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Pour qui sonne le glas ?


Pour qui sonne le glas ?

 

Quart en haut,

Quart en bas

Entends-tu sonner le glas ?

Encore un peu de misère

Et le beau temps reviendra

 

Cette chanson de marin qui au jeu du deuil fait succéder l’espoir, cette chanson que l’on chante en canon m’est venue à l’esprit et  je l’ai encore aujourd’hui à l’oreille au moment d’évoquer que quelque chose nous est arrivé, comme on dit ; nous avons tant entendu sonner le lent tintement obstinément répété du glas, au village, cette année et vu tomber, comme en un automne malin, tant de feuilles fatiguées, à chaque fois une exhortation à se mourir comme le dit le poète Elisabehtain John Donne repris par Hemingway :  For whom the bell tolls. It tolls for thee !

 

Il a sonné en effet très récemment pour  Jules Lekime venu finir ses jours chez sa fille Thérèse Veyan et pour Jean Cabrier si affable et aimé de tous,  il a sonné pour Odile Fouque qui me disait, il y a peu, votre amitié est pour nous le plus beau des cadeaux, il a sonné pour Christian Masseboeuf, l’homme de caractère qui fut si longtemps adjoint au maire, il a sonné pour André Berthault, le petit frère de Foucauld, il a sonné pour Lucienne Husson-Pourrière, notre couturière émérite connue de tous, pour la pieuse Lucile Thubert et pour Georgette et André Truguet qui résidaient au village depuis leurs retraites. C’est d’une véritable hémorragie qu’a souffert cette année notre village ! Où est-il désormais, ce village, et quelle figure va-t-il présenter maintenant que la plupart des Anciens ne sont plus et que le peuple fier et libre des paysans et des artisans d’hier est devenu minoritaire, en voie de disparition, remplacé peu à peu par des néo-ruraux, urbains aisés ou populations déclassées de Marseille ? L’année dernière c’était des gens de fondation, si je puis dire, Sylvie Berne, qui garda jusqu’à la fin une mémoire et une intelligence si vive et Felix Bounic, notre ancien facteur bien aimé, qui nous avaient quitté… et cet été c’est Vincent Veyan, l’homme généreux et ouvert à tous, l’héritier d’une vieille et grande famille,  le lettré fin connaisseur de la littérature provençale qui est parti à son tour… Et ce mois-ci c’est la famille Moussu et Thubert qui sont en deuil… Qui parmi nous gardera mémoire et restera fidèle à ce qui a fait une culture commune, une tradition, un style de vie ? Qui se chargera de ce soin des morts qui, disait Montaigne, est en notre recommandation ? Ils ne s’aident plus en effet et requièrent d’autant plus notre aide…  Tant que leurs noms ne seront pas oubliés, ils vivront encore. Et depuis la plus haute antiquité, le chant, l’aide du chant -il en fut ainsi de celui d’Homère ou de celui de Virgile- est le viatique qui permet  de descendre aux enfers, de parler aux morts qui ont bu au fleuve d’oubli et de pénétrer au cœur de la nuit[1].

 

« D'un ancien peuple fier et libre/Nous sommes peut-être la fin ; Et, si les Félibres tombent/Tombera notre nation [2]». C’est ce que, avec entrain mais sur fond d’une certaine inquiétude, nous chantions encore cette année au pèlerinage de Ste Maxime.

 

Il serait dommageable que l’équilibre fragile qui fait un peuple soit détruit mais il faut bien voir qu’il est effectivement menacé quand tombent les Anciens. Et si elle est menacée ce n’est certes pas ici par l’immigration comme peuvent  le penser ceux qui se laissent étourdiment emporter par la haine, la volonté d’exclusion, le rêve d’une France pure (et donc stérile) mais par notre inculture, par notre violence, par notre sottise, par nos incivilités[3]. Et c’est précisément parce que la provencialité, (l’appartenance à la Provence), n’est pas vraiment une race qui peut regermer  (uno raço que regrejo) comme le dit métaphoriquement le poète, parce qu’elle ne se transmet ni dans les gènes, ni dans le sang que nous devons être attentifs à ce qui est son seul support réel, aussi précieux qu’il est fragile :  cet ensemble de coutumes, de valeurs, de traditions, de rêves qui fait l’âme d’un peuple.

 

C’est à la mémoire d’André Berthault que je voudrais particulièrement rendre hommage, moi, homme de peu de foi pour qui la laïcité n’est pourtant pas un vain mot. Ce breton a d’abord été marin à la fraternité maritime de Concarneau avant de rejoindre une fraternité ouvrière à Berre l’Etang. Il est revenu ensuite à Concarneau comme maçon professionnel. Il y a rencontré Marcel Callo, militant et résistant chrétien qui mourra au camp de Monthausen.  Il s’est occupé aussi à Concarneau des Restos du Cœur. Sa joie de vivre, sa bonne humeur, son entrain ont été le réconfort de tous. Et il restera toute sa vie fidèle aux ouvriers du bâtiment –il n’a jamais oublié [4]de prendre sa carte syndicale- et aux pauvres des Restos du Cœur.

Chaque fois que je traversais la rue pour le rencontrer c’est à son sourire, à sa bienveillance, à son écoute, à sa profonde simplicité que j’étais confronté. C’est clair, j’étais l’ami attendu et pour lui, certainement, un envoyé de Dieu. Son rayonnement de petit frère m’a, à chaque fois,  saisi, bouleversé mais aussi mystérieusement apaisé comme si était touché en moi ce point solitaire à partir duquel s’ouvre notre capacité d’aimer. Il souffrait pourtant de bien des maux mais, jusqu’à sa fin particulièrement éprouvante et cruelle, jamais il ne s’est plaint. Quart en bas dit la chanson qui se réfère à la coutume qu’avait les marins de diviser la journée en quarts afin d’assurer, en mer, une surveillance constante. Et combien de quarts, combien de veilles ce breton, cet ancien marin, aura assumés ! A la suite de quels exercices, de quels détachements, de quels soustraction de lui-même il était arrivé à cette parfaite, à cette infinie simplicité ! Une chose est sûre : bien loin d’aller vers quelque chose comme voudrait nous enseigner les docteurs du but de l’existence et du sens de la vie, on avait avec lui le sentiment que la vie atteignait à chaque instant son but. La vie simple dans la rondeur du jour, comme diait Giono, le pur amour qui toujours donne et ne cherche pas le bénéfice d’un quelconque salut[5], ici et maintenant, avec lui, cela suffisait.

Il était toujours là, sous-ville, en bas du village, au fourneau, dans cette petite cuisine où souvent les frères nous invitaient à déjeuner ;  et ils auraient pu, comme un penseur de l’antiquité[6], inviter leurs hôtes à entrer en leur disant : les dieux ici aussi sont présents et les dieux ici surtout étaient présents !

Car c’est ce qui faisait la singularité de la spiritualité des frères. Pas de paroles, pas de doctrine, aucun prosélytisme ; hommes parmi les hommes, humbles parmi les humbles, leur vérité était dans leur action, dans leur comportement, dans le témoignage de leur vie. Comme chez les bouddhistes, le salut, l’éternité, le Royaume des cieux ne se situait pas au-delà de cette vie-ci, ils en étaient plutôt  la vérité et c’était cela la résurrection, cette résurrection que souvent Théo, sur sa guitare, aimait à chanter. Aller vers quelque chose, chercher le salut et l’éternité dans l’au-delà cela aurait été s’interdire de les vivre et à quoi bon en effet les chercher puisque, dans le Royaume, nous y sommes déjà : qui voyait un des frères savait bien qu’il ne fallait rien attendre, rien espérer et qu’il n’y avait pas d’autre salut que celui qui était ici et maintenant[7] Toute attente, toute peine, tout renvoi pénible, toute future apocalypse étaient effacés de l’ « aujourd’hui ». La vie n’était pas promise elle était là, en vous, et telle était la bonne nouvelle. Faire une différence entre l’ici de souffrance et de difficulté et le là-bas de béatitude et de paix c’est rester encore dans l’ici, captif d’un monde perdu, habitant malheureux d’une vallée de larmes.

Quart en haut… le quart du haut représenterait plutôt pour moi l’église du village, l’Eglise triomphante, l’Eglise messagère de l’au-delà et qu’à tord ou a raison, l’on a souvent opposé à l’Evangile, l’église des paroles et des longues, des tristes, des lassantes cérémonies  ponctuées d’incertaines prières où une prédication de consolation à laquelle personne, semble-t-il, ne croit plus guère (elle correspond trop bien à nos désirs…) remplace désormais les menaces du Jugement et les chants funèbres  …. Cette impression m’est sans doute personnelle et je ne voudrais surtout pas offenser quiconque mais il reste qu’à ce culte les hommes du village, eux aussi, ont toujours répondu par une grande réserve : en restant sur le parvis de l’église.

Il n’y avait pas de ce genre de semblant chez André, il n’y avait pas chez lui de négation du monde, de négation de la vie. Et je ne pourrais pas dire autre chose de lui que ce que Paul dit du plus faible et du plus mortel des dieux : il n’y a eu que « oui » en lui[8].

Et pourtant, après tous ces deuils, rien n’est fini, tout continue et le glas ne sonne que pour nous mortels qui passons, qui passons dans le temps ; mais le temps lui-même ne passe pas, il dure et il dure au présent et c’est bien la seule éternité que nous connaissions…

Mais ce pays lui non plus n’est pas éternel, aucune culture ne l’est et il ne pourra se perpétuer que par notre mémoire, que par notre fidélité. Or justement, voyez, la vie, comme un flambeau, se transmet, et déjà, toute une génération nouvelle de jeunes est prêtre à prendre la relève, à prendre le relais des passions et des inquiétudes qui ont été les nôtres, nous qui, au fil des ans, tout doucement, sommes devenus, nous aussi, des « Anciens ». Une année va, une année vient et la terre tient toujours ! dit la Bible. Comme à l’hiver succède le printemps, quand une génération va, bien vite une autre vient et demeure ainsi le village !

A cet étrange étranglement de gorge, de la gorge qui se sert à la prononciation du mot glas succédera, à n’en pas douter, la liesse et l’épanouissement : le beau temps, soyons-en sûr, reviendra. Notre fidélité fera alors refleurir les déserts, nous pourrons bientôt saluer l’aurore et sa chance et dire à notre tour : Mort où est ta victoire ?

 

Quinson histoire et devenir. F.W.



[1] N’est-ce pas encore par une telle descente aux enfers, qu’en 1981, dans la crypte du Panthéon, Mitterrand inaugura son premier septennat en évoquant, rose à la main, nos propres héros ?

[2] D'un vièi pople fièr e libre

Sian bessai la finicioun ;

E, se toumbon li Felibre

Toumbara nosto nacioun.

 

[3] Nos Anciens ne vivaient pas dans un monde séparé, ilscroyaient en la République et ils ont su accueillir les « estrangers » que nous étions ; comment n’auraient-ils pas bondi devant les actes honteux et aberrants  dont certains se sont rendus responsables ? Mon ami, dans quel état mon pays est-il tombé ? s’exclamait l’écrivain Victor Segalen… La civilisation s'est toujours conquise contre la violence, contre la barabarie.

[4]

[5] C’est la seule réserve que nous pouvons faire au bel article de Pierre Maillot paru dans notre avant-dernier bulletin (n° 4). Penser que la peine subie ici-bas aura là-bas sa récompense, renoncer pour obtenir en échange la promesse d’une rétribution, être pauvre pour pouvoir être riche ou, comme le dit Pierre, jouer à qui perd gagne (celui qui perd sa vie la sauvera) est la ruse et la logique économique (retour sur intérêt) de ce que l’on appelle la « dialectique », ruse qui nous semble  étrangère à la spiritualité des frères comme à toute spiritualité.

[6] Héraclite l’obscur, l’Ephésien, 5 siècles avant J.C.

[7] "On n’épie pas le Règne de Dieu, et on ne peut pas dire : le voilà ici, ou là, car voilà que le Règne de Dieu est au-dedans de vous" (Luc 17:20-21); "le Règne de Dieu est arrivé en vous" (Mt 12:28). "Les mots adressés au Larron sur la croix contiennent tout l’Evangile: "si tu as senti cela — répond le rédempteur — tu es au Paradis, car toi aussi tu es un enfant de Dieu". La foi, la fides, la fidélité ne se prouve ni avec des miracles, ni avec des récompenses ou des promesses, elle est elle-même à chaque instant son propre miracle, sa récompense, sa preuve, son Royaume de Dieu.

[8] Epitre à Timothée. La vie n’est pas promise, mais "elle est là, elle est en vous", elle se donne ici et maintenant "comme vie dans l’amour, dans l’amour sans exception et sans exclusive, dans l’amour sans distance". Rien de "fanatique", donc, rien qui veuille s’opposer et s’imposer

 

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