La représentation de l'horreur

 

La représentation de l'horreur

 

 

Le fond des choses est horrible. J. Chardonne.

Nous avons l'art pour ne pas mourir de la vérité. Nietzsche

 

 

 

Horrere, en latin, c’est se hérisser et trembler d’effroi. L’horreur est en effet un affect puissant, le superlatif de la peur provoquée essentiellement par la vision du sexe et de la mort. Dire qu’elle est au fond des choses laisse à penser qu’elle est une affaire trop sérieuse pour être laissée aux amateurs de pathétique et de frissons. Derrière le voile de la représentation, disait Schopenhauer, il y a, au fond, le monde que nous vivons, que nous souffrons et dont nous souffrons, celui qu’il appelle le monde comme volonté.

 

Dans le vaste champ de l’horreur ne faut-il pas cependant établir quelques distinctions ? Les vagissements des nouveau-nés font écho aux râles des agonisants disait Lucrèce, l'horreur est devant nous, elle est derrière nous et l’on y revient toujours... A côté de celle qui vient du monde, il y a celle qui vient des hommes et celle qui vient des hommes est sans doute plus terrifiante que tout autre. Mais là encore il faut distinguer, elle peut être aussi bien l’objet de crainte et d’épouvante que de désir et de fascination.  L'horreur peut ainsi être recherchée pour elle-même et mise en spectacle -ainsi les monstres, les grands criminels libertins de Sade au château de Silling- mais elle peut-être aussi pratiquée à froid et de façon irréfléchie, en respectant les règles strictes de la rationalité instrumentale. L'horreur et l'effroi sont alors suscités par la stéréotypie et l’impersonnalité des bureaucrates, par l’oubli fondamental dans lequel ils sont de l’appartenance à un monde commun. Les fonctionnaires du troisième Reich ne ressemblent-ils pas plus souvent aux personnages de Kafka qu’à ceux de Sade ? Ce n’étaient pas des monstres, ils avaient notre visage, écrit Primo Levi. À côté de l'horreur réelle il y a enfin celle qui est seulement jouée ou esthétiquement représentée, expression qui, elle aussi, nous le verrons, est loin d’être univoque.

 

Mais l'art n’est-il pas justement la parade imaginée par l’homme pour contenir toutes les espèces de l’horreur ? C’est ce que semble signifier la citation de Nietzsche mise ici en exergue. La représentation artistique serait alors un exutoire, un exorcisme ou une conjuration de l'horreur, un anti-destin comme le dit Malraux. Et chez Nietzsche c’est le cas, semble-t-il, non seulement de l'art des œuvres d'art, mais d’abord du grand art et du grand jeu de la vie que le cas du funambule exemplifie[1] : n’est-ce pas son art et son style qui donnent aux gestes de parade du danseur de corde, sa nécessité, sa souveraine perfection, et qui le préservent de verser dans l'abîme ? L'allemand de Nietzsche dit d'ailleurs : Wir haben die Kunst, damit wir nicht an der Wahrheit zugrunde gehen  ce qu'on peut traduire plus exactement par “ pour ne pas être coulé au fond par la vérité... ” Mais l'art ne fait pas seulement écran à la vérité (c'est la thèse de Freud dans Medusenhaupt –la tête de méduse[2]- ); s'il nous en protège c'est aussi parce qu'il la révèle, se mesure à elle, ouvre sur elle.

 

Représentation et horreur auraient donc partie liée. Quatre motifs sont plus particulièrement à l’origine du choix de ce titre.

 

1- La représentation à l’épreuve

 

L'expérience de l'horreur semble incompatible avec la distance qu'implique la représentation. Mettre à l'épreuve la représentation et remettre en honneur cette notion si souvent décriée par la pensée contemporaine, voilà ce qui a été certainement un des premiers motifs de notre choix.

 

La notion de représentation, d'une part, on le sait, couvre tout le champ de l'expérience humaine, elle a des enjeux considérables et pourtant elle est l’objet de certaines critiques. Nous allons le montrer.

 

Dans le domaine théorique (la théôria c'est un des théâtres de la représentation[3]) pour utiliser la classification aristotélicienne, elle est au centre du débat philosophique par excellence, celui qui oppose le réalisme pour lequel la représentation doit se régler sur la res, la chose ou la réalité -elle en est le reflet- et l'idéalisme pour lequel la réalité n'est pas dissociable de la représentation qu'on en a et n'apparaît qu'à travers les opérations de sélection, de découpage, d'analyse et de synthèse effectuées par nos facultés représentatives.

 

Dans le domaine pratique, la conscience que nous avons de nous-mêmes aussi bien que la conscience que la société prend d'elle même se construisent autour de l'image qu'ils se donnent d'eux-mêmes : l'image spéculaire, l'image que nous donne le miroir[4] et qui nous permet de nous voir comme les autres nous voient, l'image qui produit un dédoublement qui fonde la conscience que nous avons de nous-mêmes et autour de laquelle nous construisons notre personnage, a son équivalent dans les images que la société se donne d'elle-même dans un théâtre ou un spectacle permanent. Les hommes que nous sommes ne sont-ils pas les descendants de l’Homo sapiens sapiens, de l’homme qui est muni de cette boucle supplémentaire qui fait qu’il sait qu’il sait ? L'image est la matrice de toute institution et il n'y a pas de société sans image, sans tout un système de représentation collective qui sont autant de figuration de l'invisible : c'est par exemple l'instance institutionnelle de l'Etat qui permet à la Nation qui est de l'ordre de l'immédiat, du vécu, de l'affectif (Nation, de nascere, naître) de se réfléchir, de se voir et de se penser. La représentation est donc bien la matrice de notre identité et aussi le mode sur lequel nous nous libérons de ce qui est sans image : de l'infra-humain, du chaos et de la mort, comme du supra-humain, de la transcendance et du sacré.

 

Dans le domaine poétique enfin tous les débats autour de la poiètikè techné (technique productrice) qui, avant d'être le nom d'une technique particulière, est le nom générique de l'art, s'organisent depuis Aristote autour de la notion de la mimésis c'est-à-dire de la représentation.

 

Et pourtant on pourrait lire toute l'histoire ou toute l'aventure de la pensée moderne comme une tentative toujours recommencée pour critiquer et se libérer de la représentation. L'histoire de la représentation vieille maladie de la philosophie occidentale écrit Deleuze dans une phrase emblématique.

 

C'est, d’une certaine façon, cette maladie que dénonce Heidegger[5] dans sa lecture de Descartes et de la philosophie moderne de la subjectivité pour laquelle le réel est rapporté au sujet, est mesuré à la représentation. Se représenter c'est toujours tenir en suspicion ce qui se présente pour l'assurer, le mettre en sûreté en le rapportant à l'évidence du sujet pensant, du cogito, du Je pense. Est réel ce qui correspond à mes idées claires et distinctes, c’est l’ontologie selon Descartes, est réel ce qu'on peut mesurer, c’est la parole de Max Planck que citera Heidegger... La représentatéité est le critère de la présence du présent, le mode de la présence de tout étant. Aussi le monde de Descartes est un monde qui n'est à la mesure que de l'entendement, il n'est pas celui que nous habitons et auquel nous sommes extatiquement exposés, ce que montrera Sein und Zeit.

 

Penser, en effet, pour Heidegger, c'est être arraché à ce monde représenté pour être confronté à l'irreprésentabilité du réel, à l'impensé du fait de l'existence. La philosophie est d'abord fille de l'étonnement ; ce qui la met en route est une affection, un pathos, une stupeur devant le il y a, la merveille des merveilles, devant l'événement et l'avènement de l'être. Méditer en philosophe, écrivait en ce sens Valéry, c'est revenir du familier à l'étrange et dans l'étrange rencontrer le réel.

 

C'est la même maladie qui est dénoncée par Nietzsche lui qui n'a pas cessé de critiquer le système des représentations par lesquelles nous nous protégeons de la vie et de vouloir redonner à la pensée le goût du risque et du danger. Qu'est-ce que connaître ? demande-t-il ? Connaître, c'est reconnaître, c'est identifier le réel, ramener l'étrange au familier, le différent à l'identique, l'altérité du réel à la mêmeté de la représentation. Le langage qui donne une valeur objective à la représentation est un procès d'identification et de sublimation qui fonctionne à la peur et constitue comme un voile, un écran qui nous écarte et nous protège du flux chaotique du devenir : la représentation contre le réel, c'est Apollon contre Dionysos.

 

Maladie que dénonce Marx et à Freud pour lesquels les systèmes de représentation conscients sont autant de falsification du réel : dès que l'on prend conscience il se produit une falsification, refoulement des pulsions ou chambre noire de l'idéologie, le monde tel qu'il nous apparaît est sens dessus dessous.

 

Mais cette maladie ne concerne pas seulement la philosophie. L'histoire des arts depuis plus d'un siècle mais aussi l'histoire des sciences, nous exposent l'ampleur et l'intensité de la métamorphose de la représentation héritée de la Renaissance. L’espace des géométries non-euclidiennes aussi bien que celui de la peinture non-figurative renvoient, dit J. J. Goux, à un sujet opératif et non plus à un sujet focal (foyer et miroir du monde). La représentation apparaîtrait ainsi, à la limite, comme un concept surannée et vieilli.

 

Et c'est jusque dans la culture de masse des sociétés démocratiques que la priorité est donnée aujourd'hui au vécu, au saignant, au direct comme si on voulait neutraliser la distance, l'écart, le recul, abolir la médiation qu'introduit nécessairement la représentation, comme si on voulait briser le miroir de la représentation[6] pour accéder par effraction à la réalité du réel ou pour retrouver sous ce "moi" qui se voyait et se croyait "un", notre être formé d'une pluralité de pulsions et de forces. N’est-ce pas ainsi que le  jeune Dionysos –et la petite Alice elle-même- firent usage du miroir ?

 

Mais il est clair qu'on ne sort pas par un coup de tête du monde de la représentation quel que soit le sens que l'on donne à ce concept (fait de conscience ou objet offert au regard) et c'est pour en mesurer la nécessité et les limites que nous avons voulu le confronter à l'expérience de l'horreur qui en constitue d'une certaine façon le contraire, qui la met en jeu et qui en montre les enjeux.

 

L'expérience de l'horreur permet en effet de mettre à l'épreuve le concept de représentation dans la mesure où le re -et il faudrait mettre à chaque fois un tiret- signifie aussi l'articulation, l'opposition, la coupure, le dédoublement, le recul, la distance, la séparation, le vis-à-vis d'un sujet et d'un objet alors que l'horreur qui terrifie, atterre c'est-à-dire proprement met à terre, angoisse i.e. prend à la gorge provoque toujours l'identification de la pitié ou de la compassion, l'hypnose, la transe, l’emportement, l'hystérie collective, la fusion et la confusion.  Elle oblitère la coupure sémiotique qui sépare le signe de la chose ; elle est l'autre de la représentation, ce qui n'accède pas à la scène, ce qui demeure ob-scène. Le spectacle de l'horreur coupe la parole, la désarticule, interdit la symbolisation et l'esprit critique.

 

Le se représenter enveloppe par excellence, au contraire, un rapport théorique au sens étymologique du terme, c'est-à-dire un rapport d'observation conçu sur le modèle de la vision. Le sens de la vision est éminemment celui qui, sans être affecté par son objet, nous laisse à distance et en retrait, dans une relation d'extériorité à l'égard de ce qu'on appelle justement un objet (ob-jectum : ce qui est placé là devant moi et qui me fait face): Noli me tangere, ne touche pas, ça se regarde, ça se contemple, ça s'observe, de l'extérieur en gardant la bonne distance. L'expérience de l'horreur, au contraire, déstabilise et ruine l'assurance et la sécurité du spectateur, elle anéantit la distance au profit de l'identification compassionnelle, de la participation, et, à la limite, de la folie. L'intrusion du réel absolu expulse de toute sécurité familière, fracasse ou fait éclater le miroir de la représentation : la méduse -incarnation de l'horreur- pétrifie : on ne peut regarder l'horreur en face.  C'est pourtant le propos du théâtre de la cruauté d'Artaud, par exemple, de chercher à abolir la coupure sémiotique, celle qui sépare le signe de la chose et à retourner en deçà de la représentation et c'est ce dont témoigne aussi ses éructations de poète. Mais n'est-ce pas aussi ce que cherchent les rockers et aujourd'hui les teufeurs dans les rave-party ? Au champ, la vie, la vraie ! ou comme on disait en 68 : sous les pavés, la plage !

 

Contre toutes les tentatives d'ensauvagement de l'art, contre le dionysisme sauvage, il s'agira de montrer qu'on ne sort jamais du jeu et de la représentation, du jeu de la représentation et que la volonté de coïncider avec la vie est, peut-être, le comble de l'imposture. Même l'horreur, on ne peut l'approcher que dans et par la représentation.

 

2-   La représentation et la mort

 

Le deuxième motif de ce choix procède d'un éblouissement celui qui fulgure entre la représentation et la mort. Le rapport entre le langage et la mort éblouit, écrit Heidegger, mais il demeure impensé. Plutôt que d'avoir la prétention, ici d'argumenter, contentons-nous de remarquer que la représentation, au moyen âge, c'est aussi le nom d'un rituel funéraire, représentation c'est le double, la figure ou l'effigie en cire du roi mort, le mannequin de cire qui tient la place du mort, du roi mort[7]. Cela laisse apparaître que l'absence, le non-être ou la mort pourrait être le mobile et le motif de toute représentation, que le rapport entre la représentation et cette modalité de l'horreur ne serait donc pas contingent ou accidentel mais nécessaire et essentiel. L'homme se représente ce qui n'est pas, ce qui n'est plus, il double le cadavre du roi de sa représentation qui fait écran à la mort, à cette mort qu'il se re-présente. L'homme, disait Valéry, a inventé le pouvoir des choses absentes, par quoi il s'est rendu puissant et misérable.

 

Cette acception du mot a l'avantage de mettre en évidence l'ambiguïté du concept de représentation tendu entre l'effet de présence qu'il rend possible et l'absence qui le fonde et le hante.

 

Le re de représentation a d'abord en effet un sens intensif et non itératif ; la représentation rend visible et concrète la réalité qu'elle représente, elle l'expose ou l'exhibe, elle sort la présence de son enfouissement dans l'immédiateté pour la faire valoir, la souligner, elle suggère donc dans tous les cas une présence comme c'est particulièrement le cas dans son emploi au théâtre où la virtualité qu'est la pièce ne devient réelle que dans la représentation.

 

Mais si l'on donne au re sa valeur initialement itérative ou répétitive, la représentation vient doubler ou se substituer ou tenir lieu de la réalité qu'elle représente. À la métaphore théâtrale se substitue la métaphore diplomatique, la représentation c'est la vicariance (vicarius = remplaçant) ou la lieutenance qui évoque alors une absence. Mais il est clair pourtant que ces deux sens opposés, l'intensif et l'itératif, renvoient l'un à l'autre de telle sorte que l'on pourrait rappeler le mot de Pascal et l'appliquer à la représentation en général, apparentée, pour la logique de Port-royal au genre du signe (La logique de Port-royal, I, VI, 81) : tout portrait porte présence et absence, plaisir et déplaisir.  La réalité exclut absence et déplaisir.

La représentation a partie liée à l'absence et à la mort qui sont à la fois et dans des proportions diverses défiées et déniée[8]. Dans ce genre de rituel funéraire que l'on retrouve dans toutes les cultures du monde, il s'agit plutôt de maîtriser et de dénier (reconnaissance négative du refoulé qui n'est donc pas accepté) l'événement traumatique de la mort, de régler le passage du cadavre putrescent, objet instable, menaçant entre tous, à la propreté et à la stabilité du squelette.

 

On trouve une confirmation de ce lien intime de la représentation et de l'horreur dans la colère sublime de Malevitch, un des initiateurs de la peinture abstraite ou non-figurative, l'auteur en 1915, au plus  noir d’une histoire qui ouvre le XXè siècle, du carré noir sur fond blanc et, en 1918, du carré blanc sur fond blanc. Après avoir vu ce qu'il appelle la vie face à face, il va s'acharner, tel un nouveau Moïse, à dénoncer la représentation, à briser les fétiches funéraires que multiplie obstinément la peinture représentative.

 

La représentation est toujours, pense-t-il, représentation pour la mort et l’on retrouvera un peu cette thèse chez R. Barthes, à propos de la photographie. À la peinture de mort, il oppose ainsi toujours la peinture de vie. La représentation picturale est une peinture funéraire du rappel, du souvenir posthume, une tentative de compenser une perte par la réduplication, la répétition et la conservation obsessionnelle du modèle. Ce n'est que dans la non-figuration que peut exister un rapport avec la vie, avec le sans visage primordial ou avec ce qu'il appelle l'infini. Et Malevitch de faire écho à la prescription iconoclaste de l'Ancien testament dans cette affirmation, par exemple : La vie et l'infini sont pour l'homme dans le fait qu'il ne peut rien représenterLe monde messianique disait le Zohar (livre de l'ancienne Kabbale, XIIe) sera un monde sans image.

 

3-L’art exercice de la cruauté

 

Mon troisième motif vient du constat que dans l'histoire de la représentation (comme objet offert au regard), la représentation de l'horreur n'est pas un secteur ou une partie bien délimitée de la représentation artistique, elle en est le fond manifeste ou latent, ce qui donne à l'art sa force déstabilisatrice et sa puissance d'étrangement, de défamiliarisation, le beau (n’étant) que le commencement du terrible (Rilke). Il n'y a donc pas de peinture ou de cinéma qui ne soit de l'image ordonnée à une altérité extrême, à un fond d'invisibilité. L'art est fait pour troubler dit Braque et pour lutter contre l'indifférence de nos regards, il n'y a pas de surface vraiment belle sans une terrifiante profondeur écrivait Nietzsche. Mettre à jour cette dimension d'effroi qui est dissimulée et latente dans toute œuvre ne relève pas d'une complaisance morbide, décadente, d'un goût pica fin de siècle mais renvoie à une histoire immémoriale et à une réalité métaphysique. L'homme qui fait tout pour effacer les traces et les signes de la mort  est en même temps l'être pour la mort, celui qui demeure fasciné par ce qui le détruit et qui n'existe que dans l'absence d'issue de la mort. Tel est le paradoxe, les hommes ont soif d'impressions vives, ils recherchent un plaisir mêlé d'horreur, ils ont un goût stupéfiant pour les combats de gladiateurs et pour les spectacles de supplices dans lesquels l'horreur, si elle n'est pas jouée mais réelle est néanmoins réglée, ritualisée, mise en scène et en ce sens représentée (au sens intensif).

 

Toute l'histoire de l'art témoigne de la même hantise, elle est l'histoire d'une confrontation à l'abîme oublié. "Presque tout ce que nous appelons "culture supérieure" écrit Nietzsche, repose sur la spiritualisation et l'approfondissement de la cruauté... sans cruauté par de réjouissance, voilà ce que nous enseigne le plus cruel de tous les animaux... C'est en assistant à des tragédies, à des combats de taureaux et à des crucifixions que jusqu'à présent l'homme s'est senti le plus à l'aise sur la terre ; et lorsqu'il inventa l'enfer, ce fut en vérité son paradis.”  Que le raffinement de la cruauté soit l'une des sources de l'art, toute l'histoire de la peinture pourrait en témoigner : décapitation d'Holopherne par Judith ou de St Jean-Baptiste par Salomé, crucifixions, piétas, massacres des innocents, bœufs écorchés de Rembrandt ou de Soutine, horreurs de la guerre gravées par Goya, l'art est bien pour beaucoup un exercice de la cruauté[9]. Il n'y a pas jusqu'au fond sanglant et indifférencié dont nous sommes issus qui ne doive être représenté. Dans L'origine du monde, le cadrage très serré du tableau de Courbet nous oblige à voir ce que l'on n’avait jamais vu, la bouche d'ombre, l'abîme féminin au milieu de l'abondante toison, broussailleuse et féline. “ Horreur ! horreur ! horreur ! ainsi s’exclamait Kurtz face à une autre espèce de l’altérité, parvenu au cœur des ténèbres.  Rien de plus important pourtant que cette révélation, l’effroi n’est-il pas ce qu’il y a de meilleur en l’homme (Goethe) ? Rien de plus important pour l'homme, écrit Bataille, que de se reconnaître lié à ce qui lui fait le plus horreur. S’exprime ici un désir lancinant qui traverse toute la modernité, désir de retrouver sous la Grèce classique, la Grèce archaïque, derrière Thésée, le vainqueur du Minotaure, la Crète et son labyrinthe, désir de retour à la barbarie et à la cruauté, désir de retrouver le sang rouge (cruor) et le crudité (crudus) de la vie.

 

4-  L’attentat contre la représentation

 

Notre quatrième motif nous a bien évidemment été dicté par l'actualité, par l'événement traumatique et catastrophique que nous avons vécu. Un événement est ce qui vient bousculer ou bouleverser la représentation que nous avions du monde, ce qui fait échec à toute compréhension, comme c'est le cas de cet immense soulèvement de haine à notre égard. Un événement est toujours le surgissement imprévisible d'un réel, d'un surcroît[10] d'être qui vient troubler et déconcerter la connaissance et la représentation. Un événement est ce qui suspend le principe de raison ou, en tous cas, ce dont l'intelligibilité ne peut être que rétrospective. Un événement est ce qui casse en deux l'histoire que l'on vit et nous oblige à reconfigurer le monde. Catastrophe c'est renversement, retournement, bouleversement dans lequel le kata marque à la fois le mouvement de haut en bas et l'achèvement du processus délétère, comme c'est le cas du dénouement tragique dans la tradition du théâtre grec. Il est sans doute encore trop tôt pour se représenter l'événement, contentons-nous de soutenir par provision que ce que ce qui donne son caractère horrifique, terrifiant et sublime à la catastrophe du 11 septembre c'est que cet attentat est un attentat contre la représentation, en tous les sens que l'on peut donner à ce terme.

 

a). C'est par des cataclysmes naturels (déluge, tremblements de terre, éruptions volcaniques, raz-de-marée) que le Dieu de l'Ancien Testament purifiait périodiquement la terre des vices et de la corruption des idolâtres. Dans sa grandeur et sa monstruosité, l'hyperterrorisme d'Al Qaida a bien eu l'intention de prendre le relais de la vengeance et de la colère divine. Hyperterrorisme, car il s'agit bien d'un terrorisme d'un nouveau genre[11] : aucune revendication territoriale, aucun message à attendre, rien à négocier. Dans la perspective de la guerre totale et apocalyptique, l'ange exterminateur ne cherche qu'à détruire, jamais à composer, à détruire comme détruisaient Netchaiev et les nihilistes russes mis en scène par Dostoïevski, à purifier la terre -et la terre sacrée d'Arabie d'abord- de la présence des infidèles. Hyperterrorisme qui s'exprime dans la grandeur absolue des moyens mis en œuvre. S'il importe d'être sublime en quelque genre, disait Diderot, c'est surtout en mal.  Avec quelle perfection Al Qaida a rempli ce programme ! L’Organisation secrète a brouillé les cartes du vice et de la vertu, effacé l'opposition du meurtre et du suicide, de l'héroïsme et de l'ignominie, de la force d'âme et du ressentiment.  L'anéantissement auquel elle s'est livrée est proprement sublime, au sens où Hegel l'entendait : la manifestation de l'infini a anéanti la manifestation elle-même, la représentation a été celle de l'effondrement de la représentation. Longin disait déjà : quand le sublime vient à éclater où il faut, c'est comme la foudre : il disperse tout sur son passage. La restauration du califat, l'application de la charia, l'enfermement des femmes, l'extermination des idolâtres et des iconolâtres, de telles tâches, exigeaient des djihadistes qu'ils soient sublimes dans le crime.

 

b) S'attaquer à la représentation, c'était d'abord s'attaquer à ce que représente l'Amérique.  Avec un sens très sûr du symbole, les martyrs se sont jetés vivants sur les signes géants de sa puissance militaire, politique et financière des USA, sur les icônes de l'Amérique, ainsi que l'a confirmé le commanditaire présumé des attentats. On ne soulignera jamais assez la représentativité symbolique de ces tours manifestations de l'hubris, de la démesure de l'individu occidental. Les islamistes ne pouvaient les voir que comme des tours de Babel et de Babylone déjà frappées par le doigt de Dieu. Ces tours jumelles, clonées l'une sur l'autre, disait Baudrillard, renvoyant l'une à l'autre étaient le symbole de l'interchangeabilité absolue des valeurs, de la domination absolue de la valeur qui ne pouvait être que défié, absolument.

 

c). Attaquer la représentation c'était aussi attaquer le spectacle de la société du spectacle, le spectacle d'une société dans laquelle l'exportation de la production cinématographique occupe le deuxième rang, juste après l'aéronautique. Or on sait que cette production au service de la pulsion de mort est, pour l'essentiel, dominée par une extrême brutalité et qu'elle provoque, chez les spectateurs, un effacement progressif de la limite entre la fiction et la réalité[12]. Or voici que, cette fois-ci, le cinéma est rattrapé par la réalité et que des terroristes sans visage, des donneurs de mort encagoulés retournent à l'envoyeur, comme un boomerang ou un retour de flamme, le spectacle de la civilisation du spectacle. L'imitateur, le miméticien tient de nouveau son miroir diabolique et la gorgone qui pétrifie et porte la mort dans les yeux s’y regarde et en se regardant, explose.

 

La fiction cinématographique du film catastrophe made in USA a été ainsi rattrapée et frappée de plein fouet par la réalité, par un réel depuis longtemps soigneusement refoulé et forclos, (c'est-à-dire aboli, sans laisser de traces ni de mots).  En tendant un miroir à l'Amérique, les islamistes ont fait voler en éclats et crever la bulle ou déchirer le cocon de la représentation, celui à l'intérieur duquel vivait un peuple épargné et surprotégé, un peuple qui depuis longtemps avait confondu la guerre avec un jeu vidéo. Pour retourner le spectacle contre lui-même il leur suffisait de faire de leur propre mort une arme absolue contre un système qui vivait justement de l’exclusion de la mort.

 

Ces images volées à la réalité qui coupaient la parole au commentaire  ont constitué pourtant aussi un grand spectacle dans lequel la réalité avait comme absorbé l’énergie de la fiction pour devenir elle-même la plus spectaculaire des fictions.  Le plus grand scénario de l'histoire des médias, les premières images d'un film muet à la puissance hypnotique, ont été filmé en direct par CNN ; mais ils avaient été conçus par un enfant adultérin de la CIA et du système saoudien. Ces images filmées ont été en effet construites et mises en scène par une instance meurtrière et abstraite qui aura imposé son propre scénario et pris la télévision en otage. Il lui aura imposé ses propres choix symboliques et son propre timing[13] et aura finalement décidé de la guerre. Et depuis, tous les jours, piégés, nous ne cessons de jouer ce scénario qui a été écrit par d'autres que nous. Même en leur donnant la mort, nous accomplissons encore leur propre dessein.

 

Piètre revanche : en mettant en boucle ces images pendant 77 heures, en censurant puritainement toute image de mort, d'horreur et de charnier, en faisant disparaître toute image des “ disparus ” -seules les images des corps courbés comme de noires virgules sautant par dizaine des fenêtres du 100e étage nous rappelaient la dimension humaine du spectacle-, le pouvoir US a tenté de se réapproprier ces images.  Évacuer systématiquement la mort, éviter tout face à face avec “ la vérité ”, c’est non seulement communier avec l’adversaire dans une même dénégation du corps (annulation d’éros pour les uns, de thanatos pour les autres), c’est non seulement rendre impossible tout travail de symbolisation (comment l’Amérique pourrait-elle dans ces conditions donner le jour à la beauté convulsive d’un Guernica ?), mais c’est surtout aussi interdire tout travail de deuil. Cela permet évidemment d’alimenter la haine et la vengeance et d’autoriser à bombarder, à massacrer sans trop d’états d’âme les petits et les innocents qu’on ne peut éviter.

 

d) Mais ce qui nous donne très précisément ici le vertige c'est que l'ennemi a surgi de l'intérieur. Ce n'est donc pas d'un clash des cultures qu'il s'agit, comme l'avait prophétisé Samuel Huntington en réponse à Fukuyama mais plutôt de l'exploitation d'une division interne à notre culture qui est à la fois grecque et hébraïque et qui est tout entière traversée par un affrontement au sujet de la représentation et de l'image. Ce qui rend troublant les événements dramatiques que nous avons vécus, c'est que cette fois-ci, l'ennemi n'est pas à l'extérieur, il n'est pas seulement l'autre diabolique que l'on pourrait identifier, circonscrire et neutraliser, il est le même que nous. Hitler a dit un jour à Rauschning qu'il n'y avait pas place sur la terre pour deux peuples élus, pour deux peuples liés par le sang, porteurs de l'histoire universelle, ancrés dans le mythe, ayant tous deux la vocation de l'holocauste et de l'apocalypse, et c'est comme dirait Girard la rivalité mimétique entre le juif et l'aryen qui explique sans doute l'horreur extrême, l'horreur programmée, calculée et industrialisée de la solution finale. Ne sommes-nous pas aujourd'hui dans le même cas de figure ? N'assistons-nous pas à l'affrontement en miroir de deux monothéisme, iconodules contre iconoclastes ?

Le discours du Président américain, dans ses premiers moments en tout cas, est la réponse en miroir à celui de son adversaire sans visage : la croisade, le conflit monumental du bien et du mal, la croyance à une vie sans mort... mais comment dans ces conditions identifier l'ennemi ? Il est l'identique[14] et non l'autre, il a, de plus, été entièrement fabriqué par la superpuissance mondiale qui, pour avoir atteint un tel point de perfection et donc de vulnérabilité, devait un jour appeler une si totale volonté de destruction et s’en rendre complice. Impossible donc de concevoir la guerre en termes de rapports de force. L’ennemi est cette fois-ci un virus et un double, présent partout sur le territoire, à l'intérieur des avions de ligne régulière, il infiltre tous les réseaux de surveillance, détourne à son profit tous les circuits bancaires, prend à revers toute stratégie de défense. Depuis le 11 septembre, nous savons -et l'orgueilleuse Amérique d'abord- qu'il n'y a nulle part de sanctuaire et que nous habitons tous une cité sans rempart.

 

e) L'enjeu de cette rivalité a donc pour objet l'image ou la représentation. S'attaquer à la représentation a en effet un sens religieux et iconoclaste et les islamistes se sont attaqués aux tours de Manhattan comme, un an au paravent, les talibans s'étaient attaqués aux bouddhas géants de Bamiyan. Ces statues pour la première fois, dans l'aire gréco-bouddhiste du Gandhara, avaient donné à celui qui dénonçait le monde de l'apparence, le visage grec du dieu de la belle apparence : Apollon. Mais rien n'était en tout cas ici idolâtre, et s'il y a eu idolâtrie, c'était bien du côté de ses curieux étudiants en théologie qui considèrent encore le Coran comme une présence littérale absolue, totalement fermée au travail de l'ijtijad (interprétation). Mais les Twin Towers qui escaladaient le ciel comme de gigantesques Totem et le reflétaient de toutes ses vitres biseautées étaient aussi le miroir de Narcisse dans lequel l'Amérique contemplait sa propre puissance  : elles pouvaient donc avoir exactement le statut de ce que ce qui est frappé d'interdit et de malédiction dans le deuxième commandement du Décalogue. L'interdit frappe dans la Bible non pas n'importe quelle représentation, elle ne s'en prend pas à l'image mais à ces images sculptées faites de main d'homme qui justement ne représentent rien, ne sont l'image de rien ou ne renvoient à rien d'autre qu'à elles-mêmes. C'est parce qu'elles ne valent que pour elles-mêmes, que ces stèles fermées faites de matériaux précieux et durables dont parle la Bible, c'est parce qu'elles sont des présences pleine, parfaites, complètes, massives dans lesquelles rien ne s'ouvre ni œil, ni oreille, ni bouche qu'elles constituent ce que les Grecs appelaient des idoles, des eidola. Nul besoin d'épiloguer, Manhattan, le coeur battant du monde a pu être perçu comme étant le lieu contre-nature où l'argent fait des petits, comme le lieu où le désir d'enrichissement a perdu sa limite, son ancrage, sa finalité et où la sauvagerie du marché se dévore lui-même sans autre but que son accroissement infini et insensé. L'implosion, l'effondrement formidable dans des tonnes de poussière de ces tours calcinés avaient, à n'en pas douter, une dimension religieuse et sacrée qui d'un coup a excédé pour toujours l'ordinaire des représentations médiatiques.

 

Une fois admis le lien de fait, à la fois irrécusable et paradoxal de la représentation et de l'horreur, on peut s'interroger d'abord sur son fondement, ensuite sur ses effets et enfin sur ses modalités en posant trois questions :

 

Une question théorique, explicite déjà, chez St Augustin dans les confessions (VI, 7), posée par lui à propos du goût des jeux du cirque de son ami Alypius : comment comprendre cet appétit de cruauté que l'on rencontre chez tous ceux qui se précipitent à certains spectacles ?

 

Une question pratique au sens aristotélicien du terme, c'est-à-dire une question à la fois morale et politique : la représentation de la violence et de l'emportement sexuel ne sont-ils pas par eux-mêmes dangereux pour l'individu comme pour la cité ? Quel usage faut-il faire, par exemple des contes cruels que l'on raconte ou que l'on montre aux enfants, mais aussi des jeux vidéo qui sont tous des jeux de massacre, sans parler de la brutalité des émissions télévisuelles ?

 

Une question poétique enfin : peut-on d'abord représenter l'horreur au sens du  mal absolu ? Cette question signifie deux choses : est-il possible, par exemple de figurer (fingere) la mort de trois milles personnes dans une chambre à gaz ou de six mille personnes calcinées dans l'implosion de tours en fusion ? L'horreur ne nous laisse-t-elle pas sans voix ? Mais aussi, si cela s'avérait possible, cela serait-t-il légitime ? N'y aurait-il pas quelque chose d'obscène à vouloir représenter, par exemple, la Shoah ou Hiroshima ? Et si cela était à la fois possible et légitime, sous quel mode présenter ce qui défie la représentation ? La représentation de la mort n'est-elle pas la mort de la représentation ?

 

I. Théorie : la fascination de l'horreur.

 

Au livre IV de la République (439e-440a), Platon évoque un personnage -Léontios- qui passe, au Pirée, devant des cadavres suppliciés: En même temps qu'un vif désir de les voir, il éprouva de la répugnance et se détourna ; pendant quelques instants il lutta contre lui-même et se couvrit le visage ; mais à la fin, vaincu par le désir, (épithumia) il ouvrit tout grands les yeux, et courant vers les cadavres, il s'écria : voilà pour vous, mauvais génies (kakodaimonès), dit-il, emplissez-vous de ce beau spectacle".

Tout n'est-il pas dit dans ce passage de Platon ?

 

Le cadavre c'est la décomposition, l'instabilité, l'informe, la mort, il emblématise le genre des choses horribles qui, selon l'étymologie, provoquent le hérissement, le frissonnement, le tremblement. Mais malgré cette épouvante, et après s'être, comme Moïse devant le buisson ardent, recouvert la face de son manteau, Léontios, dominé par la pulsion scopique du voyeur, finit par se repaître du spectacle et dévore des yeux les cadavres suppliciés. 

Le cadavre qui fait trembler et qui fascine appartient, selon R. Otto, en tant que tremendum et fascinans, au sacer, au sacré. Le sacré, qu'il soit haut ou bas, divin ou diabolique est toujours cette irruption monstrueuse du réel qui vient tout à coup déranger la tranquillité satisfaite du monde rassurant que nous nous sommes constitué et qui provoque des réactions ambivalentes, le dégoût et le goût pour le dégoût.

 

Et quoi de plus commun que ce goût du sang ? Les honnêtes gens que nous sommes ne sommes-nous pas tous comme Léontios ? Ne finissons-nous pas par nous précipiter et nous agglutiner, comme des mouches, autour des blessés et des morts dès que, quelque part, il y a ce qu'on appelle, un accident ?

 

Platon, on le sait, condamne et frappe d'interdit ce désir qui émane de la partie sensible et irrationnelle de notre âme. Toute la République de Platon est un gigantesque dispositif destiné à censurer de façon policière non seulement la vision directe mais la représentation de la violence et de la passion qui est par excellence  le fait de la tragédie. Au livre III, on le sait, les poètes tragiques[15], avec les plus grands honneurs sans doute, sont éconduits, reconduits aux portes de la cité (398 b).

 

Ce qui était un symptôme de maladie et de faiblesse pour Platon devient, à l'autre bout de la philosophie, un symptôme de santé et de force. C'est le monde étriqué des hommes mutilés que nous sommes, celui de la mort refoulée et rentrée, qui sue l'affolement et l'angoisse. Ne rien éluder, vivre à hauteur de mort, est au contraire le signe de la grande santé. Cette thèse est celle de Hegel, celle de Nietzsche, on la trouve aussi chez Bataille. La grande santé, au rebours de l'escamotage idéaliste, consiste à regarder en face ce qu'il peut y avoir de destructeur et de cruel au fond de l'existence et à affirmer la vie jusque dans la mort. Dans la mesure où ils le peuvent... écrit Bataille, les hommes recherchent les plus grandes pertes et les plus grands dangers comme s'ils étaient faits non pour le plaisir mais pour l'héroïsme, non pour l'accumulation mais pour la dépense et la ruine. La séduction extrême, écrit-il aussi, est peut-être à la limite de l'horreur. L'horreur séduit, elle fascine, elle possède celui qui y cède et le conduit (se-ducere) au silence de la volonté. Cette attirance désintéressée, vertigineuse et sans fond vers la mort est celle que portent au langage Baudelaire et Sade, par exemple ; plus qu'aucun autre, ils ont su faire ce qui demande le plus de force : maintenir ce qu'il y a de plus terrible, maintenir l'œuvre de la mort, pour reprendre les mots de Hegel.  Mais comment se maintenir en la mort ou comment regarder la mort en face (Hegel) ? Comment être soi-même la joie éternelle du devenir, joie qui enferme en elle la joie de détruire comme le dit Nietzsche ? Pour que l'expérience de la mort soit possible, il faudrait se regarder cesser d'être ce qui est évidemment impossible.

 

C'est à cette difficulté que Bataille répond en disant : c'est par le subterfuge du spectacle ou de la représentation que l'impossible peut devenir possible[16], renouant ainsi avec la plus classique des théories, celle de la mimèsis que l'on trouve dans la poétique d'Aristote. Prenant l'exemple de la littérature la plus populaire, la littérature policière qui fait toujours fond sur la représentation du danger et de l'horreur, Bataille montre que, grâce à elle, le lecteur peut jouir par procuration du sentiment d'être en danger que nous donne l'aventure d'un autre. N'avons-nous pas ici une réponse à notre première question ? l'art est un exercice de la cruauté qui nous permet de ne rien éluder, qui nous permet de vivre à hauteur de mort, grâce au détour de la représentation.

 

II Politique des spectacles. La question de la catharsis

 

Si l’horreur est le fond des choses, la culture et le langage seraient alors là pour contenir l'horreur, en tous les sens du terme, ils la refreinent mais aussi la gardent en réserve et s’y alimentent, autant dire : ils auraient une fonction cathartique.

Les débats que pose aujourd'hui le problème de la censure de la violence et de la sexualité à la télévision n'a peut-être guère changé -mutatis mutandis- depuis l'époque de Platon et d'Aristote. Platon condamne la tragédie, Aristote la sauve au nom de sa fonction cathartique. Tout le problème ici revient donc à comprendre le lien qui peut exister entre la mimèsis et la catharsis, la représentation et la purgation.

 

Platon condamne les muthoï, les fables que les bonnes femmes racontent aux enfants pour les effrayer. Ces fables sont pourtant à la base de l'éducation aristocratique fondée sur la mimèsis, sur l'imitation de modèles exemplaires et héroïques. Mais ces mythes, quant à leurs énoncés ou à leurs contenus, sont pour Platon des mensonges, des fictions d'autant plus séduisants qu'ils se complaisent dans la violence et la sexualité et quant, à leurs formes ou à leur mode d'énonciation, ils s'opposent à la diégésis (récit) simple : ils ne sont assumés par aucun auteur ou par aucun sujet, ils commencent toujours par un : on raconte que.... Il était une fois...

 

N'est-ce pas exactement pour les mêmes raisons que certains parents critiquent aujourd'hui l'éducation traditionnelle en se demandant : pourquoi effrayer les enfants avec des histoires de loups, de sorcières, d'abandon en forêt, de séparation cruelle ? Ne faut-il pas plutôt protéger, préserver les enfants de ces récits qui risquent d'être pour eux traumatisantsÊ? Ne faut-il pas condamner cette pédagogie de la peur ?

 

Comme Aristote et contre Platon la psychanalyse répond : les muthoï et les horreurs qu'ils racontent ont une fonction pédagogique, thérapeutique, cathartique. Non, ce que racontent les contes ou les fables n'est pas rien ; oui ce qu'ils révèlent est terrible, absolument terrible. Mais l'enfant a justement besoin d'entendre que le monde est terrible et qu'il pourra y vivre. Ces histoires de sorcières et de marâtres détestées et mises à mort, cela correspond à son instinct de mort, à sa passion de détruire. C'est parce que ses pulsions sont représentées par des personnes et des situations, parce qu'elles prennent figure sous forme de monstres qu'il peut défouler son agressivité, apprendre que l'angoisse et la culpabilité qu'il connaissait à l'égard de ses propres pulsions ne le retranche pas pour autant du monde terrible et conflictuel dans lequel il est appelé à vivre. Comme un rituel initiatique les contes aguerrissent et préparent l'enfant à quitter la maison du père. Vouloir l'en préserver c'est le préparer à recourir aux narcotiques et aux drogues pour continuer à vivre dans le monde de rêve dans lequel on l'aura confiné. S'il avait joué plus souvent à colin-maillard, il saurait que la mort aux yeux bandés peut frapper à tout moment et il aurait peut-être moins peur devant la vie.

 

Cette argumentation fondée sur le rôle thérapeutique de la figuration de l'horreur est exactement celle que l'on trouve chez Aristote. C'est au livre VIII de la Politique qu'Aristote parle le plus explicitement de la catharsis, mais il s'agit de la catharsis musicale. La musique et la transe n'ont-ils pas d'ailleurs toujours été les remèdes les plus puissants dans la purgation archaïque des passions[17] ?

La musique est aussi, pour Aristote, un art représentatif, elle représente des dispositions et des affections et, parmi les différents genres de musiques, il y en a une, celle qui use de l'enivrante et dionysiaque flûte de pan, qui représente des états de possession (enthousistikaï 1340 b 34), de transe, de frayeur, de pitié, de tous ces états qui mettent les sujets hors d'eux-mêmes. Ces musiques parlent plus au corps qu'à la tête, elles stimulent ces états de transes (transire c'est voyager) mais en même temps elles les apaisent, car elle provoque un plaisir qui neutralise les troubles éveillés par les mélodies, ce qui rétablit l'équilibre de l'âme. Elles exercent donc un effet sédatif, à la manière d'une purgation, dit Aristote. Mais cette catharsis musicale ne s'adresse qu'à la partie vulgaire du public ; aussi doit-elle être distinguée de la catharsis théâtrale qui résulte de l'opération mimétique elle-même.

 

Le grand texte est celui de Poétique IV  où la question de la représentation est évoquée à propos de la question limite de l'horreur. La mimèsis dit Aristote est naturelle à tous les hommes, c'est par elle que nous apprenons (regardez les jeux des enfants !),  elle nous dispose à la pensée et au savoir, elle nous apprend à voir et à théoriser. D'où vient-il, demande alors Aristote, que nous prenions plaisir à la représentation, même à la représentation de choses qui sont laides et repoussantes ? Et de prendre comme exemple les cadavres et les bêtes sauvages. Nous sommes en effet ici aux limites du représentable. La civitas, la cité, la civilisation, pour parler latin, ne commencent-elles pas avec cette expulsion de la sauvagerie ou de la barbarie ? le champ de Mars et le théâtre de Dionysos n'étaient-ils pas situés extra-muros ? Rien de plus humain, par ailleurs, que le geste d'ensevelir les morts qui nous a donné notre nom d'homme ; inhumare humanum est dira Vico. Mais représenter un cadavre -on songe au radeau de la Méduse et aux heures passées à la morgue par Géricault - est supportable[18]. Le spectacle de la mort nous effraie moins que la mort elle-même ; il nous permet de la regarder et de la penser. Ce pouvoir est la conséquence de la fonction théorique de la catharsis

 

La catharsis nous permet d'expulser un mal, de guérir le mal par le mal. Cette médication prophylactique et homéopathique, est une pharmacie, un pharmakon, un poison et un remède. La vertu de l'alchimie mimétique nous permet même de  transmuer la peine en plaisir.

 

C'est ce dont témoigne de façon exemplaire la tragédie qui est la plus haute forme de l'art, l'art politique par excellence. Cet art a en effet pour charge d'expulser les deux affects qui rendent impossibles le rapport politique : à savoir la terreur (phobos, phobie), l'excès de haine qui délie et dissout le rapport social et la pitié (éléos), l'excès d'amour qui provoque l'identification immédiate avec autrui.

C'est pourquoi le spectacle tragique doit représenter un héros qui puisse susciter à la fois terreur et pitié, qui porte en lui la contradiction fondamentale de l'homme, l'énigme de l'humain et de son destin boiteux, l'énigme de l'homme, être terrible (deinos), monstrueux et merveilleux à la fois, suscitant l'horreur et la compassion. Voilà pourquoi l'histoire d'Oedipe l'innocent qui ne savait pas mais à qui son désir de savoir a fait découvrir l'horreur de son destin, est le mythe tragique à son plus haut degré de perfection, le modèle de la tragédie, la tragédie de la tragédie : Oedipous, oïdi (enflé) pous (pied), le boiteux infirme abandonné, oïdï pous, l'homme qui sait, l'homme qui a compris l'énigme des pieds, l'homme à deux pieds (dipous) enfin que nous sommes et dont la claudication, sapiens et demens à la fois, trahit l'appartenance humaine et est la marque de ce qu'Aristote appelait philanthropon, du sens de l’humain.

 

On voit que la purgation tragique ne peut opérer que si l'on donne à la mimèsis non son sens restreint platonicien d'imitation, de copie, de reproduction, de reduplication ou de singerie mais un sens beaucoup plus large et un sens actif : par la grâce de l'art, elle rend présent, elle fait apparaître, elle révèle ce que la nature occulte ou encrypte. La mimèsis consiste ici à schématiser, simplifier, épurer, abstraire, transposer, clarifier. Comment autrement affirmer que le spectacle du mal libèrerait du mal ? Le spectacle tragique n'est pas un face à face solitaire avec la violence, il s'accomplit au contraire grâce au dispositif public et communautaire du théâtre, dans un espace civique dans lequel la passion ténébreuse est symbolisée, portée au langage, écrite, tirée au clair, ce qui permet le recul de la pensée et évite une adhésion immédiate et sans distance, une participation silencieuse et muette

 

La séparation est l'alpha et l'oméga du spectacle, la mise à distance fonde l'ordre symbolique. La forclusion du symbolique (Lacan) -la confusion de la carte et du territoire, du jeu et des règles du jeu-- est au contraire proprement ce qu'on appelle la folie. À l’époque de la tyrannie du direct et du live, au moment où, dans l'espace privé, le flux ininterrompu des images suspend la parole, empêche la symbolisation et suscite l'adhésion immédiate, c'est peut-être de spectacle, de distanciation, de représentation que nous avons le plus besoin.

 

III. Poétique de l'horreur

 

1- Le sublime. L'esthétisation de l'horreur a quelque chose d'odieux et l'on comprend le tollé que vient de susciter la remarque du compositeur Stockausen : "Ce à quoi nous avons assisté, et vous devez changer totalement votre manière de voir, vient-il de dire à propos du 11 Septembre, est la plus grande œuvre d'art jamais réalisée : que des esprits atteignent en un seul acte ce que nous, musiciens, ne pouvons  concevoir ; que des gens s'exercent fanatiquement pendant dix ans comme des fous en vue d'un concert, puis meurent..." Apollinaire, lui, ne trouvait-il pas esthétique les champs de bataille et Diderot n’a t-il pas déjà ouvert toutes grandes les vannes du romantisme en montrant que seule la terreur –et il faudrait y inclure celle qui allait advenir dans le champ politique- peut vivifier et rajeunir le génie poétique[19]  ?

 

Et pourtant transformer l'horreur en spectacle, le déplaisir en plaisir c'est le propre des représentations que l'esthétique appelle sublimes. Pas de meilleur exemple de cela que le plus célèbre des vers de Lucrèce. Il se trouve au début du livre II du De natura rerum : suave mare magno... "Qu'il est doux, sur la grande mer, dit-il, quand les vents agitent les flots, d'assister de la terre aux rudes épreuves d'autrui ; non que la souffrance d'autrui soit un plaisir si grand, mais qu'il est doux de voir à quels maux on échappe ! Qu'il est doux encore de contempler la disposition des grands champs de bataille, sans prendre sa part au danger !" Toute l'analyse du sublime par Burke pourrait être tirée de ces vers. Des objets qui choqueraient dans la réalité deviennent dans les représentations tragiques la source d'une forme très vive de plaisir, reprenant ainsi presque mot à mot le passage déjà cité de la Poétique d'Aristote. La passion de la terreur produit toujours du délice quand la menace n'est pas trop proche, ajoute-il.  Cette forme très vive de plaisir n'est pas un plaisir positif comme celui que donne le beau, c'est un delightfull horror, une horreur délicieuse qui est une privation au deuxième degré. La terreur est liée à la menace que plus rien n'arrive, à la menace d'être privé de lumière (ténèbres), d'autrui (solitude), de langage (silence), de vie (mort). En suspendant cette menace l'art nous procure un soulagement qui agite et intensifie la vie de l'esprit. Kant reprendra et approfondira cette analyse et toute l'analytique du sublime pourrait être comprise à partir, cette fois-ci, du célèbre fragment de Pascal sur le roseau pensant, sur le contraste existant en l’homme de la finitude et de l’infinitude. Comment en effet comprendre l’inquiétante étrangeté de ce plaisir dans le déplaisir qui est le propre du sentiment du sublime ? Si, alors que nous nous sentons écrasés et annulés par la grandeur absolue du ciel ou par la puissance déchaînée de l'océan, nous éprouvons, à l'occasion de cet anéantissement, du plaisir, c’est que nous prenons obscurément conscience que nous appartenons à un autre ordre que celui de la nature. "Mais quand l'univers l'écraserait, avait écrit Pascal, l'homme serait encore plus noble que ce qui le tue puisqu'il sait qu'il meurt et l'avantage que l'univers a sur lui, l'univers n'en sait rien".

 

Mais il faut que la menace ne soit pas trop proche. Ainsi, pour reprendre un des exemples kantiens, la pyramide n'est sublime, elle ne m'anéantit par son trop de grandeur qu'à la condition de trouver le bon point de vue : ni trop près, ni trop loin. Et c'est cette question de distance qu'il faut maintenant analyser, à nouveaux frais.

 

2-La bonne distance : Antonin Artaud et Bertolt Brecht. On peut dire que la conquête de la représentation perpectiviste suffit à caractériser la Renaissance. Grâce à la géométrie, l'homme devient le maître de la rationalité des apparences -elles ne sont plus un théâtre d'ombres -il devient le rival de Dieu, il peut à volonté créer "des objets d'amour, des monstres qui font peur, des figures bouffonnes qui font rire, écrit Léonard. Mais cette omnipotence est subordonnée à une condition : “ une seule personne, dit le même Léonard, peut être à la fois à l'endroit le plus propice pour voir le tableau.". C'est pourtant bientôt tout le modèle de la représentation perspective qui va entrer en crise lorsqu'on va s'apercevoir que tout point de vue sur la réalité est arbitraire, qu'il y en a plusieurs possibles et que selon que l'on arrive par la porte de côté ou qu'on le regarde de face, le tableau d'Holbein “Les Ambassadeurs ”, présente soit une tête de mort vue en anamorphose, soit la magnificence satisfaite des représentants du pouvoir[20].

 

On pourrait dire par analogie que toute l'histoire du théâtre au XXe siècle a été dominée par deux points de vue antagonistes : celui du théâtre de la cruauté d’Antonin Artaud qui place la perspective trop près, tout contre la vie jusqu'à sortir de la représentation et celui du théâtre critique de distanciation (Verfremdunsgeffekt) de Bertolt Brecht qui place au contraire le point de vue trop loin, puisqu'il cherche à éviter à tout prix la participation du spectateur au spectacle, participation et magie qui sont, pour lui, le propre du théâtre bourgeois qui, comme toute formation idéologique, vise à conforter des rapports de domination.

 

Pour Artaud, le scandale de la pensée est d'être séparée de la vie. Il faut donc faire sauter la scène du théâtre occidental qui sépare les acteurs des spectateurs, assis, consommateurs, jouisseurs et voyeurs. Le théâtre de la cruauté veut ensauvager l'art, nous mettre en danger, ne pas laisser le spectateur intact. C'est pourquoi il est un théâtre pur sans représentation qui commence avec le meurtre du père, avec le meurtre de Dieu-logos qui ouvre l'histoire de la représentation. Il faut donc d'abord en finir avec la tyrannie des chefs d'œuvre et des textes afin de recouvrer une parole d'avant l'articulation des mots, afin de réveiller le geste opprimé et le cri étouffé qui gisent et qui dorment dans la parole : la sonorité, l'intonation, l'intensité, toute cette vibration sensible dont retentit le corps dans sa confrontation avec le chaos du monde. Ne pas séparer la pensée de la vie, c'est ne pas séparer non plus le mal et la vie : Moi, M. Antonin Artaud, né à Marseille le 4 septembre 1896, je suis Satan et je suis Dieu et je ne veux pas de la Sainte Vierge" écrit-il de Rodez où il est interné. En suturant ce qui était séparé, ce théâtre cru et cruel pourra alors nous investir intégralement et entrer à coup de couteau dans notre chair[21].

 

Ne pas représenter, ne pas séparer, faut-il rappelé que cette suspicion à l'égard du représentant en général et quoi qu'il représente était déjà celle de Rousseau ? Dans L'Essai sur l'origine des langues (question théorique) c'est surtout l'écriture qui introduit l'articulation, la discontinuité entre les lettres, la spécialisation et l'esprit d'analyse. C'en est fini de l'expressivité et de l'énergie du chant primitif : tout langage, disait Ampère, commence par être une musique et finit par être une algèbre, commence par être mode  d’expression individuel et finit par être un système conventionnel et rigoureux de communication collectif.

Dans Le contrat social (question pratique), c'est la suppléance, la délégation, la représentation du pouvoir législatif qui sont condamnés : “se donner des représentants c'est se donner des maîtres"

Dans La lettre à M. D'Alembert... (question poétique) enfin Rousseau propose de remplacer les représentations théâtrales, miroir d'une société aristocratique doublement clivée, par des fêtes publiques où le peuple serait présent à lui-même et où il n’y aurait donc rien à voir.

 

Cette transparence sans médiation de l'homme avec l'homme, cette nostalgie de l'origine, du vierge, du vivace et du bel aujourd'hui (Mallarmé) sont autant de refus de la médiation de la représentation, la quête donc d'un immédiat qui se veut premier et originaire ; mais peut-on penser autrement l'im-médiat que comme négation du médiat, comme quelque chose donc de dérivé et de second ? Comment retrouver les cris de joie et les cris de souffrance que nous arrache le devenir chaotique du réel et que l'avènement du langage a irrémédiablement étouffés, originairement refoulés ? Le langage est comme une tunique de Nessus, il nous colle à la peau ; comment l'arracher sans nous écorcher vivants, comment le mettre hors-jeu pour nous rapprocher du réel et retrouver le vécu ? La vérité du théâtre n'est-elle donc pas plutôt du côté de Brecht, malgré son didactisme ? Brecht faisait porter des masques aux acteurs pour interdire la participation et ouvrir l'espace critique de la représentation.

 

3- Less is more. La poésie après Auschwitz. Nous avons vu que la question esthétique de la représentation de l'horreur vient à chaque fois buter sur la question éthique de sa légitimité. Même lorsqu'elles sont fictives et jouées, les scènes d'horreur transforment le spectateur en un voyeur suspect. Mais que dire des scènes réelles ! N'est-il pas obscène de montrer les corps à l'agonie, de vouloir faire un scoop avec le dernier soupir d'un pauvre hère tchétchène, d'attendre que les grappes d'homme accrochées aux fenêtres du 100e étage se jettent dans l'abîme ? Faire de l'art avec ça, le transformer en pathos, est proprement inadmissible.

 

Pour nous limiter au cas emblématique d'Auschwitz, demandons nous donc avec Adorno : Comment faire des poèmes après Auschwitz ? Sa réponse, on le sait, est négative : pas de poème après Auschwitz, et il ajoute dans La dialectique négative : Toute culture consécutive à Auschwitz, écrit-il aussi, y compris sa critique urgente, n'est qu'un tas d'ordures.

 

On peut entendre ces affirmations en plusieurs sens :

 

1- D'abord le travail de sublimation de l'art est radicalement incompatible avec l'abjection, la dégradation  à laquelle se sont livrés les nazis dans les camps. Faire œuvre de l'abjection a toujours quelque chose d'odieux et de honteux : un tas d'ordures, en effet.

 

2- Représenter, filmer Auschwitz, par exemple, ce serait aussi faire des camps un objet, les re-présenter et les ob-jectiver c'est-à-dire les jeter devant nous. Or c'est là une chose impossible pour la bonne raison que les camps nous contiennent tous et qu'ils appartiennent à notre histoire d'infamie, qu'ils sont la suite d'une énorme logique de terreur ou d'un mauvais destin qui nous investissent de toutes parts et qui font partie de nous et de notre histoire : "Comme vous et moi, les responsables d'Auschwitz avaient des narines, une bouche, une voix, une raison humaine, ils pouvaient s'unir, avoir des enfants : comme les pyramides ou l'Acropole, Auschwitz est le fait et le signe de l'homme. L'image de l'homme est désormais inséparable d'une chambre à gaz", écrit G. Bataille en1947.

 

3- Le caractère insoutenable de l'événement rend de toute façon dérisoire toute représentation. Il est arrivé là quelque chose avec quoi nous ne pouvons pas nous réconcilier dit Hannah Arendt, et que nous ne pouvons pas représenter : comment figurer la mort de trois mille personnes dans une chambre à gaz, à Birkenau ? Il n'y a pas d'images de ça. Vouloir tourner une scène pareille défie l'esprit écrit Lanzmann[22]. Le sens s'est comme consumé sur lui-même dans ces usines de mort qui produisaient tous les jours des stocks de cadavres agglutinés. Les Sonder-kommandos (commandos spéciaux, exécuteurs des basses œuvres, composés de juifs préposés aux crématoires) les envoyaient  ensuite au four ou au charnier après en avoir prélevé graisse, dents en or et cheveux, l'homme devenant déjà, avant le génie génétique, le plus important des stocks de matières premières. Les camps nazis ne sont donc pas une nouvelle et inédite variation sur les horreurs de la guerre mais un attentat contre l'essence de l'homme ou contre l'hominité : l'homme y est réduit à un statut d'outil, d'instrument, de moyen, de stock, de “ ressources humaines ” comme on dit aujourd’hui.

 

4- Il y aurait donc ainsi une singularité et une sacralité de la Shoah et l'interdiction biblique concernant Dieu pourrait glisser à la personne des juifs exterminés et des autres victimes. Mais ce glissement repose, on s'en doute, sur une certaine confusion qui n’a peut-être pour fin que de justifier l’arrogance et l’esprit de domination de certains dirigeants israéliens.

 

5- Quelque contestables que soient certains de ces arguments, ils font pourtant signe vers quelque chose de vrai car c'est bien autour de la représentation que tout se joue et c'est bien cela qui fait le caractère unique et exemplaire de la Shoah. C’est bien cela constitue le trou noir d’Auschwitz (Primo Levi) identifié à ces chambres à gaz que les révisionnistes ont en effet tout intérêt à nier ou à faire passer pour un détail. Si montrer les images les plus terribles et les plus insoutenables est toujours possible et n'est pas nécessairement indigne[23], montrer ce qui tue la possibilité de toute image, ce qui écrase la possibilité de représenter, présenter ce qui n'est plus de l'ordre de la présence est par contre radicalement impossible, écrit J. L. Nancy.

 

Le dispositif représentatif occupe en effet dans le nazisme une place décisive. “ Mein Kampf ” insiste sur la nécessité de représenter aux masses la vision du monde de la régénération de la race, de l'Europe et de l'humanité. Les grandes parades de Nuremberg et l'architecture colossale du Reich de mille ans présentent -on a pu dire surreprésentent[24] - la réalité de l'Aryen comme une présence érigée, pleine et sans faille, celle que la tradition biblique reconnaît justement à l'idole. En face des fondateurs de civilisations (Kultrubegründer) que sont les Aryens, le peuple juif n'est pas seulement une race inférieure ou ennemie, c'est un destructeur de civilisation (Kulturzerstörer) qui n'a aucune vision en propre. Le peuple juif, peuple de comédiens et d'histrions n'a jamais fait autre chose que de parasiter la culture des autres : il est la non-représentation face à la surreprésentation aryenne. (J L. Nancy)

Mais en même temps le peuple juif est aussi celui qui ouvre la représentation hors d'elle-même, qui en fait remonter  le fond d’invisibilité, la profondeur kénotique[25], conformément au mode de présence du Dieu de l'Ancien Testament qui, disait Isaac Louria, s'est retiré, s'est absenté pour permettre à la créature d'exister. Le peuple juif est le peuple métaphysique garant de l’ouverture à l'Autre dit Levinas. ll porte ainsi atteinte à la pure, à l'aveugle, à la muette présence sans reste et sans ouverture au sens que la S.S. veut représenter.

D'où la nécessité de l'extermination et de la mise en scène de l'extermination, d'où la dramaturgie de l'arrivée sur la rampe, de la sélection, des appels, des uniformes et des discours, des devises aux portails[26],  les S.S. coiffés de la casquette à tête de mort font œuvre de mort et se glorifient de pouvoir soutenir dans l'acier de leur propre regard l'insoutenable de la mort. Ils se donnent le spectacle de l'anéantissement de ceux qu'on a défigurés et qui sont désormais sans visages[27], présences murées en soi symétriques de celles des S.S., présences soustraites au monde des morts comme au monde des vivants. Car c'est leur propre mort qu'on leur a volé : les chambres à gaz visaient à produire des cendres, une mort sans corps, sans nom, sans mémoire, une mort muette, que nul ne pourrait dire parce qu'il y aurait plus personne pour la dire[28]. C'est la possibilité représentative, la possibilité de s'ouvrir sur un sens qui étaient elles-mêmes absolument écrasées.

 

Mais qu'il ne puisse pas y avoir d'image ou d'icône de l'horreur des camps ne signifie pas que toute représentation soit impossible. Affirmer qu'il n'y a plus de poèmes après Auschwitz -mais on pourrait aussi bien dire après Hiroshima-- peut sembler en effet contestable à plus d'un titre.

 

D'abord n'est-ce pas avoir une opinion bien vulgaire et méprisante de la poésie ?  N'est-ce pas implicitement l'identifier à un merveilleux d'exception, à un divertissement sentimental, à une consolation, qui donnerait une version lénifiante, édifiante, rose, édulcorée de la réalité ?

 

Ensuite c'est oublier que seule la poésie au sens large de la poiètikè techné peut et doit témoigner des camps et présenter leur irreprésentabilité. Donnons quelques exemples :

 

- Les pavés gravés de Jochen Gerz portant sur une de leurs faces les noms de cimetières juifs, mais de telle sorte que cette face retournée contre le sol -contre ce sol sur lequel est bâtie l'Allemagne- soit devenue invisible. L'inauguration à Sarrebruck de ce Monument contre le racisme a dévoilé simplement une nouvelle plaque : place du monument invisible. C'est la seule trace visible de ce Monument contre le racisme. À ceux qui ont longtemps dit : "Je n'étais pas là", "je n'ai rien vu", l'objet répond : "je ne suis pas là, moi non plus". Ce Monument invisible, ecrit G. Wajcman, ne se met pas à la place de l'oubli (qu'il excuserait ainsi), il montre l'oubli, il exhibe ce qu'on ne tient pas à voir et dit ironiquement aux Allemands : vous pouvez continuer à dormir, on ne vous attristera pas plus longtemps.....

 

- Le Shoah de Lanzmann est le film qui a constitué l'événement, qui a baptisé de ce mot opaque (qui signifie en hébreu : catastrophe, dévastation, tourmente...) qui est comme un infracassable noyau de nuit, le noyau d'inintelligibilité sur lequel toute explication causale vient buter, ce qu'on appelait naguère l'holocauste (sacrifice, le mot était trop religieux) ou la solution finale. Voici le seul film qui, parce qu'il refuse toutes les facilités et toutes les complaisances de l'illustration, est à la mesure de l'horreur.  La liste de Schindler, le film de Spielberg quels ques soient ses mérites, l'exactitude de la reconstitution du ghetto de Varsovie, de la rampe de Birkenau… ne débouche que sur des lieux communs concernant la nature humaine et s'inscrit, selon certains, dans le marché de l'humanitaire. En recourant aux effets spéciaux chers à Hollywood il peut donner encore et à nouveau de délicieux frissons, mais il est oublié aussitôt que vu. Shoah, au contraire, a-t-on pu dire, est un film glacial et sans complaisance, mais justement pour cela un film de mémoire qui vous hante et vous habite comme ces grands poèmes que l'on ne peut pourtant pas raconter ni résumer, un film désolé et lucide, un film au présent (il ne commémore ni ne remémore rien, il interroge inlassablement et montre, de façon obsessionnelle, les trains de déportés sillonner l'Europe en tout sens) sur ce qui nous regarde, un film qui permet d'affronter le mal et de lui résister par le moyen d'une œuvre d'art.

 

- L’œuvre de Primo Levi, le grand récitant des camps avec Robert Antelme, le grand récitant qui, pour tous les disparus anonymes[29], témoigne d'Auschwitz d'où il est revenu, dans une pudeur distanciée et la sobriété d'un style d'une grande lisibilité et  d'une grande précision. Cet héritier des lumières épris de clarté et de rationalité à trouvé dans l’observation lucide et la recherche du mot juste, bref et fort le moyen d’accroître sa puissance d’exister et de rester vivant : il me semblait en écrivant croître comme une plante. Pour avoir fait au Lager l’expérience de l’impossibilité de communiquer, Primo Levi a pu prendre la mesure du pouvoir de la parole intelligible pour se défendre par la clarté de l’intelligence contre la mort et le chaos. Son langage sobre et posé de témoin qui se refuse aussi bien au pathétique de la victime qu’à la véhémence du vengeur n’est-elle pas la meilleur réponse que l’on puisse faire à la barbarie des camps ?

 

- Quelques poèmes, ceux de Paul Celan par exemple qui, pour faire face, tentent, obsessionnellement, de se défaire du beau , de ce beau qui trahit la réalité du réel, de la douleur et de la mort. Tout vrai poème, écrit Ph. Lacoue-Labarthe, devrait être ici un poème qui cherche à abîmer le langage, à le désarticuler, à le raréfier, un poème avec lequel finit par s'abîmer et s'effondrer le poétique lui-même. Là, il n'y a plus rien à comprendre, la diégésis, le récit, l'histoire n'ont plus aucune place. Seul le poème peut encore nous situer, sans pathos, en face de la détresse qui fait le fond sombre de notre aujourd'hui. La volonté de comprendre, d’éclairer et de communiquer qui était celle de Primo Levi cède la place à la voix solitaire et obscure du poète qui nous laisse désemparés, face à l’inintelligible là-bas advenu : La mort est un maître qui vient d'Allemagne... La Dichtung s’est substituée à la Lichtung[30].

 

À chaque fois  les plus hautes exigences de l'esthétique et de l'éthique se correspondent : la réalité de l'horreur n'est pas représentée au sens où elle serait illustrée, elle est représentée en ce sens qu'elle est façonnée, fictionnalisée[31], transposée, ici dans une esthétique minimale qui témoigne sans emphase et sans mensonge de l'horreur de cette histoire d'infamie qui est la nôtre : less is more[32].

 

Pas de poésie après Auschwitz ? disons plutôt : c'est quand la tempête fait rage que vient le temps de la représentation, celui de la poésie, celui de la pensée.

 



[1]  C’est en tout cas ce que nous avons essayé de soutenir dans Nietzsche et Bataille. La parodie à l’infini. PUF, 1994.

[2] La tête coupée de la méduse est liée, pour Freud, à la terreur de la castration, mais dans toutes les représentations que nous en avons, ce sont les symboles du pénis (ici les serpents…) qui s’y substituent, comme autant de dénégations. Pour tuer la méduse, Persée s’est servi de son bouclier poli comme un miroir pour ne pas la regarder. Pas plus que le soleil, disait La Rochefoucauld, la mort ne peut se regarder en face.

[3] Le théâtre est une métaphore privilégiée, il est la représentation de toutes les représentations dans la mesure ou il représente un texte écrit qui représente une parole qui est elle-même la représentation d'une pensée.

[4] Pour toute la tradition classique, pour Alberti par exemple, la naissance de la peinture ne fait qu'un avec l'affirmation de la forme humaine et le mythe de Narcisse est l'expression de la pulsion picturale originaire.

[5] Cf. les textes de Heidegger choisis dans Miroirs de la représentation. Espace, Etudes, Editions, 2001.

[6] La métaphore du miroir s’impose ici à plus d’un titre : le miroir est la représentation de la représentation. Il a d’une part la propriété technologique de détacher la forme de la matière, il nous permet de nous approprier de la forme des choses, et d’autre part, il est le symbole de la réflexion universelle : lui qui n’est rien a la capacité de tout réflechir, il nous permet de nous emparer de tout.

Dans un texte célèbre de La République (X), Platon critique les prodiges de la peinture en trompe l’œil qui double l’apparence sensible des choses et produit non des icône (eikôn) mais des fantômes (phantasma) et des simulacres (eidolon) qui, comme avec l’image numérique d’aujourd’hui, se substituent au modèle et le font oublier. Platon fait intervenir le miroir pour opérer ce coup de force : les prodiges de la peinture, à la portée du premier venu,  sont à proprement parlé, rien. Instrument diabolique le miroir permet de diviser (diabalein) le monde et d’en donner un double fascinant et illusoire, une imitation phantasmatique et non eikastique. Alors que image vient du latin imitari (imiter), eikôn vient du grec eikô : se retirer, faire un pas en arrière devant quelque chose, laisser ce devant quoi on se retire arriver et apparaître.

[7] Cf.  Le dictionnaire de Furetière (1690) donne cette acception de représentation qui oscille entre les deux sens ou les deux pôles du mot : effigie, double ou mannequin de cire, de bois ou de cuir du souverain défunt utilisé dans les cérémonies funéraires.

[8]  Il faudrait donc, à la limite, distinguer deux esthétiques : une esthétique du remède (de la dénégation de la castration dirait Freud) et une esthétique du mal (celle de Lacan et de Bataille) où le regard au lieu de tenir le monde à distance, est lui-même  saisi. La première est une esthétique de la représentation proprement dite, elle conforte la clôture du moi, est au service du principe de plaisir. La seconde est une esthétique de l’image cruelle qui ouvre le moi, le déchire et le fait crier.  Il en est ainsi de l’érotisme qui est au-delà du principe de plaisir  par opposition à la pornographie, genre mineur et répétitif qui n’a qu’une fonction d’agrément.

[9]  Cf. L’art exercice de la cruauté. Bataille, OC XI, 480. Une des première représentation que nous ayons de nous-mêmes est, en une espèce de tauromachie, celle de l’homme  couché de Lascaux. Face au bison éventré, son sexe dressé, comme un appel à sa descendance , est un défi à la mort qui rôde. Cf. Lascaux et la naissance de l’art. OC IX.

[10] Cf. De surcroît de J. L. Marion pour qui l'événement, la chair, la peinture et le visage d'autrui sont analysés comme  un excès du donné.

[11] Cf. Hyperterrorisme : la nouvelle guerre de F. Heisbourg chez Odile Jacob.

[12] C'est en effet ici l'occasion de faire intervenir le jeu de miroir, le jeu de miroir vertigineux entre la fiction et la réalité. Pour simplifier on peut dire que dans un premier temps la brutalité de la fiction est le reflet de la criminalité qui habite une société qui puise dans la criminalité et la violence certains de ses mythes fondateurs (plus de 20.000 Western depuis 1903). Mais, dans un deuxième moment, pour des enfants, par exemple, qui ont le bain télévisuel pour premier milieu culturel, qui naissent et vivent dans un film, ce reflet devient vite modèle et c'est la réalité elle-même qui est perçue comme un scénario, du cinéma, une fiction.

[13] L’heure matinale a permis au monde entier, grâce aux décalages horaire, d’assister  en direct à la tragédie..

[14] Dans ce pays sans image qu'est l'Afghanistan -les peintures du musée de Kaboul ont été recouvertes à la chaux et  les 2 750 sculptures du Gandhara cassées à coup de masse et de hache- les islamistes montrent une surprenante maîtrise de l'image et de la communication. Ainsi l'éminence grise, vêtue, dans son désert, d'une veste américaine de combat et utilisant la vidéo défie son double, celui qui de part en part l'a façonné et instrumentalisé. Il a sans doute fui, à l’image du Prophète, La Mecque idolâtre, mais c’est selon les canons d’un peplum Hollywoodien.

 

[15] Les poètes sont en effet ceux qui font entendre l’inhumain, dit Platon, comme le hennissement des chevaux, le mugissement des taureaux, le murmure des rivières... mais ces bruits qui peuvent faire perdre la tête et rendre fou ne sont-ils pas les bruits même du réel auquel l'homme doit se mesurer ?

[16] Le texte essentiel sur la représentation est ici Hegel, la mort et le sacrifice, G. Bataille, O.C., XII, 326 sq.

[17] Cf. La musique et la transe, Gilbert Rouget, Gall. 1986.

[18] Un des principe de l’esthétisation et de la sublimation de l’horreur est analysé par E. Fromentin sur l’exemple du Martyr de Saint Liévin peint par Rubens : Oubliez qu’il s’agit d’un meurtre ignoble et sauvage, d’un saint Evêque à qui l’on vient d’arracher la langue, qui vomit le sang et se tord en d’atroces convulsions. Oubliez les trois bourreaux qui le martyrisent. Ne voyez que le cheval blanc qui  se cabre sur un ciel blanc, la chape d’or de l’Evêque, son étole blanche, les chiens tachés de noir et de blanc et tout autour dans le vaste champ de la toile, le délicieux concert des gris, des azurs, des argents clairs ou sombres, et vous n’aurez plus que le sentiment d’une harmonie radieuse. (Les maîtres d’autrefois). Mais ce qui est possible pour la peinture ne l’est pas pour la photographie : s’annulant comme medium elle adhère à son référent qu’on ne peut “ oublier ”.

[19] "La poésie veut quelque chose d'énorme, de barbare et de sauvage. C'est lorsque la fureur de la guerre civile ou du fanatisme arme les hommes de poignards, et que le sang coule à flots sur la terre, que le laurier d'Apollon s'agite et reverdit. Il en veut être arrosé. Il se flétrit dans les temps de la paix et du loisir. le siècle d'or eût produit une chanson peut-être ou une élégie. La poésie épique et la poésie dramatique demandent d'autres moments.

Quand verra-t-on  naître des poètes? Ce sera après les temps de désastres et de grands malheurs; lorsque les peuples harassés commenceront à respirer. Alors les imaginations, ébranlées par des spectacles terribles, peindront des choses inconnues à ceux qui n'en ont pas été les témoins. N'avons-nous pas éprouvé, dans quelques circonstances, une sorte de terreur qui nous était étrangère? Pourquoi n'a-t-elle rien produit? N'avons-nous plus de génie ? Le génie est de tous les temps; mais les hommes qui le portent en eux demeurent engourdis, à moins que des événements extraordinaires n'échauffent la masse, et ne les fasse paraître. alors les sentiments s'accumulent dans la poitrine , la travaillent; et ceux qui ont un organe, pressés de parler, le déploient et se soulagent." De la poésie dramatique, ch. XVIII, 1758

[20] On connaît la question de Diderot : Qui ne tuerait pas, à l'autre bout de la terre, un mandarin chinois, s'il devait hériter de sa fortune ? Nos sentiments de compassion ont des limites et la mort de milliers de nos semblables ne nous empêche pas de dormir dès lors qu'on ne les a jamais vus. Nous avons de la compassion pour un cheval qui souffre mais nous écrasons une fourmi sans aucun scrupule. Trop de distance entraîne l'indifférence, et comme on dit, loin des yeux, loin du coeur. Comment trouver le lieu véritable demandait déjà Pascal ? De loin une ville est une ville mais à mesure qu'on s'approche, ce sont des maisons, des arbres, des tuiles, des feuilles, des herbes, des fourmis, à l'infiniUn homme est un être, mais si on l'anatomise, sera-ce la tète, le coeur, l'estomac, les veines, chaque portion de veine, le sang, chaque humeur de sang  (Ft. 115, 381)? Quel mouvement d'horreur quand on s'approche trop près, quel mouvement d'horreur si sous le belle apparence d'Alcibiade nous voyions ses viscères !

 

[21] Le théâtre et son double,  tome IV  des œuvres complètes d'Artaud est un livre majeur que l'on trouve dans le Livre de Poche, collection Idées Gall.

[22] On pourrait ajouter : il n'y a pas non plus d'image de Hiroshima ; “tu n'as rien vu à Hiroshima" et tu ne pouvais rien voir à Hiroshima, cette parole scande le film de Resnais-Duras, Hiroshima mon amour. Seule une image d'aveuglement est à la mesure de l'événement : leurs visages étaient complètement brûlés. Leurs arcades sourcilières étaient vides. La substance fondue de leurs yeux avait coulé le long de leurs joues. Il n'y a pas d'autre image de Hiroshima ou il n'y a qu'une image de la vitrification nucléaire que les Américains, contre toute raison, ont provoquée à Hiroshima, c'est celle, spectrale, de l'ombre portée et projetée sur le béton par la luminosité formidable de la bombe, comme si le feu monstrueux avait été encore un feu artiste. La représentation touche ici à sa limite, elle est comme suspendue, interdite.

[23] Personne ne s'indigne des dessins de Zoran Music réalisés à Dachau ou du tableau de David Olère représentant les déportés inhalant dans les chambres à gaz les premières effluves du Zyklon-B.

[24] Cf. La représentation interdite de J.L. Nancy publié dans L'art et la mémoire des camps. Représenter/exterminer. Le genre humain, Seuil, 2001. Tout ce passage en est inspiré.

[25]  La kénose c’est chez Saint Paul le mouvement par lequel Dieu se vide de lui-même pour prendre la forme d’un esclave.

[26]  La plus célèbre, à l'entrée d'Auschwitz, Arbeit macht frei (le travail rend libre) renvoie en miroir, de façon ironique et perverse, sa vérité à ce peuple juif qui eut Marx pour rejeton. Mais en vérité, dans le camp de travail c'est la mort qui est au travail, mort programmée, planifiée, technicisée, chronométrée, usinée. Grâce à une division rigoureuse du travail on peut produire,  au moindre coût, de la cendre.

[27] Comme le montre bien Robert Antelme dans L'espèce humaine, le camp vise bien à abolir, à effacer, l'humain, à faire perdre la face aux prisonniers en les départicularisant, en les tatouant d'un numéro, en les habillant comme dans un carnaval ubuesque. Toutefois, comme une limité à cette entreprise de démolition de l’homme, alors qu’il n’y avait pas de miroir dans les camps pour se raser, la découverte d'un morceau de miroir, va permettre à chaque détenu,  mythe de Narcisse inversé, de se réapproprier sa propre image (P. 69). Comme  si le Lager n’était pas simplement un monde de morts et de larves  comme l’avait au contraire affirmé Primo Levi.

[28]  Les chambres à gaz ne sont pas seulement l’instrument de l’industrialisation de la mort en série mais, comme le dit Pierre Vidal-Naquet, la négation du crime à l’intérieur du crime lui-même.

[29] En réponse au défi des SS : "Nous détruirons les preuves en vous détruisant et même si quelqu'un en réchappe, le monde ne les croira pas".

 

[30] Lichtung, de Licht, la lumière c’est l’éclaircie, Dichtung c’est la poésie et dans le mot allemand on peut entendre vibrer le mot dicht, l’épais, le dense, l’obscur.

[31] Les innombrables piéta qui dans toutes les plus modestes églises aussi bien que dans les musées les plus célèbres représentent  la Vierge tenant sur les genoux le corps de son fils mort est, par exemple, une pure fiction puisqu'en aucun cas, ne serait-ce qu'à cause du poids du cadavre, une telle scène ne peut être réelle

 

[32] Qu’il s’agisse du sacré-haut ou du sacré-bas, le “ less ” peut confiner à l’apophase (apo : éloignement  du dire : phasis), et l’esthétique de Lanzmann n’est pas loin de la théologie négative. On trouve un modèle de cette esthétique négative dans ce texte de Bossuet où le refus d’utiliser les mots, moyens de représentation qui apprivoisent et domestiquent le réel, permet de mieux faire surgir une impression d'inimaginable et d’indicible. “ Me sera-t-il permis d’ouvrir un tombeau devant la cour, et des yeux si délicats ne seront-ils point offensés par un objet si funèbre? Je ne pense pas, messieurs, que des chrétiens doivent refuser d'assister à ce spectacle avec Jésus-Christ. C'est à lui que l'on dit dans notre évangile : Seigneur, venez et voyez où l'on a déposé le corps  de Lazare; c'est lui qui ordonne qu'on lève la pierre, et qui semble nous dire à son tour: "Venez et voyez vous-mêmes." Et plus loin Bossuet d’ouvrir vertigineusement la via negationis (chemin de la négation) : Que vous servira d’avoir tant écrit dans ce livre, d’en avoir rempli toutes les pages de beaux caractères, puisqu'enfin une seule rature doit tout effacer? Encore une rature laisserait-elle quelques traces du moins d'elle-même ; au lieu que ce dernier moment qui effacera d'un seul trait toute votre vie, s'ira perdre lui-même avec tout le reste dans ce grand gouffre du néant. Il n'y aura plus sur la terre aucuns vestiges de ce que nous sommes ; la chair changera de nature ; le corps prendra un autre nom ; même celui de cadavre ne lui demeurera pas longtemps ; il deviendra , dit Tertullien, un je ne sais quoi qui n'a plus de nom dans aucune langue " (Sermon sur la mort, 1662).

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