Hôpital Paoli Calmette Marseille

Malaval 3
 

 

LA JOIE TRAGIQUE

 

François Warin[1]

 

Résumé : Cancer et sexualité : comment aborder, en philosophe, un tel rapport mais d’abord comment interroger ces deux vocables qui, de notre époque, font symptômes ? C’est finalement d’amour et non seulement de sexualité (trop limitative ?) et de ses rapports à la maladie que nous avons choisi de parler non pour tourner autour du pot comme nous y invitait l’intitulé (“Au-dessous de la ceinture”) mais tout au contraire pour prendre le risque d’y tomber, de tomber jusqu’au vertige dans ce qui est peut-être la plus fragile, la plus problématique mais aussi la plus efficace des thérapies.

Mots clés : Cancer, peste, maladie, sexualité, érotisme, pornographie

Summary:  Cancer and sexuality: how to approach, as a philosopher, such a relationship but at first how to analyse these two words which are   symptoms of our time?           In the end, we chose to speak  about LOVE and not only about sexuality (too restrictive ?), not to beat about the bush as we were invited to by the title (" Below the belt "), but quite the reverse taking the risk of going vertiginously straight to the point into what might be  the most fragile, the most problematic but also the most efficient therapy.

Keywords: Cancer, plague, disease, sexuality, eroticism, pornography

 

 

 

 

« Je pense comme une fille enlève sa robe »

G. Bataille

 

 

« Jusqu’à la ceinture c’est le règne des dieux. Le bas est tout entier au diable. Là, c’est enfer et ténèbres et gouffre sulfureux, brûlure, feu, puanteur, consomption. »

Shakespeare, Le roi Lear, IV, 5

 

Sur la question qui m’a été posée : y-t-il une sexualité pendant ou après le cancer, je n’ai bien sûr rien à dire. Je n’ai pas l’expérience de la maladie, je n’ai reçu aucune confidence de mes proches qui ont pu être malades, je n’ai lu aucune enquête sur ce sujet. Pour ne pas parler la langue de bois je dirais que non seulement je n’ai rien à dire sur la relation du cancer et de la sexualité mais que je trouve cette question un peu saugrenue, baroque, déplacée. Je n’ai rien à dire non plus  car, fondamentalement, la philosophie est une pensée interrogative qui cherche à dégeler, à démonter, à déconstruire les certitudes les plus assurées et qu’elle n’a pas de révélation à faire ni de conseil à donner. Le philosophe n’est pas celui qui a réponse à tout mais celui qui a question à tout et c’est bien cette tâche de questionnement que j’entends exercer ici en interrogeant les mots aussi bien que les attendus de cette question. En quoi la question du cancer emblématise-t-elle toute une époque, qu’est-ce que la maladie, qu’est-ce que la santé, qu’est-ce que le normal et la pathologique, que faut-il entendre par sexualité et pour reprendre l’intitulé sans ambiguïté de la question qui m’a été posée : comment faut-il entendre ce « en-dessous » de la ceinture qui s’oppose à un « au-dessus », ce bas et ce haut délimités par la ceinture ?

Ces questions ne sont pas superflues, inutiles, facultatives, réservées aux coupeurs de cheveux en quatre, elles sont originaires, principielles, ce sont elles qui gouvernent qui commandent toutes les attitudes que nous pouvons avoir dans la vie quotidienne. Et c’est ainsi que je comprends la place réservée à cette intervention : au commencement, en tête de cette revue. Si la philosophie n’est pas nécessairement engagée, elle est en revanche engageante, elle engage la vie et la pratique. Et si l’on ne peut rien faire avec la philosophie c’est parce que d’abord c’est elle qui fait quelque chose de nous.

 

Le fil rouge qui parcourt ce discours, vous le reconnaîtrez, c’est celui de la joie tragique. Mais comme je ne veux pas me dérober, c’est bien « en dessous de la ceinture » que je veux me situer au même titre que Malcolm Lowry s’était situé « en dessous du volcan » pour écrire le plus beau et le plus tragique des romans au sujet d’un alcoolique.

I. Le cancer comme paradigme de l’époque

Le paradigme, le mot l'indique, met en parallèle (para) deux domaines de nature différente pour montrer (deiknumi) leur analogie. Le cancer pourrait ainsi nous donner à voir ce qui constitue fondamentalement une époque, la nôtre. Mais pour "donner à  voir" rien de tel que cette œuvre d'art qu'a signée Robert Malaval et que je vais essayer de commenter.

Il y a longtemps que l'esthétique était sortie du domaine du bon goût, que l'art avait quitté le ghetto du  beau, du lisse, du sucré, du mesuré.... pour partir à la recherche de ce qui développe le maximum d'émotion et d'intensité affective.

Mais avec l'art contemporain et avec cette sculpture de Malaval en particulier intitulée l'aliment blanc nous sommes passés à la limite : c'est de la laideur qu'il s'agit et effectivement, la monstruosité de cette sculpture diffuse un étrange malaise et installe une horreur tenace.

Voici un objet-sculpture, ici un fauteuil qui a l'air de secréter une pâte blafarde et crémeuse, parasitaire et monstrueuse[2]. Cette pâte constituée par du papier mâché et du carton pâte (celle-là même qui est utilisée pour la fabrication des grands masques et des effigies du carnaval de Nice, ville dans laquelle l'artiste est né) avait été prise par un enfant pour des nouilles gluantes destinées à être mangées d'où le nom de cette pièce et de la série à laquelle elle appartient : l'aliment blanc. Mais s'il a l'air de sortir du fauteuil, d'en être issu, d'en provenir, cet aliment en réalité n'est pas du tout fait pour être mangé. Il est au contraire ce qui mange, ce qui dévore comme un chancre, ce qui prend,  ce qui englobe, ce qui envahit et qui finit de remodeler le fauteuil, de le retransformer jusqu'à lui donner une figure boursoufflée, hantée par l'informe.

On pourrait penser à la science-fiction, à Alien par exemple, à une irruption insolite et insupportable, à une entité venue d'ailleurs qui infiltrerait notre monde pour y installer une étrange horreur et faire basculer les choses les plus familières dans un cauchemar mou et insidieux. Mais l'étrangeté vient ici du dedans de l'être et non du dehors, elle est endogène et non exogène et la crainte et le tremblement qu'elle génère sont celles que nous éprouvons devant nous-mêmes. Si l'aliment blanc et crémeux de Robert Malaval nous fascine c'est peut-être parce qu'il nous semble être la métaphore concrète la plus éloquente de notre monde, la métaphore du trop, de la pléthore, du grouillement, de la croissance incontrôlée, de la quantité excessive, de l'extension proliférante qui est celle des tumeurs qui se mettent à pousser et qui en poussant nous pousse vers l'informe.

L'Europe, on le sait, mange trop et l'aliment blanc c'est le trop de graisse, le trop de sucre, le trop de viande que nous mangeons et c'est ce « trop » qui provoque des cancers qui finissent à leur tour par nous manger, par nous dévorer gloutonnement, monstrueusement comme des asticots s'activant avec bonheur sur une charogne.

Car c'est bien d'un monstre au sens étymologique qu'il s'agit, monstrum dérive de moneo qui signifie avertir ou montrer, le monstre est un dérèglement qui a valeur de signe ou de stigmate. Le monstre montre et cette œuvre pourrait être le constat, le signe, l'avertissement, la dénonciation, la stigmatisation de l'état de notre société.

Le paradigme du cancer pourrait remplacer aujourd'hui le paradigme de la peste comme figure du mal et du destin. Jusqu'au XVIIIe siècle la peste était une épidémie redoutable très fréquente (en 1720 elle a encore emporté la moitié de la population de Marseille) mais elle surtout, depuis longtemps, le paradigme tragique par excellence. Dans Oedipe roi (le modèle de toutes les tragédies pour Aristote) la peste ravage la cité thébaine. Aussi le roi décide de faire une enquête sur les causes d'un tel désastre et cette enquête donne le coup d'envoi et précipite la tragédie de Sophocle.

La peste sans doute est une épidémie aujourd'hui maîtrisée aussi c'est plutôt le cancer (et le sida) qui représentent pour nous la forme la plus aigüe du mal mais, nous allons le voir, cela revient à peu près au même :

1- La peste était un bourreau sans visage et, jusqu'à la fin du XIXe siècle, on en ignorait les causes : punition divine, complot judaïque, pollution de l'air, exhalaisons du sous-sol... Les conjectures fleurissaient, la panique, la paranoïa s'emparaient des habitants qui alors se confiaient à des charlatans et à des remèdes de fortune. De même aujourd'hui on trouve encore des malades qui pensent qu'en mangeant du curcuma et des framboises ou qu'en se confiant à tel ou tel gourou on peut guérir du cancer.

2- La peste atteignait tout le monde, jeunes et vieux, riches et pauvres, hommes, femmes et enfants. Le cancer lui aussi aligne tout le monde sur le même patron et, jusqu’à une date relativement récente, il fauchait tout un chacun de même façon. Le terrorisme qui s'étend actuellement sur la planète nous donne une figure de cette égalisation des victimes : même traitement qu'elles soient civiles ou militaires, nivellement de toute différence entre la guerre et la paix.

3- La peste est soudaine, elle s'abat sur vous comme un destin, déjoue et bouleverse tous les plans, réduit à néant toutes les stratégies de riposte et ne laisse aux mortels que le soin de prendre quelques précautions. Elle est donc ressentie comme inéluctable comme une figure de la fatalité qu'il faut bien accepter ou assumer car, sur le cours du destin, on ne peut pas vraiment agir ou intervenir.

Il n'est évidemment pas question de sous-estimer les spectaculaires avancées de la médecine et les succès toujours plus nombreux qu'elle remporte dans la guérison de très nombreux cancers. Il s'agit simplement de constater que nous sommes entrés dans ce que Ulrich Beck appelle la société du risque (dans un livre paru en France au lendemain du 11 septembre) et que la multiplication des cancers fait partie intégrante d'une telle société. Nous savons désormais plus que jamais que nous habitons tous une cité sans rempart, une cité qui est prise d'assaut par une nouvelle figure de la mort noire.

Ulrich Beck montre que, depuis la seconde guerre mondiale, nous vivons dans une phase de profonde incertitude non seulement dans le domaine des sciences (théorie de la relativité)  et des techniques (péril atomique) mais dans le domaine des mœurs puisque nous sommes en train de perdre tous nos repères. Nous vivons dans une société où tout est perçu comme un risque  et où la sécurité s'est imposée comme valeur centrale. Cette société du risque engendre une angoisse qui ne parvient pas à se concrétiser ou à se monnayer en impératifs pratiques comme le montre, par exemple, les débats autour de l'écologie : ou l'on cède au catastrophisme et l'on en fait trop ou l'on reste passif et l'on n'en fait pas assez. Cette radicale incertitude quant aux conséquences de nos actions vient moins du fait que nous serions de simples marionnettes aux mains du destin que du fait que l'on ne peut pas vraiment désigner de responsable, qu'il n'y a pas de centre du pouvoir qui tirerait les ficelles et que nous en sommes réduits à anticiper les catastrophes.

Le risque dont il s'agit aujourd'hui est proprement moderne puisqu'il est en partie la conséquence d'une contre-finalité ou d'un effet pervers de la productivité technique. Depuis 1940 en effet notre environnement s'est chargé de produits chimiques synthétiques notoirement cancérigènes comme le benzène, l'amiante, les pesticides, l'atrazine... Depuis la seconde guerre mondiale nous mangeons de la viande d'animaux élevés en batterie, nourris de produits qui sont dépourvus d'acide gras oméga 3. Cela explique que l'obésité et la cancer (ils sont liés l'un à l'autre, les tissus adipeux sont par excellence les sites de stockage des toxines cancérigènes) sont devenus les maladies des pays riches et industrialisés et qu'ils sont ou qu’ils étaient les plus grands tueurs en série de la vie moderne, les symboles, les symptômes et les stigmates de toute une époque.

La sculpture de Malaval est l'expression  d'un pessimisme définitif et désespéré et cette forme blanche est comme un cri silencieux et étouffé plus terrible et intense que tous les discours. Il lui est d’ailleurs arrivé de déclarer : “Personnellement je suis pessimiste, je crois que tout est foutu. C'est fini. Déjà. Ce que nous vivons ce sont les restes, ces fameux restes du festin, mais le festin est fini depuis longtemps". C’était en 1980, dans son atelier parisien, avant qu’il ne se tire une balle dans la tête.

Bien sûr nous ne sommes pas obligé de partager cette sinistre réponse à la société du risque et nous pouvons très bien penser que le festin n'est pas fini ou que la fête et l'amour n'appartiennent pas seulement au passé. On pourrait même dire que, comme dans la tragédie grecque, la joie tragique ne commence vraiment que lorsque la peste se déclare et ravage la cité.

II. Autour de la ceinture : le voisinage du dieu et de la bête

 

Le festin, la fête et l’amour ne sont pas finis et ont peut-être encore de beaux jours devant eux. Si j’ai utilisé le terme d’ « amour » et non celui de « sexualité » c’est que la "sexualité" est déjà par elle-même un terme suspect, qui n’est pas nécessairement bienvenu. Il évoque une fonctionnalité, une activité spécifique organisée autour de la zone ou de la fonction génitale. Mais bien des caractères pourtant l’opposent à nos autres fonctions. D’abord, à la différence des fonctions respiratoires, circulatoires, cardio-vasculaires etc.… il est clair que cette fonction échappe à la fonctionnalité vitale de l’individu. On peut s’abstenir de vie sexuelle sans mettre en péril sa propre vie. Par ailleurs la pulsion sexuelle est  une pulsion de relation qui, Freud l’a montré, concerne l’organisme tout entier et qui nous met en rapport avec l’autre, elle est douée de pouvoirs particuliers d'attraction, de trouble, de plaisir, de danger et échappe toujours, de par son obscure puissance, au contrôle de la volonté comme à l’emprise de la clarté scientifique. Aucune de nos autres fonctions ne donne lieu à un pouvoir d’une telle intensité et à un mélange si complexe. La sexualité a en propre de nous arracher au narcissisme et de toujours ouvrir au-delà. Vers l'espèce dans la procréation, certes, mais pas exclusivement, elle blesse et ouvre au-delà vers un objet qui est aussi un sujet, une personne libre et unique.  Cela commence sans doute en Occident avec la belle invention, par les poètes provençaux, de l’amour courtois et l’amour ouvre toujours au-delà vers la mort peut-être, la mort de la subjectivité et du moi : l’érotisme, montre Bataille, est perte du propre et l’orgasme est vécu comme un collapsus, comme une petite mort.

 

Sexualité n’est donc pas un très bon mot. Il est trop fonctionnel, trop médical et en général trop parcellaire. Le terme d'amour est meilleur et pourtant il n’y a peut-être pas de mot plus équivoque dans toute la langue française. Entre le déchaînement lubrique de la bête, l’amour de la science, l’amour de Dieu ou l’amour du prochain, entre le bordel et l’Eglise si vous voulez, y a-t-il autre chose qu’une simple homonymie ? Si l’on privilégie le mot d’amour, il faudrait toutefois bien comprendre que ce n’est pas par pudibonderie : l’amour n’est pas une passion idéale de la tête ou du cœur. L’amour, il faut le faire, il faut faire l’amour, comme on dit si bien en français, il faut le réaliser, lui donner corps, l’accomplir, le parfaire. Le corps et le dessous de la ceinture sont donc nécessairement impliqués, le dessous de la ceinture c’est le sexe si l’on veut, mais le sexe s’il est un « organe », il vaut pour une émotion, pour un désir qui remodèle et transfigure le corps tout entier de sorte que l’union sexuelle est, comme le dit si bien la langue biblique, une connaissance par laquelle, en effet, on co-nait, on naît ensemble, à la fois à l’autre et au monde.

 

Si l’amour engage le corps tout entier l’expression « en dessous de la ceinture » devient du coup inadéquate, aussi inadéquate que l’est le dualisme du corps et de l’esprit. « Je suis spirituel jusque dans ma chair et charnel jusque dans mon esprit » disait St Augustin. Pour souffrir et pour aimer, pour connaître la passion, dans tous les sens du terme, Dieu, nous dit la théologie chrétienne, a dû prendre corps, a dû s’incarner. Et inversement, en ce qui concerne notre problème, spirituel jusque dans ma chair signifie que l’homme reste homme même lorsqu’il fait la bête de sorte qu’il y a toujours une spiritualité fondamentale de ce qu’on appelle la luxure, que l’on considère à tort  comme le péché de la chair. C’est même peut-être ce hiatus ou ce battement entre moi et la bête qui donne ce caractère troublant et ce délicieux goût de péché à cet amour qui n’est jamais innocent et qui me dévore tout entier. L’opposition inventée par le théologien Nygren entre éros et agapé, entre un amour charnel qui prend,  et un amour spirituel qui donne n’a pas de fondements historiques car il n’y a pour le christianisme lui-même qu’un seul élan, qu’un seul désir qui possède dès l’origine une dimension extatique et qui, plus encore que l’orgasme selon Wilhelm Reich, est un vecteur de salut. Pour développer et donner sens à cette thèse il est possible de revenir à la citation de Shakespeare : « Jusqu’à la ceinture c’est le règne des dieux. Le bas est tout entier au diable. Là, c’est enfer et ténèbres et gouffre sulfureux, brûlure, feu, puanteur, consomption ».

 

Cette affirmation est la reprise de l’opposition canonique du haut et du bas, du ciel et de la terre, de l’esprit et de la matière. Dans un monde orienté entre un haut absolu et un bas absolu comme l’était alors le cosmos, le monde clos et fini des anciens, la station debout revêtait une valeur symbolique considérable. « Nous sommes une plante non point terrestre mais céleste » écrivait Platon et notre visage orienté vers le haut montre combien notre tête est une racine et une  bouche plantées ou entées dans le divin. Le corps dans sa station droite est divisé en trois par l’isthme du cou qui sépare la tête du thorax et par la cloison du diaphragme qui disjoint le thorax du ventre. Mais, s’il établit une hiérarchie, Platon fait néanmoins droit à toutes les puissances de l’âme qui ont leur siège dans ces trois parties du corps. Aussi ce que montre la station debout c’est qu’il est juste que ce soit le nous, la raison qui a son siège dans la tête qui dirige et qui commande. Cette puissance hégémonique de l’âme dont la vertu propre est la sagesse domine la puissance irascible de l’âme dont la vertu propre est le courage. Elle a son siège dans le thorax, là où le cœur organe de richesse et de distribution manifeste la signification profonde de la puissance passionnelle. La raison, de toute sa hauteur domine aussi la partie appétitive ou concupiscible de l’âme, lieu des désirs violents et sans mesure et qui est semblable à un tonneau percé. Aussi la tempérance est une vertu négative. Elle a pour charge de régler, de limiter ces désirs sans mesures issus de ce que Freud appellera l’enfer psychique que nous avons en dessous de la ceinture.

On voit que si le mal vient du bas, du dessous de la ceinture, le bien ne s’oppose pas au mal comme  le ciel et la terre ou comme l’esprit à la chair mais plus abyssalement comme le ciel et l’enfer. La lumière de l’esprit brille dans les ténèbres.

 

Mais, me dira-t-on, nous avons congédié depuis longtemps les dieux et les diables et nous avons naturalisé, neutralisé, banalisé et libéralisé la sexualité qui est pour nous devenue normale, ni bonne ni mauvaise, une simple question, bien ennuyeuse peut-être, d’hygiène corporelle et mentale ! Mais est-ce vraiment si sûr ? Et si cela était, est-ce vraiment souhaitable ?

 

Le sexe, quoique pensent les Gaulois que nous sommes, n’est pas de  la gaudriole, il n’est pas quelque chose de facile, d’accessible et de simplement agréable et s’il fait plaisir, il engage certainement autre chose que le plaisir car  il touche à l’extrême. Il y a quelque chose d’é-norme dans la sexualité, de hors norme, d’irrecevable, d’exorbitant.

Les rires salaces, graveleux et grivois qui accueillent les histoires et les propos qui se passent en dessous de la ceinture que révèlent-ils sinon des réactions de protection contre ce qui nous fait peur, contre ce qui d’une certaine façon est totalement insoutenable ? Il y a deux choses que l’on ne peut pas regarder en face, disait la Rochefoucauld, c’est le soleil et la mort. Picasso compléta la liste en disant : il est impossible de peindre le soleil et le membre viril en érection. Côté féminin, dans la mythologie grecque, Déméter à la recherche de sa fille enlevée fut reçue à Eleusis par une vieille femme du nom de Baubô. Celle-ci en relevant ses jupes et exhibant son sexe la fit rire et c’est ainsi que le deuil de Déméter prit fin et que le printemps et la vie revinrent sur la terre. Le rire de Déméter devant l’abîme féminin est aussi un mouvement de défense à l’égard de ce qui fascine, méduse, paralyse, pétrifie. Les organes sexuels ne sont jamais considérés comme beaux disait de son côté Freud et seul le jeu de la séduction (c’est le plaisir préliminaire) rendent soutenable ce qu’à d’informe la chair obscène. Et Léonard de Vinci plus catégorique encore :   « L’acte de copulation et les membres qui y concourent sont d’une hideur telle que, n’étaient la beauté des visages, les ornements des acteurs et la retenue, la nature perdrait l’espèce humaine ». 

 

Le dessous de la ceinture n’est donc pas de tout repos. Les théologiens médiévaux qui avaient reconnu sept têtes à l’empire polycéphale du mal accordaient à la luxure un absolu privilège.

C’est en effet dans la luxure, dans la lubricité et la concupiscence de la chair que nous pouvons vraiment être monstrueux. Le sexe est en nous ce lieu où la nature est abîme et nous savons d’instinct que c’est là que la liberté peut se trouver ou se perdre. La multiplication des cas de pédophilie aujourd’hui suffirait à le montrer. « Des choses terribles il y en a beaucoup mais rien de plus terrible que l’homme » écrivait Sophocle. Nous sommes en effet terribles et monstrueux parce qu’à la différence des animaux qui sont naturels, adaptés à leur environnement et munis d’instincts déterminés, nous n’avons que des pulsions labiles, plastiques, inachevées, ouvertes à toutes les perversions, promises à toutes les régressions. Depuis longtemps l’Eglise l’avait répété : c’est la concupiscence qui est génératrice de péché, c’est la sexualité qui est révolte et sédition contre l’ordre naturel, c’est le désir qui est désordre et qui nous fait toucher l’absence de fond ou la clocherie de l’être, comme dit Lacan. Dans la distribution originelle des dons et des capacités, la nature nous a bel et bien oubliés, et c’est ce manque, ce trou ou cette fêlure dans l’être qui est la source et la ressource de notre si inventive, si infinie et par là si désirable malignité. Le libertinage et la mal ont ainsi partie liée et le mot de libertin, on le sait, désigne à la fois, indivisiblement l’athée matérialiste et le débauché. Ainsi l’amour est toujours sacré ou sacrilège, profane il ne l’est jamais.

 

Mais nous voici cette fois ci aux antipodes du libertinage moderne qui lui est vraiment sans complexe. Pour rester fidèle à l’intitulé de l’intervention qui m’a été proposée : Au dessous de la ceinture, je prendrai comme exemple de l’attitude moderne qui efface l’interdit, banalise la sexualité et la ravale  à son degré zéro, le livre de Catherine Millet qui très littéralement et très littérairement nous raconte dans La vie sexuelle de C. M. comment elle met en effet sa tête en dessous de la ceinture, de la ceinture des hommes, précisément.

 

le concept de sexualité s’est constitué au moment où l’homme a été considéré comme espèce vivante par ce que Foucault a appelé le biopouvoir. La sexualité va devenir alors exclusivement une affaire de technique et de performance, chacun cherchant, dans cette entreprise autotélique (telos en grec c’est la fin et le but) – c’est le sexe pour le sexe comme il y avait l’art pour l’art– à battre ses propres records. La vie sexuelle de Catherine M.,   l'ouvrage de la directrice d'Art-press, a une qualité d’écriture et constitue par lui-même une mise en risque, qu’il ne s’agit pas bien sûr de contester ; cela invalide, dans cet ordre, toutes les comparaisons que l’on a pu faire avec le nihilisme démocratique du  Loft et la téléréalité. La question est plutôt pour nous de comprendre comment, en ce début de siècle, un tel genre de livre a été possible, comment cette écrivaine peut, par exemple, à la télévision, devant des millions de spectateurs, se vanter d’être la suceuse la plus experte de la Capitale. Or c’est ici que le livre de Foucault La volonté de savoir, peut nous venir en aide en restituant l’horizon sur lequel ce livre cesse d’apparaître comme un hapax, comme une énigme inexplicable parachutée de je ne sais quel ciel. La thèse paradoxale de Foucault peut se résumer ainsi :

Contrairement à la thèse dominante mais un peu vieillie, la sexualité, en Occident, n’est pas réprimée, dissimulée et réduite au silence. C’est le contraire qui est vrai : la sexualité est mise en discours et cela depuis des siècles car cette procédure s’enracine dans l’usage et les techniques séculaires de l’aveu, de la confession, de la confidence, la psychanalyse ayant simplement pris le relais de la religion. La violence répressive dont la sexualité a été l’objet, loin de l’avoir contrainte et limitée, l’a en fait produite et a conduit à sa prolifération.

La sexualité même errante et improductive n’est donc pas une revanche contre le pouvoir. En disant « oui » au sexe, on ne dit pas pour autant nécessairement « non » au pouvoir.

 

Nous pouvons maintenant revenir à La vie sexuelle Catherine. M., livre dans lequel cette lente montée de la confidence culmine et trouve un point d’accomplissement et comme un sommet. La scientia sexualis, le savoir du plaisir s’accompagne alors d’un plaisir du savoir et d’un plaisir à savoir le plaisir qui, in extremis, ne l’oppose plus à l’ars erotica des autres cultures[3]. Cette écrivaine d’abord a pris le parti de tout dire là où il est de bon ton de croire encore qu’on avait tout caché. S’il restait des interdits, cette fois-ci, ils ont sauté. Non qu’ils aient été transgressés, simplement on en a fini avec eux et la sexualité, pure émergence de la zoé[4] s’en trouve dédramatisée de sorte que l’auteure donne un sens au syntagme de liberté sexuelle, syntagme qui était encore pour Lacan ou pour Bataille un oxymore[5]. Car c’est bien là le propos de l’auteure qui, dit-elle, veut  baiser dans les halls de gare et les parkings « pour que baiser ne soit plus un problème [6]» et que pour s’efface enfin la frontière qui séparait espace public et espace privé. Elle est offerte et disponible[7] pour une consommation planifiée, disponible au désir masculin dans une prestation de service qui aligne la sexualité sur un processus vital sans tabou mais aussi sans véritable attrait, sans aura et sans mystère en tous cas, sur un processus vital banalisé, taylorisé, mécanisé, à la chaîne[8]. La subversion, valeur civilisationnelle décisive se transforme alors nécessairement en comédie puisqu’en l’absence d’interdit il n’y a plus rien à subvertir. Comment ne pas être frappé par la parfaite congruence de ce que ce livre révèle avec la biopolitique et même avec la métaphysique du néolibéralisme ? Les sentiments, le secret, le mystère ? Tout cela est obscène et le tabou émotionnel a remplacé le tabou sexuel. Les corps sont devenus appropriables et comestibles dans le circuit sans fin de l’échange et du changement permanent. Le corps n’est même plus un objet, ein Gegenstand qui apparaîtrait dans un face à face (gegen) avec sa transcendance, sa résistance et son extériorité, il n’existe plus que sur le mode de la disponibilité (Bestellbarkeit), de « la possibilité constante d’être commandé et commandité, c’est-à-dire d’être en permanence à disposition », disponible pour la consommation dans le calcul global » (Heidegger). Le monde disponible est devenu tout simplement un service. Tel est le statut du corps humain à l’âge du néolibéralisme, tel est le corps, celui qui correspond à la biopolitique de la modernité. Les corps sont disponibles pour la consommation planifiée et ils sont en  conséquence échangeables, équivalents et donc essentiellement remplaçables « dans un jeu généralisé où tout peut prendre la place de tout », nouveau mode d’assujettissement qu’on appelle « révolution sexuelle » ou « émancipation des mœurs ». L’Ersetzbarkeit –le fait pour chaque étant rapidement périmé d’être remplaçable par un nouvel ersatz– est la conséquence du règne de la  disponibilité pour la consommation. Pour le bonheur et le confort des êtres vivants désormais sans véritable ex-istence, la disponibilité est maintenant l’unique visage de l’être ; le règne de la disponibilité est celui du libre-service, du tourisme, du tour-operator[9] ou du zapping généralisé. Le comportement que décrit Catherine Millet permet enfin à chacun des hommes que nous sommes de réaliser nos fantasmes, de rester enfermé en nous-mêmes, de demeurer voué à notre propre et seule volonté sans que d’aucune manière l’altérité de l’autre ne vienne la rencontrer, la déranger, la troubler ou la contredire.

 

Cela nous éloigne-t-il de notre sujet ? J’ai entendu parler de la façon avec laquelle dans certains hôpitaux néerlandais des bénévoles poussaient la compassion jusqu’à satisfaire par des caresses par exemple les légitimes besoins  sexuels des handicapés. Il est difficile de s’insurger contre ces mesures hygiéniques de normalisation mais comment ne pas les ressentir comme misérables et un peu tristes. Comme la série télé à grand succès Sex and the City, le message que portent de telles pratiques ce n’est pas seulement que l’homme naît et meurt seul mais qu’il peut ou qu’il  doit aimer seul si tant est qu’on puisse utiliser ici ce mot d’amour.

 

On ose pourtant à peine parler comme cela aujourd’hui. Parler d’amour apparaît souvent comme quelque chose de ringard, de vieillot et de démodé. Et il est vrai que l’amour va à rebours de toutes les exigences de l’individualisme à l’âge du libéralisme triomphant, celles de la liberté et de l’égalité. L’amour ce n’est pas la liberté mais l’assujettissement, ce n’est pas l’égalité mais l’allégeance, deux formes d’aliénation à autrui qui ne sont pourtant pas nécessairement des atteintes à ce qu’il faut entendre par liberté.

 

Mais ne nous faisons pas plus anti-modernes que nous ne le sommes. S’il faut  en effet refuser l’idylle humaniste à l’eau de rose qui s’attache trop souvent à l’amour ce n’est pas une raison pour  se faire le propagateur et le thuriféraire du ravage nihiliste. Le roman de Michel Houellebecq Les particules élémentaires en a donné le coup d’envoi. De roman en roman avec beaucoup de force, il s’acharne à salir l’amour et donc à obturer tout possibilité de rédemption. Rien ne vaut le malheur d’aimer dit le poète, mais comment reconnaître l’expérience amoureuse qui porte la puissance d’exister à son maximum d’intensité, comment reconnaître le corps amoureux dans ces tas de viande anonyme des partouzes que nous présente un de ses derniers romans, dans Plateforme, par exemple ?

 

Pour exprimer en d’autres termes la différence que j’essaie de faire ici, disons que la pornographie n’est pas l’érotisme. La distinction n’est pas aisée. La pornographie  n’est pas seulement l’érotisme des autres : un abîme les sépare.

La pornographie, d’abord, est limitée au référent sexuel.  Mais parce qu’elle montre tout, parce qu’elle montre le vrai sexe, elle tombe pour cette raison dans un simple simulacre de sexualité. En nous présentant de  la viande à l’encan elle est répétitive, provoque la lassitude et l’écœurement et ne produit que des addictions aux images et aux plaisirs masturbatoires et solitaires. L’érotisme au contraire joue le jeu de la séduction, celui du montrer/cacher, il excède le simple spectacle et rend possible une vraie relation sensuelle avec son aura et son mystère. L’érotisme ou l’art de faire bailler le corsage disait je crois Roland Barthes est un art du désir plus encore qu’un art de la jouissance.

La pornographie, deuxièmement, est soumise au principe de plaisir, elle vise l’assouvissement et fait comme si la transgression n’existait pas.

Aussi elle constitue la défense la plus confortable contre ce qu’il y a d’intolérable dans la jouissance sexuelle. L’érotisme au contraire se nourrit de l’angoisse et est au-delà du principe de plaisir : une affirmation de la vie jusque dans la mort qui nous donne le sentiment d’être noyé et de perdre pied et qui met en péril l’identité du sujet comme le dit Bataille.

 

La réduction de la dimension symbolique de la sexualité est devenue particulièrement  flagrante avec le succès commercial du Viagra. Cette béquille chimique est sans doute une aide dans un certain nombre de cas et une voie facile pour sortir de l’oppressant malaise que peut générer la menace de l’impuissance et contre l’inimaginable souffrance que connaissent  ceux qui se trouvent ainsi privés de sexualité. Mais en donnant l’assurance aux hommes de pouvoir remplir adéquatement leur rôle on risque de confondre le pénis (l’organe érectile lui-même) et le Phallus (le signifiant de la puissance, de l’autorité symbolique et non biologique). L’angoisse de castration n’a rien à voir avec nos performances sexuelles et avec la peur de perdre notre pénis ; ce qui angoisse c’est la menace que l’autorité du signifiant phallique n’apparaisse comme étant une supercherie. Aussi le Viagra dit Slavov Zizek est paradoxalement l’ultime agent de la castration. Il nous donne un pénis, nous rend capable de copuler mais nous prive de la dimension phallique de la puissance sexuelle. Car c’est la menace de l’impuissance qui confère au phallus un statut symbolique et mythique. L’érection ou son absence joue souvent un rôle de signal. L’intervention médico-mécanique  de la pilule sur l’érection désexualise la copulation car elle dispense la femme de toute pratique de séduction et empêche l’homme de connaître sa véritable attitude psychique. En pensant avec son pénis et non avec sa tête, en pensant en dessous de la ceinture on risque ainsi peut-être de se priver de toute intelligence émotionnelle.

Cette intelligence émotionnelle caractérise au contraire l’érotisme qui définit le mouvement même de la pensée de G. Bataille toute entière résumée dans la citation mise ici en exergue : « Je pense comme une fille enlève sa robe ». L’en dessous de la ceinture bien loin de s’opposer à l’au-dessus et à la pensée donne la figure de ce qu’est la pensée, le pensée de la dépense. La mise à nu, le geste du dénudement est une manière de s’exposer, de se poser hors de soi. Le soi n’est pas alors rejoint dans sa pureté mais au contraire inquiété, déstabilisé. Car la robe enlevée ne livre pas le corps, elle le dérobe au contraire, la nudité n’est pas un état mais un mouvement de dérobement sans fin. D’où l’émotion de la mise à nu par laquelle la fille s’expose et s’ouvre au vertige de la volupté qui est aussi celui de la petite mort : celle qui lui fait perdre la tête et l’arrache à son identité propre. La beauté de la femme -de la femme habillée- serait fade et avare, elle ne provoquerait pas le désir si elle n’annonçait, ses parties honteuses, pileuses, animales, secrètement ouvertes à l’ordure. L’effet érotique par opposition au pornographique peut être défini comme une perte du propre : à la fois perte de la propriété dans l’immondice et perte de l’identité personnelle dans le viol expropriatoire. L’érotisme ouvre l’être à un mouvement glissant dans lequel il se perd en se donnant dans un mouvement où son excès le met en défaut et la fait manquer à soi, dans un mouvement où il se dissout dans une existence que l’on nomme justement dissolue. La jouissance est donc cruelle parce qu’elle ne respecte pas le corps humain, ne respecte pas sa forme ou son idée. Et Bataille définit l’érotisme comme  un sacrifice, comme une mise à mort, comme un sacrifice où la femme est victime. Mais il n’y a de sacrifice que parce que le bourreau lui-même s’identifie à la victime mise à mort non par son partenaire masculin mais par la chienne dont en jouissant elle a libéré la bestialité. Faites l’amour pas la guerre écrivait-on sur les murs à l’époque de la guerre du Viêt-Nam. D’une certaine façon c’est bien une des expressions de la pensée de G. Bataille. Quand les hommes ne connaissent plus de l’amour qu’un coït mécanique et brutal, quand la fête n’est plus qu’un simulacre alors seule la guerre est à même de brûler un excédent d’énergie qui doit être dépensé en pure perte. Aussi cette fonction relaxatrice de destruction et de gaspillage que ni l’amour ni la fête ne sont plus en état d’assumer, la guerre l’assume à sa façon, de façon catastrophique.

 

On ne voit pas pourquoi le cancer devrait soustraire les malades à cette émotion érotique. Encore faudrait-il d’abord préciser de quel cancer il s’agit. Chacun sait qu’il y a des cancers compatibles avec une vie normale, que  tous les cancers ne s’accompagnent pas de cette faiblesse terrible, de cet épuisement total, de cette souffrance et de cette angoisse qui caractérisent les longues maladies. La maladie menace la vie de l'individu mais le sexe ou l'amour ne sont pas directement ni simplement pris sous cette menace. Il peut même exister une relation profonde entre l’amour et la maladie ; c’est ce qu’il nous reste à déterminer pour finir.

 

III. La grande santé

 

1- Cette expression nous la devons à Nietzsche, à ce corsaire, à ce flibustier de la philosophie aventuré en haute mer qui a toujours été malade et qui, suite à une paralysie générale d’origine syphilitique, a passé douze ans de sa vie dans la folie. Mais nous, nous vivons dans un monde où la santé est notre seul paradis et la tendance de l’époque est à l’euphémisation. On s’acharne par exemple à effacer à tout prix les traces, les signes, les symboles de la mort, le triomphe de l’incinération chez nous suffirait à l’attester. Le dernier homme rejeton d’une époque hygiéniste, hédoniste, cherche avant tout ses petits plaisirs et il cherche à transformer la mort elle-même en une bonne mort -en grec euthanasie- en une mort douce, convenable et presque confortable. Confrontés à cette tendance de l’époque,  les propos de Nietzsche peuvent apparaître comme particulièrement détonnants, politiquement incorrects en tous cas.

 

La grande santé ne s’oppose pas à la maladie mais à la morbidité, elle consiste à faire de la maladie un nouveau point de vue sur la vie. Du fond de son mal, écrit Nietzsche, l’être souffrant jette sur les choses un regard d’une épouvantable froideur. A supposer qu’il ait vécu jusque là dans quelque dangereuse rêverie, le suprême rappel à la réalité de la douleur constitue le moyen de l’arracher à cette rêverie. La monstrueuse tension de l’intellect qui veut tenir la douleur en respect fait que tout ce qu’il regarde désormais s’éclaire d’une nouvelle lumière de telle sorte qu’il apparaît hautement désirable de continuer à vivre. Notre orgueil se cabre contre la tyrannie de la douleur qui nous souffle de témoigner contre la vie et à prendre partie pour la vie contre le tyran écrit-il dans Aurore. Il est clair que pour Nietzsche  qui savait de quoi il parlait, vouloir la santé à tout prix est un symptôme de morbidité.  La souffrance du malade au contraire peut être un nouveau mode de connaissance, la souffrance ne rend certes pas meilleur elle rend plus profond, voyant et visionnaire. Tout se passe comme si celui qui avait souffert était rendu glorieux par sa souffrance, comme s’il revenait de loin, comme s’il savait, plus que quiconque ce qu’exister veut dire. Antonin Artaud, le grand poète né à Marseille et interné à Rodez où on lui administra des électrochocs revendique lui aussi ce déplacement des perspectives que donne la maladie « J’ai été malade toute ma vie et je ne demande qu’à continuer. Guérir un malade est un crime ». Il y a quelque chose d’excessif et peut-être de délirant dans cette proclamation et pourtant il est vrai que la maladie peut apporter une  vision nouvelle et flamboyante. A sa manière David Servan-Schreiber dans un livre récent Anticancer le reconnaît : Avoir frôlé la mort, dit-il, donne à la vie une intensité jusque-là inconnue.

 

C’est sans doute chez Nietzsche que Georges Canguilhem philosophe et médecin a trouvé l’idée de la santé et de la normalité qu’il a développé dans plusieurs ouvrages. La vraie normalité ne se définit pas pour lui par l’adaptation passive au milieu mais par la normativité, par la capacité en cas de crise d’inventer de nouvelles normes, dût-on s’exposer à la folie. Or on sait que la cancer, comme le disait David Servan-Schreiber est moins une affaire de gène que de style de vie. Il faut en effet inventer des normes et bouger,  rencontrer des gens, faire du sport, se dépenser pour découvrir cette énergie qu’on a tout au fond de son corps. Le plus important est de garder son élan vital, son désir de vivre. Telle est la grande leçon des études consacrées au rôle de l’activité physique dans la lutte contre le cancer : il faut être actif, éviter les sentiments d’impuissance, de désespoir, d’abandon et être capable de réagir comme les rats de laboratoire qui apprennent à éviter les chocs électriques en appuyant sur un levier et qui rejettent du même coup les tumeurs qu’on leur a inoculées...

 

2- Bien loin de diminuer la pulsion de vie, la maladie dans certains cas la stimule et l’intensifie. C’est une proposition générale qui ne  vaut peut-être pas pour toutes les maladies et pour tous les degrés de la maladie mais elle se vérifiait hier en ce concerne la tuberculose. Thomas Mann, marqué par la lecture de Nietzsche, en a fait le sujet de ses romans, je pense à Mort à Venise et surtout à La montagne Magique. Le Décaméron de Boccace qui commence par le tableau dévastateur de la peste, montre aussi comment ce cauchemar provoque l’orgie et un hédonisme transgressif radical.

 

Nous avons vu que c’est ainsi que commence la tragédie, par une enquête sur les causes de l’épidémie qui s’est abattue sur la ville. Mais paradoxalement  la tragédie qui n’admet pourtant aucune solution et qui se termine par la mort de tous les protagonistes n’est pas déprimante. A la sortie du spectacle, les athéniens ne décident pas de se crever les yeux, bien au contraire. La tragédie est un spectacle tonique aussi étranger au pessimisme qu’à l’optimisme cat il intensifie notre puissance d’exister. La tragédie, rappelons le, vient d’abord de tragos qui signifie « bouc », et la tragédie commençait initialement par le sacrifice d’un bouc à Dionysos. Le bouc est connu pour la puissance et l’ardeur de son rut ; on le sacrifiait à Dionysos parce que ce dieu double, ce dieu fou qui connaît la co-appartenance de la vie et de la mort, ce dieu venu d’Orient est le dieu de l’affirmation vitale, du « oui » dit à la vie dans ses manifestations les plus terribles et les plus exubérantes, l’affirmation de la vie  jusque dans la mort, pour reprendre la définition de l’érotisme par G. Bataille. « Dionysos contre le crucifié’ a écrit Nietzsche, leur opposition vient de ce que la souffrance chez Dionysos ne témoigne pas contre la vie, ne fait pas espérer  une vie libérée du mal, de la douleur et de la mort. La joie tragique n’advient pas quand tout va bien, elle porte témoignage de la vie au cœur même du malheur ; en consentant au réel, en consentant à l’horreur, elle résiste à son triomphe.

Le malade en sait peut-être plus sur la vie que les bien-portants qui se divertissent de petits plaisirs qui tuent le temps et qui se détournent ainsi de leur destin de mortels. Non seulement nous avons tous en nous des cellules cancéreuses qui ne demandent qu’à se développer mais nous portons tous la mort, notre mort en nous comme une mère porte en elle son enfant disait Rilke : « Car nous ne sommes que l’écorce, que la feuille, mais le fruit est au centre de tout. C’est la grande mort que chacun porte en lui[10] ». Nous appartenons à la mort et c’est la mort qui donne à la vie sa saveur brûlante et son intense fulguration.

 

C’est sur ce modèle peut-être que nous pouvons penser les rapports du cancer et de la sexualité. Pour reprendre le paradigme que nous avons déjà rencontré, en temps de peste, l’histoire nous le montre, on assiste toujours à une recrudescence de crimes, d’excès et de débauches comme s’il existait un lien fort entre la peste et l’orgie[11]. En temps de peste, on regarde de façon décidée vers le bas, vers la rue, vers les jeunes, vers le corps et le bas corporel. Une époque de grandes peurs alimente d’autant plus les mythes et les rites tragiques. Elle pousse chacun de nous à s’avancer au bord du gouffre pour affirmer son énergie vitale. Une époque de grandes peurs est aussi paradoxalement une époque carnavalesque, c’est-à-dire, étymologiquement une époque où l’interdit touchant la viande est levé : carna vale ! Salut à la chair ! Le rire carnavalesque, le rire de fête lié à ces grands moments de crise que sont les solstices s’adressaient à tout ce qui était élevé pour le précipiter vers le bas, vers ce qui est en dessous de la ceinture, vers le principe matériel, maternel et corporel, source profonde de la génération et de la renaissance. Et c’est la femme incarnation du principe matériel et corporel de la tradition gauloise qui était l’objet privilégié du rire populaire ainsi que nous le dit Bakhtine dans  son livre sur Rabelais. La femme obscène, impudique dont l’image licencieuse nourrit les plaisanteries salaces du peuple en fête est celle qui soulève ses jupes et montre l’endroit  d’où tout vient (le sein maternel) mais aussi l’endroit où tout ira, (le tombeau, les enfers).

 

Les périodes de crise s’accompagnent souvent du développement des conduites à risque. Pour prendre un exemple emblématique  que nous avons développé ailleurs, un exemple particulièrement adapté à ce local de la SEITA entièrement décoré de feuilles de tabac, tout le monde sait maintenant que fumer nuit gravement à la santé, que fumer tue, et pourtant il n’est que de passer devant un établissement scolaire pour constater que le nombre de fumeurs parmi les jeunes est en constante augmentation. « Comme une flamme, je brûle et je me consume » écrivait Nietzsche dans le Gai Savoir. Et vivre en effet c’est dépenser et se dépenser, c’est se consumer. La consomption à l'état pur nous est justement donnée  avec le tabac qu'on donne ou qu'on reçoit et qu'on allume, avec le tabac qui ne rutile que pour se consumer, la mort représentant alors la  « consumation », la dépense ultime totale. C’est cette ardeur à perdre qui frappe de nullité tous les discours moralisateurs contre le tabagisme. Pas de gaspillage plus banal, en effet, que celui de la cigarette. Elle incarne la dépense luxueuse qui touche à peu près toutes les bourses et il y a, reconnaissait Bataille, une sorcellerie cachée dans les fêtes de la fumée. Celui qui fume est « en accord avec les choses, la fumée s'échappant doucement de la bouche libère un moment du besoin d'agir et donne à la vie, la liberté, l'oisiveté qu'on voit aux nuages».   Au-delà du besoin, du nécessaire, le tabac est la dépense en pure perte, la dépense à fonds perdu, le pur plaisir de la gorge, le plaisir de l'auto-affection, celui la même de la vie, un plaisir dont bien vite il ne reste rien : incinération et conduite de deuil.

 

3- Dans le fragment 323 des pensées intitulé : « Qu’est-ce que le moi » Pascal examine la question du moi en relation avec celle de l’amour. En effet, le désir d’être aimé est le désir le plus invincible du moi et, malgré le titre de ce fragment, la première des questions n’est pas, comme chez Descartes : « Suis-je ? », Que suis-je ?, « Qui suis-je ?, moi » mais « est-ce que je suis aimé » ? Comme s’il y avait une antériorité de l’amour sur moi-même qui s’exprime dans la conviction que « sans l’amour je ne suis rien », comme le dit l’Apôtre. Seul l’amour me sauve de la haine de soi et, à la réflexion, il faut bien que  nous ayons été aimé pour pouvoir simplement poser la question impliquée dans le texte de Pascal. Réciproquement seul l’amour peut transcender les apparences et porter sur le moi de l’autre. « Parce que c’était lui parce que c’était moi » c’est la seule justification que donne Montaigne de son amour pour La Boétie. Pascal met à l’épreuve cette relation en demandant : et si l’on m’aime pour ma beauté, m’aime-t-on moi en particulier pour ce que je suis ou pour ces qualités passagères que j’ai mais que je ne suis pas car je peux aussi bien les perdre. Et si l’on m’aime pour mon jugement, pour ma mémoire bref pour mes qualités intellectuelles m’aime-t-on moi en particulier ?

 

On pourrait actualiser ce questionnement et l’adapter au sujet qui nous concerne. Qu’arrive-t-il en effet à un couple à la suite de l’ablation d’un sein -qui peut affecter profondément le schéma corporel- pour parler du cancer le plus fréquent ? Pourquoi la transformation d’un objet érogène en miroir de la mort conduit-il presque toujours au divorce ? Qu’arrive-t-il quand un des amants a la mémoire et le cerveau détruit par la maladie d’Alzheimer ? Le moi ne cesse de devenir autre, de s’altérer au cours de l’existence, mais il ne peut devenir un autre, un autre moi car nous avons conscience de garder la même identité et de ne pas changer à travers tous les changements

 

Nous voici pris dans une contradiction : d’un côté nous avons une idée de l’amour invincible à tout le scepticisme et, contre toute raison, nous avons juré follement de rester fidèle ; mais d’un autre côté nous avons une impuissance à aimer invincible à tout le dogmatisme et l’expérience montre  qu’il n’y a pas d’amour heureux, qu’autrui est inapropriable, qu’il n’est présent que dans son absence et qu’il ne cesse de changer.

 

Alors, comment répondre à cette question angoissée : m’aime-t-on ou m’aimera-t-on moi en particulier même si la maladie me fait perdre mes qualités ?

 

À cette question tragique et théoriquement indécidable c’est, ou ce sera peut-être un jour, à chacun d’entre nous de répondre.

 

 

[1]Agrégé, Docteur en philosophie.

Texte d’une communication au colloque « Au-dessous de la ceinture. Corps et sexualité », Marseille, 26/10/2007

[2] Notre analyse doit beaucoup au commentaire que Pierre Tilman a fait de cette œuvre dans le catalogue  Les vingt ans de l’E.S.P.A.C.E Peiresc,  E.S.P.A.C.E qui exposa cette œuvre de Robert Malaval appartenant à la collection du FRAC de Toulouse.

[3] La volonté de savoir, op. cit., p. 95.

[4] La vie biologique que l’on peut opposer à bios, la vie proprement humaine.

[5] Figure de style qui réunit deux mots en apparence contradictoires. Rappelons  que pour Freud les exigences d’éros s’opposent à celles de la civilisation qui postule la non-satisfaction de puissants instincts de sorte qu’elle rend l’homme malheureux et que la sexualité est forcément tragique (Malaise dans la civilisation, 1929).

[6] Ibid., p. 214.

[7] Est-ce le résultat, comme elle le dit, de son éducation chrétienne ? le sexe est pour elle une forme d’oblation, de don et de générosité où c’est toujours le désir de l’autre qui est en cause. Sur la disponibilité, cf. La vie sexuelle de Catherine M., Seuil 2001, p. 31, 52.

[8] Mais sans salaire, même si on ne peut passer sous silence l’énorme profit que la transposition littéraire peut générer. L’industrie du sexe, il faut le savoir est une des plus florissante, on tourne 10 000 films porno en une année rien qu’en Californie et elle génère un quart de l’ensemble du trafic sur Internet.

[9] La vie sexuelle…., p. 89.

[10] R.M. Rilke, Das Buch von der Armut und vom Tode, 1903

[11] Cf., sous ce titre le livre de Giuliano da Empoli paru chez Grasset.

 

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