JLN

Penser dans l’amitié de J.L.N.

 

« A toi de laisser se dire ce que personne, aucun sujet, ne pourrait dire, et qui nous  expose en commun » (La communauté désœuvrée)

« Je suis tout au dehors et en évidence, né à la société et à l’amitié » Montaigne.

 

 

C’est par amitié que JL est ici de nouveau à Marseille, par amitié pour moi le plus ancien de ses amis et l’ancienneté ou la considérable étendue temporelle que nous avons traversée tém
oignent prioritairement de la pistis disait Aristote, de la fides, de la confiance qu’elles ont mis à l’épreuve, par amitié pour certains d’entre nous, pour ces quelques uns qui ne seront jamais le grand nombre et qui se nomment justement amis de la sagesse, par amitié pour cette ville, ville cosmopolite que le penseur de la ville, de  l’unité inorganique, inchoative de la ville qu’est JL chérit entre toutes. N’est-ce pas aussi Marseille qui a donné son nom à l’hymne de l’amitié républicaine, à cette fraternité au renom si français dont nous avons fait il y a peu l’extraordinaire expérience, expérience fugitive à laquelle on aimerait tant donner un lendemain ? Pour cette fraternité n’avons nous pas été élu, ne pourrait-elle pas faire de nous un peuple, un peuple qui serait, comme tous les peuples, un peuple élu ?

 

Rien de plus naturel donc que de s’interroger sur cette amitié à la polysémie ou à l’homonymie peut-être égarante, que d’essayer de penser dans l’amitié, belle formule qui nous rappelle qu’il n’y a peut-être effectivement de pensée que « dans l’amitié » puisqu’il n’y a pas de philosophie sans quelque philia et point d’amitié sans quelque philosophie. Mais penser dans l’amitié de JLN c’est aussi revenir sur ce qu’exige, sur ce qu’a exigé, pour la pensée, pour ma pensée une telle amitié et sur le legs ou la donation qu’elle ne cesse de nous faire. C’est donc avoir le souci d’essayer de présenter la pensée de qui celui qui est, pour ceux qui ont eu l’amitié de le lire ou de l’entendre, un des plus fameux philosophes français.  C’est à moi qu’est revenu aujourd’hui ce privilège et cette lourde tâche. Si, comme je le crois, pour différentes raisons, je n’en ai pas les moyens, gageons pourtant que l’amitié justement, que cette amitié qui n’aveugle pas mais qui, seule, rend plutôt voyant pourra, à sa mesure ou à sa démesure, y porter remède et y pourvoir.

 

Je me suis pourtant récrié quand A.G. m’a demandé de parler de cette amitié. Elle me semblait être de l’ordre du silence, relever de l’intime, ne pouvoir donner lieu qu’à la confidence, concerner une double singularité sans autre modèle qu’elles-mêmes et sans autre raison que ce qu’en disait Montaigne (parce que c’était lui, parce que c’était moi). Comment ce qui a un statut d’exception, ce qui est irremplaçable, incomparable, sans commune mesure pourrait-il intéresser quiconque, être porté sur la place publique dans le théâtre de la cité ? Mais en parlant d’une amitié intellectuelle ou d’une amitié philosophique A.G. m’a mis sur la voie même si cette expression, cet étrange  syntagme (amitié philosophique) ne pouvait manquer de me révulser ou au moins de m’embarrasser. En matière d’amitié que nous importe en effet la provenance, qu’elle soit  intellectuelle ou non, de nos amis !

 

Et pourtant on ne voit pas comment faire abstraction, dans l’amitié, dans cette amitié, de la forte passion que nous pouvons avoir l ‘un et l’autre pour la philosophie. La philosophie, comme dit Heidegger, on ne peut rien en faire parce que c’est elle qui fait quelque chose de nous, la philosophie, pour le dire d’une façon emphatique, ce n’est pas nous qui l’avons choisie, c’est elle qui nous a choisis, qui nous a saisi et qui a fait de nous ce que nous sommes : elle engage de manière charnelle, non pas des opinions (elle répond à l’essence la plus secrète de l’histoire du monde), mais une véritable position d’existence, une position d’existence au long cours. Il va m’être donc difficile, dans cette introduction, de séparer le biographique du philosophique, de démêler ce qui relève de l’affect et ce qui relève du concept.

 

Par ailleurs, si l’amitié véritable, si difficile à définir, est hors concept et hors  savoir, si elle relève de l’existence et de l’expérience, si elle renvoie à la simplicité de la vie avec sa part de chance, d’imprévisible, d’impulsion, de surprise, si elle fait fi et se moque du savoir, de la fortune, de l’intelligence, il reste qu’il est difficile d’en parler hors modèles, hors patron, hors mimésis. Parmi ces modèles ou ces patrons on pense à la philia aristotélicienne ou à l’amor amicitiae venu de Cicéron par exemple mais aussi, inévitablement aujourd’hui  à ce que JL appelle le commun, le commun du vivre ensemble, du faire société, du faire peuple..

 

Difficile en effet de penser maintenant l’amitié  hors le commun, le communisme et la communauté, hors le partage du monde entre des singularités, hors de ces maîtres-mots, de ces termes obsédants,  qui, comme on le sait, sont au cœur de la pensée de JL et qui nous concernent au premier chef. Ne souffrons-nous pas comme jamais du délitement du lien social mis à mal par ce que Benjamin Constant appelait la liberté des modernes, fragilisé par le néolibéralisme dominant ou par le capitalisme ?  Celui-ci a eu pour scène primitive le drame des enclosures, l’extension du domaine de la propriété privée, la fin des commons et il continue de plus belle à se jeter sur tout ce qui peut se transformer en brevets, dividendes, copyrights, droits de péage et profits pour finalement produire le monde homogène de l’équivalence où tout se vaut et s’équivaut.  Impossible non plus de passer sous silence ce que représente pour la cohésion sociale la dissidence d’une population qui, en but à la crainte, au refus et parfois à la haine, se sent de moins en moins membre du monde commun de la communauté nationale, communauté nationale qui découvre avec stupeur qu’elle a pu nourrir en son sein des gangs de barbares…

 

J’ai parlé du vivre-ensemble, de ce suzein qui, disait Aristote,  va de pair avec un euzein mais il ne s’agit pas, chez JL qui n’emploie guère ce terme, de l’injonction trop souvent bêlante, vide, vague, floue, implicitement coercitive et potentiellement totalitaire à être ou à vivre ensemble, injonction que l’on ressasse comme une rangaine, que l’on répète à l’envie de nos jours. Pour prendre un repère chez Rousseau, le mitsein, l’être-avec, le com-mun (cum munus), la co-existence, l’entre, le rapport et l’avec de JL, l’en commun des singularités est aussi distant de la volonté générale qui fait qu’un peuple est un peuple que de la simple agrégation de la volonté de tous, de la simple addition  des conatus de tous luttant à mort pour leur place au soleil. Le commun n’est ni communion fusionnelle, ni union organique du sumbolon, ni compacité totale et totalitaire, ni immanentisme sans fissure qui diffuserait le tout politique dans la totalité du corps social mais une ex-position les unes aux autres des ex-istences, une exposition corps à corps, partes extra partes qui  laisse être toutes les formes de vie singulières dans un monde ouvert, centrifuge, improbable, miraculeux, erratique. C’est ce que, à égale distance du dissensus et du consensus, de la compacité et de la dissémination chaotique JL appelle la struction, la struction de la structure que la dé-struction, conformément à sa mémoire heideggérienne plus que derridienne, conformément à sa mémoire chrétienne et luthérienne, fait apparaître dans son jeu chaotique originaire. La destruction ou la désobstruction (Vezin) en effet n’a pas seulement une portée méthodologique, elle ne défait ou ne déconstruit pas seulement les sédiments accumulés par une tradition sclérosée pour donner accès à des ressources cachées (que ce soient la source évangélique ou le « sens initial de l’être ») qui seraient ainsi réactivés et remis en jeu,  elle a une portée ontologique elle donne accès au mouvement même des choses à la struction d’un « nous », par exemple, d’un nous indécis, sans figure et sans forme préétablie mais ouvert à l’inattendu, à la surprise, à l’impossible. Voilà la salve, le salut, la salutation que j’ai reçus, voilà l’invitation à exister dans la différence que, très concrètement, j’ai vécue dans la fréquentation de JL qui s’adresse à moi comme à chacun d’entre nous dans la dernière phrase de La communauté désœuvrée : « A toi de laisser se dire ce que personne, aucun sujet, ne pourrait dire, et qui nous  expose en commun ». De cette fréquentation je voudrais simplement rappeler quelques temps forts.

 

Enfants de la guerre, nous l’étions tous les deux et tous les deux nous avons été marqué par  ce monde moderne qui était revenu de la mort.. Cela nous avait sans doute donné une sensibilité particulière au mal, au désastre du mal moderne, celui des guerres mondiales, celui des tranchées et des camps, qui ont ruiné et réduit à néant les prétentions et les espoirs d’un certain humanisme, qui ont fait voler en éclat l’identité rêvée par la philosophie, affirmée de « Ionie à Iéna » entre l’être et la raison. Membres de mouvements de jeunesse catholiques vite mis sur la touche, structurés au plus profond de l’âme par les guerres de décolonisation, témoins d’une interminable déstalinisation qui a fait rapidement la place de cette perversion de la liberté qu’est le néolibéralisme, un néolibéralisme planétaire et sans rival avec lequel l’Occident pourrait achever sa course folle. Pour donner un nom et une visibilité aux tragédies que nous vivons et que nous avons vécues j’aime y voir la conséquence de la désarticulation de la matrice trinitaire de la République. Ainsi la pathologie de la liberté que nous vivons avec la globalisation capitaliste, a remplacé la pathologie de l’égalité qu’a été le stalinisme,  pathologie qui elle-même avait relayé celle de la fraternité qui avait fait, dans une quête fusionnelle de l’Un (un peuple, un chef…) , la substance de la peste brune. On ne peut pas dire que de ces tragédies nous soyons sortis et tout se passe aujourd’hui comme si elles faisaient retour pour mener, une nouvelle fois, l’Europe, une Europe cynique et renationalisée au suicide et le monde au chaos. Dans ce siècle bouleversé, nous sommes restés l’un et l’autre « à gauche », cela faisait partie de notre respiration, la remise en cause des privilèges insignes dont nous disposons, allait de soi et je pense, que nous pouvons encore dire que, nous aussi, nous mourrons dans la gauche malgré elle –je n’insiste pas- et malgré nous, malgré nous qui avons vu quand même vaciller le beau discours de l’auto-émancipation de l’humanité et qui avons été les témoins de l’effondrement de tant de cieux.

 

Notre accord, dans tous les domaines, a pourtant été le plus souvent tacite. Aussi, pour donner néanmoins de la visibilité (quitte à friser le ridicule ou à entrer avec humour dans la parodie !) à une relation qui peut paraître inégale et qui dure depuis près de 60 ans, j’aimerais prendre un modèle mythique afin de vivre, comme disait Thomas Mann, « en citation ».  J’évoquerai alors Jean le baptiste, le héraut, le précurseur qui vient annoncer la venue du Messie. Il reconnaît Jésus comme plus grand que lui, comme le dépassant incommensurablement et il baptise néanmoins dans l’eau du Jourdain celui qui baptisera dans l’Esprit Saint et dans le feu.

 JL qui a toujours mis en valeur les plus commun  de ses amis, m’a toujours reconnu, comme le précurseur, moi de quelques années son ainé, moi l’élève d’Henri Birault et de Jean Beaufret. Il le redit à chaque occasion : je suis celui grâce auquel il a rencontré la pensée de l’ek-sistence, de l’excentricité de l’existence qui, essentiellement, est celle de Heidegger et qui fait le fond de sa propre pensée. Vox clamans in deserto, voix clamant dans le désert, clamant que le désert croît, que le monde croule, que le nihilisme habite désormais toute notre demeure, je pourrais alors jouer à celui qui annonce le Messie sous l’espèce de ce philosophe de l’avenir capable, lui, de prendre la mesure de l’énorme  mutation de notre monde, d’endurer l’intolérable, l’indécidable, le terrifiant, le dangereux peut-être, comme dit Nietzsche, et capable ainsi d’annoncer l’avenir, de saluer l’aurore et sa chance.

 

Si j’emprunte cette figure ou ce modèle au Nouveau Testament c’est d’abord parce que nous avons été l’un et l’autre non pas baptisants mais baptisés et que nous avons vécu si près du christianisme, que nous avons été si profondément structurés par lui, que nous en sommes sortis, reconnaissant l’a-théisme, le défaut de Dieu comme la vérité du christianisme.

Pour ma part, je n’ai jamais fait autre chose depuis ma prime jeunesse que de tourner inlassablement autour du texte du Gai Savoir sur « la mort de Dieu » et j’ai inscrit très tôt comme unique sujet de méditation et de vie, le petit mot de nihilisme de sorte que ma rencontre avec Bataille était inévitable. Et pourtant parler d’absurde et désespérer de tout c’était encore, en théologien déçu, avoir la nostalgie du sens et du sens du sens et rester captif du nihilisme simplement réactif qui se contente de dire : tout se vaut, rien ne vaut. Dans les deux forts volumes de La déconstruction du christianisme  JL, montre bien justement –et c’est le titre d’un chapitre- qu’il n’y a pas de sens du sens, qu’il n’y a pas de sens en surplomb qui viendrait garantir le sens que nous ne cessons de donner au monde et que  c’est justement cela qui est adorable : que le monde soit l’exposition aux sens, que chaque être soit ouverture à un dehors et que le nom de Dieu ne renvoie pas à l’au-delà d’un sur-étant mais signifie simplement, dans et par sa mort, la déchirure de l’immanence infiniment ouverte sur l’infinité des existants, l’unique transcendance de l’être au  monde de chacun de nous et de l’exister lui-même. Il n’y a de grand parmi les hommes qui ce qui vient des dieux, que ce qui échappe à nos programmes et à nos codes, que ce qui vient d’ailleurs et qui est en nous la part du dehors[1].

Pour caractériser la manière d’être, la posture, la pensée de JL je citerais volontiers  cette parole de Montaigne qui est l’exacte contraire de l’injonction delphique du Connais-toi toi-même à laquelle on réduit à tort le projet des Essais. Je suis tout au dehors et en évidence, né à la société et à l’amitié.  Je reprendrais aussi volontiers sans pouvoir vraiment la documenter, la formule de Foucault à propos de Blanchot : la pensée de JL est une pensée du dehors, une pensée qui n’est pas liée au moi, au sens intime ou à une forme d’intériorité (comme le cogito qui ne se rapporte pas lui-même à un sujet pensant comme JL l’a montré dans Ego cogito), une pensée qui vient du dehors, qui est soumise à la puissance du dehors et qui nous transporte hors de nous. JL après tout n’est-il pas un héros lazaréen, comme dit Deleuze, un revenant, un héros qui revient des morts, qui est passé par le néant, et qui a, de ce fait, un corps glorieux, brillant de l’éclat de l’invisible comme le Jésus qui apparaît à Marie-Madeleine (qui le prend d’abord pour le jardinier). Depuis qu’après la greffe cardiaque il vit avec le cœur d’un autre, depuis qu’il vit entre deux morts, il me semble qu’il a acquis une intensité d’être, qu’il a été dotée d’une voyance  particulièrement pénétrante et que ses livres sont devenus soudainement éclatants (et pour moi beaucoup plus lisibles). Mais à ce héros lazaréen, permettez-moi d’éviter de trop y toucher, noli me tangere.

 

Mais, pour évoquer très rapidement le thème de cette rencontre, c’est sans doute la même imprégnation chrétienne qui nous a toujours interdit de disjoindre corps et âme[2] et à reconnaître leur profonde alliance ou colligence, selon le mot de Montaigne. L’âme est au corps et le corps est l’exposition de l’âme. Faut-il rappeler que pour St Paul le corps n’est pas un tombeau mais le temple de l’esprit, que c’est le christianisme qui a pour la première fois enterré les corps des trépassés à l’intérieur des villes et des villages et non, comme dans l’antiquité, où ils étaient considérés comme impurs, à la périphérie ? Il a fallu attendre les « temps modernes » pour que les corps soient de nouveau refoulés au même titre que les fous, les malades et les prostituées sur les bords des villes, comme l’indique en particulier le mot de bordels. N’est ce pas pour cela aussi que j’ai résisté aux excès de la théorie du genre ? soutenir que la différence sexuelle est entièrement construite me semblait être une façon bien puritaine de faire fi de l’incarnation concrète, de la finitude de la chair, de la réalité d’un corps et d’un sexe dont nous ne décidons pas.

Faut-il rappeler aussi que, dans le christianisme, c’est le corps qui ressuscite et non l’âme, thèse qui aurait semblé totalement absurde pour les Grecs ? Et que l’Eglise est un corps dont le Christ est la tête et que ce corps mystique traduit le très fort sentiment d’appartenance que l’amour réalise et assure ? Et que c’est la théologie de l’incarnation qui a donné son plein droit à l’art et aux images, c’est-à-dire à un mode d’intelligibilité qui n’est pas conceptuel et qui est en un certain sens irrémédiablement confuse. Mais cette confusion, disait Leibniz, n’est pas une marque d’imperfection, elle est confuse parce qu’elle enveloppe dans ses plis  l’infinité actuelle des rapports intriqués qui nous définissent en nous liant à tout le reste. « Il me faut un corps parce qu'il y a trop de clarté en moi » écrivait Leibniz.  Chaque impression de lumière, chaque couleur, chaque son est confus comme l’est le mugissement de la mer par rapport à la perception sans aperception de chaque vague, car ils enveloppent l’infini.  Et ces impressions, l’art peut aujourd’hui les porter à une intensité particulière comme le montre JL qui est resté depuis longtemps à l’écoute des créations contemporaines les plus inattendues.

Il me semble que les textes de JL portant sur l’art, sur les mondes de l’art, ces textes qui sont magnifiques et qui sont ceux d’un grand écrivain donnent l’accès le plus aisé à cette œuvre difficile. Il y a en effet une essentielle homologie entre les registres de l’hétérogène, que ce soit celui de la différence des sens, celui de l’irréductible disparité des arts, celui de la distorsion des régimes de sens, celui du singulier/pluriel la barre incliné, le graphe de partage indiquant la coupure tranchante qui sépare les existences en les exposant les unes aux autres.  L’être, disait Aristote, se dit en plusieurs sens ; et bien chez JL c’est aussi  l’art qui se dit pollakôs, en manière multiple, son unité est éclatée et elle est éclatée, diffractés, dispersée au même titre que les différentes sphères sensorielles sont absolument divisées, que les voix sont partagées, que l’un, l ‘absolu ou la vérité sont sacrifiés, que la communauté est déchirée. Tous les concepts nancéens relèvent bien de la struction et ne donnent aucune prise à la figure et à l’identification.

 

Par opposition à ce qu’il en a été de quelques uns de ses amis et je pense bien sûr à Philippe Lacoue-Labarthe, à Jacques Derrida, à Jean-Christophe Bailly et à tant d’autres, il n’y a pas, dans l’énorme corpus, (corpus démesuré, exorbitant, corpus aux milliers de membres et d’organes, corpus touchant tellement de sujets qu’il défie justement l’unité et l’identité d’un corps) que constitue la bibliographie du philosophe français le plus traduit à l’étranger, il n’y a pas de trace ou de témoignage d’une activité qui nous aurait été commune. Il y a seulement un modeste carnet dont la couverture se présente sous la forme d’une carte à jouer, mais cette couverture me semble particulièrement révélatrice. Elle emblématise en effet une parité singulière, un mitsein, un être-avec, une co-existence, un rapport qui, comme tout rapport implique l’écart, l’écartement des singularités, la distance et la différence absolue de ce qui est tout autre, la marque d’une communauté déchirée ou d’un communisme de l’incommensurable, pour reprendre les termes de JL. A cet égard, le toucher qui donne son titre au livre que Derrida a consacré à JL le montre bien puisque le rapport, le contact qui mène à l’altérité implique la proximité mais aussi la distance, l’interruption, la syncope sans lesquels il n’y aurait qu’immanence totalitaire, qu’interpénétration organique, que communion identitaire et morte.

 

L’égalité fondée sur l’incommensurable de la singularité, est donc le contraire du monde de  l’équivalence qui se prépare sous nos yeux. Plus que de coutume sans doute, sur cette couverture, comme les deux rois ou les deux valets couchés tête-bêche sur la carte à jouer, les deux titres, les deux textes sont cette fois-ci partagés, dos-à-dos, face-à-face, accolés, confrontés, affrontés, à la fois amis et ennemis comme au sein d’une nietzschéenne démocratie. Dans cette postface qu’on lui avait demandée, renonçant à toute complaisance et flatterie il n’a pas craint d’approfondir l’écart, la différence qui nous sépare, de stigmatiser mes inclinations mélancoliques d’héritier, ma pulsion de retardataire trop tourné vers le passé, l’archaïque, le primitif, vers la violence sans pareille du commencement. Différence de tempérament, différence de daïmon, de démonique ou, si l’on se tourne vers l’ordonnance du ciel et vers l’étoile auquel chacun s’imagine être soumis, différence de signe : Lui, du lion ascendant lion, lui à la fois l’aigle de Jean et le taureau de Luc, lui le phénix indestructible à l’incroyable survivance qui, à chaque fois, ressurgit de l’abîme avec plus de force, lui qui va toujours de l’avant, indéfiniment, tandis que moi, malheureux enfant de Saturne attaché à la terre, soucieux de transmettre l’héritage et d’assurer la transmission, je répète, je répète Bataille répétant Nietzsche, je recommence, je ressasse, je piétine, je n’avance pas comme l’avait remarqué JL au jury de la thèse que j’ai soutenue.  

 

Nous avons fait tous les deux notre DES sous la direction de Paul Ricoeur, lui sur Hegel moi sur Heidegger et non sans qu’il ne m’ait prêté main forte. Dans ce double choix sous la direction d’un vrai maître je reconnais déjà le germe de la différence de deux rives, de l’opposition de deux destins : à ce qui chez moi était encore sans doute le reste d’un vieux romantisme, celui qui m’a fait partir, de par le monde, à la recherche de toutes les réserves de primitivité non encore altérées par la paix blanche, s’opposait l’exigence critique de JL déconstruisant la tentation de l’origine, déclarant le mythe suspendu ou impossible.

J’ai ainsi toujours eu le sentiment d’un écart entre, disons, un niveau transcendantal, celui des interrogations de JL et le domaine empirique dans lequel je nageais, je me mouvais,  je me noyais. Je me demandais toujours comment traduire politiquement en une volonté, en un pouvoir, en un programme cette démocratie, cette archi-politique qui faisait droit à la dissymétrie, à l'hétérogénéité ou à la singularité absolue dont il parlait.

 

« Réjouissons nous, écrivait Victor Segalen, de ne pouvoir assimiler l’autre au même ». Le primat donné à l’autre sur le même  s’est traduit empiriquement chez moi par la volonté  de partir au loin désireux de rencontrer le  xénos, l’étranger, le différent, de faire droit à la sensation d’exotisme (Segalen), de faire l’épreuve des bords chancelants, incertains de l’Occident moi qui allait pourtant le confirmer au loin en enseignant la philosophie. Et c’est ainsi aussi que j’ai passé 15 ou 20 ans de ma vie à réfléchir sur la primitivité, sur des arts qui viennent d’un ailleurs qui n’a rien d’humain, sur les arts primitifs ou arts premiers pour lesquels j’ai toujours eu une appétence inconditionnelle.  Je la partageais avec PH. L. L., avec qui j’ai vécu en Afrique des moments très forts qu’il qualifiait de mystiques et auquel j’ai rapporté bien des objets. Cette fascination pour ce que j’ai appelé l’altération nègre  communiquait bien sûr avec mon intérêt pour Nietzsche, pour Bataille, pour Heidegger et il a bien fallu qu’elle s’accorde avec mon refus de rééditer un topos romantique, de céder à l’idolâtrie du primitif, à une authenticité qui est à bien des égards un fantasme illusoire et construit. C’est ici que JL m’a fait comprendre qu’il n’y avait rien à opposer à la catastrophe de la modernité, que de toute façon le monde nous débordait de toute part, qu’il croulait depuis le commencement  mais continuait, recommençait chaque matin, joyeusement, tragiquement et que nous n’avions d’autre liberté que de nous y ex-poser, mot qui est comme le maître mot et la base continue de son expérience. 

 

Plutôt que d’essayer maladroitement de donner une idée de cette œuvre désœuvrée (ouverte, débordée, excédée, excédante) qui nous défie par son étendue et sa radicalité je voudrais pour finir simplement revenir sur ce passage de JL, sur les passages de JL au double sens de ce génitif, à ce qu’ils impliquent, sur ce à quoi ils font signe. Point particulièrement sensible car sur le passage ou contre lui toute la métaphysique s’est comme arc-boutée[3]. Contre le temps, contre le temps qui passe et qui passe au passé,  elle n’a cessé de cuire et de recuire un ressentiment fondamental et de développer une joie mauvaise et venimeuse à montrer que toute beauté se fanait et qu’à tous les coups, c’est la mort qui  gagnait. Qu’est-ce que tout cela qui n’est pas éternel ? Donner son assentiment au temps qui passe cela m’a toujours paru être le sommet de la sagesse et j’aime à citer ce vers du poète dont le nom est personne, Fernando Pessoa : passa, ave, passa, passe, oiseau passe e insina-me a passar et apprend moi à passer. Nous apprendre à passer, nous apprendre à donner notre assentiment joyeux à cette grande dérive dans laquelle nous nous en allons, tout est là. Apprendre aussi à se détacher de tout Etat, de toute origine, de toute identité assignée pour devenir des passants, libres de circuler. Mais je sais qu’il y a encore dans ce vœux quelque chose d’amer et de contraint et Jl plus d’une fois me l’a fait remarquer.  Voilà par contre ce qu’il dit, lui, du passage, de ce qui contre toute attente, vient en présence, demeure dans une partance incessamment continuée, arrive et ne peut qu’arriver comme l’impossible événement : « Les Grecs représentaient Kairos (la faveur de l’instant, le passage en tant qu’opportunité) comme la beauté du passage, dans le passage. Mais la beauté du passage est la beauté même, c’est-à-dire, non pas d’abord qu’elle se flétrit, mais qu’elle est toujours dans un passage, une venue et une fuite, un abandon qui laisse l’être venir à l’être : essentiellement elle passe ».  Et cela aussi, cette parution, cette comparution, cette pulsion de la phénoménalité ou de la beauté du monde, cette origine du monde cette création du monde sans créateur, sans principe et sans fin, sans cesse recommencée, elle échappe à toute pensée convenue et elle est adorable.

 

Mais puisque, hélas le mouvement vers l’avant m’est décidément contraire et difficile, continuons  à vivre dans la citation  ou dans le mythe ! Quand arrivé à la fin, comme au 7e jour, je me retourne vers l’histoire de cette amitié pourtant sans complaisance -nous n’avons jamais fait partie ni l’un ni l’autre de la cohorte des flatteurs- j’ai simplement envie, admiratif, de citer ce mot de Montaigne.  Eperdu de reconnaissance, conscient des dons et merveilles que nature fit pour lui, il écrit : « On fait tort à ce grand et tout puissant donneur de refuser son don, l’annuler et défigurer. Tout bon il a fait tout bon » (III, 13). « Tout bon il a fait tout bon » voilà ce que je dirais de JL en pensant aussi bien à son œuvre qu’à la place qu’il a toujours faite à la singularité de chacun, qu’à la sollicitude qu’il a toujours montrée à l’égard de ses proches et de tous ceux qui étaient dans l’affliction.

 Et, puisque les talents de l’esprit sont peu de chose au regard de l’amor amicitiae, je continuerai sans vergogne à me couler dans le moule de cette amitié exemplaire en reprenant simplement la dernière parole de La Boétie mourant adressée à Montaigne. Alors que La Boétie implorait Montaigne de lui faire une place dans le tombeau que seront les Essais il lui dit simplement : « Mon frère, tenez-vous auprès de moi, s’il vous plaît ».

 


[1] Révolution capitale qui a consisté à dégager sous l’homme de l’humanisme, du sujet auto-fondé projetant de s’autoproduire anthropologiquement et génétiquement, sous l’homme devenu mesure de toute chose, dressé au sein de l'étant dans une posture de maîtrise, portant à son comble l'oubli de l'être… le Dasein qui dit la dignité de l’homo humanus : être c’est avoir lieu, c’est venir en présence dans l’horizon du là, c’est se tenir selon cette modalité d’être  foncièrement ouverte qu’est l’ek-sistence, c’est maintenir ouverte la dimension de manifestation de tout ce qui est. Vous y êtes ? comme on dit ? Et cela aurait-t-il quelque rapport avec l’introduction du nazisme dans la philosophie ?

 

[2] Puisque c'est le privilege de l'esprit, de se r'avoir de la vieillesse, je luy conseille autant que je puis, de le faire : qu'il verdisse, qu'il fleurisse ce pendant, s'il peut, comme le guy sur un arbre mort. Je crains que c'est un traistre : il s'est si estroittement affreté au corps, qu'il m'abandonne à tous coups, pour le suivre en sa necessité : Je le flatte à part, je le practique pour neant : j'ay beau essayer de le destourner de cette colligence, et luy presenter et Seneque et Catulle, et les dames et les dances royalles : si son compagnon a la cholique, il semble qu'il l'ayt aussi. Les puissances mesmes qui luy sont particulieres et propres, ne se peuvent lors souslever : elles sentent evidemment le morfondu : il n'y a poinct d'allegresse en ses productions, s'il n'en y a quand et quand au corps.

 

[3] Marquée par le platonisme, Simone Weil écrit encore, se détourner de tout ce qui passe, avec toute l’âme. Ce qui arrive, ce qui se passe, le phénomène, le passage est le nouage de l’apparaissant et de l’inaparaissant, de l’Ereignis (appropriation de l’être et de la pensée) et de l’Enteignis, la pensée de la nuit au cœur de la journée, du retrait dans la venue à soi d’un monde.

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