cygne des temps

 

 

Cygne des temps

 

C’est le fortuit qui nous révèle l’existence.

 

C’est l’imprévisible qui créé l’événement.

G. Braque

 

 

Natura non façit saltus, la nature ne fait pas de saut, tel était l’axiome leibnizien qui mettait en forme le principe de continuité. L’histoire de la modernité semble au contrare dominée par des événements rares, inhabituels, imprévisibles tant elle ne cesse de nous réserver des surprises, de provoquer des crises et des  traumatismes aux pouvoirs  décuplés par les « effets de réseaux » : le 11 Septembre, le Brexit, l’élection de Trump… mais aussi l’effondrement brutal de régimes totalitaires, nazi et stalinien que personne, vraiment personne, n’avait prévu ou bien telle ou telle découverte qui provoque chavirement, destruction, naufrage, explosion tout ce qui peut aussi nous dégager soudainement (exaïphnès disait Platon) de la routine de la vie publique et de l’accablement domestique : mise au supplice de tout ce qui est médiocre en nous. Cela ne nous permet-il pas de dire avec le statisticien, probabiliste, trader et philosophe grand admirateur de Montaigne[1],  N. N. Taleb[2] : L’histoire… ne rampe pas, elle fait des sauts, elle va de fracture en fracture…[3] ? Ce qu’il appelle L’événement-cygne noir est pour lui le symbole de ces événements rares que l’on dit aujourd’hui disruptifs, de ces épisodes impossibles toujours en excès par rapport à l'idée de que nous nous en faisons qui viennent nous bousculer, entamer notre confort et révéler la fragilité de nos systèmes de pensée : ceux-ci témoignent tous d’une mediocritas viscérale et invétérée. Tyrannisé par le collectif, le routinier, l’évident, le prévu, nous n’aimons en effet que la régularité, la norme, la linéarité du sens, nous ne cherchons qu’à faire rentrer dans la moyenne tout événement extrême (d’où notre penchant pour les formes pures, pour la courbe de distribution Gaussienne, par exemple, qui sous-estime la probabilité des événements rares rejetés comme des aberrations, ne se préoccupe pas des extrêmes, se focalise sur l’ordinaire, réduit tous les écarts et les « lisse » afin d’éliminer le hasard de l’existence et faire que le monde corresponde à sa moyenne, à sa normale, à la médiocrité dorée du in medio stat virtus : voilà qui explique en particulier  que pendant longtemps on a cru que tous les cygnes étaient blancs jusqu’à ce qu’on rencontre, en Australie, des cygnes noirs. Ce que, par analogie, on va appeler maintenant l’événement-cygne noir, qu’il soit positif ou négatif, se reconnaît ainsi à trois caractéristiques :

1° Il est hors norme, impossible, improbable, imprévisible, imprédictible.

2° Il a pourtant des conséquences ou des effets considérables qui modifient profondément la face de la terre et bouscule tous nos systèmes de représentations.

3° « Mais comme nous ne parvenons pas à comprendre qu’on ne l’ait pas prévu », on s’imagine toujours, après coup, pouvoir l’insérer dans quelque chaîne causale et on reconstruit irrésistiblement une narration qui lui donne un sens et en fait disparaître l’effet de surprise. « Nous ne sommes qu’une grande machine à regarder en arrière »[4] écrit Taleb, retrouvant le mouvement rétrospectif du vrai[5] ou l’illusion rétrospective de l’historien que critiquait déjà Bergson.

Prenons un exemple. On sait que le premier mai était, massivement, rouge.  Dès l’année 1889, la deuxième internationale socialiste, en mémoire des massacres de Chicago, l’avait déclaré Journée Internationale des Travailleurs et tous les ans les cortèges de la gauche syndicale défilaient divisés ou unis. Emilie Aubry nous rappelle que le premier mai a été ensuite de couleur blanche avec la fête du muguet, celle des travailleurs et de la Concorde sociale au moment où Pétain a tenté d’étrangler la République, mais cela ne fut qu’une parenthèse bien vite oubliée dans l’histoire du mouvement ouvrier. Mais voilà que le rite, le cérémonial séculaire du premier mai ne s’est pas du tout déroulé comme il était toujours advenu et comme on pensait que toujours il se déploirait comme si, tout d’un coup,  il avait trompé notre attente, contrevenu à l’illusion si gratifiante  de régularité qui nous fait rêver d’un monde stable, « calme » et  « bien élevé »[6] sans nous apercevoir qu’un tel monde serait en vérité bien insipide dans la mesure où il ne s’y passerait jamais rien... Que quelque chose arrive, n'est-ce pas la seule chose qui nous obsède ? La tradition sceptique mettant en doute les théories de la causalité, celle qui vient de Sextus Empiricus, (de Sextus l'empirique) et de Hume, celle qui avait réveillé Kant de son sommeil dogmatique, recoupe étrangement celle de l'amour mystique représenté, au XIe siècle, par le soufi El-Ghazali, celui qui eut une controverse célèbre avec Averroès, l'inventeur de la rationalité occidentale : il écrivit la tahafut al falasifa, la destruction ou l'incohérence de la philosophie.  Descartes inutile et incertain dira de même chez nous Pascal qui, à son tour, prit la mesure (si l’on peut dire) de la distance infiniment infinie qui sépare les esprits de la charité en nous en révélant l'augure : il n'est de bonheur que de rencontre et pour lui c'est la rencontre de Dieu en Jésus-Christ qui constitue le nœud le plus stupéfiant, le plus extravagant de l'histoire : le plus grand mal fait au plus grand bien chez un être dépourvu de tout pouvoir, qui ne fait que passer et qui s'est vidé, retiré, effacé pour que l'autre soit. Coup de folie, expérience extatique, épreuve qui ouvre le moi à plus que soi, qui l'ouvre sur le réel ou sur l'incroyable Altérité et qui lui fera s'écrier : « Feu, joie, joie, joie, pleurs de joie.»

Il est sans doute d'autres cygnes noirs moins éclatants dans nos pauvres rencontres ; intempestifs, parlons donc simplement de ceux, plus modestes, qui signent ces temps où l’on a manifestement perdu les chemins de Damas.  Quand, par exemple,  ce sont les gilets jaunes qui applaudissent les black blocs, qui conspuent les élites syndicales, qui brandissent des drapeaux tricolores et qui n’affichent que leur seul désir d’en découdre, il se pourrait bien que le premier mai devienne noir, entièrement noir et il faut donner ici à « noir » la valeur inversée, négative, infernale qu’il a dans Le lac des cygnes : le noir s’oppose à la candeur immaculée du cygne blanc, candeur qui l’empêche de rejoindre le réel ou l’impossible : ce qui heurte, ce contre quoi on  se cogne[7]. 

Yellow is the new black, le noir a désormais recouvert le jaune et, événement qui peut sembler d’importance mineure ou de faible envergure, Philippe Martinez, le secrétaire général de la CGT, a été exfiltré. Ce « micro signe noir », pourrait pourtant représenter le point névralgique à partir duquel, avec tout l’imaginaire de la gauche, c’est tout un monde qui a clairement basculé.

Le défilé du 1er mai à Paris, en cette année 2019, a été peut-être ainsi un révélateur inattendu et puissant de l’état d’une société française en crise, fracturée et arrivée au bord de l’éclatement. La stratégie offensive particulièrement efficace des 7 000 policiers déployés pour contrer l’apocalypse annoncée, a permis de casser, de démanteler, de stopper la vague noire qui s’était cristallisée dans la ville promise à devenir la capitale de l’émeute et le foyer de l’insurrection qui vient. Mais à quel prix et pour combien de temps, ce coup d’arrêt a-t-il été donné et faudrait-il qu'après le désordre ce soit l'ordre, un  ordre qui ne croit qu'à la force, qui finisse, à son tour,  par nous menacer ?

Ce que l'expérience, ce que l’empirie nous a appris c’est que la fracture était là, que le clivage, que la polarisation, que l'hystérisation de la vie politique, prodrome de la guerre civile étaient en marche, que la colère depuis longtemps, (depuis l'Iliade, elle avait donné le coup d'envoi à l'Occident) grondait et couvait prête à tout faire sauter,   ; nul doute qu’elle ne revienne un jour. Quand, sous quel prétexte et de quelle couleur ? Nul ne le sait.

[1] Il ne manqua jamais de virtu face à ce que Machiavel appelait la fortuna et sut humblement négocier avec le non-su et l’improbable.

2Le cygne noir. La puissance de l’imprévisible. Les Belles Lettres, 2019, 603 pages.

3 Op. cit., p. 37. D’où l’intérêt de l’auteur pour les fractales (de fractus, brisé, cassé) de Mandelbrot. La nature, en effet, n’est en rien euclidienne, “écrite en langage mathématique (…) avec des triangles, des cercles et autres figures géométriques” comme l’écrivait, en bon platonicien, Galilée. Elle présente de multiples irrégularités comme la côte d’apparence chaotique de la Bretagne impossible à mesurer. A toutes les échelles, vue d’avion comme regardée à la loupe sur la carte, chaque structure répond à une même logique recursive ou scalaire,  conserve une même irrégularité qui se répète à des échelles différentes de sorte que la mesure numérique, le ratio est le même à toutes les échelles (invariance d’échelle, autosimilarité statistique, chaque morceau de chou-flleur a la même structure que le tout, la forme géométrique se répète à l’infini mais toujours plus petite). Pas question de lisser ou de gommer en se fondant sur la loi des grands nombres, le hasard n’est pas ici “bénin” mais “sauvage” car il ne permet pas de raisonner en termes de moyenne. Il en va ainsi de la distribution des galaxies dans l’univers. Le hasard fractal n’est donc pas le hasard gaussien privilégié par ces économistes attardés qui n’ont rien vu venir de la crise monétaire de 2007, surgie de nulle part, inexpliquée, inexplicable. Les guerres, elles aussi, sont fractales par essence : il est possible, non probable qu’une guerre plus dévastatrice que la dernière guerre se produise. Le cygne noir est devenu “cygne gris “, les surprises peuvent seulement être limitées, Op. cit., p. 332 sq.

4 Op. cit., p. 37.

5 La Pensée et le mouvant, PUF, 1946, Introduction (Première partie), section : " Mouvement rétrograde du vrai : mirage du présent dans le passé "

6 Op. Cit., p. 127.

7 Le désir de régularité et de perfection est toujours mortifère : c’est une des lectures possibles du film de Darren Aronofsky, Black Swan, variation autour du Lac des cygnes de Tchaïkovski dans lequel la candeur et la perfection du cygne blanc finit par s’ouvrir, avec une incroyable violence, à la sensualité et au vice du cygne noir, son double inversé, sombre, mortifère, nocturne, maléfique.

 

 

 

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