Après-coup

Après-coup

 
 

 

APRÈS COUP

Puisque j’ai pris la responsabilité, en période d’inflation littéraire, d’émettre du papier, de publier à mon tour un livre, j’assumerai mon acte jusqu’au bout en essayant d’expliquer ce que j’ai voulu dire ou faire. La chose n’est pas si aisée car c’est comme un signe des temps ou la nécessité d’un destin que ce sujet s’est imposé à moi : de façon brutale et irréfléchie. Comment parler alors de ce qui vous est le plus proche, de ce qui vous échappe inévitablement par sa proximité même ? Si j’arrivais, dans "l’après coup", à justifier simplement le titre que j’ai choisi , ce serait, sans doute, un résultat non négligeable. Parlons donc de Nietzsche, d’abord, de Bataille ensuite, de la parodie enfin, mais disons le d’entrée de jeu et en toute modestie : cet ouvrage ne vient par enrichir le trésor du savoir ; s’il avait quelque vertu ce pourrait être celle de ce qu’on appelle aujourd’hui, de façon intransitive, son “écriture”. Comme j’aimerais pouvoir dire avec Nietzsche : Wir die Denkend Empfindenden ! (OPC V 193) (2), nous autres pensant-ressentant, nous autres qui ne méditons que parce que nous sentons et ressentons de tous nos sens, qui ne connaissons qu’en tant que nous sommes émus — et cette connaissance émotionnelle Bataille l’appellera : l’expérience intérieure — nous autres qui nous méfions des “albinos du concept”, de la blouse toujours plus blanche de nos savants, de ces eunuques de la connaissance pour qui tout est égal et qui ne méprisent presque rien, nous qui voulons réveiller dans les concepts ces métaphores oubliées qui témoignent de l’expérience charnelle que nous avons du monde, nous qui désirons laisser entendre dans les mots de notre langue les affects, les pulsions, les passions, les jeux multiples de forces contradictoires, les cris de joie et les cris de souffrance qui les ont générés et qui affleurent encore en eux. Impossible ici de séparer connaissance et affect et comme on comprend l’exultation de Nietzsche lorsqu’il décrit, comme “un des plus grands bonheurs de son existence” la découverte, à l’époque de ce qui se nomme justement le Gai Savoir, l’Éthique de Spinoza : “J’ai un prédécesseur et lequel !” écrit-il à Overbeck le 30 juillet 1881 : voici un philosophe pour qui l’être est aussi puissance et qui mesure la quantité de force de chaque chose singulière par sa capacité d’être affectée, voici un philosophe pour lequel il n’y a pas d’autre péché que la tristesse… Comment en effet ne pas exulter ! Infiniment exposés, affectés de multiples manières, “colombe, serpent et cochon” (OPC V, 25) tels nous sommes, tels nous voulons être, Nietzsche d’abord. Choisissons cette présentation figurée, figurative ou métaphorique de S. Sweig (Le combat contre le démon, Laffont 1983, 226, 227) : “Avec Nietzsche apparaît pour la première fois sur les mers de la philosophie allemande le pavillon noir du corsaire et du pirate : un homme d’une autre espèce, d’une autre race, une philosophie qui ne se présente plus sous la robe des professeurs et des savants, mais cuirassée et armée pour la lutte”. D’une certaine façon tous les motifs de la séduction que la pensée de Nietzsche peut exercer sur nous sont présents dans ce jugement :

1 — Nietzsche — comme plus tard Bataille — vient du dehors de la philosophie, c’est un étranger, un métèque et non un ressortissant à part entière ; c’est peut-être pourquoi il est à même de porter à son comble ce qui est, sans doute, le projet le plus radical de la philosophie moderne depuis Kant : en finir avec le philosophique comme tel. Au principe de sa démarche, peut-être, cette intuition dont j’emprunte la formulation à Bataille : comme des enfants par les fentes d’une palissade, nous regardons par les fêlures de ce monde où nous étouffons et nous attendons ce qui viendra déranger l’ordre ou la sécurité du décor que nous ont dressé le travail et le savoir. Chez Nietzsche comme chez Bataille on pourrait retrouver la même radiographie de notre honorable culture, le même principe de cruauté pour accéder au réel ou l’ Impossible et l’on sait que Bataille donnera le nom d’érotisme à ce mouvement de transgression ou à cette tentative d’excéder les limites de ce qui a été pensé.

2 — De là découle ce deuxième motif : Nietzsche est un Versucher, c’est-à-dire tout le contraire d’un maître à penser : c’est un tentateur, un séducteur, un expérimentateur, très précisément un peirates, un pirate, qui, comme dit le mot peira d’ou vient notre mot expérience, se livre sans mesure au péril et à la chance de la tentative, et qui traverse (osirô) de part en part, parcourt d’un bout à l’autre un territoire, surmonte (et tel est le sens de l’Uber dans Ûbermensch) les positions acquises aussi bien que sa nostalgie des rivages protecteurs, toute arrivée au port étant le signe d’un nouveau départ. Nietzsche l’a répété plus d’une fois, il écrit avec son sang et ignore ce que peuvent être des problèmes purement intellectuels, sa pensée est la trace d’une expérience, elle est essentiellement “incorporée”.

3 — Il s’aventure sur la mer symbole de l’absence d’assise, du danger, de l’aventure et de la “merveilleuse incertitude” sur laquelle débouche la “mort de Dieu”. Comment nous qui avons vu s’évanouir, les uns après les autres, tous les modèles de légitimité n’y reconnaîtrions-nous pas aussi nôtre élément ? Quelles que soient les aigreurs des dinosaures de l’Aufklärung, notre siècle n’est-il pas à l’évidence d’abord et avant tout nietzschéen ? Nietzsche a initié notre errance, le premier il a nommé l’événement considérable qui meut toute notre histoire : "Le nihilisme est à notre porte ; d’ où vient ce plus inquiétant de tous les hôtes ?" (OPC XII 129) N’est-ce pas lui qui a authentifié notre nihilisme, nous qui sommes sans Dieu, sans Bien, sans Mal, sans Vérité, sans Histoire ? Il porte en effet un drapeau noir comme en portaient les charges de dynamite qu’on transportait naguère pour le percement du Gothard en signe de danger mortel, ainsi que l’écrivait un journaliste du Bund de Berne (OPC VIII*130). 4 — Mais c’est “cuirassé” qu’il s’aventure sur les mers nouvelles ; au rebours de la nostalgie et des complaisances de ce que l’on appelle aujourd’hui la postmodernité — cette espèce d’éclectisme hédoniste qui caractérise une époque sans nom — il ne s’abandonne pas au nihilisme, remis à la mode par Vattimo, mais il le traverse héroïquement, il entend le mener jusqu’au bout en philosophe tragique, il le pousse à son comble, il nous engage à aller toujours plus loin dans l’incrédulité afin de trouver dans ce nihilisme actif et poussé à fond le motif d’une Gai Savoir ; aussi à la postmodernité qui transforme le retour éternel en ritournelle mélancolique ou en rengaine nihiliste, il nous semble opposer l’héroïsme du lutteur : le “deuxième jour de la bataille”, il nous invite à saluer, comme il le dit au n° 337 du Gai Savoir, l’aurore et sa chance". Bataille maintenant. “Le grand canal de Panama”, comme disait Nietzsche est enfin percé entre lui et la France (à P. Gast II 346) et ce canal est aujourd’hui ouvert, aller et retour ; il n’est pas pour nous indifférent que ce soit justement des écrivains français qui aient répondu à la francophilie affichée de Nietzsche. Mais pourquoi parmi ceux-ci privilégier, dans ce que Descombes appelle “le deuxième moment français de Nietzsche” (pour l’opposer à celui du début du siècle, d’une part, et à celui des sixties, de l’autre) le seul Bataille ? Pour répondre d’un mot à cette question je dirai : Bataille c’est le retour de Nietzsche, ou encore : Bataille c’est le fou de Nietzsche, au double sens de ces génitifs. D’abord, parmi les innombrables interprétations auxquelles ne cesse de donner lieu, dans son extraordinaire capacité de résurgence, la pensée nietzschéenne, l’interprétation de Bataille est la seule à ne pas se donner comme une glose supplémentaire : “J’ai connu l’œuvre de Nietzsche en 1923, écrit-il, elle m’a donné l’impression de n’avoir rien d’autre à dire” et le fait est que Bataille n’a jamais voulu qu’être Nietzsche, “nul ne peut lire Nietzsche authentiquement sans être Nietzsche”, il n’a jamais voulu que répéter l’expérience de Nietzsche et en chercher jusqu’au bout les implications et la portée. Donc pas question pour lui d’écrire sur Nietzsche comme si une quelconque position de surplomb était possible à l’égard de cette pensée essentiellement incorporée ; l’on ne peut répondre et correspondre au joyau, au jeu et à la joie de son œuvre qu’en entrant soi-même dans la danse ou dans la ronde de l’interprétation, étant entendu que l’interprétation elle-même n’est pas découverte d’un sens déjà là mais appropriation active, créatrice ou artiste ; une fidélité passive, iconographique, photographique ou épigonale serait justement le comble de la trahison. En proie à Nietzsche éducateur, Bataille sait bien que le modèle, ici, se dérobe car Nietzsche est celui qui ne cesse d’échapper à l'identification, il est celui qui parle autrement et qui est lui-même autrement, celui qui dit : “Au diable tous les imitateurs, les partisans, les louangeurs, les admirateurs et les âmes dévoués !" (VPII, 115). La fidélité de Bataille à Nietzsche sera fidélité paradoxale, la répétition de Nietzsche ne pouvant être qu’une comédie ou qu’une parodie : ce sont ceux qui l’admirent et le prennent au sérieux qui, au contraire, le bafouent ! Être fou de Nietzsche ou être le fou de Nietzsche ce pourra être aussi bien se moquer de lui ou se préserver de la folie et prendre le risque de dire autre chose que lui de telle sorte que l’échec de son imitation pourrait être sa réussite et inversement. Faire un livre non pas tant sur Nietzsche (malgré le titre) qu’avec Nietzsche comme le fit Bataille en 1944 pour célébrer le centenaire de sa naissance c’est ainsi entrer dans le jeu très peu livresque de la répétition ou de la parodie.

Mais le retour de Nietzsche c’est aussi le retour dont Nietzsche a parlé et dont il a fait l’expérience. Au rebours de tant de commentateurs qui tendent à négliger ou à considérer comme un thème mineur la pensée de l’Éternel retour, Bataille est un des premiers à considérer que, comme un trou noir, il occupe, au contraire, la place centrale : il est l’expérience même de Nietzsche, l’expérience mystique de ravissement décrite à Sils-Maria en 1881, expérience du sans fond, de la perte du fondement que Nietzsche a toujours échoué à conceptualiser ; on sait en effet qu’il n’a jamais pu la présenter que comme un simulacre de doctrine, sous la forme parodique de la rengaine ou de la ritournelle nihiliste, ou qu’en empruntant, paradoxalement, ses béquilles à la science : l’argumentation consiste alors à retourner le premier principe de la thermodynamique contre le second, contre ce cri de haine que représente l’apocalypse entropique* ; cette formulation est sans doute une caricature de la pensée d’abîme ainsi réduite à une vérité cosmologique mais cela peut constituer aussi une manière d’introduction, une façon de s’approcher du centre d’une doctrine qui, à l’évidence, est ailleurs : “Qui ne croit pas au Processus cyclique du Tout il lui faut croire au Dieu arbitraire” (OPC V 321). Le retour éternel est donc bien, ainsi que le note Bataille, une machine de guerre contre la théologie sous toutes ses formes, une façon de couper à la racine les croyances en l’histoire et en des lendemains meilleurs : vivre un an ou 20 ou 100 ans cela revient au même. Le bonheur, en effet, ne gîte pas derrière la montagne, le monde à chaque instant est achevé, accompli, à son terme ; comme il atteint sa fin à chaque moment particulier — “A chaque instant l’être commence” (OPC VI 2391 — alors, si vous n’êtes pas heureux maintenant, quand le serez-vous donc ? Tous les instants ne se valent-ils pas, la vie immense, prodigue et prodigieuse n’est-elle pas, comme un miracle permanent, présente en chacune de ses parties ? C’est donc bien la radicalisation de la critique qui, depuis Kant, caractérise la pensée moderne, qui nous conduit paradoxalement vers cette expérience : “Le nouveau sentiment de la puissance l’état mystique et le rationalisme le plus clair pour y parvenir” : cet aphorisme du Nachlass cité par Bataille (OC VI 260) éclaire d’un jour nouveau l’ultime pensée de Nietzsche qui est effectivement ponctuée de ces états mystiques comme en témoigne par exemple cette extase enregistrée dans le Gai Savoir, sous le titre du poème Sils Maria, qui ressemble à s’y méprendre à une méditation Zen : "Abstrait de moi, tout jeu, pur jeu,/Tout lac, tout midi, temps sans but". C’est ici qu’intervient le motif de la parodie que je voudrais faire jouer en des occurrences multiples.

1 — Parodia. Ce concept de parodie parle grec, il nous vient des Grecs, il pourrait signifier le chemin (odos) de traverse (para) mais plus probablement ce vocable vient de para-odè, le chant décalé, déplacé (dans tous les sens du terme). Ce qui m’a intéressé dans cette notion, ce que j’ai perçu en elle c’est une façon oblique de retrouver le maître mot de la tradition occidentale concernant non seulement l’art, mais la façon dont, en général, les œuvres "succèdent" — (nachfolgen disait Kant pour l’opposer à nachmachen (imiter) et à nachaffen (singer) — aux œuvres et en engendrent d’autres : la mimèsis. Mais avec la parodie c’est le dispositif mimétique lui-même qui apparaît comme détraqué : l’œuvre imitée se révèle comme étant aussi elle-même une imitation de telle sorte qu’"il n’y a rien d’absolument premier à interpréter, car au fond, tout est déjà interprétation" ainsi que le disait Foucault au colloque de Royaumont en 1964 ; impossible donc de distinguer le modèle de la copie : les œuvres qui se succèdent peuvent alors être aussi bien mises en abyme et C’est dans une gémellité troublante que l’on pourra, par exemple, lire Nietzsche dans Bataille ou Bataille dans Nietzsche.

2 — Que la notion de parodie appartienne au lexique de Nietzsche et de Bataille et à leur pratique d’écrivain, c’est clair. Pour s’en tenir au titre Le crépuscule des idoles (parodie du Crépuscule des dieux), le Zarathoustra (le contraire du Zoroastrien — le Zarastro de La flûte — réformateur moral de la religion mazdéenne dont Nietzscne aurait eu connaissance à travers Creuzer ou Gobineau), Ecce Homo — détournement du mot de Pilate), mais aussi La somme athéoloque, le pseudonyme de Pierre angélique utilisé par Bataille, Alléluhia (nouveau Cantique des cantiques), Ma mère (roman de formation parodique qui utilise, en les détournant des phrases de La recherche) sont de clairs indicateurs de cette pratique. Si l’on s’en tenait là, cela ne mériterait peut-être pas d’être remarqué, car enfin, comme le disait à peu près Giraudoux (ou Thomas Mann ?), toute littérature est fondée sur la parodie à l’exception de la première, qui, d’ailleurs, nous est inconnue. Pour nous en tenir à quelques exemples illustres Ulysse de Joyce, le Quichotte de Cervantes, Le Tom Jones de Fielding (parodie des romans prudes de Richardson), et d’une manière plus nietzschéenne et carnavalesque toute l’œuvre de Jarry sont des œuvres parodiques.

3 — Ce qui mérite par contre d’être souligné c’est que chez Nietzsche et Bataille la notion de parodie engage toujours non seulement l’ironie mais, plus profondément, l’humour. La parodie, en effet, n’est pas seulement un pastiche ironique qui ménagerait le rieur et lui permettrait de s’"épargner" lui-même, c’est bien plutôt une "déconstruction" créatrice pour parler comme Picasso (qui se situait ainsi par rapport à toute l’histoire de la peinture) qui mobilise un humour dévastateur dans lequel le rieur finit par sombrer lui-même. Quelques exemples pour illustrer cela : Ecce homo est de part en part une parodie d’autobiographie puisque l’ecceité de l’ecce homo finit par éclater pour s’avouer ironiquement n’être celle de personne ; Nietzsche ne cesse, dans ce "livre", de jouer avec la folie et de se tourner lui-même en dérision : dans un passage (expurgé par Élisabeth) il écrit par exemple, comble de la dérision : "Mon objection la plus profonde contre le "retour éternel", ma pensée proprement "abysmale" (abarundlich, à la fois abyssale, vertigineuse et radicale), c’est toujours ma mère et ma sœur" (OPC VIII* 2a9) et pour éviter toute admiration intempestive ou toute canonisation il prend les devants : "qu’on ne me prenne pas pour un saint plutôt pour un guignol !." ultime bouffonnerie, ultime parade à laquelle répondra encore, quand il sera passé de l’autre côté, la dernière lettre à Burkhardt (6/I/89) : "Comme je suis condamné à amuser la prochaine éternité avec de mauvaises farces…" Même chose chez Bataille auquel on pense en lisant ce passage du Zarathoustra : "Jamais encore je ne vis quelqu’un rire comme lui" ; il s’agit de l’épisode où le berger tout près de mourir étouffé par le nihilisme finit par triompher de l’abysmale pensée. Bataille c’est en effet "le philosophe du rire", de ce rire qui "éclate du fond de l’entière vérité" (OPC V 40). S’il fallait établir une hiérarchie des penseurs d’après la qualité de leur rire, comme le disait Nietzsche (OPC VII 206) alors, à la première place, pourrait venir le rire extatique de Bataille ou celui dont parle la tradition Zen et qui précède le Satori (L’éveil). Pour en comprendre la portée il suffit de l’opposer au rire de la plus célèbre des théories du comique, celle de Bergson : pour celle-ci, le rire conforte la vie dans sa positivité sans failles, il exorcise comme ridicule la raideur mécanique de la mort, il exclut toutes les formes d’écart et de déviance et permet à la société de se réassurer dans son identité : rire mineur, dit Bataille, aux antipodes de ce rire majeur qui est celui de Nietzsche ; ce rire ne laisse pas indemne le rieur, il engloutit absolument le sens, il est perte d’identité, pratique mystique de la joie devant la mort, il mime la vie pour en manifester la fragilité ou la précarité mortelle. On comprend dès lors pourquoi sa volonté de "chercher jusqu’au bout l’implication et la portée de l’expérience de Nietzsche" placera l’œuvre de Bataille sous le signe de la répétition et de la parodie et motivera une fidélité paradoxale. Le modèle parodié est un modèle à l’identité sacrifié : identifié à l’insensé du Gai Savoir, Nietzsche répète le sacrifice du Christ qui répétait lui-même celui de Dionysos etc., mais cette parodie de sacrifice est un "sacrifice où tout est victime (OC V 151)", où rien n’est dialectiquement "relevé", ce qui entraîne dans la ruine le sujet du sacrifice lui-même. De la parodie, de cette opération que Bataille appelle "opération comique", donnons quelques exemples chez Nietzsche lui-même. Zarathoustra est un bouffon qui raille les prophètes, qui refuse de se faire passer pour un saint qui n’en finit pas de retourner les paroles du Christ contre elles-mêmes. Il a 30 ans, il prêche au bord d’un lac, il a des disciples, et même son disciple préféré, les malades viennent le voir, il est soumis à la tentation, et on assiste à une cène. Le texte comporte ces "En ces temps-là…" ainsi que ces paraboles et ces fables avec leurs bestiaires obligés. Zarathoustra affirme par deux fois, comme Platon, que les postes sont des menteurs (OPC VI 101, 147) et en tant que poète affirmant que les poètes mentent il répète le paradoxe d’Épiménide le Crétois. Veut-on des exemples plus précis ? "Entendu au paradis : "Le Bien et le mal sont les préjugés de Dieu"- dit le Serpent"(OPC V 171). Le serpent, le plus rusé des animaux au lieu de proposer aux hommes une assimilation à la divinité grâce à la connaissance du bien et du mal, lui propose sans les séduire de s’élever au-dessus de Dieu en démasquant ses préjugés moraux. Il s’agit là de bien autre chose que d’un renversement qui resterait captif des oppositions traditionnelles que Nietzsche se bornerait, simplement, à retourner ; il en va de même lorsqu’il dit : "Que sont en dernière analyse les vérités de l’homme ? — ce sont les irréfutables erreurs de l’homme" (OPC V 172) : ce dernier scepticisme n’est pas le retournement du dogmatisme puisque les erreurs elle-même qui sont irréfutables de telle sorte que si la vérité est une erreur elle ne peut même plus être dévoilée comme erreur puisqu’il n’y a plus d’instance ni de critère permettant de distinguer l’erreur de la vérité de telle sorte que la vérité n’est pas défaite par l’erreur mais s’effondre faute de pouvoir s’appuyer sur des oppositions tranchées . Mais voici "la plus belle parodie jamais entendue : Au commencement était le non-sens, et le non-sens était de par Dieu ! Et puis Dieu était divinement le non-sens" (OPC III** 25). La première parole de l’Évangile de Jean est ici mise à l’envers telle que Nietzsche l’avait "entendue" en effet dans la bouche de Fuchs auquel, dans une lettre de la même époque (Juin 1878), il répond en ces termes : "À la fin est le sens correspondant à votre “Au commencement était le non-sens” : simple résumé ironique de l’histoire “en peu de mots” (Historia in nuce), simple liquidation du sens ou de façon plus intéressante, invitation non pas à donner du sens à l’existence mais à faire de l’existence le sens ? C’est la suggestion que l’on peut faire en suivant ainsi J. L. Nancy qui place son dernier livre, Le sens du monde, sous le signe de cette autre phrase de Nietzsche : “INTRODUIRE UN SENS — cette tâche reste encore absolument à accomplir, admis qu’il n’y réside aucun sens” (OPC XIII 34). On le voit, en déstabilisant les oppositions statutaires qui nous servaient de repère, c’est bien le sol même de la métaphysique qui est, à chaque fois, profondément bouleversé.

4 — Le carnavalesque : Jeu et Sérieux. Pour m’en tenir à la première occurrence du terme de "parodie" dans les textes de Nietzsche je citerai ce fragment de lettre à Sophie Ritschl de 1868 (I, 583) — soit dit en passant, quel contraste avec l’esprit de sérieux de ceux qui, de Sartre à Althusser ont intimidé la génération à laquelle j’appartiens et fait régner la terreur dans les lettres ! — : "La vérité se laisse reconnaître sous son habit d’arlequin pour nous qui ne prenons assez au sérieux aucune page de cette vie pour nous interdire d’y faire entrer la plaisanterie à titre de furtive arabesque. Et quel est le dieu qui pourra bien s’étonner qu’à l’occasion nous nous démenions comme des Satyres et traitions sur un mode parodique cette vie qui ne cesse de nous regarder de façon si grave et si pathétique, cothurne au pied ? " 2 remarques sur ce texte : —Chez celui qui n’a pas cessé de lutter contre les illusions vigoureuses par lesquelles l’homme se protège, la référence à la vérité demeure, une fois encore, inexpugnable. Mais la vérité est femme, l’épreuve apotropaÏque de l’abîme exige le voile de l’art, la vérité est toujours vêtue et ici vêtue d’un habit bariolé, fait de pièces et de morceaux, celui des saltimbanques. — Trait carnavalesque accusé dans la phrase suivante : il n’y a aucune page de cette vie qui ne doit être prise au sérieux et, il faudrait ajouter, surtout pas la dernière. Réussir sa chute, mettre au moment de la fin les cothurnes du tragédien serait le comble du théâtral ! Prendre au sérieux la mort, dira Bataille, incline à la servitude (OC V 234). Nous avons déjà dans cette lettre l’esquisse d’une théorie généralisée du Jeu, celle que l’on trouve dans les derniers textes inédits de Bataille. Le jeu n’est plus mesuré à l’aune d’une réalité préexistant et opposé au sérieux, au travail, à la contrainte ou à la productivité, comme chez Huizingua et Caillais ; le jeu du monde précède les jeux dans le monde et il faut dire : tout est jeu, le joueur lui-même, cessant d’être le sujet du jeu, est joué, comme c’est en particulier le cas dans la fête. Nous avons essayé de montrer qu’il y avait de la vie et de son sérieux une pensée de fête et une pensée de la fête (dont se souviendra La part maudite de Bataille) qui renouait avec toute la tradition vivante du rire populaire analysé par Bakthine : la fête c’est en effet : — l’éclatement de la misérable coque de verre de l’individu humain, le sentiment panique de l’extase ou de l’orgiasme dans lesquels l’individu est arraché à lui-même, — un moment de dépense, de gaspillage et de dilapidation des richesses -de consumation, dira Bataille- qui est la dérision du travail et le fait des Ja-Sager, des affirmateurs qui connaissent le sentiment divin d’être gaspillé comme la nature gaspille ses fleurs au printemps, — un moment de transgression (alimentaire, sexuelle, sociale) qui fait sauter les barrières hommeffemme, homme/animal ou culture/nature, — "le paganisme par excellence", liée aux croyances des pagani, des paysans sur la nécessité, pour toutes les choses qui durent et qui s’usent, de se retremper périodiquement dans le chaos ; d’où, lors de la fête de l’âne ou du Carnaval (carne - vale : que sauve soit la chair !) l’importance de la parodie de tout ce qui est haut, élevé et solennel et que le rire populaire vise à détrôner, à ramener vers le bas matériel afin de le réintroduire joyeusement dans le jeu du monde qui mêle haut et bas, être et apparence . Mais nous avons perdu l’esprit d’enfance que suppose la fête et hors de cette fête de la pensée qu’est pour nous la philosophie, la fête n’existe plus aujourd’hui que dans son involontaire parodie : nous n’avons su, en effet, inventer d’autres formes de fête que la guerre.

5 — La parodie de la philosophie. Hecel et Nietzsche. Parodie, c’est ainsi que l’on peut nommer aussi l’opération exercée à l’égard de la philosophie. Chez Nietzsche le Gai Savoir est le nom même de cette nouvelle espèce de philosophie conquise de haute lutte sur le triste sérieux du savoir qui est, dans l’intégralité de son "cercle", revisité, transfiguré et c’est, par exemple, le philosophe-roi de Platon que l’on retrouve dans le Surhomme ou l’impératif catégorique de Kant que l’on entend dans la formulation du commandement qui permet de mesurer la perfection du désir : "Ce que tu veux, veuille-le de telle manière que tu en veuilles aussi l’éternel retour"(OPC V 220). Chez Bataille la répétition de l’expérience de Nietzsche s’appuie sur une opération complexe à l’égard de Hegel ou plutôt à l’égard de celui qui commentant la Phénoménoloaie de l’Esprit à la veille de la guerre eut le dernier mot en philosophie et annonça calmement que l’histoire était finie : Alexandre Kojève. L’expérience intérieure se présente comme la tentative de dépasser l’absolu sous forme de la totalité du système : "mes efforts recommencent et défont la Phénoménologie"… Et en effet Bataille "mime le savoir absolu", le répète, le double, en confirme la clôture pour le défaire, l’annuler, le priver de son sens, si bien que c’est aller un peu vite en besogne que de qualifier d’irrationnelle une pensée qui fait sienne cette injonction : "le nouveau sentiment de la puissance, l’état mystique et le chemin du rationalisme le plus clair et le plus hardi pour y parvenir" : "il faut le système et il faut l’excès" mais on excède le système non par la vertu magique d’une double négation ; comme chez Nietzsche c’est toujours au contraire la richesse et l’excès qui est le principe de l’Aufhebung ; c’est donc en parodiant le système que Bataille transforme Hegel en Nietzsche, le sérieux en rire, le sens en non-sens, le tout en rien, le savoir en non-savoir, la raison en folie, la maîtrise en souveraineté etc. et c’est ainsi qu’il donne droit à une exigence nouvelle qui consiste non plus à accumuler mais à dépenser, non plus à réussir mais à échouer… à tout ce qu’exige de nous un amour élémentaire de la vie.

6 — Le Langage, tunique de Nessus La thèse de Nietzsche sur le langage est bien connue et au premier abord ressemble à du Bergson : notre croyance au langage est responsable de notre vision atomisée du flux de la réalité et notre volonté d’identifier le réel en le nommant témoigne de notre peur devant "la mer de forces en tempête et en flux perpétuel" qu’est la vie. La rigidité des structures grammaticales de nos langues viendrait renforcer cette atomisation ; la séparation du sujet et du verbe, par exemple, nous porterait à séparer la cause de l’effet, la force de ce qu’elle peut et à croire au libre arbitre. Il est significatif qu’une des premières occurrences de la notion de parodie ou de la fonction d’ironie qu’elle recouvre, se trouve dans le texte de jeunesse Vérité et mensonge extra-moral. Un procès de double métaphorisation, i.e. de double transport, déplacement ou parodie, par rapport à l’excitation nerveuse est au principe de la constitution du concept. Pour émanciper l’intellect, pour désaliéner la langue qui établit son règne sur le "columbarium des concepts" et donc sur le "cimetière des intuitions" (OPC I** 287), il faut marquer, dit Nietzsche, sa distance ironique à l’égard du "plancher gigantesque des concepts (Ibid. 289)". Il est vrai que dans un deuxième temps il est dit que l’intellect doit excéder la simple dérision pour se faire créateur et pour accueillir les intuitions les plus singulières. Mais il reste que le contact rêvé avec les forces originelles dans la pure intuition est à jamais impossible. Nietzsche ne peut que mimer le désordre dionysiaque et lorsqu’il "écrit" le Zarathoustra dont le style le remplit de fierté, il recourt encore à la parodie des styles bibliques, des styles homériques… Et puis, tout simplement, en écrivant il utilise la logique et la grammaire qu’il avait dénoncée : il ne peut donc que confirmer l’instance de la loi, ce qu’avec lucidité il reconnaît. Nous sommes si indéfectiblement des êtres de langage qu’il semblerait, écrit-il, que nous perdions "la capacité de penser si nous renoncions à cette métaphysique qui s’est incarnée dans la langue et les catégories grammaticales (OPC XII, 236, 237). Ce double rapport et cette stratégie à l’égard du langage sont encore plus nets chez Bataille. Toute notre culture est une culture de la forme, de la bonne forme ; fondée sur une dénégation de la violence, elle ment par omission. Le langage instrument d’identification, d’homogénéisation du réel, en renforçant la séparation et l’isolement des Êtres est le "mode d’existence de l’interdit" (Sollers) et le contraire de la communication. Le langage est ce qui nous protège de la vie ou ce qui maintient le réel à sa plus grande distance. Des métaphores nietzschéenne du filet, du colombarium ou de la toile d’araignée (refuge de l’homme et linceul des choses) on passe, chez Bataille, à la métaphore de la "redingote". Mais la redingote des mots est précisément ce que l’écrivain se donne pour tâche de défaire pour donner à entendre ce qui parle sous la langue. Supplicier ou sacrifier la langue sans cependant la quitter telle est l’injonction contradictoire qui caractérise l’écrivain. Car comment faire dans l’ordre du langage l’expérience de la sincérité, de l’innocence et de la mise à nu quand les lettres inévitablement reconstituent le tissu d’un texte qui rend la dénudation impossible ? Aux antipodes des complaisances et des facilités des philosophies de l’ineffable, Bataille parle donc du langage comme d’une,’ tunique de Nessus" : jamais on ne lui échappe et il vous consume jusqu’au bout. Ce ne peut être donc que par une stratégie retorse et parodique que l’on peut inventer une langue dans la langue ou faire délirer la langue jusqu’à la faire communiquer avec son propre dehors.

7 — L’art, le détour de la représentation. Que répondre à ceux qui ne demandent pas l’impossible ? demandait Breton ? Il n’y a sans doute rien à leur répondre, rien à leur dire. Pour les autres on peut peut-être avancer ceci : nous venons trop tard pour les dieux et le sacré et ce n’est que grâce à la fiction de l’art, que nous pouvons approcher de l’extrême : la comédie de la représentation, la parodie est encore ici inévitable. Si à la lumière de cette idée on examine l’œuvre de Nietzsche les choses apparaissent, pour le moins, comme brouillées. Nietzsche, nous dit Deleuze est celui qui a fait non seulement une philosophie du théâtre mais qui a fait entrer le théâtre dans la philosophie. Tout ce qui est grand aime le masque et Nietzsche n’a pas cessé de glorifier "le pathos de la distance". Il n’y a pas de puissance et de volonté de puissance sans maîtrise du masque, sans ruse, mensonge et dissimulation. Mais il y a pour Nietzsche deux formes de comédies : la comédie des civilisations fortes, celle de l’Aristocratie du XVIIème siècle, celle de Napoléon, et la comédie des sentimentaux, des histrions, des charlatans, la comédie qui nous vient du fanatisme moral caractéristique de Rousseau et qu’il retrouvera chez Wagner. Quand Nietzsche dit dans le Gai Savoir : "je suis de nature essentiellement antithéâtrale" on peut interpréter cette phrase en plusieurs sens. Nietzsche (comme Rousseau, ces deux solitaires qui n’ont cessé d’errer toute leur vie et de connaître la solitude la plus totale) aime la fête, pas le spectacle. La tragédie grecque pour lui n’est pas encore sortie du culte. A cet égard la Naissance de la tragédie est le dernier livre du romantisme comme l’ Essai sur l’origine des langues en était le premier, Ces deux livres ne cessent de proclamer : De la musique avant toute chose ! La musique est notre seule voie, notre seule voix d’accès au corps vivant et la métaphore, le "transport" des sens est plus originelle que le concept et demeure, d’une façon encore charnelle et intense, l’expression authentique de notre être au monde ; seule l’image, seul le mythe sont au service de la vie ; sans le mythe toute culture est dépossédée de sa force native. Mais Nietzsche était trop lucide pour ne pas voir le problème comment concilier cette apologie du mythe avec l’hyper-reflexivité qui caractérise la conscience moderne ? On comprend la réaction de Wilamowitz à la lecture de La naissance : “J’exige que M. Nietzsche empoigne son thyrse, qu’il descende de la chaire, qu’il rassemble à ses genoux tigres et panthères mais non la jeunesse étudiante allemande qui doit travailler dans l’ascèse et le sacrifice…” Nietzsche pour conscient qu’il était de cette contradiction va être confirmé dans son romantisme initial par l’inauguration du festival de Bayreuth : tout est faux, c’est un divertissement frivole et non une fête sacrée, la scène, la représentation, l’illusion apollinienne ont pris le pas sur la musique, les spectateurs ne sont plus des spectateurs-artistes c’est-à-dire des possédés, le théâtre est devenu un art qui pue la convention, le convenu, l’artifice, la représentation est une profanation, une repoussante mascarade. "Halte là ! Comédien, faux-monnayeur, menteur fieffé, quelle comédie m’as-tu jouée là sinistre enchanteur ! Votre festival est une kermesse et à la place du recueillement qu’exige la catastrophe tragique dans laquelle doit plonger le spectateurartiste on ne trouve que Bière allemande, fumée de saucisses et dès la première tous les souvenirs kitsch qui donnent la mesure de la supercherie : médailles des Niebelungen, cravates à la Wagner, Graal en verre rouge, pantoufles Parsifal… On comprend la cruelle déception de Nietzsche. Mais voilà que simultanément, comme en proie à la "rivalité mimétique", Nietzsche va tenter de rivaliser avec son modèle ; le jour où Wagner meurt à Venise il finit son Zarathoustra qu’il assimile à une symphonie de telle sorte que nous nous trouvons en face d’un étrange paradoxe : celui qui proclamait sa haine des foules et du théâtre, s’adresse dans son Zarathoustra aux foules et produit un drame et un grand guignol très kitsch et très allemand qui rappelle étrangement les héros de la tétralogie : c’est encore dans une parodie, mais une parodie cette fois-ci involontaire, que sont dénoncés le mensonge et le grotesque de la parodie. Comment ne pas songer ici à Platon qui ne critique le théâtre qu’en substituant au mythe, utilisé par la tragédie, la légende de Socrate, qui ne pourfend la mimèsis, discours de personne, qu’en se dissimulant lui-même dans le masque de Socrate, le héros injustement sacrifié ! Singulier chiasme entre Nietzsche et Platon ! le premier empruntant la voix du fou et du bouffon reproche à Socrate d’être un bouffon et de se faire passer pour un saint, le second grand contempteur du théâtre et de la tragédie parodie avec génie ses adversaires, ne parle pas en son nom propre de telle sorte que son identité reste à jamais insaisissable… Ou encore, celui qui récuse le sérieux au profit du rire est pris en flagrant délit de sérieux, tandis que le "divin Platon", comme dans la meilleure des farces, dissimulé derrière le masque de l’ironiste Socrate, fait vaciller tout jugement d’identification à son endroit ; le genre philosophique, lui non plus, n’aura jamais été un genre "propre"… Même équivoque chez Bataille. Dans les années 30 il écrit : Le mythe renvoie à l’image d’une plénitude qui rassemble les hommes et que la science a brisé… le mythe est peut-être fable mais cette fable est placée à l’opposé de la fiction si l’on regarde le peuple qui la danse, qui l’agit, et dont elle est la vérité vivante… Il est solidaire de l’existence totale dont il est l’expression sensible… il ne révèle rien de moins que l’être véritable" (1938, collège, OC I 537). De même l’emblème mythique d’Acéphale dessiné par André Masson peut se lire comme la reprise parodique de Zarathoustra : représentation de la mort de Dieu, figure du surhumain, révélation de la véritable nature de la vie terrestre qui exige l’ivresse extatique et l’éclat" (Ibid. 472). Cette tentative romantique de résurrection du mythe s’accompagne de tous les essais de restauration de sociétés secrètes comme celle d’Acéphale que Mishima, influencé par Bataille, voudra constituer après la mort de l’Empereur-roi. Et pourtant après la guerre un coup d’arrêt sera donné à toutes ces tentatives. Le mythe est révolu, nous venons trop tard pour les dieux, il ne reste, aux rois de la finitude que nous sommes, dans une sobriété dégrisée qu’à nous retourner sobrement vers la terre aidés par le défaut de dieu. Le texte le plus clair de Bataille à cet égard reste celui qui est intitulé : Hecel, la mort et le sacrifice : de même que, dans le sacrifice, le sacrificateur s’identifie à la victime sans mourir lui-même, de même la tragédie et tous les spectacles que nous nous donnons à nous-mêmes, sont des subterfuges et des comédies qui nous permettent de faire l’expérience de l’extrême tout en faisant l’économie de la mort. L’art en général est bien, en effet, une "économie de la mort" en tous les sens du terme puisque, excès, don, fête, transgression, il témoigne de l’économie essentiellement prodigue et dispendieuse de la nature mais, en même temps, il nous "épargne" du pire, puisqu’il nous fait approcher de l’abîme dionysiaque sans nous y faire sombrer. Il faut donc sans cesse rappeler contre toutes les tentations de dionysisme sauvage que l’art est une illusion, que le fictum n’est pas le factum (OPC III* 451), que la fiction n’est pas l’événement et que nous avons l’art pour, précisément, ne pas mourir de la vérité. C’est ici qu’il faudrait parler des œuvres de fiction de Bataille pour leur donner la place qu’elles méritent : la place centrale, les essais (et les philosophèmes) n’étant peut-être que le moment faible du discours de Bataille, celui qui vient doubler, justifier, assurer une pensée de pointe essentiellement mystique. Mais même dans cet ordre il est impossible de faire l’économie de la fiction, de la représentation, de ce qu’il appelle dans L’expérience intérieure la dramatisation. Par ailleurs seules les œuvres de fiction peuvent faire vaciller les interdits les plus archaïques, faire trembler l’instance de la loi et nous faire approcher de ce qu’il peut y avoir d’intolérable dans la jouissance féminine. Dans Encore Lacan rapproche Madame Edwarda du président Schreber ; mais Bataille ne délire pas, il joue avec l’instance de la loi et il réussit, grâce à la fiction, à inscrire dans le langage qui ne vit que de son exclusion, l’effacement de la position du père, le vertige de la jouissance féminine. Si le combat de Nietzsche contre Wagner demeure le tournant nécessaire de notre histoire, ainsi que le dit Heidegger, c’est peut-être parce que, malgré tout, Nietzsche a compris où pouvait mener le pathétique mensonger, hérité du romantisme : hommes supérieurs, apprenez donc à rire pour empêcher que le goût de l’extrême et du sublime ne bascule, comme à Bayreuth, dans le ridicule ou comme à Nuremberg dans le kitsch des tueurs !

8 — La souveraineté. Parodie du pouvoir C’est en effet dans le domaine politique que la notion de parodie pourrait être utilisé pour venir clarifier une situation qui est pour le moins équivoque. Équivoque de la pensée du "premier philosophe de l’époque" qui inaugure la modernité en privant de tout fondement le principe même de toute hiérarchie et qui par ailleurs, dans son aversion pour la démocratie et le socialisme, reste crispé sur le problème traditionnel de la hiérarchie (Randordnung) : inutile de le dissimuler, le nazisme appartient au destin de la pensée de Nietzsche et il en est même, hélas, sa seule postérité politique. Équivoque de l’attitude de Bataille qui avec les membres du Collage de sociologie reste fasciné par le fascisme comme par tout ce que rejette ou exclut la société "homogène" régie par l’impératif du travail. Et pourtant traiter ces penseurs de la cruauté de "brutes" c’est faire peu de cas de la dispersion de textes qui sont, par ailleurs, souvent provocateurs, polémiques, déviants… Les fonctionnaires de la pensée qui considèrent et jugent Nietzsche comme s’il était un philosophe systématique comme les autres, manquent peut-être un peu d’humour… Pour gloser sur ce qu’il écrit, dans une lettre, à propos de Bizet qu’il dit préférer à Wagner, on a envie de lui faire dire : ce que je dis de César Borgia et des grands criminels ne doit absolument pas être pris au sérieux, mais comme antithèse ironique au ressentiment chrétien, au piétisme iconoclaste, à la bonne pensée en général… C’est du plus bel effet ! Bien des textes montrent en effet que Nietzsche comme Tocqueville ou Baudelaire (dont il recopiera avec passion, à Nice, de nombreux passages des journaux intimes) pensait que la démocratisation de l’Europe était un phénomène irréversible et qu’il fallait même l’accélérer car, en tant qu’instrument ou que moyen, elle était une mesure prophylactique d’envergure cyclopéenne à encourager. La Révolution n’est condamnable que parce que le fanatisme moral de Rousseau a fini par égarer les révolutionnaires ; n’oublions pas que cet événement enthousiasma Chamfort (que Nietzsche associe à cet homme d’envergure que fut Mirabeau) avant qu’il ne se suicide sous la Terreur (OPC V 523, 519) "On ne peut raisonner en politique sans ironie" dit Bataille (OC XI, 587), non seulement parce que saisis par la politique, les hommes bien souvent en perdent l’humour mais parce que l’essentiel, la Souveraineté, troue l’histoire et l’excède absolument. À cet égard la notion de volonté de puissance ne peut qu’ironiquement être le support d’une théorie politique. La notion ambiguë de volonté de puissance pourrait laisser croire qu’elle est la volonté (Wille) qui prend pour fin (zu) la puissance (Macht) et toutes les valeurs en cours alors que la puissance est ce qui veut dans la volonté, si bien que cette volonté s’accomplit de façon dionysiaque comme volonté de créer et de donner. Il faut être Allemand, dit Nietzsche, pour croire qu’il n’y a de volonté que là où il y a cruauté et brutal appétit de domination : "ils ne croient pas facilement qu’il puisse y avoir de la force dans la douceur et le silence" (VP II, p. 268) Regardez-les moi tous ces singes surchauffés, les superflus, ces impotents insatiables pourtant du pouvoir et de cet argent qui du pouvoir est le grand levier, grimpant les uns sur les autres et retombant inexorablement dans le marécage dit-il dans le Zarathoustra ; ce n’est que "la volonté nihiliste qui veut accéder au pouvoir -qui "veut la puissance" (OPC VIII* 107). Ce qui sépare la question de la souveraineté de celle du pouvoir c’est peutêtre une certaine ironie : le souverain n’est-il pas le maître qui rit de son pouvoir ? C’est "au-dessus de sa porte" que le Nietzsche du Gai Savoir a écrit : "Je me suis ri de tout maître qui n’a pas ri de lui-même". C’est bien cet idéal de souveraineté incarné par les artistes ou les penseurs, prémisses d’un surhumain qui excède l’ordre politique que Bataille reprend à Nietzsche, avec cette différence qu’en aucun cas il ne s’agit de céder à l’esthétisme de la "sculpture de soi" ("Sois le maître et le sculpteur de toi"), de faire de sa vie une œuvre d’art et de sa mort une fête : l’existence se reçoit, elle ne se produit ni ne se crée, nous sommes les acteurs, non les auteurs, de notre vie ; le souverain, insubordonné, n’est pas le sujet autonome, le maître hégélien qui exerce son pouvoir qui domine et exploite des individus hétéronomes ; il en est la parodie ; semblable à ce Dianus dont parle Frazer dans Le rameau d’or (et qui servit à Bataille de pseudonyme), roi sans pouvoir, roi dont la souveraineté se limite à l’attente angoissée de celui qui viendra lui arracher le rameau d’or, il n’est RIEN et il n’offre à celui qui le suit que l’égarement et le vide. Il est de toute façon impossible de parler de la Souveraineté sans l’altérer, sans la réduire à la recherche d’un profit, ce qui nous reconduit à l’aporie du mysticisme : comment vouloir le non-vouloir, comment vivre sans pourquoi, être quitte, comme le disait Eckart, de Dieu lui-même ? Mais c’est justement cet Impossible qui demeura, pour Bataille, le maitre-mot. Nietzsche et Bataille ? J’avais oublié le petit mot "et" mais ce "et", justement, n’est-il pas par lui-même une provocation ? Nietzsche ne disait-il pas : "Ce que je ne puis entendre, c’est cet "et" de mauvais aloi : les Allemands disent "Goethe et Schiller… il y a des "et" encore pire…" (OPC VIII* 117). On songe d’abord, bien sûr, à l’association monstrueuse de Nietzsche et du nazisme dont Bataille demanda "réparation" en 1936 dans la revue "Acéphale" : le nietzschéisme de Rosenberg, lavé et purifié de tout asiatisme, ressemble plutôt à du Maurras, dit-il : la mythologie tragique, elle, est chtonienne et matérialiste, elle est un défi lancé à l’éternité du ciel césarien né de la peur, à ce Reich de granit édifié pour mille ans ! (OC I 458). Mais s’il y a de mauvais "et", il y en a peut-être aussi de bons. Pour le faire apparaitre, pas d’autres moyens, sans doute, que d’entrer soi-même dans le jeu, dans le jeu en abyme, indéfiniment répété, de la parodie. C’est ainsi que nous avons tenté d’accompagner de nos deux mains gauches cette fugue ou ce contre-point, façon de redonner à l’éternel retour sa signification primitivement musicale : da capo, bis, noch einmal !, façon peut-être aussi, à notre manière et à notre tour, de donner sa chance à Nietzsche qui disait lui-même : "Nous savons revenir, nous autres posthumes. Je reviendrai vivant, combien vivant !”.

 
 

[1] Nietzsche et Bataille. La parodie à l'infini. PUF, Juin 1994.

[2] Sauf exceptions (celles de La volonté de Puissance chez Gall. et des Lettres à P. Gast) nous renverrons au numéro du tome et à la page de l'édition Gallimard des Oeuvres philosophiques complètes de Nietzsche et des Oeuvres complètes de G. Bataille.

[3] Que de raisons, en effet, de "vomir" la tiédeur, ce qui n'est "ni chaud, ni froid" ! Laissons aux moralistes le soin de discéditer les hommes tropicaux en faveur des "zones tempérées" (OPC VII 108) et regardons vers l'Afrique, experte en excitants, plutôt que vers cet Orient qui croit à la sagesse, à l'absence de lutte (polémos), au repos, au sommeil et qui n'a jamais pu proposer à l'humanité que des sédatifs.

[4] Comment ne pas entendre ici le cri d'exultation de Nietzsche ? L'eternel retour, l'amor fati ou le sentiment océanique de celui qui se reconnaît "tout enchaîné, enchevêtré" au corps du monde et en même temps premier-né, enfant, nouveau-venu, épris, oh ! (OPC VI 345)

[5] Critique de la faculté de juger, n°32, 47, 49, 60.

[6] Nous empruntons ces 2 exemples au commentaire du Gai Savoir paru chez R. Laffont (Bouquins). Cette édition en 2 volumes des oeuvres de Nietzsche constitue un instrument de travail dont on ne saurait dire trop de bien.

[7] L'affirmation anti-idéaliste du jeu du monde, dans le Zarathoustra comme dans le Gai Savoir, est solidaire d'une parodie du Chorus mvsticus du 2ème Faust de Goethe (Et l' Eternel féminin toujours plus haut nous attire V. 12110- 12111) ; à cette mystique de la féminité Nietzsche a toujours opposé une autre féminisation de la pensée : parce que le fondement (Grund) est abime (Abgrund) il faut dire que la vérité est femme (et son nom est "Baubô") : la femme a en effet ses raisons (Gründe) de ne pas montrer son Grund (son fondement ou son cul), elle sait, au rebours des femmes féministes, c'est-a-dire des hommes, qu'il n'y a pas de vérité.

[8] Nessus c'est le Centaure qui, pour se venger d'Héraclès, lui fait donner par Dejanire qu'il tenta de violer, un soit-disant philtre d'amour trempé dans son sang et dans son sperme ; mais c'est d'une tunique empoisonnée qu'Héraclès se revêt, elle s'attache à son corps et il ne peut l'arracher sans enlever des lambeaux de chair de telle sorte qu'il finit, de douleur, par se brûler vif

[9] Cf. Nietzsche et la musique de C,. Liébert, F. Nietzshe II Bouquins, op. cit, article auquel nous empuntons ces informations.

[10] Cf., ainsi que le fait, à propos de Nietzsche, A. Comte Sponville in Pourouoi nous se sommes pas nietzschéen ? 

 
 

 

 

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