Vieillesse

 

PETITE ODE AU GRAND ÂGE

 

Les quatre-vingt dix ans de Jacqueline

 

 

Quand, après un nouveau tour de roue, le nouveau couperet de la dizaine vous tombe dessus cela vous interroge et c’est l’occasion, disons, de marquer le coup et de prononcer quelques mots.  De toutes façons il m’a toujours semblé qu’il ne saurait y avoir de fête et d’événement dignes de ce nom sans un discours. Rien ne va sans dire, le réel a toujours besoin du symbolique, le « faire » a toujours besoin d’un « dire », d’un « dire » qui le fonde en signification et par lequel seul, il restera dans les mémoires. Au commencement donc, le Verbe ! Si on lui reproche sa gravité, celle-ci n’est peut-être pas le contraire mais plutôt la condition d’une joie authentique.

 

Un anni-versaire, (ce qui étymologiquement est tourné (versum) vers l’anneau de l’année) est toujours une fête solennelle, sol-annuelle qui nous rappelle que toute fête, en tous temps et en tous lieux, appartient à ce qui fait l’essence du paganisme. Elle appartient en effet aux cultes et aux rituels des pagani, des paysans, qui chaque année, portent le vieux monde au tombeau pour accueillir le nouveau, qui chaque année célèbrent le retour des saisons et le renouveau de la végétation, celui-la même qui, en cette heure, nous éblouit de tous côtés. Aussi, la fête par excellence, c’est celle du solstice d’hiver, du moment où la nature en deuil attend sa renaissance. Au 5e siècle, l’Eglise chrétienne, la grande famille à laquelle, au moins par notre prénom,  nous appartenons, s’est appropriée cette fête en fixant à cette époque de l’année, la fête de la naissance, la fête de la nativité, la fête de Noël qui précède celle de Pâques qui est aussi, comme toutes les fêtes, la célébration d’une mort et d’une résurrection.

 

Voyez, je n’ai pu  résisté à la manie du professeur qui sommeille encore en moi, j’ai inscrit la fête que nous célébrons aujourd’hui dans le temps long et je lui ai  donné un tour un peu solennel.

 

 

Dans les grandes familles il y a généralement trois choses sur lesquelles il n’est pas séant de  parler ; le sexe,  l’argent,  la mort. Contrevenant à toute décence je voudrais pourtant commencer par évoquer le dernier point, parler de la camarde, histoire de rire, car de quoi rit-on  toujours sinon de la camarde ? Je voudrais donc  commencer par une citation politiquement ou éthiquement incorrecte mais que je vais prendre évidemment comme un repoussoir. Dans la Grèce antique, alors qu’on demandait au Silène, le compagnon de Dionysos, quelle était la meilleure chose pour l’homme, voici ce qu’il répondit : “Race éphémère et misérable, enfant du hasard et de la peine, pourquoi me forces-tu à te révéler ce qu'il vaudrait mieux pour toi ne pas entendre ? Ce que tu dois préférer à tout, est pour toi hors d'atteinte : c'est de n'être pas né, de ne pas être, d'être néant. Mais après cela, ce que tu peux désirer de mieux, c'est de mourir bientôt”.

 

Regardons autour de nous et disons que ce n’est pas précisément ce conseil ou ce chemin que nous avons suivi. Ni moi qui vais entrer bientôt dans ma quatre-vingtième année, ni vous qui vivez en couple et qui avez des enfants, ni surtout l’anniversariante (comme on dit au Brésil) que nous fêtons, que nous célébrons aujourd’hui.  Non seulement nous sommes nés, nous avons l’inconvénient d’être nés comme dit Cioran, mais nous avons eu enfants, petits enfants et pour Jacqueline, arrière-petits-enfants, à foison, en profusion, en abondance. Et sans doute on ne sait pas très bien pourquoi nous avons ainsi fait des enfants, pourquoi nous avons fait un choix aussi vertigineux, un acte aux conséquences aussi durables, aussi imprévisibles… Pour nous, il y a 50 ans, ces enfants, on ne les avait pas « faits » et encore moins « fabriqués », ils nous étaient nés, comme on disait alors, ils nous étaient tombés du ciel comme d’improbables miracles, comme de merveilleuses, comme d’extraordinaires surprises. Non vraiment programmés, ils avaient moins fait l’objet d’un choix délibéré que d’une pulsion vitale irrationnelle comme si, à travers nous, étaient passés l’irrésistible, l’immense flux, le flot prodigue de la vie, comme si, à notre tour, nous avions rendu le don de la vie qui nous avait été fait en assurant la relève des générations.

 

C’est ainsi que contre toute raison peut-être et sans que personne puisse décider du bien fondé de notre attitude (nous sommes en effet à la fois juge et partie), nous avons, la plupart d’entre-nous, fait des enfants et montré ainsi que, somme toute, être valait mieux que ne pas être.

 

Quant à aborder le second conseil du Silène, l’intraitable satyre, les choses sont à l’évidence plus délicates. Nous vivons à une époque où l’on n’aime pas les vieux, où tout est jetable et l’on aimerait bien souvent, nous aussi, nous jeter : un ministre japonais constatant que les dernières années de la vie étaient responsables de 50% des dépenses de santé avait demandé aux personnes âgées d’avancer la date de leur décès.

 

 Par opposition à l’attitude de ceux qui proclament ainsi un peu vite que notre mort nous appartient[1], les lobbies pharmaceutiques, l’obstination déraisonnable de quelques médecins imbus de leurs pouvoirs voudraient au contraire nous prolonger indéfiniment de façon absurde jusqu’à nous faire oublier notre condition de mortels. Cet acharnement nous rappelle une légende ou un autre épisode de la mythologie grecque. Une Sybille avait demandé à Apollon l’immortalité en oubliant de demander aussi la jeunesse éternelle. Et voilà qu’elle se met à vieillir éternellement, qu’elle se ratatine, qu’elle se fripe, qu’elle se rabougrit et s’enveloppe jusqu’à prendre la forme d’un innommable insecte. Quelle meilleure, quelle plus terrible image du supplice et de l’enfer qu’une telle immortalité ! Car il y a des condamnations à vie, des condamnations à perpétuité de notre vie présente qui sont plus à craindre que des condamnations à mort ! Et si nous refusons une telle immortalité ce n’est pas que nous nous résignions à notre condition –la résignation est une passion triste, aigre et amère- c’est  au contraire que nous l’assumons et l’affirmons lucidement et joyeusement : tout ce qui vit meurt, il n’y a que ce qui ne vit pas qui ne meurt pas.

Mais tant que l’on a la vie et la conscience de la vie, tant que notre capacité de penser est préservée alors il est possible  peut-être de soutenir que la vieillesse n’est pas le naufrage qu’elle semble toujours être.

 

En effet, quand on ne vit pas dans la misère, quand on ne souffre pas trop, qu’on ne tombe pas trop, alors il est possible de soutenir que la vieillesse est –je cite la parole d’un de mes professeur-  « cet âge splendide rempli par la joie d’y être arrivé ». Mais arrivé à quoi ? Et bien arrivé jusqu'à cet âge, celui d’avoir vécu tous les âges et de savourer la joie d’avoir duré et d’avoir cueilli les fruits de toutes nos saisons.

Être arrivé jusqu’ici c’est avoir acquis le droit d’entrer dans le temps de l’essentiel, avoir le droit d’être, d’être tout court. Libéré de tout projet. Quand la société vous lâche alors la perception s’affine et le temps d’aimer les gens pour eux-mêmes et de chérir tous ceux qui vous entourent est venu.

 

La question pour nous qui vivons adossés à la mort[2] (et ce n’est pas une question d’âge[3]) n’est donc pas de vivre le plus longtemps possible, de continuer de vivre et de survivre à perpétuité, de subsister coûte que coûte mais d’exister, oui d’ek-sister afin de pouvoir ainsi transférer sur les autres l’amour de la vie. Espérer exister vivant jusqu’à la fin, garder le souci de la vie et l’affirmer encore et toujours, c’est cette grâce que nous souhaitons à tous, que nous souhaitons bien sûr à Jacqueline qui, elle,  a tenu la pari, la gageure d’honorer la vie quatre-vingt dix ans durant.

 

CODA. Mais je m’aperçois que c’est surtout du grand âge ou de ma vieillesse que j’ai parlé. Et pourtant pour certain d’entre-nous qui avons connu Jacqueline tout le temps de notre enfance, elle reste celle qui nous a ouvert à la vie et qui a aiguisé notre goût du risque et de l’aventure : jamais, pour nous, elle ne sera vieille. « Quand on est jeune, disait Philippe Soupault, c’est pour la vie ».

Au moment de dire mon affection à Jacqueline –elle est sans mesure- comme le saule pleureur d’Alfred de Musset qui ne consentit jamais –malgré des repiquages successifs - à pleurer, je ne voudrais pas, moi non plus, me lamenter et pleurer, pleurer sur notre jeunesse abandonnée, pleurer sur le temps perdu et ces moments bénis qui avaient été volés au cœur d’un siècle qui nous remplit d’effrois. Plutôt que de ressasser, plutôt que de rester fixé sur le temps passé et  de barrer ainsi la route à l’événement et à la nouveauté, donnons plutôt notre assentiment joyeux  au temps qui passe puisque nous n’avons que le temps, regardons le vol de l’oiseau qui passe et disons lui avec le très grand poète Fernando Pessoa :

Passe, oiseau, passe, et apprends moi à passer.

 

 

 

[1] C’est la proposition mère  de l’APMD. Le poète R.M. Rilke écrivait au contraire : La mort est grande/Nous lui appartenons,/Bouche riante./ Lorsqu’au cœur de la vie nous nous croyons,/Elle ose tout à coup/Pleurer en nous. ». Elle pleure en nous car, selon Rilke, chacun porte sa mort en soi comme une femme son enfant. Elle nous destitue de tout propre, signe et atteste en silence notre fragilité, notre précarité de mortel.

 

[2] « Ce qui me rend heureux c’est de voir que les hommes refusent absolument de penser à la pensée de la mort » dit Nietzsche dans le Gai Savoir retrouvant notre Montaigne : "Je ne vis jamais paysan de mes voisins entrer en cogitation de quelle contenance et assurance il passerait cette heure dernière. Nature lui apprend à ne songer à la mort que dand il meurt" (Essais III, 12). Tout en sachant et en assumant pleinement qu’ils vont vieillir, souffrir et mourir, ils tournent le dos en effet à une échéance qui pourrait frapper de nullité tout ce qu’ils font.

[3] Nous sommes nés à l’enseigne de la mort qui, pour ceux que les Grecs appelaient Les mortels, est germinale autant que terminale. Dès qu'un humain vient à la vieil est déjà assez vieux pour mourir, écrit Heidegger.

 

 

Béatrice, Beata Femina… (Psaumes 111)

 heureuse la femme…

Permettez-moi de prononcer ces quelques mots que l’on va juger trop graves. J’ai la faiblesse de croire, c’est ma superstition, qu’une fête ne serait pas une fête, qu’une fête serait bien incomplète sans des mots pour la dire.  Des mots qui en donnent le sens, des mots qui donnent sens à ce qui représente pour beaucoup des dérangements et des désagréments, le sens à ce qui a provoqu é beaucoup  de remue ménage mais à ce qui est aussi une célébration aussi modeste et campagnarde soit-elle : celle à laquelle vous avez eu la gentillesse de vous rendre.

Célébration c’est cela. Sur l’anneau de l’année c’est la célébration d’un anniversaire mais d’un anniversaire qui n’est  peut-être pas un des moindres puisque c’est le nouveau couperet d’une dizaine qui est tombé,  le couperet des 70 ans et des 70 ans  de Béatrice.

Une sorte de retenue ou de réserve m’empêche de trop célébrer celle qui m’a supporté depuis de si nombreuses années mais tous ont pu apprécier son extraordinaire énergie et son autorité, -je pense au club du livre de Marseille ou à celui de Quinson-, sa grande générosité, l’attention qu’elle porte aux autres notamment aux plus petits et à ceux qui la vie n’a pas épargné.  Oui, ce n’est pas en vain que nous avons regagné l’Alsace et la Lorraine !

A l’entrée en vieillesse il n’y a pas de seuil objectif : on a l’âge de son cœur plus que de ses artères et il y en a qui auront toujours  20 ans dans leur tête. Il n’empêche que 70 ans ce peut être le début, après la retraite, de la seconde maturité,  l’entrée dans le troisième âge, l’âge où l’on devient « senior » ou une « personne âgée ». « Senior »,  « personne âgée », c’est avec ces mots qu’on euphémise le soir de la vie ou l’automne de la vie comme si on avait peur, avec toute notre époque, de la vieillesse.

 Mais il faut savoir résister au culte insolent de la jeunesse, combattre l’obsession du rester jeune à tout prix,  refuser de céder à la pression sociale qui nous somme, qui nous enjoint d’avoir l’air jeune et de sauver non notre âme mais avec force cosmétique et chirurgie esthétique notre apparence physique. Nous sommes tous assujettis et moi le premier à cette pression, nous sommes tous victimes de cette idéologie dominante que l’on appelle le jeunisme. Plus que le racisme ou le sexisme ou le classisme que j’exècre la tyrannie du jeunisme est la plus impitoyable et la plus féroce des discriminations : le mépris des vieux est plus rependus et plus insistant encore que le mépris et la haine des juifs, des arabes, des gens de couleur, des gens du peuple ou le mépris des femmes et des homoxuels.  Aussi n’écoutez pas ceux qui vous disent, et ils sont légions, que la vie est un naufrage, que la vieillesse  n’est que laideur, déchéance et maladie, que les vieux à charge sont des inutiles et des superflus dotés de toutes les tares de la terre. Comme si la jeunesse et elle seule était le sommet de la vie !

Non, que nenni ! il faut savoir cueillir les fruits de toutes nos saisons et il faut se convaincre que la vieillesse peut apporter un plus que la jeunesse n’a pas et n’aura jamais. Contre vents et marées j’aimerais montrer la grandeur, la saveur, l’insigne privilège de la vieillesse et développer cette affirmation d’un de mes professeurs Gilles Deleuze : la vieillesse, cet âge splendide rempli par la joie d'y être arrivé.

La joie d’être arrivé à quoi ? mais d’être arrivé jusque là ! Car c’est une performance d’avoir durer dans un monde de l’innovation frénétique où tout est vite jetable et obsolète et c’est même la performance suprême que celle de l’avancée en âge .

Le privilège de l’âge c’est d’abord celui de les avoir tous vécus « L’un des privilèges de la vieillesse est d’avoir outre son âge tous les âges » et de pouvoir ainsi être plus en empathie avec les autres, avec tous les autres. La grandeur de la vieillesse c’est la grandeur des grands parents, de la grand parentalité pour ceux qui ont eu la chance de la connaître. L’art d’être grand-parents dit Hugo c’est l’art profond d’obéir aux petits, c’est le rêve d’un pouvoir indulgent, d’une autorité et Béatrice en a beaucoup plus que moi, qui serait celle de l’affection qui serait celle de la sollicitude et de l’indulgence. Et quand on est vieux disait aussi Hugo, on se sent grand-père pour tous les petits enfants.

Privilège et grandeur la vieillesse apporte en plus ce que la jeunesse n’a pas : la maturité, la responsabilité, l’authenticité. Et je songe aux petites poucettes qui pianotent sur leur tablette ou leur portable à une vitesse hallucinante et je pense à tous ces jeunes qui veulent tout tout de suite et qui vont au plus court sans jamais pouvoir faire de projet à long terme et qui vivent dans l’urgence et l’inconstance et la superficialité. Etre vieux c’est avoir au contraire le temps de goûter la légèreté et la grâce que comporte le simple fait d’exister, c’est écouter la vie en soi au-delà des occupations, au-delà des engagements qui finissent souvent par nous voler la vie, qui nous privent de ces petits bonheurs qui sont le sel de la vie : écouter les grillons ou le hululement nocturne de la hulotte, contempler la constellation d’Orion –Orion fleur de carotte disait Giono- dans le ciel provençal qui si souvent étincelle, écouter crépiter le feu de joie avec ses petits enfants émerveillés, voir s’épanouir les roses ou pousser ses légumes, voir le chat fermer les yeux de volupté et ronronner sous la pression de nos caresses… autant de petits rien très gouteux qui nous sont tout.

Car enfin c’est ça l’essentiel et il faut bien un jour cesser de courir après des buts, des carrières à faire, des entreprises à mener, des rentabilités à assurer. Face à l’adulte qui n’a jamais le temps, le vieux est celui qui enfin peut décider de prendre le sien, d’avoir le temps. Et en effet le propre de la vie est d’avoir  son but, sa finalité, sa destination en elle-même. La vie est acheminement vers soi, sa fin est inhérente à son commencement, elle doit être elle-même à soi sa visée, son dessein, écrit Montaigne (III, 12). Et si elle est belle c’est bien parce que, dans sa circularité et sa rondeur même, elle est sans but et ne mène nulle part. Voilà ce que les occupés, les embesognés qui courent sans cesse après des buts espérés et jamais atteints, ont depuis longtemps oublié : « la vie périt par le délai et chacun de nous meurt affairé », disait Epicure. Au lieu d’aller toujours « béant » après les choses futures, au lieu d’aller en ligne droite, disait Montaigne, la sagesse consiste à être à tout ce qu’on fait, à être-là en résonnance avec le monde, à faire attention et à conduire jusqu’au dernier instant la course de ses désirs en boucle ou « en rond » afin que ça ait lieu : Si nous trouvions  notre contentement dans l’exercice d’une activité qui atteint sa fin à chaque instant, la mort ne pourrait  rien venir nous ravir : « Où que votre vie finisse, elle y est toute » (Essais, III, X) écrivait merveilleusement Montaigne et qu’importe s’il nous reste 1, 5 ou 10 ans à vivre. Celui qui a vu le présent a tout vu.

Vous me direz mais c’est de la première vieillesse qui est la nôtre que je parle celle que la médecine à arracher à la mort en doublant en quelques dizaines d’années notre espérance de vie, de ce reste de la vie qui nous est dorénavant donné par surcroît. Mais pas de la grande vieillesse, celle de la seconde vieillesse souvent marquée hélas par la perte d’autonomie, par l’attention exclusive que l’on porte à son corps et à ses maux, par l’isolement, la sénilité, la dépendance, la démence précoce, serait-ce cela la vieillesse, la vraie  ?

A cela il faut répondre deux choses et distinguer comme Epictète ce qui dépend de nous et ce qui ne dépend pas de nous. On ne choisit pas de venir au monde, ni son sexe, ni son corps, ni sa mort. Mais nous pouvons toujours prévoir le pire et les conditions de notre fin et de façon obstinée et instinctive Béatrice s’est toujours insurgée contre les thérapies acharnées qui nous en dépossèdent  : ce n’est pas parce qu’on a un pied dans la tombe qu’il faut se laisser marcher sur l’autre écrivait François Mauriac.

Mais surtout par opposition à ces sombres perspectives, l’image d’une vieillesse en bonne santé, active, entourée de l’affection de ses proches est devenue aujourd’hui réalisable et le but –gardons ici le mot- est d’essayer de demeurer vivant, de demeurer humain jusqu’à la fin en multipliant exercices physiques et intellectuels, en entretenant des relations avec ses proches et ses amis. La vieillesse commence aujourd’hui beaucoup mieux qu’autrefois même si elle finit toujours aussi mal, et pourquoi avoir peur d’en parler ? mais là les choses ne dépendent plus de nous et que pouvons nous souhaiter de mieux à chacun que ce qu’en disait le grec Hésiode, huit  siècles avant notre ère : « mourir comme on s’endort, quand on tombe de sommeil », rassasié par les ans.

Souhaitons bonne fête à Béatrice ; qu’elle porte vaillamment son nom latin ( afin que, dans les siècles des siècles, elle soit dite heureuse, bienheureuse. 

 

Action de grâce

 

 

J’aurais dû prendre la parole hier, non pour m’abandonner encore une fois à cette libido nominandi qui est mienne dans ce genre de circonstance ([1]),  mais pour dire simplement « merci » ou « gratias[2] », tout surpris d’avoir été mis ainsi au centre d’un dispositif grandiose quadruplement festif. Mais j’ai été comme paralysé, étonné de rencontrer tout à coup tant de proches et d’amis que je n’aurais jamais oser moi-même déranger, terrassé par des hommages flatteurs, ébloui par des fleurs somptueuses, des poèmes, des cartes d’éloges inattendus qui fusaient tout à l’entour, écrasé par des cadeaux qui me tombaient du ciel et par la Gloire d’un feu d’artifice qui a été un grand moment de beauté : continu feu roulant d’explosions de lumières,  moment sans retour de pure dépense ; et puis après le discours de Violaine, comment parler encore ?

Moi qui, en mon grand âge, voulais me cacher et passer inaperçu, c’était donc plutôt râté.

Car il me faut bien l’avouer je n’avais pas répondu favorablement au vœu très insistant de Violaine qui voulait que nous fêtions, en grande pompe, conjointement, nos anniversaires.  80 ans c’est sans doute le nombre emblématique d’une belle performance mais c’est aussi le nombre fatidique d’un âge devenu de plus en plus, disons, problématique. En ces temps là vieillesse était une dignité, aujourd’hui elle est une charge écrivait déjà ChateaubriandUne inclination saturnienne et un goût certain pour l’amertume me le faisait majorer et l’idée même d’un anniversaire autour d’une petite personne m’a toujours un peu gêné et mis dans l’embarras : Eu sou nada, nunca serei nada écrivait justement Pessoa. Depuis longtemps j’avais aussi en mémoire la drôlerie d’une histoire africaine, d’une histoire venue du pays dogon, de ces dogons qui ne voient pas nécessairement la vie en rose. Quand votre peau devient une peau de serpent, disent-ils, quand elle se couvre de taches, de ces tavelures que certains appellent  taches de cimetière, c’est que le temps est venu de rentrer sous terre et de retrouver son trou comme un serpent retrouve le sien.

 

Eh bien c’est de mon trou que Violaine est venue me sortir et je suis bien obligé d’applaudir et de reconnaître combien elle a eu raison de me bousculer ainsi et de me rendre à la vie. Siamo contenti ! Nous sommes contents, je suis content : d’ailleurs, plutôt que l’inerte, ne vaut-il pas mieux toujours fêter le vif ?

 

En plaçant cette fête sous le signe de l’Afrique et du Brésil c’est encore à nous, c’est encore à moi qu’elle a voulu rendre hommage. Avec quelle passion, avec quelle ténacité, avec quelle patience elle a préparé, dans le plus grand secret, le costume, la chorégraphie  de ces 5 filles de saints, toutes mes filles et mes petites filles, de ces 5 grâces de couleurs habillées, toutes dédiées à des orixas yoruba dont les noms me reviennent encore : Yemanja (l’Océan), Xango (la foudre), Oxossi (la forêt), Oxumaré (l’arc en ciel)… Je ne saurais croire qu’en des dieux qui dansent écrivait Nietzsche et combien de fois en effet avons nous été sur les terreiros   de Salvador ou de Sao Paulo attendre que les dieux descendent, possèdent les humains et les fassent danser ! Le Brésil que nous aimons et où Maud est née est un pays de braise (Pao Brazil), une province africaine, une partie de ce berceau de l’humanité que nous n’avons pas tardé à retrouver de l’autre côté de l’Océan.  Le sang doublement noir de la traite coulera à jamais dans toutes les veines brésiliennes.

 

Tout cela a un peu éclipsé les autres anniversaires, les 10 ans de mariage pour Violaine et Ivan. 1+2+3+4 était pour les pythagoriciens un chiffre sacré, et par les temps qui courent où l’on ne connaît le plus souvent que noces de papier ou de coton, durer ainsi et faire durer est devenu une gageure, un exploit, une victoire. Hosannah ! comme on dit en hébreu ! Ces 10 ans, ne l’oublions pas, nous ont donné aussi le jeu, la joie, le joyau d’un petit d’homme que nous avons souvent gardé et qui a été un des plus grand bonheur de notre vie.

Nous, nous n’avions à peine besoin d’un « remariage », nos 50 ans de mariage, « noces d’or », ont la pérennité inaltérable de ce métal solaire. Cet anniversaire de mariage coïncide avec les 50 ans de Violaine qui, en son temps, en a été la raison suffisante et a changé notre destin.  Et son jour natal tient aussi, par des racines invisibles mais solides, à l’événement majuscule aux effets sous terrains de ce mois de mai 68, à la différence près que, lui, on ne peut ni le commémorer sans le trahir ni le répéter sans le défigurer, sans en faire une farce grimaçante[3]. Ce doublet de 50 ans nous rappelle donc que, notre fille, c’est le ciel qui nous l’a donnée comme une faveur gratuite et une grâce imméritée. Et « grâce » ici est pris en tous les sens de ce terme qui dit à la fois le gracieux, le gratuit, le gré, le gratus, la charis, la bienveillance, l’excès, la surabondance de l’amour... Un enfant nous est né, l’expression de forme passive nous rappelle aussi que nous ne sommes pour rien dans l’événement de sa naissance, que nous ne l’avons pas fait ou fabriqué ou produit mais seulement attendu, porté, présenté, puis nommé introduit dans l’espace public, qu’elle est tombée du ciel et qu’elle nous a été donné comme par surcroît. Que cette fête soit donc une marque de reconnaissance, l’expression d’une louange et d’une joie, eucharistia, action de grâce, comme l’on disait en ma jeunesse.

 

 

[1]  Nommer, « appeler », traverser toute chose par la parole, « nommer » la fête, le paganisme par excellence (Nietzsche) comme pour répondre aussi, et pour changer de tradition, à la vocation de Génèse 2. Nous sommes encore en ce début du livre de la Génèse, au jardin d’Eden ; mais comment croire que ce désir de nommer auquel l’homme est appelé (tu nommeras tous les oiseaux du ciel…) est encore innocent et à l’abri des trois libido que nommera Augustin : libido sentiendi, sciendi, dominandi, désir de la chair, désir de l’esprit (le savoir), désir de la volonté : « tu domineras la terre et tu la soumettras… »

[2] Pour faire oublier la mise de fond romaine et marchande du merx (marchandise) et du merces (salaire) d’où vient notre « merci ».

[3] Les blacks blocs sur le pont d’Austerlitz ont remplacé l’espièglerie d’un juif allemand auquel toute une génération s’était identifiée.

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