Apaisement

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APAISEMENT

 

 

 

Lorsque la beauté est perçue comme étant belle/Il y a déjà de la laideur

 

Lorsque la bonté est perçue comme étant bonne/Il y déjà le mal…

 

Tao Te King

 

Toute vie profonde est lourde d’impossible.

 

Georges Bataille

 

 

 

Nous sommes doubles en nous-mêmes écrivait Montaigne et c'est souvent dans l'épreuve de la contradiction et de la perte du sens que nous avons le sentiment d'aborder enfin au réel, à ce que Lacan appelait l’impossible : la part maudite, la part mal dite et interdite, celle qui résiste à la symbolisation. La vie tourne autour de sentiments extrêmes et nous sommes condamnés à un déséquilibre perpétuel, plaisir et déplaisir, douleur vive et joie profonde ne formant qu'un seul noeud (Nietzsche). A l’évidence c’est dans le domaine politique que règne  la croyance en l’antinomie des valeurs et cette sorte d’hémiplégie qui, de façon binaire et rigide oppose bien et mal jusqu’à lasser et désespérer l’opinion. Et le rapport que nous avons à la religion elle-même n’échappe pas à cette duplicité : la volonté frileuse d’assurer l’identité et la pérénité du sujet est sans doute l’âme et le principe des religions du salut mais la religion de la mort de Dieu, le christianisme –la religion paradoxale et impossible pour Kierkegaard– ouvre aussi mystiquement le monde à son illimitation divine…

 

 

 

On pourra toujours éprouver quelque agacement devant cette marque d’indécision et préférer que  chacun se détermine et choisisse son camp. Mais on pourrait remarquer d’abord aussi que la question si habituelle et si ancrée dans notre mentalité d’occidentaux de l'origine et de la fin est au principe de ces dichotomies qui vous contraignent à parier pour ou contre. A cette question il faudrait plutôt substituer, comme le fait la pensée chinoise selon François Jullien, la reconnaissance de la primauté  du procès, du transit, du processus, d'un "en cours" continu et sans fin, ce que la pensée chinoise appelle le Tao. En son plan d’immanence le Tao c’est le Constant sous-jacent à toutes variations, c’est d’une certaine façon, semble-t-il, l’éternité du temps ou l’être du devenir. Loin de remettre en honneur la vielle idée biblique d’une origine, le big bang des physiciens ne pourrait alors constituer qu’un moment, qu’une étape dans la respiration d’un univers en dehors duquel il n’y rien, d’un univers qui se suffit à lui-même et qui, à partir de lui-même,  réémerge périodiquement.

 

 

 

La respiration, le souffle qui ne cesse d’entrer, de sortir, de tout renouveler est, dans tous les cas, autre chose qu’une métaphore empruntée à une technique à finalité hygiénique. Apprendre à respirer et à être toujours en phase avec le moment n’est-ce pas s’interdire d’expecter l’avenir et de courir après le but, après le sens, après la fin ? Tous les prophètes, toutes les eschatologies, tous des docteurs du but de l’existence n’ont pourtant pas cessé de nous dire que, toujours, le bonheur gitait là-bas, derrière la montagne…

 

 

 

"Le dernier acte est sanglant quelque belle soit la comédie en tout le reste : on jette de la terre sur la tête et en voilà pour jamais".  Admirable Pascal qui, en quelques mots, dit tout la vanité et le tragique de la vie. Retors, insidieux Pascal qui instille ainsi la peur et mobilise l’angoisse pour nous obliger à garder les yeux fixés sur les fins dernières et à faire le grand saut ! Et sans doute cela finit mal, mais cela finit mal surtout pour nous Occidentaux qui restons crispés sur notre "moi"  et qui concevons tout par rapport à la fin, à la borne, à la limite..., les figures apocalyptiques de l’ultimité n’ayant jamais cessé de hanter nos consciences.

 

 

 

Pour la pensée chinoise au contraire la mort n'est pas conçue comme une fin mais comme une phase qu'il n'y a aucune raison de mettre en valeur, nous dit François Jullien. L'entre-deux du berceau et de la tombe, l’entre-deux de la belle aube et du triste soir prime toujours sur les bords et le milieu sur les extrêmes. La vie qui requiert attention et direction est en effet plus importante et plus difficile que la mort à laquelle, ne vous chaille, nature finira bien par vous informer (Montaigne, Essais, III, 12). Inspirer/expirer se tenir dans le contemporain, se laisser renouveler par ce qui vient du dehors, aller et venir, se tenir comme un poisson dans l’eau dans l'entre-deux plutôt que de chercher à passer au-delà, talonné par la quête du bonheur, telle est la grande métaphore taoïste. Ou encore aller sans vraiment savoir où l’on va comme lorsqu’on demande à quelqu’un si « ça va », aller au sens où c’est simplement entrer en résonance, vibrer avec le monde, avec un monde qui vous répond.  Et s’il ne nous répond plus aujourd’hui n’est-ce pas parce que la volonté de domination mais aussi la hâte, la vitesse, la rivalité l’ont rendu désormais muet et désenchanté ?

 

 

 

Voilà ce que dit aussi, chez nous, en Occident, toute une sagesse millénaire. On la retrouve chez Giono, le païen, dans cette phrase de La rondeur des jours : « Les jours commencent et finissent dans une heure trouble de la nuit. Ils n'ont pas la forme longue, cette forme des choses qui vont vers des buts : la flèche, la route, la course de l'homme. Ils ont la forme ronde, cette forme des choses éternelles et statiques : le soleil, le monde, Dieu. La civilisation a voulu nous persuader que nous allons vers quelque chose, un but lointain. Nous avons oublié que notre seul but, c'est vivre et que vivre nous le faisons chaque jour et tous les jours et qu'à toutes les heures de la journée nous atteignons notre but véritable si nous vivons. Tous les gens civilisés se représentent le jour comme commençant à l'aube ou un peu après, ou longtemps après, enfin à une heure fixée par le début de leur travail ; qu'il s'allonge à travers leur travail, pendant ce qu'ils appellent "toute la journée" ; puis qu'il finit quand ils ferment les paupières. Ce sont ceux-là qui disent : les jours sont longs.Non, les jours sont ronds ». 

 

 

 

Et en effet le propre de la vie, disait Aristote,  est d’avoir son télos, son but, sa finalité, sa destination en elle-même (en-télos, entéléchéia). La vie est acheminement vers soi, sa fin est inhérente à son commencement, elle doit être elle-même à soi sa visée, son dessein, écrit Montaigne (III, 12). Et si elle est belle c’est bien parce que, dans sa circularité et sa rondeur même, elle est sans but et ne mène nulle part. Comme la rose de Silésius, elle est ohne warum, sans pourquoi, sans finalité. Voilà ce que les embesognés qui courent sans cesse après des buts espérés et jamais atteints, ont depuis longtemps oublié : « la vie périt par le délai et chacun de nous meurt affairé », disait Epicure. Au lieu d’aller toujours « béant » après les choses futures, au lieu d’aller en ligne droite, disait Montaigne, la sagesse consiste à être à tout ce qu’on fait, à être-là (Da-sein), frappé d'ouverture, à "donner le la", en résonnace avec le monde, à "faire présent" de ce qui a été, à faire attention et à conduire, sans hésiter, jusqu’au dernier instant la course de ses désirs en boucle ou « en rond » afin que ça arrive ou que ça ait lieu : « Quand je danse, je danse ; quand je dors, le dors » (Essais, III, 13). Si nous trouvions  notre contentement dans l’exercice d’une activité qui atteint sa fin à chaque instant, la mort ne pourrait  rien venir nous ravir et nous demeurerait  étrangère : « Où que votre vie finisse, elle y est toute » (Essais, III, X).

 

 

 

Mais comment s’abandonner et lâcher prise, comment pratiquer cette activité sans faire effort, sans la chercher,  sans la viser comme but et sans se mettre ainsi au rouet ? Celui qui cherche le Bouddha le perd… Consciences malheureuses sans cesse en proie au désir et à la convoitise, demeurant dans ce que Pessoa appelait l’intranquillité (desassossego), nous sommes impuissants à tenir au présent, à habiter l’impermanence d’une réalité évanescente, nous ne sommes jamais en paix avec nous-mêmes, nous espérons de vivre comme dit Pascal et nous nous disposant toujours à être heureux il est inévitable que nous ne le soyons jamais (ft. 172). Vivant ainsi toujours loin de nous-mêmes et loin des choses un insurmontable hiatus demeure entre nous et l’extériorité du réel ; rien à faire : « la vraie vie est absente, nous ne sommes pas au monde » (Rimbaud).

 

 

 

En face de ce qui fait la tension, la distension, la tragédie de notre condition, le carpe diem peut sembler un peu court. Non seulement il se résume bien souvent à l’épicurisme jouisseur d’un Horace ou à ce « jouissez sans entrave » qui tient lieu de morale dans une époque que l’on dit post-moderne, mais surtout si ce « jour » qu’il faut « cueillir », si la présence de ce présent se réduit à l’instant ponctuel, comment serait-il possible de le « saisir » ? Il n’est qu’intervalle fugitif et évanouissant qui jamais ne demeure et qui nous laisse le cœur aussi inquiet que vide.

 

 

 

Le carpe diem d’Horace reste en effet pris lui-même dans la distension et le « jour » dont il s’agit bascule bien vite dans le regret, dans la nostalgie si bien que l’on se lamente toujours de ce qui est vécu comme éphémère, de ce qui ne cesse de nous échapper dans cette fuite sans fin qui est celle du temps. On pense au (premier) Faust de Goethe s’adressant à l’instant (Augenblick) qui passe : verweile doch du bist so schön ! demeure, arrête toi, tu es si beau ! Mais cet instant on le regrette beaucoup plus qu’on ne l’éprouve. Comment vivre en effet à chaque instant et de chaque instant quand l’instant a toujours été défini chez nous comme ce présent qui n’est qu’en cessant d’être (Augustin) ? Comment le maintenant, le to nun aristotélicien, point limite privé de toute extension, pourrait-il coïncider avec le moment de plénitude qui est celui du plaisir ?

 

 

 

Le présent réellement vécu ne peut être qu’un présent qui dure et qui dure de façon continue, qui enveloppe l’écho de ce qui vient de se passer et l’annonce ou l’attente de ce qui va arriver, c’est donc un flux, une durée, l’unité des trois dimensions du temps.  Et ce passage de jour en jour et de minute en minute (Essais, III, 2), ce perpétuel devenir est la réalité même à laquelle nous devons tenir. N’est-ce pas toujours aujourd’hui, toujours maintenant et pourtant toujours différent ? Cette durée qui fuit quoiqu’on fasse, on ne peut la « saisir » mais on peut l’habiter, la « couler », la « rouler », la suivre en s’abandonnant à elle, en écrivant sur tout, sans ordre et sans dessein,  comme le fit Montaigne, en accueillant l’offrande du jour, en ouvrant les yeux sur la merveille des choses ordinaires. Voilà qui peut soudainement sabrer toute abstraction, sécher le malheur et vous rendre à la vie vagabonde, libre, vide, sans but, celle des nuages dans le ciel.

 

 

 

La vie n’est pas un parcours, une traversée ou un voyage qui filerait droit sans détour ni bifurcation pour parvenir quelque part à moins que le voyage soit dépourvu de motif ou de visée, à moins que ce ne soit le voyage qui vous fasse ou vous défasse, ainsi que Nicolas Bouvier en fit magnifiquement l’épreuve, et Montaigne avant lui. Quand vient le moment d’agir et de faire des choix il faut avant tout être en phase, être à l’écoute de ce qui est en cours, agir d’un agir non agissant (wei wu wei) et sans arrière-pensée (wu-nien), dit le taoïsme, la fin (télos) de l’action, auraient ajouté les Stoïciens,  n’étant pas le but (skopos) visé qui ne dépend pas de nous, mais la perfection de l’agir actuel, non le résultat poursuivi mais le soin et l’attention que nous portons à ce que nous faisons. L’acte doit ainsi être de saison, entrepris au bon moment, au moment opportun, ce que la pensée grecque du kaïros avait aussi entrevu. Sinon c’est l’échec, l’avortement.  Vivre à propos restera donc le glorieux chef d’œuvre de l’homme (Essais, III, 13).

 

 

 

Mais comment arriver à suivre ce qui passe avec « une allure si vagabonde ? ». « C’est une épineuse entreprise, et plus qu’il ne semble », écrivait aussi Montaigne (Essais, II, 6). Pour ne pas oublier la coulée, la glisse, la dérive silencieuse de la vie qui passe, pour rester accordé au flux continu du monde, pour nous rappeler la nécessité de l’attention totale à ce qui est, il nous faudrait, à chaque fois, le coup de bâton du maître zen ou son koan lancé comme un cailloux dans l’étang.  Tout se passe comme si nous étions semblable aux dirigeants de l’île utopique de la nouvelle éponyme d’Aldous Huxley : au carrefour de traditions venues d’Orient et d’Occident, ils ont voulu entraîner les habitants de l’île à l’art de l’attention - le fond du bouddhisme zen - en enseignant aux mainates à crier : « Attention ! Attention ! » et aussi « ici et maintenant ! ».  Mais, comme les habitants de l’île, nous tardons à mettre en pratique cette figure inouïe de l’impossible qui est déjà là et que tous nous portons en nous comme si, condamnés pour longtemps à l’absence de repos (« l’intranquillité »), nous étions encore incapables d’adhérer à ce qui est, à ce qui est à portée de main pour, enfin et tout simplement, être au monde.

 

 Mais être au monde, être pleinement présent au monde pour les humains que nous sommes c'est aussi s'absente,ne pas se contentier d'être là où nous sommes, être toujours au devant de soi ce qui ne signifie pas nécessairement être dans le divertissement, la curiodité, l'inattention. La frénésie de nouveauté qui caractérise les  temps modernes  a pour conséquence de rendre caduc tout ce qui est produit et de ne plus pouvoir accueillir ce qui est véritablement neuf, de ne plus pouvoir s'arrêter à ce qu'il rencontre pour se l'approprier et le penser de manière originelle ce qui n'a pourtant pas cesser d'être et dégage encore de l'être. Être là c'est dans le présent se savoir à partir d'un passé et s'ouvrir à son avenir de sorte que les trois ek-stases du temps soient exactement contemporaines et définissent ce que Kierkegaard appelat l'instant.

 

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