles de la planète s’épuisent. Il serait alors possible de rejouer la Grande Guerre Patriotique de 1942-45 avec les dirigeants ukrainiens dans le rôle de néonazis soutenus par l’Europe et commandés par Washington. Et pour que le récit soit parfaitement cohérent, Michel Onfray affirme de même, et toujours sans preuve : les Américains étaient déjà là à Maïdan. Mais la vague de spéculations extravagantes d’un tel complotisme ne s’arrête pas là. Le wokisme, la culture LGBT, la propagande homosexuelle d’un Occident décadent chercheraient aussi à pervertir les Russes et à les décourager de faire des enfants, de même que la culture anglo-saxonne, aux mains de satanistes pédophiles (la culture New-âge a été très présente en URSS nous dit M. Etchaninoff), chercherait à abêtir les esprits, sans parler des laboratoires biologiques qui auraient été également construits par les Américains sur le sol ukrainien pour lancer des épidémies meurtrières contre le noyau héroïque de la résistance russe…

 

Ce projet dissimulé de l’Occident ainsi mis à jour constitue une doctrine globale explicative de tout. Elle aurait une dimension écologique, démographique, géo-politique (anticoloniale)... Le malheur est que ce beau récit totalisateur dans lequel le moindre événement prend sens, confronté à une réalité toujours complexe et multifactorielle, ne trouve pas le moindre commencement de preuve dans les faits historiques, souvent fortuits et contingents. Voilà comment prospère l’affabulation populiste selon laquelleles élites nous trompent qui fait partout le jeu de l’extrême droite, tandis que pleuvent les missiles et qu’une population civile est mise au supplice.

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