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Mort volontaire

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Le goût de la cerise

 

Le réel quelque fois, désaltère l’espérance. C’est pourquoi, contre toute attente, l’espérance vit.

René Char

 

Nous autres qui nous disons « adultes », l’aurions-nous oublié ? Il est aussi difficile d’entrer dans la vie que d’en sortir et le suicide des jeunes –une des principale cause de leur mortalité - en témoigne de façon dramatique.  Il n’y a qu’un seul problème philosophique vraiment sérieux : c’est le suicide ;  il n’y a pas à revenir sur l’abrupte incipit du Mythe de Sisyphe qui a donné le ton d’une époque et nous a bouleversé pour toujours. Cela ne nous empêche pas de reconnaître que,  la plupart du temps, le suicide est aussi une défaite, une esquive mortelle et qu’il relève souvent d’une pathologie.  Dans le suicide en effet, ce sont bien des facteurs délétères externes qui atteignent ce que Spinoza appelait notre conatus, notre effort, notre puissance de persévérer dans l’être. Notre nature en effet est essentiellement affirmative, elle est dans le sens de la joie, de cette joie qui accroît notre puissance d’exister, comme il le disait aussi. Il est en conséquence toujours difficile de comprendre comment ce ressort vital qui nous pose absolument dans l’être peut, tout à coup, être brisé, comment cette basse continue qui chante jusque dans nos os peut soudainement et dramatiquement s’interrompre

 

Sans nous faire trop d’illusion sur la prétention que l’on pourrait avoir de soigner une société en souffrance, nous pouvons au moins essayer de comprendre pourquoi un certain nombre de jeunes se sentent exposés plus que jamais à un certain mal d’exister au point d’être tentés par des solutions extrêmes.

 

Il est vrai que sur une telle question, les sociologues ont depuis longtemps dressé des bilans, constitué des statistiques, désigné des pathologies, énuméré des facteurs et des causes… Dès 1897 Emile Durkheim avait montré dans « Le suicide » que si les célibataires se suicidaient plus que les gens mariés, les hommes plus que les femmes, les citadins plus que les ruraux, les Protestants plus que les Catholiques…, c’était la preuve que les individus qui se donnent la mort sont assujettis à des déterminismes sociaux qui les dépassent… et le  fondateur de la sociologie, l’apôtre socialisant, l’inventeur de la « conscience collective » en avait conclu : l’affaiblissement des cohésions sociales, la désintégration ou la déstructuration sociale sont la cause véritable du « suicide égoïste » catégorie à laquelle appartient celui de l’adolescent solitaire. Le suicide, par ailleurs, croît de façon proportionnelle aux dérangements d’ordre sociaux et économiques et dans une société dans laquelle les changements sont trop rapides il arrive qu’à un moment les individus ne parviennent plus à adapter leurs repères moraux. Alors, avec la peur, la démoralisation et l’insatisfaction, se développe ce qu’il appelait « le suicide anomique », l’anomie étant proprement l’absence de norme, de règle, de loi (nomos), l’absence  de ce qui régule ordinairement la conduite des individus et assure l’ordre social.

 

Il n’y a peut-être pas grand-chose à reprendre à ce livre  sinon que le terme d’anomie est encore bien faible et qu’il faudrait  aller plus loin et parler avec Nietzsche de  nihilisme, du nihilisme comme du destin le  plus profond de l’Occident  (Gar kein Sinn, telle est sa devise, il n’y a pas de sens). Il n’y a peut-être pas grand chose à redire à ce livre sinon  à constater aussi que la pathologie sociale n’a fait, depuis cette date, que s’amplifier. Sans parler des traumatismes psychologiques individuels qui sont le plus souvent déterminants, il est clair qu’aujourd’hui nombre d’adolescents souffrent parce qu’ils ne sont pas intégrés dans la société. Ils ne sont ni reconnus ni insérés et cela au niveau des trois grandes sphères de ce que Hegel nommait l’ « éthicité » (Sittlichkeit) : la famille, la société civile et l’Etat, la reconnaissance ou l’estime étant notre désir le plus invincible, celui auquel nul ne peut renoncer.  

 

La famille est la sphère dans laquelle l’enfant se sent aimé et où il ne fait qu’un avec ses parents.  Le premier facteur de risque qui met l’individu en danger est structurel et, selon toute apparence, universel. Il est lié à ce moment de crise qui scande le cours de la vie, à ce moment particulièrement critique que constitue l’adolescence où l’unité immédiate qui caractérisait la sphère familiale se trouve irrémédiablement brisée. Ce moment de scission et de révolte où l’adolescent se pose en s’opposant ne va jamais sans heurt et sans souffrance. « Famille, foyers clos, je vous hais » disait le jeune Gide et l’on connaît l’incipit d’Aden Arabie de Paul Nizan qui, à rebours de tous les clichés lénifiants, donne la mesure de cet âge exigeant qui est aussi celui de tous les dangers :«  j’avais 20 ans je ne permettrai à personne de dire que c’est le plus bel âge de la vie ».

 

Pour surmonter cette période critique les sociétés traditionnelles avaient les rites de passage. L’anthropologue français Arnold Van Gennep a montré l’extraordinaire métamorphose que constituait, inscrite dans le corps, imprimée dans la chair, l’épreuve initiatique, cette mort symbolique et cette résurrection qui donne un nom, une apparence et un statut à celui qui a été rituellement et violemment arraché à l’enfance pour être installé dans un ordre. « Les primitifs ont bien de la chance… avec leurs rites de passage… » écrivait Paul Nizan. « Après (…) c’est réglé (…) on est un homme ». Mais nous, nous n’avons pas d’hommes-médecine pour nous faciliter les choses… c’est l’amour, la mort, la saloperie, les maladies de l’esprit ».

 

Par opposition aux mondes traditionnels qui nous ont précédés, les étapes qui mènent de l’enfance à l’âge adulte se sont en effet pour nous brouillées. L’allongement de la scolarité, la déficience des mécanismes d’insertion professionnelle, la cohabitation  des jeunes et de leurs parents dans une famille où ils n’ont plus de position clairement assignée ont sans doute fait que les jeunes restent adolescents de plus en plus tard et que s’est développé le jeunisme, cette idéologie de l’éternelle jeunesse qui ne prépare pas les jeunes à affronter le réel. Le mythe de Peter Pan (écrit par James Matthew Barrie en 1911), le mythe de  l’enfant qui ne veut pas grandir, qui ne veut pas apprendre des choses graves et devenir un homme, est devenu le mythe d’une époque qui protège et adule l’enfant comme jamais, celui qui exprime le mieux peut-être une des pathologies des temps modernes. Peter Pan rejette le monde adulte qui a cessé de représenter un idéal incontestable, il peut voler parce qu’il refuse le poids de l’existence, il habite le pays du « Jamais Jamais » parce qu’il entend renoncer à tout renoncement. Cette dénégation forcenée du réel emblématisée par Michael Jackson s’appropriant les symboles d’une enfance qu’il n’a pas vécue, est d’autant plus dangereuse que, lorsque le réel fait retour, c’est souvent de façon catastrophique : combien de jeunes cherchent à sortir par effraction de leur parenthèse dorée pour se mettre à l’épreuve et s’adonner à des conduites à risque.

 

On le constate tous les jours, le travail qui fonde la société civile est la meilleure machine  à intégrer. Or non seulement nous sommes dans une société gangrenée par le chômage mais ce sont les jeunes qui y sont le plus exposés. La sociologue Anne-Marie Guillemin a montré (L’âge de l’emploi, La société à l’épreuve du vieillissement) que, par opposition aux pays scandinaves qui ont développé une culture du travail à tout âge, notre pays reste tributaire d’un modèle linéaire à trois temps. Le cycle de notre vie est en effet idéalement divisé en trois segments de trois fois trente ans : l’éducation, le travail et la retraite, l’âge demeurant la principale variable d’ajustement.  Cela a pour conséquence de conforter l’image stéréotypée que notre société se fait des jeunes considérés comme inexpérimentés, peu productifs, pouvant donc rester aux marges du marché du travail dans un statut de précarité.

 

Avec le développement de l’individualisme néolibéral et la liquidation de toutes les formes instituées de vie sociale (droit du travail, services publics, école, justice, etc.) c’est le sens même de l’Etat et du vivre ensemble qui se trouve profondément menacé. L’individu dégagé de ses appartenances communautaires et traditionnelles devient la valeur centrale et l’unique réalité tandis que le triomphe d’une rationalité qui ne vise qu’elle-même et la recherche exclusive du profit annule la question du sens et l’idée même de solidarité. L’individu réduit à sa sphère consumériste et narcissique, confronté au vide d’une existence sans repère et sans but est simplement convié à être « performant » et « flexible ».  Mais on ne fonde pas une société sur l’avidité sans scrupule et la seule motivation de l’intérêt, il ne peut pas y avoir de lien social  sans quelque chose qui est de l’ordre de la foi, de la confiance ou de la fidélité et quand cette confiance, besoin fondamental de l’enfance, vient à manquer,  terrible devient alors l’absence de repère.

 

Cette perte des repères que l’on évoque à tous propos à propos des « jeunes » doit être prise au sérieux. Ce n’est pas une situation transitoire appelée à être nécessairement dépassée, ce n’est pas une « crise », un passage douloureux, une « perte » en somme que l’on pourrait réparer. Loin d’être accidentelle, elle est constitutive de nous-mêmes, constitutive de cet Occident qui ne commence  vraiment que lorsque les repères tant théologiques que politiques sont venus à manquer, avec ce qu’on a appelé « la fuite des dieux » puis avec « la mort de Dieu ». Avec la rupture du système des transcendantaux, l'être, le bien, l'un, le beau... ont cessé d'être convertibles et la question du nihilisme a tout d'un coup surgi : faut-il vraiment qu'il y ait quelque chose plutôt que rien ?  Comment croire un moment, malgré la volonté des Eglises de reconstituer des repères, qu’on pourrait sortir de cet exil, revenir en arrière, revenir aux dieux, à la cité ou à Dieu alors que la loi que l’enfant reçoit à l’école républicaine est elle-même sans père et sans repère.

 

Ce manque de repère, il faut le voir et le penser, il ne conduit pas au désespoir mais à la lucidité et à l’amour. C’est à partir de lui qu’une nouvelle culture, qu’un nouveau monde pourront naître et se constituer. C’est peut-être à quoi nous invite, comme en une parabole, ce film d’Abbas Kiarostami - Palme d’or au festival de Cannes en 1997- qui donne son titre à cet essai.

 

Le goût de la cerise : pourquoi le voyage du héros suicidaire zigzagant interminablement en 4 x 4 sur une route pierreuse dans les collines iraniennes couvertes d’herbes folles dorées par le soleil finit-il, grâce à la répétition de ses plans, par nous envoûter ? Il a décidé de mourir, il a creusé sa tombe et cherche quelqu’un qui pourra l’inhumer une fois que lui-même aura pris des somnifères. Il prend successivement dans sa voiture un soldat, un religieux et un gardien de musée. Mais chemin faisant, il lui aura suffi de manger des mûres et de rencontrer ces hommes pour renoncer à son suicide et pour être conduit à repenser sa relation aux autres et à comprendre que le chemin importe plus que la destination. La mort est là sans doute mais non comme le contraire de la vie  qu’on pourrait choisir ou le passage dans une autre vie mais comme la source nocturne de toute apparition, la tache aveugle qui ouvre le regard et fait partie de la vie. Le goût de la cerise, la sensation singulière que peut donner un fruit de la terre au plus délicat et au plus viscéral de nos sens (et non pas la batterie des arguties et des raisons) aura suffi à remplir son cœur, à le rendre disponible à la profusion du présent,  à désaltérer l’espérance. Le goût de la cerise, la pleine félicité d’être vivant, l’amour sans raison de ce pauvre monde insensé aujourd’hui si terriblement chahuté, la certitude viscérale que c’est dans ce monde parvenu au rien, dans ce monde sans culte, sans dieux, sans fêtes qui conparait dans Le vent,  dans ce monde pourtant que se situe le salut. Lors de l’avant première de ce film interdit en Iran, une jeune femme est venue dire à son auteur que Le goût de la cerise lui avait sauvé  la vie. Et pourtant, à proprement parler, il n’y a rien à sauver parce que rien n’est perdu.  Au sens strict du terme, le salut reste encore une notion religieuse tout comme celle, camusienne par excellence, de l’absurde qui donne encore sens à la question théologique du sens, qui implique une recherche –malheureuse et déçue– du sens. Traverser le nihilisme, ce n’est pas sauver le sens et le salut comme si quelque chose était perdu, c’est, sans amertume aucune,  introduire du sens, épuiser le sens du possible (selon la formule pindarienne qui sert d’exergue au Mythe de Sisyphe), étant entendu, disait Nietzsche que cette tâche est elle-même dépourvue de sens.

 

A la mémoire de mon étudiant Bomin qui était si plein d'espérance...

 

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