Génocide rwandais


LECONS DE TÉNÈBRES

Jamais les blancs ne vont croire ce qui s’est passé

chez nous…parce que cette tuerie dépasse tout le

monde, eux autant que les autres… on ne s’explique

toujours pas ce qui nous est arrivé.

Claudine Kayitesi, rescapée du génocide

Qui n’a pas été traumatisé par l’événement du génocide rwandais ? Incroyable, inexplicable, sa

cruauté absolument inouïe est désormais, au même titre que les chambres à gaz, inséparable de

l'image de l'homme : les tueurs au coupe coupe aussi bien que les assassins nazis appartiennent à ce

que l'humanité doit savoir d'elle-même, si on peut se permettre de solliciter une expression de Georges

Bataille : ces monstres sont aussi nos semblables. Impliqués, partie prenante nous le sommes donc et

de façon multiple, en tant qu’homme, d’abord mais aussi, nous le verrons, en tant que « blanc », en

tant que français, en tant qu’ « africaniste », en tant que « philosophe » (si tant est qu’on puisse jamais

se prétendre tel), surtout au moment où dans une France pour une part nostalgique et rancie, face au

grand vent de liberté qui soulève le monde arabe, se développe la peur et la haine de l’autre : des

passions dont le génocide rwandais nous offre la figure la plus terrifiante. Plutôt que de prendre parti

et de juger il nous faut d’abord écouter, écouter les leçons que peut donner cet événement opaque,

nocturne, ténébreux : des leçons de ténèbres.

Les Leçons de ténèbres sont un chant funèbre, un poème de la désolation et de la supplication, la seule

chose qui nous reste lorsque vient la nuit. En nous conformant à ce modèle, nous limiterons à huit

strophes ces leçons ou cet enseignement que la tradition nous a transmis en grec puis en latin.

1-La ténèbre du vendredi saint. Les leçons de ténèbres appartiennent à la liturgie de la semaine

sainte, elles reprennent les lamentations, les thrèmes, les threni (lamentations funèbres) attribués à

Jérémie, évoquent la solitude de Jérusalem et annoncent peut-être aussi, par delà l’exil de Babylone,

les catastrophes de notre temps après Auschwitz. Cette plainte ressassée qui toujours recommence, on

l’entend peut-être dans les titres à la répétition obsédante des films de Frédéric Rossif et de Christian

Gargot : de Nuremberg à Nuremberg, d’Arusha à Arusha. Les leçons de ténèbres, que ce soit dans les

partitions de Couperin, de Charpentier ou de Stravinsky, sont un culte, une célébration, un chant rituel

tourné vers la kénose ou vers la mort de Dieu le jour du vendredi saint. Les Hutus comme les Tutsis

sont très croyants, l’athéisme leur est même totalement inintelligible. Au moment du génocide, les

Hutus ont mis un moment Dieu entre parenthèse, ils Lui ont demandé de se retirer quitte à ce que plus

tard, ils reviennent à Lui, plus fidèles que jamais. Ils ont fait comme s’Il était parti en exil, comme s’ils

vivaient, eux, dans une éclipse de Dieu, selon le mot de Victor Hugo1. Le jour où Dieu est parti en

vacances… est le titre d’un film sur le génocide. Pour les Tutsis abandonnés de tous il ne restait au

contraire que Dieu, que ce Dieu qu’ils priaient dans la vase des marais sans pourtant être jamais

exaucés2. D’où le doute qui marquera désormais la foi des rescapés, d’où le sentiment de solitude

1 Dieu est un phare à éclipse ; je crois que nous vivons dans une éclipse.

2 Plus on voyait de cadavres dans les roseaux, moins on croyait Dieu existant, surtout qu’on avait trop insisté

pour qu’il tende la main, dit un rescapé à la page 22 du troisième volume de la trilogie de Jean Hatzfeld sur

laquelle nous nous appuierons et que nous noterons désormais ainsi : un chiffre romain pour le volume suivi

d’un chiffre arabe pour la pagination. Dans le premier volume, Le nu de la vie : récits des marais rwandais

Seuil 200O, il a recueilli les témoignages de rescapés. Il rapporte comment des Tutsis se sont immergés dans des

marais, camouflés sous les feuilles de papyrus, ont été jusqu’au bout de la vie. Ces derniers parlent sans haine et

sans larmes de ce qui s’est passé sans parvenir à le comprendre. Dans le deuxième volume, Une saison de

machettes, Seuil 2003, sur la demande de lecteurs, il interroge cette fois-ci les tueurs qui, sans épargner

personne, se sont faits les bourreaux acharnés de leurs avoisinants, des membres de leur équipe de foot, des amis

avec qui ils chantaient à la messe du dimanche… Aucun ne se rend vraiment compte de ce qu’il a commis. Dans

le troisième tome La stratégie des antilopes, Seuil 2007, le greffier implacable de ce désastre humain nous

montre que sur les 6000 Tutsis qui ont fui dans la forêt, seuls 20 ont survécu. Mais le livre est centré surtout sur

2

terrible et d’abandon : Dieu nous avait oubliés et Satan allait profiter des ces trop longues absences de

Dieu (I, 70) pour leur faire connaître la damnation dès ici-bas, en une saison qui fut bien celle de

l’enfer. Traités de cancrelats, les Tutsis avaient été rejetés de l’humanité et maintenant ces vagabonds

de boue se demandaient si vraiment ils étaient restés des humains (I, 42)3. Puants et pouilleux, les

plaies habitées par la vermine, ils enjambaient les cadavres nus qui pourrissaient dans la boue.

Couchés dans la vase, mangeant cru en fouillant la nourriture à quatre pattes, ils avaient appris à

ramper comme des serpents. Emportés là-bas d’où l’on ne peut rien raconter, sans espérance de la

part du divin (III, 11, 223) ils avaient fait l’expérience de la vie nue. Une personne, dit Francine la

rescapée (III, 292), si son âme l’a abandonnée un petit moment, c’est très délicat pour elle de

retrouver l’existence. Et le fait est que, aujourd’hui, les Tutsi, ça se voit qu’ils ne travaillent plus

comme avant, ils restent désolés (III, 253) et ce mot de désolation traduit bien la perte radicale

d’appartenance au monde, l’état d’affliction, de mort et de solitude dans lequel, en effet, ils étaient,

littéralement, comme tombés.

Notre prière n’est plus tournée vers aucun Dieu, pas même vers ce Dieu d’après Auschwitz destitué de

toute puissance dont parle Hans Jonas4, elle est tournée vers le détournement de Dieu ou son adieu,

elle pourrait être l’écho d’un culte sans idole mais non sans vénération ni saisissement. Ces leçons

données par les ténèbres sont d’affliction, d’amertume, d’adversité et d’impuissance. Ceux qui ont

regardé au plus ténébreux du mal, sont bien ici des africains mais ce dont ils ont fait l’épreuve c’est

pourtant du mal proprement moderne, de ce mal qui renvoie au nom d’Auschwitz : mal qui a césuré

notre histoire, mal qui ne vient pas d’ailleurs mais qui est voulu par l’homme, mal qui n’a pas de sens,

mal qui défie la représentation et qui n’est pas réparable.

2-Au coeur des ténèbres est le titre d’une nouvelle de Conrad qui a marqué de nombreux écrivains,

artistes et cinéastes, c’est le nom d’un récit initiatique au cours duquel Marlow remonte le fleuve

Congo, voyage en quête de l’origine pour finalement se trouver face à face avec l’horreur. Mais quelle

est cette horreur au vertige de laquelle succombe Kurtz, artiste maudit, avatar de Rimbaud, quelle est

cette horreur qui contamine tous ceux qui l’approchent ? C’est sans doute moins l’horreur sauvage que

l’horreur de La Chose, le nom lacanien de la malignité de l’être dont parle Heidegger. L’horreur, nous

le verrons, c’est l’Occident lui même, l’Occident qui s’est défendu de la fascination de la Chose par

l’arraisonnement technique de la totalité de la planète5. Horreur ! Horreur ce sont aussi les seuls mots

que finit par trouver le témoin interrogé dans le film de Christophe Gargot lors de son retour à Kigali

au début du génocide. C’est en 1983 que, personnellement j’ai lu dans Le Monde hebdomadaire que

nous recevions à Ouagadougou, un premier article sur cette Afrique des grands lacs qui m’a rempli

d’effroi. On y révélait les actes de génocides commis au Burundi contre les Tutsis, et on apprenait

qu’à l’entrée de chaque village on pouvait rencontrer des tas de jambes : les Tutsis, éleveurs élancés et

hautains avaient été « raccourcis » avant d’être massacrés. Dans la traque effrénée menée contre les

Tutsis qui se cachaient dans les marais boueux au milieu des roseaux et sous les feuilles de papyrus,

certains tueurs témoignent encore après le génocide de 94 comment, quand ils les rencontraient, ils

coupaient d’abord les chevilles de ces femmes aux allures hautes, aux traits fins et à la peau claire,

celles qui correspondaient au stéréotype convenu de la femme tutsie (II, 152). De la même façon les

belles vaches aux cornes en forme de lyre, l’attribut luxueux du pouvoir des rois tutsis, étaient abattues

devant les yeux de leurs propriétaires avant qu’ils soient tués eux-mêmes à leur tour. On trouve là sans

doute l’expression la plus maligne de la haine de l’autre et son nom est ressentiment. Le ressentiment

la décision prise par la présidence rwandaise en janvier 2003 de libérer des dizaines de milliers de Hutus en vue

d’un improbable procès de réconciliation.

3 On avait l’impression d’être redevenus sauvages… on se transformait presque en animaux… on mangeait cru

des maniocs directement posés sur la terre…on se voyait vivre comme des singes … la seule différence entre les

chimpanzés et nous c’est qu’ils ne sont pas exterminés. (III, 57). De voir la mort en si grand nombre, vulgaire,

pourrissant, rendait incroyable ce qu’on avait appris au catéchisme (III, 135). Le génocide a tué le sacré de la

mort au Rwanda (III, 130..

4 Le concept de Dieu après Auschwitz, Rivages 1994

5 Cf. L’horreur occidentale de Philippe Lacoue-Labarthe, in le numéro de Lignes de mai 2007 qui lui est

consacré.

3

disait Nietzsche qui a importé le mot français dans la langue allemande pour en faire la racine cachée

de toute la morale, est d’abord un sentiment, quelque chose de plus élémentaire et de plus puissant que

toute pensée, un sentiment non pas actif et directement créateur mais un sentiment réactif : il nous fait

ré-agir à une grandeur que nous ne pouvons égaler et que nous cherchons à rabaisser. Rabaisser c’est

au sens le plus propre : raccourcir, niveler, égaliser, ramener au même niveau. Pendant huit siècles les

Tutsis, la monarchie du mwami (roi), avaient imposé une domination féroce et sans appel à la majorité

hutue considérée comme subalterne et vouée à l’esclavage : c’était pour la minorité tutsie une

conditions stratégique de survie. Prenant la relève des Allemands en 1916, les colons belges

s’appuyèrent d’abord sur les Tutsis considérés comme faisant partie de la race des seigneurs6 En 1994,

le temps était enfin venu pour les Hutus d’en finir à jamais avec la domination en exterminant

jusqu’au dernier tous ces Tutsis si fiers, si hautains, si arrogants. Telle est du moins l’apparence.

3 Les ténèbres du génocide. On trouverait difficilement dans l’histoire manifestation plus terrifiante

de la haine de l’autre que ce génocide qui fut le plus rapide (huit cent mille à un million de morts en

trois mois) et qui eut la plus grande ampleur en terme de nombre de morts par jour. Avec quel

enthousiasme les tueurs les plus fervents descendaient les collines en chantant pour aller dans les

marais traquer et exterminer les Tutsis qui s’y cachaient ! Les tueries, disent les prévenus, étaient une

activité plus brusquante et valorisante que l’agriculture. Elles nous rendaient bavards et gourmands et

cette gourmandise se propageait chez ceux qui suivaient et qui devenaient fous à leur tour. On ne

pouvait s’arrêter de lever la machette tellement ça nous rapportait, la gourmandise7, gloutonnerie,

voracité monstrueuse proprement diabolique nous avait contaminés. Plus tu cognes, plus tu saignes,

plus tu prends ! ça devenait régalant ! La méchanceté nous était bien égale pour tuer à tour de bras et

sans hésitation même pas la crainte de se salir par une giclée de sang ! (II, 259, III, 278) Obéissant à

une stricte division du travail, les femmes, elles, allaient piller, elles déshabillaient les tués qu’on

n’enterrait jamais -le trop grand nombre les décourageait et ils pouvaient ainsi montrer les cadavres

aux interahawe (miliciens) quand ils étaient soupçonnés de tricherie8- et qu’on négligeait souvent

d’achever, elles n’hésitaient pas s’aventurer dans les marais pour dénouer le pagne des cadavres et

s’approprier l’argent qui s’y cachait. Aucune femme n’a même songé à entremêler un nourrisson avec

les siens. Les épouses et les enfants tutsis d’un Hutu n’étaient épargnés que si le mari –et on songe au

couple de Jean de Dieu et de sa femme personnage central du film et reflets de la réalité tragique du

Rwanda- montrait beaucoup d’ardeur dans les tueries aux barrières. Au milieu de ces longs labeurs, les

forçages de femmes, la bagatelle, mais surtout les tortures étaient des distractions qu’on s’accordait

quelques fois. Le soir on festoyait, on s’enivrait à l’urwagna (au vin de banane) et on se vantait du

nombre de ceux que l’on avait personnellement massacrés. On pouvait s’accuser de négligence mais

jamais de méchanceté, on regrettait plutôt de ne pas avoir totalement accompli le nettoyage, la

désinfection intégrale de la terre.

4- La dynamique du diable. Certains se rendent compte de la spirale infernale, du démentiel

engrenage de tueries dans laquelle ils ont progressivement été pris. La machine s’était emballée et ils

ont été emportés dans un tourbillon exterminateur, dans la dynamique du diable dit Laurien, le

théologien, dynamique à laquelle personne n’a pu échapper : tu en coupes tant que tu n’es plus

capable de les compter, c’est Satan qui nous a poussés au fond de nous. Ils se montrent alors moins

bouleversés que dépassés9, Dépassés, le mot revient sans cesse dans les témoignages (par ex : I, 182,

6 Hamites descendant de Cham ou de Ham, fils de Noé non maudit (à la différence de l’autre fils de Cham,

ancêtre des noirs promis à l’esclavage) et originaires d’Egypte.

7 Quand Satan a proposé les sept péchés capitaux aux hommes, l’Africain a tiré la gourmandise et la colère… la

convoitise souffle sur l’Afrique plus de chamailles et de guerres que la sécheresse et l’ignorance. Ces propos de

Claudine Kayitesi sont l’incipit du dernier tome de la trilogie de Jean Hartzfeld, La stratégie des antilopes, Seuil,

Point, 2008, p. 7. Le thème de la gourmandise est un thème récurant de tous les témoignages, cf. III, 80, 185,

189.

Les Caterpillar pouvaient ensuite enfouir les malheureux pareils à des ordures  I, 135.

9. Si la reconnaissance de la contingence des affaires humaines ménage la place de la compassion elle n’exclut

pas que la justice demande des comptes. Mais comme elle ne peut restituer ou reconstituer la logique qui a

conduit à de tels actes, cette justice reste nécessairement purement conventionnelle.

4

193, 223…). Tout se passe comme si les tueurs avaient déclenché une réaction en chaine et qu’ils

avaient bien vite été dépassés par un effet d’emballement, d’amplification, de mise en résonnance, par

un effet systémique incontrôlable qui les porte à des actions inconsidérées qui dépassent

l’entendement et qui nous inspirent à la fois la colère et la pitié. Quant le mal dépasse un certain seuil

les catégories morales semblent perdre en effet leur pertinence. Le mal se libère alors des intentions

des hommes, il s’autonomise, s’organise comme un système qui les transcende et leur devient

extérieur. Sa malignité sans borne, sa virulence, sa frénésie destructrice devient alors capable, écrivait

Isaï (24, 18) d’ébranler les fondements de la terre. L’énigme, on le voit, est bien là : nous sommes

capables de produire un mal aveugle, imprévisible, sans pourquoi, un mal qui nous transcende et qui

se présente, rétrospectivement, comme une fatalité ; et nous en sommes pourtant responsables : nous

aurions pu faire qu’il ne se produise pas. L’impuissance dans laquelle nous sommes à comprendre les

enchaînements, la disproportion qui existe entre la médiocrité des intentions et ce qui est advenu

effectivement sont au centre de la pensée d’Hannah Arendt mais sont aussi ce que les acteurs du

génocide ont retrouvés spontanément. Ce qui s’est passé ce sont des agissements surnaturels de gens

bien naturels (II, 250) ; ils ont été dominés non par un appétit de vie « naturel » comme le sont les

animaux mais par un appétit de mort qu’ils appellent « surnaturel » qui leur fait toucher en effet

comme une absence de fond et mesurer ce que Lacan appelle la clocherie de l’être. Tout se passe

comme si la jouissance éperdue qu’ils éprouvaient à massacrer et piller étaient immédiatement perdue

et devait être relancée sans fin chaque matin. Naturel et surnaturel, ordinaire et extraordinaire, les

détenus ne cessent de revenir sur cette distinction. Les idées génocidaires ordinaires, celles dont on

blaguait quotidiennement sont devenues extraordinaires quand elles ont été attrapées à la pointe des

machettes. Alors des hommes ordinaires sont devenus des bourreaux et d’une façon très sadienne

chaque tueur a essayé de corrompre son voisin (I, 137), de l’entraîner jusqu’au fond avec lui comme

s’il voulait lui dire : tu n’es pas meilleur que moi10.

On ne peut expliquer un génocide à moins d’accepter qu’il ait été inévitable ; on ne peut par exemple

expliquer par la seule convoitise que des enfants aient été alignés dans leur cour d’école, taillés à la

hache ou écrasés à coup de massue (I, 126). Devant une telle fureur, une telle rage déchainée, une telle

complaisance dans l’atrocité, un tel débondement de haine on peut se demander avec Heidegger -mais

avec Schelling aussi- si le mal n’est pas vraiment autre chose qu’une méprise, qu’une duperie, qu’un

défaut, qu’un manque au sein de l’étant, comme le répètent aussi bien Leibniz que Spinoza. L’essence

du malfaisant ne consiste pas dans la pure malice de l’agir humain, écrit Heidegger. Elle repose dans

la malignité de la fureur qui a son lieu dans l’être lui même.

Et pourtant, contre ce qui peut apparaître à certains comme une mythification du mal, Hannah Arendt,

nous met en garde : accorder profondeur et dimension démoniaque au mal extrême n’aurait-il pas pour

fondement les ténèbres de notre propre ignorance ? Le mal radical (Kant) n’est radical que parce qu’il

est banal et, comme tel, il peut se développer et tout envahir comme des champignons. Les systèmes

politiques les plus monstrueux vivent non pas de la haine mais de la passivité des individus les plus

ordinaires qui se contentent d’obéir aux ordres. C’est le cas nommément de ce qu’on appelle les

génocides et, comme le souligne dans le film Laurien, le théologien, nous sommes au Rwanda dans

une tradition multiséculaire de la culture du chef : on obéit ou on meurt. En 1994, en particulier,

comment un Hutu aurait-il pu résister, traînailler par derrière sans mouiller la machette comme dit à

Jean Hatzfeld un des paysans tueurs ? Non on devait y aller, c’était une obligation, un devoir et on

avait à coeur de bien faire le travail, de l’accomplir comme un service public, comme en son temps

l’avait fait Eichmann11, le fonctionnaire zélé de la Shoah. Et puis recevoir les moqueries des

camarades était pire que de manier la machette et, de toutes façons, s’opposer c’était risquer d’être

10 Ce que font aussi les SS. Cf. Primo Lévi, Les Naufragés et les rescapés, Gall. 1999, p. 53, 55.

11 Eichmann n’était pas lui non plus animé par un appétit de carnage, il n’y avait pas de haine, de férocité ou de

cruauté chez lui, il n’avait pas un tempérament de criminel, ce n’était pas un malade souffrant d’une pathologie

particulière, il avait mis simplement sa conscience en sommeil11. Comme les Hutus très croyants avaient mis un

moment Dieu entre parenthèse.

5

exécutés sur le champ comme ce fut le cas pour les Hutus modérés pendant les trois premiers jours du

génocide : considérés comme traitres il furent les premières victimes des massacres.

5- La froide machine à tuer. Le paradoxe de la thèse d’Hannah Arendt, confirmée par l’expérience la

plus célèbre de toute l’histoire des sciences humaines12, est de soutenir qu’on peut, dans le cas d’un

génocide, accomplir le pire sans haine, que les bourreaux ne sont pas des monstres sanguinaires mais

des hommes ordinaires qui n’on fait, comme Eichmann, qu’obéir mécaniquement à des ordres.

Cette thèse comme le titre du film de Christophe l’indique, induit nécessairement une analogie entre

ce qui s’est passé en Allemagne nazie et 50 ans après dans le Rwanda de l’année 1994. Nous avons vu

avec quelle virulence l’Eichmann hutu inculpé et même le témoin hutu plus modéré tentent de réfuter

une telle analogie.

Mais les différences évidentes entre les deux génocides13 ne sauraient occulter un certain nombre

d’analogies concernant ce que Dominique Franche a appelé la généalogie des massacres. C’est ce qui

ressort aussi de la trilogie de Jean Hatzfeld. Les trois volets de son reportage philosophique sont

inspirés des travaux de Hannah Arendt et de Primo Levi sur la Shoah. Les questions rencontrées sur

l’origine du mal, l’inconscient des tueurs, le sentiment de culpabilité des survivants, leur mutisme et le

silence qui les sépare, l’indifférence des Etats pendant les tueries, ont leurs pendants dans le génocide

nazi. Ainsi en Allemagne les alliés ont bombardé intensément tout le territoire mais les voies de

chemin de fer ont été épargnées et le trafic ferroviaire fournissant quotidiennement sa cargaison de

victimes aux camps de la mort a pu se poursuivre jusqu’au bout. Au Rwanda les gens ont été saignés

pendant trois mois et les blancs les ont regardés mourir jusqu’au dernier les bras croisés (I, 166).

L’analogie peut ainsi être poursuivie à différents niveaux, la question demeurant à chaque fois de

savoir comment des hommes ordinaires, des hommes qui nous ressemblent, ont pu commettre de tels

crimes.

La qualification de génocide14 demeure à chaque fois la question centrale de toute les controverses et

elle n’a pas été sans poser de problème et sans susciter, aujourd’hui encore, des positions

révisionnistes et négationnistes. On connaît les appréciations de l’extrême droite désireuse de blanchir

le nationalisme allemand et ses allégations sur le détail de l’histoire que constitueraient les chambres à

12 Celle de Stanley Migram en 1960 à Cambridge dans le Massachussetts, et l’expérience de la zone extrême

réalisée dans le cadre d’un documentaire sidérant (le jeu de la mort) organisé en 2009 à la télévision française :

elles sont censées montrer comment des animateurs peuvent faire progresser le domaine de la transgression et

transformer des hommes ordinaires en bourreaux.

13 Signalons en trois : 1-Un génocide réservé à des Einsatzgruppen, à des troupes spéciales, confiée à la SS,

(Schutzstaffel, escadron de protection) qui a agi en secret, de l’autre un génocide populaire, un génocide de

masse et de proximité constitué d’innombrables tueurs. Dans la plupart des cas ils n’avaient pas à reconnaître les

Tutsis car ils les connaissaient déjà pour avoir été avoisinant, amis de prières ou de cantiques, camarade de foot

ou compagnon de beuverie.

2-Une solution finale décidée au congrès de Wannsee en janvier 1942, planifiée dans toute l’Europe, appuyée sur

une logistique ferroviaire sophistiquée, étalée sur plusieurs années et mettant en oeuvre une véritable industrie de

la mort. Un génocide éclair qui va durer 100 jours, d’une ampleur considérable et inégalée en termes de morts

par jour, perpétré par des paysans et qui se fait à la machette, au gourdin clouté ou à la houe.

3-Une issue différente puisqu’au Rwanda, l’armée triomphante (FPR) qui prend le pouvoir est issue de la

minorité qui était alors en voie d’extermination et c’est le tribunal international qui est cette fois-ci à la merci du

pouvoir tutsi, obligé de rendre une justice de vaincu.

14 Comme la notion de race, de génè n’est pas scientifiquement pertinente la définition du génocide (ONU, 1948)

est purement juridique : acte commis dans l’intention de détruire un groupe national, ethnique, racial ou

religieux, comme tel, tout étant dans ce « comme tel », c’est comme race que les Tutsis ont fait l’objet d’une

extermination. En ne reconnaissant au début des massacres que des « actes de génocide » le conseil de sécurité

des NU se dispensait d’intervenir.

6

gaz. Les nationalistes hutus argueront de même de l’existence d’une guerre civile pour réduire

l’extermination à un épisode de la lutte pour la conquête du pouvoir et dans le film le colonel des

FAR, l’un des principaux organisateurs du génocide, euphémise l’affaire en parlant de massacres

excessifs et le témoin de l’opposition démocratique hutu Faustin Twagiramungu, refuse toute analogie

avec l’extermination des juifs. Mais, au Rwanda, c’est bien aussi d’un génocide qu’il s’agit et non pas

de n’importe quel massacre. L’agencement de sa logique démente, la mise en oeuvre de sa dynamique

diabolique, le déclenchement de son emballement mortifère font bel et bien partie d’une machinerie

qui a sa logique propre. Les penseurs ont activé le génocide et les militants en ont payé les pots

cassés dit le milicien, Joseph-Désiré, le dire et le faire sont liés l’un à l’autre, le langage a bien été

l’autre tranchant de la machette et ce sont des intellectuels, des professeurs, des journalistes, des

avocats, des politiciens… qui ont planifié le génocide et qui ont envoyé les gens faire le travail sur les

collines ((I, 106). Un génocide est en effet un projet concerté de liquidation d’une race, un projet

institutionnalisé par l’Etat et, à la différence de la guerre, il se réalise sans qu’on ait jamais à livrer

bataille. Dans le cas rwandais, quel que soit le caractère critique de la situation de guerre civile (le

RPR de Kagamé envahit le pays dès 90), les massacres trahissent qu’on était en présence d’une

intention délibérée de génocide. Contentons nous d’en souligner trois symptômes qui nous semblent

particulièrement éloquents. C’est en priorité sur les femmes, poursuivies jusque dans les maternités où

les nourrissons furent brûlés vifs, écrasés contre les murs ou abandonnés sur les charniers, sur les

femmes qui portent l’avenir du monde, que les génocidaires se sont acharnés. En ouvrant à la

machette le ventre des femmes enceintes comme des sacs (I, 100) pour pouvoir tuer directement le

foetus les tueurs se donnaient ainsi le sentiment d’exterminer dans l’oeuf une engeance détestée. En

détruisant maisons, jardins et jusqu’aux albums photos des Tutsis (I, 126) il s’agissait bien aussi

d’effacer toutes les traces, tous les souvenirs, de tuer une seconde fois, de faire comme si les victimes

n’avaient jamais existé. De la radicalité de ce génocide nous possédons un autre symptôme. C’est dans

les églises, dans les temples que les génocidaires ont, en priorité, perpétré leurs forfaits, maculant ainsi

de sang les murs de ces lieux sacrés. Pour la première fois ces lieux d’asile et de refuge perdaient leur

privilège traditionnel d’espace de protection et la souveraineté de l’Etat criminel était affirmée sur la

totalité du territoire. Ils devenaient l’espace du ban, le lieu de la vie nue (Agamben) où, comme à

l’égard de l’homo sacer chez les Romains, il était permis de tuer le Tutsi, l’être proprement abandonné,

d’ex-terminer (d’expulser hors des termes des frontières) sans être tenu pour homicide.

Les pires massacres, les plus grandes horreurs n’ont jamais été le fait de déchaînement populaire, de

pogroms spontanés, ils ne sont pas pulsionnels, ils ne sont pas passionnels, ils ont toujours été

rationnellement préparés, planifiés par les oligarchies au pouvoir et le mal radical est exécuté non par

des hommes habités comme Richard III par une passion paroxystique du mal mais par des hommes

ordinaires appartenant à une humanité commune qui désirent se montrer « durs » et ne veulent pas

passer pour des lâches15.

Le génocide rwandais, lui, n’est pourtant pas industriel, il est artisanal et rural. Comme l’indique le

titre du livre de Hatzfeld Une saison de machettes, on y utilise l’outil des paysans, la machette.

Lorsque le cri va retentir, Abattez les grands arbres, le coupe coupe va couper non plus le maïs, le

sorgho ou la banane mais le Tutsi et le travail, concept central de la novlangue génocidaire, va

commencer. On va respecter aussi la saison et les horaires des travaux des champs, ceux de la période

agricole. De bon matin on se réunit sur le terrain de football, on part tuer comme on part labourer, on

revient piller l’après-midi, on négocie le butin vers 17 heures, on festoie sans s’inquiéter du retard

ainsi pris sur le programme et le lendemain on recommence. De plus on n’observe pas de pause à midi

et on ne respecte pas le repos hebdomadaire, on tuait même le dimanche, quitte à revenir à Dieu quand

le boulot serait terminé (III, 220).

Mais dans tous les cas de génocide il faut la même préparation et le même temps pour mettre en

marche la machine à tuer : vingt ans sont nécessaires pour former un tueur. Une même logique, une

même organisation, une même planification, un même argumentaire : une partie de la population est

cause de tous les malheurs du pays et elle doit disparaître. A l’instar d’Hitler c’est ce qu’annonce dès

15 Cf. Christopher Browning : Des hommes ordinaires, Les belles lettres, 1994.

7

1973 le président-dictateur Hutu Juvenal Habyarimana. Personne n’y croit vraiment à l’époque mais

par la vertu de la propagande, par les meetings, les sketches, les caricatures, les chansons… l’idée

d’écraser les « cancrelats » et les « serpents » fait son chemin. Les agressions se multiplient, les Tutsis

sont exclus de l’administration, de l’Université16 et en 92 la guerre entre les FAR (forces armées

rwandaises) et le FPR (Front patriotique rwandais17) éclate. Chacun, au pays, peut alors basculer en

toute impunité, en toute sérénité dans le crime, passer à l’acte, commettre l’acte d’exterminer, sans

douter une seule seconde de la légitimité de son entreprise. Le déclic ou le détonateur aura été

l’assassinat, le 6 avril 1994 du Président Habyarimana, mais la machine était prête, les machettes

avaient été amassées en secret, les milices, constituées surtout de jeunes sans terre dans ce pays

surpeuplé, avaient procédé à un encadrement serré du pays. Et la machine va être d’une redoutable

efficacité : les Hutus n’ont eu besoin que d’une semaine pour concrétiser leur projet et engager leur

« plan d’extermination ».

En particulier, pas de génocide sans ce qu’Ernst Jünger a appelé la mobilisation totale, sans le recours

systématique à la force mobilisatrice de la technique. Au Rwanda la technique se résume sans doute à

peu de chose : au recours à un moyen qui va se révéler pourtant particulièrement efficace : les postes

de radio distribués aux Hutus qui sont sommés, par les émissions de la radio Mille Collines, de ne pas

les oublier quand ils se retrouvent aux barrières, à ces barrières qui, sur les routes, arrêtent le flux des

populations tutsies en train de fuir. L’arme du génocide aura été ainsi moins la machette que la radio,

le plus puissant et le plus dangereux des médias, celui qui pénètre sans retenue dans l’intimité

profonde des individus (Serge Daney). La radio Mille collines qu’on entend dans le film vociférer,

citer Machiavel et vouer à l’enfer les Inkotanyi, i.e. les invincibles du RPR. La radio à laquelle

participe dans le film le citoyen italo-belge Ruggiu, celui qui dressait des tableaux de chasse

quotidiens, a été le média tout puissant du génocide diffusant 24 heures sur 24 son discours de haine

pour guider et encourager, indiquer aux exécutants où, quand et comment il fallait faire le travail.

On voit ici la limite de la thèse d’Hannah Arendt : on ne peut faire l’économie de la haine, de

l’engagement personnel, de l’investissement pulsionnel, de l’adhésion passionnelle pour expliquer la

mise en oeuvre des massacres. Un peuple sans haine ne peut vaincre un ennemi brutal… il faut attiser

la haine, disait encore Che Guevara, pour transformer l’homme en machine à tuer, il faut le

conditionner, le destituer complètement de son libre arbitre, le machiner intégralement.

Eichmann, on le sait maintenant, était un antisémite notoire, un homme engagé qui a pris des

initiatives personnelles, et dans le discours des tueurs rwandais revient toujours le leitmotiv : pour tuer

sans vaciller il fallait détester sans indécision et la haine est le seul sentiment autorisé au sujet des

Tutsis (II, 246). Le discours de haine de Radio Mille collines était nécessaire pour chauffer les tueurs

qui éprouvaient aussi le besoin de s’exciter eux-mêmes par des plaisanteries sur le paradis qui

attendait les condamnés ou par des insultes revigorantes qui leur facilitaient le boulot.

Nous voici donc rejeté à la mer, obligé d’explorer cette zone aveugle, ces inscrutables ténèbres que

constitue l’inconscient haineux des génocidaires.

6- L’inconscient génocidaire

Je ne suis que ténèbres à moi-même, écrivait Malebranche. On pourrait reprendre cette parole pour

l’appliquer aux tueurs qui, on va le voir, se réfugient dans un inconscient qui n’est en vérité, semble-til,

que mauvaise foi, méprise ou duperie de soi, mécanisme d’auto-illusion comme dirait Augustin

Giovannoni18.

Comme le souligne Jean Hatzfeld, c’est la mansuétude de leur inconscient (II, 225) qui leur a permis

de tenir car il y a comme une sorte d’inconscient génocidaire ou de duperie de soi qui permettait à

16 Comme déjà en 73 sous Grégoire Kayibanda.

17 Constitués d’une majorité de Tutsis considérés par certains militaires français qui avaient adoptés la vision

« ethniste » des Hutus au pouvoir comme des Khmers noirs.

18 Les figures de l’homme trompé. PUF, 2011, p. 263 sq.

8

chacun de se blinder, de se déresponsabiliser, de s’extraire individuellement de cette machine à tuer,

de se protéger aussi du traumatisme et de la folie. Cet inconscient consiste pour chacun à se considérer

comme un « on » ou un « nous » pour assumer ses actes. Aucun ne se sent coupable isolément. Ce

n’est pas « moi » qui ai agi, d’ailleurs ce matin là j’étais sur ma parcelle à planter mes haricots. La

réponse à une question à la première personne est immédiatement déniée, c’est le « on » et le « nous »

seulement qu’il faut questionner. Ils trichent, ils ne cessent de tricher, ils trichent avec eux-mêmes

pour essayer de gagner la partie (II, 180). Cela explique que personne n’est hanté par ses crimes, que

personne n’a de remords et de cauchemars et ne cherche à se faire pardonner. Et puis de toutes façons,

comment le pardon aurait-il encore un sens ? Quand on a travaillé à tuer tout le mois que peut-on

espérer se faire pardonner ? (I, 45).

Les génocidaires rwandais commettent sans doute le pire en donnant libre cours à leurs pulsions

désordonnées, à la passion envahissante de la haine, mais, nous l’avons vu, ils s’effacent aussi

« héroïquement » devant la mission à accomplir. Car ils ont le sentiment d’accomplir une sorte de

service public, de nettoyage, de purification et ils ont à coeur de bien faire. Le ressort de leur

comportement tient à une forme d’absence à soi comme s’ils mettaient à profit un clivage, une faille

que chaque homme porte peut-être en lui-même. Les tueurs clivent, scotomisent, compartimentent

l’être qu’ils sont et le travail qu’ils exécutent ; ils sacrifient convictions et sentiments et renoncent à

leur identité.

Prendre la mesure de l’inscrutable, de l’irréparable, de l’irreprésentable, de l’inexplicable -des

ténèbres du génocide rwandais- n’est pas faire le jeu de l’impuissance et de l’ignorance, le prétexte

d’un renoncement à la clarté de la compréhension. Le génocide de 94 est le produit d’un enchaînement

de circonstances, il n’était pas inévitable, il n’était pas fatal. Faire la lumière sur les ténèbres du

génocide c’est faire la généalogie de la construction raciste ou racio-logique, si l’on peut se permettre

ce néologisme pour insister sur la cohérence du logos implacable qui va organiser cette histoire et qui

va alimenter et nourrir jusqu’à la fin la haine de l’autre19.

7-La construction racio-logique. Depuis des siècles la frontière ethnique n’existait plus entre les

Hutus, agriculteurs bantous des forêts et les Tutsis, pasteurs nomades, graciles, aux traits fins et à la

peau claire, d’origine nilotique20. Rien à voir avec l’opposition entre les Francs et les Gaulois, entre les

Flamands ou les Wallons ; au Burundi comme au Rwanda, Hutus et Tutsis partageaient la même

culture, la même langue (kinyarwanda), la même religion, et se mariaient parfois entre eux. Sous

l’influence de la racio-logie allemande, les colons belges, en se fondant sur l’anthropologie physique

alors en honneur, celle qui va bientôt si bien réussir à construire la mythologie aryenne, vont créer le

mythe des Tutsis, affirmer à partir de prétendues données morphologiques et biométriques, la

supériorité génétique de ces nègres-blancs. Cette race sémito-hamitique aurait eu une origine

égyptienne ou éthiopienne, une ascendance proche de celle des européens. Cela légitimera pour la

colonisation belge l’accès exclusif des Tutsis aux études et à la gouvernance. On mesure aujourd’hui

les effets d’une méprise lourde de conséquences : la société rwandaise avait une unité ethnique et une

structure clanique. L’identité sociale des clans, des bokwo renvoyait aussi bien à l’appartenance

régionale qu’à la profession et ces clans rassemblaient aussi bien des Twas21, des Tutsis que des

Hutus. Le terme tutsi ne désignait que les possesseurs de vaches de race ankolé, éléments essentiels de

l’économie et à ce groupe socio-professionnel étaient associées des fonctions politiques. En traduisant

bokwo par ethnie on aura ainsi simplifié, biologisé, gelé et figé pour toujours des différences labiles

d’ordre historique et culturel et créé deux communautés qui vont se constituer et s’unir par la haine

que chacune porte à l’autre. Cette différenciation prétendument « ethnique » était pourtant si peu

apparente et si peu fondée qu’en 1931 l’administration belge a été dans la nécessité d’instituer la carte

d’identité « ethnique » qui va obliger chaque individu à s’identifier comme appartenant à telle ou telle

19 Cf. Dominique Franche, Généalogie du génocide rwandais, Tribord, 2004.

20 Ce qui n’était qu’une indication de lieu (le Nil) va connaître une série de glissements jusqu’à désigner la

langue et la race

21 Aristote (Histoire des animaux) n’avait-il pas écrit qu’aux sources du Nil vivaient des pygmées habitant des

cavernes ? On parla donc des Twas, chasseurs cueilleurs du Rwanda, comme de pygmées

9

« ethnie ». Ces cartes d’identité on les retrouvera plus tard sur certains charniers… En 1959 l’élite tutsi

que les Belges avaient portée au pouvoir va devenir indépendantiste. Cela va provoquer au Rwanda (à

la différence du Burundi où les Tutsis garderont le pouvoir) un renversement d’alliance au profit des

Hutus. Mais cela ne changera rien à l’affaire, tant il était impossible pour les uns et les autres de ne pas

tomber dans le piège ethnique. Le manifeste des Bahutus de 1957 va même devenir le texte fondateur

de la politique ethniciste et inaugurer la spirale sans fin de la violence réciproque. Le premier acte de

génocide des Tutsis eut lieu en 1963. En 1972 ce sera, au Burundi, l’armée en majorité tutsi qui

massacrera 200 000 Hutus. Il n’y a plus aujourd’hui à en douter : c’est la colonisation fondée de part

en part sur le racisme (et le racisme anti-noir, nous rappelle D. Franche, est celui qui est le plus ancré

en nous) qui est à l’origine de la constitution de deux communautés de la peur antagonistes, de cette

opposition qui est devenue explosive en 94, ce sont les blancs qui ont gâté les coeurs de Hutus (I, 165).

On ne parlera pas du soutien que la France a apporté, pendant 4 ans, au régime corrompu de

Habyarimana, soutien qui rendit possible la préparation du génocide au vu et au su des représentants

de l’ONU et de toutes les chancelleries, ni de la fuite extravagante et précipitée des blancs aux

premières heures d’une tuerie qui allait pouvoir se dérouler désormais à huis clos, ni des

tergiversations du Conseil de Sécurité parlant d’ « actes de génocide » pour se dispenser d’intervenir,

ni du double jeu de l’Opération Turquoise qui a laissé se perpétuer le génocide, qui a fait passer en

catimini les plus hauts responsables hutus au Nord Kivu où ils prospèrent encore dans l’ignominie …

8 Les Erinyes, derechef. L’approche désenchantée de la justice internationale rendue par le TPIR

(Tribunal Pénal International pour le Rwanda) dans le film de Christophe Gargot D’Arusha à Arusha

pourrait bien continuer d’alimenter la plainte du deuil qu’aucun travail ne réduira jamais. Il rappelait

lui-même le mythe fondateur de l’instauration de la Justice mis en scène par Eschyle dans la tragédie

des Atrides. Le retour sans fin de la violence meurtrière entre Tutsis et Hutus semble tenir à une sorte

de malédiction qui n’est pas sans rappeler la machine infernale qui, pendant des générations, a semé la

mort dans la famille des Atrides. Mais on sait que, sous le conseil d’Apollon, Oreste qui a tué sa mère

pour venger son père Agamemnon assassiné par sa mère Clytemnestre, finit par se libérer de la colère

des Erynies en acceptant de comparaître devant un tribunal pour y être jugé. Athéna calme alors les

Erinyes en proposant à ces Furies de changer d’image, d’abandonner leur ancien nom d’Érinyes

synonyme de vengeance et de cruauté pour celui d’Euménides, les bienveillantes. La justice est ce lieu

cathartique de réconciliation qui met en présence victimes et bourreaux et qui suspend, par une

sentence impartiale, l’interminable cycle de la vengeance réciproque. Or comment croire que, si

longtemps après les faits, le tribunal d’une communauté internationale qui a perdu son honneur et sa

crédibilité, délocalisé en terre étrangère (Tanzanie) et sans aucun lien avec les intéressés rwandais

puisse procéder à un tel travail ? Si, par ailleurs, la justice de Nuremberg ne pouvait être qu’une justice

de vainqueurs, celle d’Arusha est une justice captive, une justice de vaincue : elle n’a pas le pouvoir

de juger des crimes perpétrés par la clique de Kagamé, vraisemblable instigateur du crash de l’avion

présidentiel. Tout l’art de Christophe Gargot consiste, avec la douceur cruelle d’un Alain Resnais

(Nuit et Brouillard) à interroger discrètement cette justice dans ses intentions et ses pouvoirs par un

montage contrasté qui jouxte images d’archives et prises de vues personnelles. Il nous donne ainsi à

voir, protégée derrière ses vitres blindées, coupée du public, armée de dispositifs de captation et

d’enregistrement technologiquement très sophistiqués, une justice déterritorialisée, désincarnée et

sans regard. Prises à hauteur d’homme, ses propres images retrouvent au contraire le contact direct et

la proximité des corps : longue marche au mémorial de Murambi, corps pétrifiés des sans noms

recouverts de chaux, prisonniers en partance pour les Gaçaças (tribunaux coutumiers), rencontres avec

les témoins, avec les prévenus, avec leur silence, leurs balbutiements et leurs fautes : il relie ainsi les

espaces, réintroduit la place du spectateur, éveille le regard critique. Le Rwanda de Kagamé fait

maintenant partie du Commonwealth ; il est reparti comme si de rien n’était avec un taux de croissance

inégalé. Beaucoup d’anciens tueurs libérés se sont installés à nouveau sur leurs parcelles. Mais comme

le dit Laurien, la vérité qui a été si souvent enterrée, risque de ressortir un jour sous forme de

déflagration…

Nous voici de nouveau placé, avec cette question de justice, en face d’un double bind. On ne peut sans

doute laisser les crimes impunis mais, comme le dit une des rescapées, la justice ne trouve pas de

10

place après un génocide parce qu’il dépasse l’intelligence humaine (III, 161). La disproportion entre

les intentions des hommes et l’énormité du désastre effectivement produit est abyssale : couper à la

machette des personnes, sans provocation de leur part. Sans se poser la question de pourquoi on les

coupe. Sans se poser la question de ce que veut dire couper autant de gens de cette manière. C’est une

turbulence de l’esprit qui ne peut être jugée. Sauf à tuer ou à gracier, la justice ne peut rien exercer

de valable face à de pareils fauteurs (III, 159, 160). Rendre justice serait tuer les tueurs. Mais ça

ressemblerait à un autre génocide, ce serait le chaos. A la fin, d’ailleurs, il faut bien relâcher les

dizaines de milliers de prisonniers22, on ne peut pas laisser les terres en friche et prendre le risque de

jeter un pays à terre, on peut seulement regretter que les tueurs ne montrent jamais ni regrets ni bon

coeur (III, 161). De famille et famille, de génération en génération, ce déni de justice va continuer à

gâter la vie des collines…

La source d’un génocide vous ne la verrez jamais, elle est enfouie trop profond dans les rancunes,

sous une accumulation de mésintelligences… Nous avons été éduqués à l’obéissance absolue, à la

haine, nous avons été gavés de formules, nous sommes une génération malchanceuse (II, 195, III,

115) . La lucidité de Joseph-Désiré Bitero, président de la milice extrémiste accusé de crimes contre

l’humanité avec préméditation et condamné à mort, est sans doute désabusée. Mais si elle nous plonge

au coeur des ténèbres elle nous donne aussi à voir les noeuds de racines de cette mauvaise broussaille

(I, 198), les enchaînements multiples qui en générant la haine de l’autre ont conduit à ces actes

inconcevables qui constituent l’absolu du génocide et donc à comprendre que tout cela pouvait

pourtant être évité… Telle est en tous cas la moins désespérée des leçons de ténèbres.

F. W

22 La magistrature rwandaise ayant volé en éclats, le gouvernement a décidé de réanimer la tradition des gaçaças,

ces tribunaux coutumiers qui remontent aux royautés tutsies du XVIe siècle. Mais cette justice à charge sensible

aux pressions, cette justice qui visait à promouvoir la réconciliation ne donna naissance qu’à des témoignages

passionnels ou calculateurs.

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