Art contemporain

La boîte à outils

Quand le sage lui montre la lune, l’idiot regarde le doigt

Proverbe chinois

Chaque fois que j’emprunte les marches qui conduisent au Passage de l’Art, j’ai le sentiment profond de participer à une descente aux enfers. Sous la cour et la salle des machines ce sous-sol du lycée technique est comme un trou, comme une cache, comme un lieu secret, comme une crypte où l’on ne peut célébrer les vivants qu’en invoquant les morts par des discours et des chants, comme un enfer où l’on cache, on le disait des bibliothèques, les ouvrages de perdition qui relèvent d’une dépense agonistique, d’une dépense improductive. En ce sens ces enfers du lycée entretiennent un rapport difficile et paradoxal avec les salles de surface. Il y a le lycée du Rempart et son double,  le Passage de l’Art c’est le double du lycée, le double qui est à la fois le même et l’autre de ce qui était, il y a peu, l’Ecole d’Art et d’Industrie de Marseille. C’est ce qui est encore inscrit, gravé dans la pierre au fronton qui domine la lourde porte du lycée. Jamais ce rapport sous-sol/surface ne m’est apparu avec autant d’évidence qu’en ce jour du vernissage de l’exposition de Sandra Lorenzi et c’est ce qui m’a poussé à donner pour titre à mon intervention La boîte à outils. Ce titre est une façon de répondre à la fois au carton d’invitation et à l’intitulé de l’exposition Petit organon. Les clés à molette, tournevis, marteau etc. qui sortent de la trousse à outils plaquée sur les  poches serrées d’un jean, semblent répondre à l’ordre officiel, celui de la surface où officient les apprentis mécaniciens, mais en l’interrogeant, en le dotant d’un coefficient d’étrangeté.

Organon, le mot est savant, il parle grec mais il ne nous est pas étranger puisqu’organon a donné en français organe, organisation, organisme, mots qui appartiennent à un champ sémantique aussi riche que familier. Organon c’est l’instrument, c’est l’outil à partir duquel on a pensé le corps  qui a des organes, des pompes, des leviers, des roues ou des rouages comme on en trouve en une machine. Nous sommes ici en pays de connaissance puisqu’il ne s’agit de rien moins que de l’humanitas de l’homme, de celui qui n’étant pas accompli (qui, oublié des dieux n’a pas d’essence ou de nature), a dû inventer l’organon, l’outil, l’instrument, l’artifice d’un dispositif pour assurer sa survie. Il fallait le rappeler dans ce lycée technique sous la salle des machines dotées aujourd’hui de commandes digitales très sophistiquées.

Organon c’est le nom que la tradition a donné à la logique d’Aristote, à cette logique formelle exposée dans divers traités[1]. Elle n’était pour lui que l’outil, que l’instrument très extérieur de la pensée, elle ne faisait pas partie à part entière de la philosophie comme c’était le cas pour les stoïciens qui l’ont, peut-être à tort, ainsi qualifiée (les stoïciens divisaient la philosophie en logique, physique et éthique).

Petit organon, ce syntagme  Sandra Lorenzi l’a emprunté à B. Brecht. C’est dans Petit organon pour le théâtre en effet que B. Brecht répond à Aristote, justement, plus précisément à la Poétique d’Aristote qui a dominé toute la tradition du théâtre occidental.  C’est dans le Petit organon qu’il expose les nouveaux principes de la dramaturgie d’un théâtre épique et critique fondé sur la distanciation, sur le fameux Verfremdungseffekt, dramaturgie  qui s’oppose frontalement au théâtre (et au théâtre « bourgeois » en particulier), au théâtre réaliste de la participation qui avait pour fin, disait Aristote, de nous purger de nos passions.

L’enjeu de cette opposition est clair et bien propre à nous mettre sur la voie pour approcher la démarche de Sandra. Je disais naguère à mes élèves que tout le théâtre du XXe siècle se situait entre  deux extrêmes entre A et B entre le A.A de Antonin Artaud, l’imprécateur incandescent né à Marseille, l’amateur de peyotl, l’hôte des Tarahumaras et le B. B. de Bertolt Brecht. Nous avons d’un côté la magie d’un théâtre influencé par l’orient, d’un théâtre qui ne laisse pas intact le spectateur comme Artaud le dit dans Le théâtre et son double et, de l’autre, le théâtre critique de Brecht qui cherche au contraire à casser la participation, à perturber sa perception linéaire et  passive, à rompre le pacte tacite de croyance du spectateur en ce qu’il voit, à briser l’identification de l’acteur à son personnage[2] afin de provoquer la réflexion active du spectateur.  Mais ce n’est pas de spectateur que nous devrions parler mais de regardeur pour reprendre le mot de Duchamp. Regarder n’est pas voir, regarder est un acte qui n’est pas de tout repos, un acte qui enveloppe une force active et réflexive qui met chaque fois en jeu l’inconscient de chacun.

L’opposition Artaud/Brecht se redouble se renforce par celle des deux plasticiens qui ont dominé le siècle passé Beuys/Duchamp, Joseph Beuys le médium, le médecin, le chaman qui renoue les contacts mythiques avec toutes les origines, l’artiste à la croix brune aux couleurs fécales de l’uniforme nazi, le thaumaturge traversé par le  mythe national romantique de la terre et du réveil de la conscience allemande d’un côté et Duchamp de l’autre, Marcel Duchamp inaugurant l’art contemporain par un acte performatif : ceci est  de l’art, ceci, la pissotière ou la roue de la bicyclette ou un quelconque ready-made est de l’art, dit Duchamp, transgressant les frontières, brouillant les limites entre ce qui est art et ce qui ne l’est pas, refusant le culte de l’art, souscrivant à la perte de son aura et faisant en sorte que l’art contemporain d’art pour l’art devienne l’art sur l’art, l’art qui se met en abîme et n’est plus que la question de sa propre possibilité.

C’est bien cette dimension critique et cette volonté obstinée d’explorer les frontières de l’art et d’interroger son essence que l’on retrouve chez Sandra. Vous vouliez de belles images, vous vouliez du sublime, vous vouliez qu’on panse vos plaies, qu’on vous  distraie, qu’on vous purge et vous purifie pour reprendre le mot aristotélicien de catharsis, vous vouliez qu’on vous berce, qu’on vous donne à consommer encore et encore, vous vouliez garder les  yeux fermés et continuer à dormir ? Las ! Vous qui entrez ici, dans les cercles de l’enfer, abandonnez tout espoir ! Nous ne sommes pas un siècle à Paradis…

Quand le sage montre la lune du doigt, l'idiot regarde le doigt, quand on lui montre une œuvre d’art contemporaine l’idiot regarde l’objet, regarde le porte bouteilles sans bouteilles de Duchamp ou le Brandt sur Haffner (le frigidaire sur le coffre fort), le taille haie peint et soclé de Bertrand Lavier ou la canne à journal suspendue et tournante de Sandra et il juge que ces objets réels contre lesquels on se cogne, ces objets qui ont fait effraction dans le Musée sont bien ordinaires et ne sont pas de l’art, que l’art contemporain, en conséquence, est une plaisanterie ou mieux encore une escroquerie. Mais ces objets sont des pensées visuelles, des objets qui pensent et qui donnent à penser, des objets qui peuvent avoir un très haut pouvoir d’ébranlement et de mise en question, des objets rendus insolites par leur disposition et leur mise en scène, des objets qui inquiètent, déconcertent, déstabilisent, interrogent l’art sur lui-même,  des objets qui posent plus de questions que les autres objets. La science rassure, l’art est fait pour troubler, disait Braque, et l’art contemporain cherche en effet d’abord à étonner, à produire un effet d’étrangeté : Verfremdungseffekt disait Brecht et Fremd en allemand c’est bien l’étranger et l’œuvre d’art doit avoir le pouvoir d’étranger ou de rendre étrange le réel. Le doigt, la main, l’œuvre d’art ne sont que des outils : ils donnent peu au regard mais beaucoup à interpréter, ils donnent à voir mais au-delà d’eux-mêmes. Ces œuvres, ces objets, ces dispositifs ne sont modestement que des outils, des moyens et non des fins, des formes et non des contenus. Comme les outils, ils ne se ressemblent pas, un tournevis ne ressemble pas à un marteau, mais ils ont pourtant un air de famille, ils sont unis par une ressemblance familiale comme disait Wittgenstein, puisqu’ils se retrouvent dans la même boîte et que ce n’est pas par hasard. De la même façon l’exposition de Sandra n’est pas un bric à brac disparate et subjectif ;  je vois, j’identifie dans le jeu de ces quatre dispositifs ici admirablement mis en espace un air de famille, l’idée du jeu justement, du jeu cyclique du monde, du jeu recommencé ou répétitif, l’idée du jeu qui a sa fin en elle-même et qui est symbole du monde. Le temps est un enfant qui joue, disait Héraclite l’obscur, royauté d’une enfant ! Mais le jeu et la joie de l’enfant héraclitéen ou nietzschéen, le caractère affirmatif du jeu se trouve mis en question par les dispositifs ludiques et ironiques installés par Sandra. Ainsi le Monde du 27 novembre accroché sur sa canne  tourne au dessus de nos têtes comme tournait (malgré tout !) le monde pour Galilée et ce journal nous annonce par exemple que l’opération de représailles sur Gaza au nom biblique de tourbillons du désert ou de nuées ardentes, je ne me souviens plus, a tué 43 enfants et détruit plus de 200 bâtiments. L’opération plomb durci avait été plus meurtrière encore. A la destruction avait suivi une reconstruction aujourd’hui anéantie qui va nécessiter de nouveau une reconstruction : ainsi va le jeu du monde qui vient toujours à détruire ce qui a été construit, à araser  ce qui a été édifié, à  effacer ce qui a été écrit : la phrase écrite sur le tableau noir –magnifique monochrome noir ! disait J. M. Réol- et aussitôt effacée n’est-elle pas elle même absurde et dénuée de sens comme la parole fumeuse et logorrhéique de l’institution de formatage auquel le tableau renvoie ? Sandra n’aurait-elle pas peint là une vanité comme le demandait Bernard Montaner ? Et l’allégorie de l’Industrie dans le bureau d’étude sans cesse recouverte de terre par la main d’un Sisyphe malheureux ne donne-t-elle pas la clé de ce qui se passe la haut dans l’Ecole d’Art et d’Industrie où, à l’ère de la reproductibilité technique, l’on apprend à travailler en série toujours plus loin et toujours plus vite ? La mystérieuse grenouille fumante (celle de nos jeux enfantins) qui nous accueille à l’entrée disparaît elle-même à force de s’époumoner et de cracher de la fumée.  Vanitas vanitatum

Est-ce à dire pour autant que l’art contemporain serait purement cérébral, purement conceptuel, une chose mentale en somme, una cosa mentale, et que le contenu seul et non la forme importerait ? Que nenni ! Il ne faut pas hésiter à dire que l’idiot serait cette fois-ci celui qui regarderait la lune sans regarder le doigt. L’artiste est celui qui regarde le doigt, on est artiste à ce prix disait Nietzsche que si l’on considère en tant que contenu ce que les autres appellent la forme. Il faut regarder le medium pour comprendre le message disait Mac Luhan, les transformations électroniques des communications réalisent une co-présence dont l’importance excède toute transmission d’ information. Et Sandra après des courriels échangés n’a pas cessé de me dire : le dire prime toujours sur le dit, il faut voir la pièce elle-même, les formes doivent parler d’elles-mêmes, elles n’ont pas besoin des béquilles du discours. L’art contemporain doit rester un art du silence comme tous les arts plastiques qui ont, disait Poussin, le don infini de faire profession des choses muettes. Ces pièces, ces formes je les découvre avec vous aujourd’hui et c’est à nous d’en chercher le sens, le contenu, un contenu nécessairement ignoré de l’artiste lui-même car s’il pouvait en parler, si le langage pouvait dire ce qu’est l’art et ce qu’il signifie, celui-ci perdrait toute raison d’être. Ces outils que sont ces œuvres d’art sont comme les jeux de langage dont parlait Wittgenstein, le mécano du langage qui comparait le langage à une boîte à outils, ils ont, comme les mots dans la pratique du langage, une multitude inépuisables d’usages possibles, comme eux ils peuvent nous jouer des tours dans une surprise perpétuelle. A nous d’ouvrir les yeux et d’interpréter !

 

Je veux pourtant pour finir, quitte à extravaguer, quitte à faire l’idiot sous un autre rapport, quitte à instrumentaliser cette exposition (mais que faire de mieux d’un boîte à outils ?), je veux donc regarder ce que le doigt nous montre aussi envers et contre tout. Il nous montre un astre, mais un astre bien plus éloigné que la lune, il nous montre que nous avons changé d’astre, que nous sommes entrés dans le désastre (rappelons que le désastre n’est pas nécessairement l’infortune mais un changement d’astre) et dans une considérable mutation. Et l’art contemporain en général, occupé trop souvent à se réfléchir lui-même a aussi et surtout un effet de réel. Il atteste que le grand art est chose passée et que nous sommes entrés dans un nouveau régime de l’art, dans un monde infiniment éclaté où l’artiste seul décide héroïquement de ce qui est « art » sans que rien ni personne ne l’autorise, sans qu’aucune sanction (hormis peut-être la folie) ne vienne vérifier son œuvre. Voici ce que montrent les œuvres contemporaines, la pluralité, la diversité, l’hétérogénéité de leurs jeux de langage, que nous sommes perdus au milieu de l’Océan, que le monde dépourvu désormais d’unité et d’unicité est redevenu infini, que tout les repères traditionnels de norme, de valeur, d’identité, que tout les systèmes de représentation un peu structurants se sont effondrés, que nous sommes entrés dans le monde de la crise sans fin, d’une crise dont nous ne savons pas comment sortir, d’une crise qui n’est plus un palier nécessaire vers un monde meilleur puisque nous ne croyons plus que demain sera meilleur qu’aujourd’hui : l’interminable recyclage critique de l’art contemporain, l’entassement sans ordre ni organisation de ses tentatives et de ses tentations qui, d’un même mouvement, se décomposent et se recomposent en est l’écho le plus fidèle.

 

Dans ce monde sans repères, désormais seul l’argent est roi et l'équivalence générale de toutes choses qu’il rend possible détruit toute différence et toute distinction. Tandis que, sous le pression des marchés financiers, l’Europe, tout doucement s’enlise, que le monde s’occidentalise, que le capitalisme se mondialise et que l’enseignement lui-même est en voie de carbonisation rapide, assiégés de toute part, nous voici seuls à résister. Remparés dans ce bunker tout badigeonné de blanc, tâchons au moins de nuire à la bêtise en présentant, comme aujourd’hui, des œuvres interrogatives et exigeantes, des œuvres de qualité.

Le Passage de l’Art, 27 Novembre 2012

 

 

[1] Dans le péri herménéias (traité de l’interprétation), deuxième traité de l’organon, Aristote étudie la proposition, le logos qui dit quelque chose sur quelque chose (legein ti kata tinos), avec lequel il en va bien de l’être même de ce dont on parle. Le logos a donc un pouvoir de révélation (logos apophantikos), il est un mode du dévoilement de l’être qui, disait Aristote, se révèle de manières multiples (to on legetaï pollakôs). Le logos de la logique est donc bien une partie de cette étude de l’être qu’est proprement la philosophie, la science de l’être en tant qu’être (on è on). En conséquence la logique, l’étude du logos n’est pas seulement un simple instrument de la pensée, un simple organon. Par analogie l’art contemporain en reconnaissant modestement son statut instrumental pourrait ainsi se situer par rapport à ce qu’on appelle le grand art. Il appartient seulement  au grand art de rendre visible (Klee), de rendre présent, d’instituer ce qui est, de suppléer à ce qui n’apparaît pas dans l’énigme du retrait de l’être lui-même. Avec lui culmine le déploiement de l’être de l’étant dans la plénitude de sa présence. Ainsi le temple dorique (technè) ne fait que rendre hommage à la colline sur laquelle il se dresse, au ciel qui le couronne, à la mer qui lui fait face (phusis). Dans l’art contemporain l’œuvre si elle est un organon est indifférente et peut être remplacée, une roue de bicyclette ou un poste de télévision n’en valent-ils pas  un autre ?

[2] Si tu veux que je pleure, tu dois d’abord souffrir toi-même dit Horace dans son Art poétique

 

 

RESONANCE[1]

 

 De la musique avant toute chose.

Verlaine

 

Inferno. Vous qui entrez ici, dans l’antre souterrain du Passage de l’Art, abandonnez tout espoir, tout espoir de trouver l’entrée ou de trouver la clé unique de cette installation.

L’icône majeure en est pourtant cette échelle toute simple qui n’est pas sans évoquer l’échelle de Jacob. Et l’échelle, en général, peut être un pont, un moyen de trouver, vers le haut, une issue, un instrument de fuite et de salut. Sur les barreaux du haut de cette échelle sont posés trois rouleaux de papier enroulés comme des parchemins ; ceux de la Thora, peut-être, mais nul ne sait ce qui est inscrit sur ces parchemins et si vous vous approchez, vous ne verrez rien, vous ne trouverez rien d’autre que le reflet spéculaire de vous même.

A gauche, clin d’œil à la mémoire et au travail de Daniel Roth, une flèche impérative, une flèche à la graphie et au style  bien reconnaissables, nous indique qu’il doit bien y avoir un sens ou une direction, qu’il faut bien introduire un sens et trouver un chemin mais tout porte à croire que, dans cette œuvre ouverte, cette tache n’a aucun sens et que les chemins multiples ne mènent vraisemblablement nulle part.

 

Ostinato. Non, ici, il n’y a rien à voir, il n’y a rien à entendre que la répétition obstinée du même, que le retour éternel de l’identique qui avait d’abord chez Nietzsche un sens musical. Toute chose est ici en balance et en couple, trouve son pendant et accepte son ombre ou sa projection lumineuse. L’échelle noire fait écho au papier blanc, la droite de l’échelle à la courbe parabolique de la grotte,  le dessin dans l’espace à l’effet graphique des fils des hauts parleurs, ces quatre pièces répondant au rythme à quatre temps sur lequel est construite la bande sonore mise en boucle. Il n’y a pas jusqu’à la performance musicale finale du chant alterné entre un instrument à cordes et un instrument en vent, sorte de  répons  entre deux instruments de même timbre et de même tessiture, qui ne soit fondée sur cette même structure duelle.

 

Reprise. J’ai voulu placer cette exposition sous l’égide du préfixe re qui dit l’itération, la duplication, le retour, la répétition, qui renvoie aussi  à la rengaine qui tourne, ver d’oreille qui vous hante et vous perfore le tympan… C’est pourquoi je lui ai donné pour titre le mot résonance.

C’est d’abord comme des revenants, des spectres ou des fantômes que nous revenons dans ce lycée dans lequel j’ai personnellement enseigné de nombreuses années. Je retrouve Daniel Roth rencontré ici à l’occasion d’une exposition au Passage de l’art. Avec lui, je reprends un dialogue jamais vraiment interrompu à l’occasion d’une nouvelle installation.  Je recommence  à raisonner, à essayer aussi de faire résonner et retentir une œuvre surprenante qui met à mal nos habitudes de consommateurs gloutons et qui invite le récepteur à l’interprétation. Je redonne droit au concept dans un échange à trois voix dans lequel les deux autres voix pourraient être celle du percept de l’installation inscrite ici dans cet espace de flânerie au nom benjaminien et celle de l’affect de la performance concertante qui, elle, n’existe que dans le temps. Le propre de l’installation, n’est-elle pas de mettre en scène, de combiner, de faire résonner et se répondre différents médias afin de chercher à déconcerter un monde tout fait dans lequel nous nous mourons ? Laissez-moi en tous cas chanter ma ritournelle, la ronde et la ritournelle du retour éternel : comme un enfant dans le noir qui a perdu ses repères, j’essaie de me rassurer ainsi et de me territorialiser dans le champ sans limites de ce qu’on appelle l’art contemporain.

 

Ruthmos.  L’intitulé résonance se justifie dans la mesure où cette installation joue, ainsi que son titre E.C.H.O l’indique, sur la duplicité, sur la répétition, le mot écho venant lui-même du  verbe echeo qui signifie résonner, retentir, produire un bruit réverbérant. En effet le son est déjà présent dans toutes les pièces exposées ici à travers les matériaux et leurs possibilités sonores latentes même si une seule pièce de la série comporte un dispositif sonore explicite fait de la matière sonore de voix produisant un effet répétitif. Manière de nous rappeler que le musical a partie liée avec la résonance et avec la répétition.

Sur la structure réverbérante et fondamentalement poétique de cette installation, deux mots que j’emprunte à Jean Luc Nancy.

La prose, écrit-il,  est un mot qui vient de prorsus- qui signifie qui va de l’avant, toujours droit devant, sans se retourner, dans le même sens ou la même direction. Toutes les formes poétiques impliquent au contraire le retour, le répétitif et la structure versifiée ou rimée en offre la manifestation la plus évidente. Le versus dit en effet la nécessité de la suspension du cours, l’inversion, le retour, le rythme des aller et retour comme le retournement de la charrue au bout du champ, versus et reversus. Le sens dont nous parlions tout à l’heure ne peut pas être unique et ininterrompu comme un flux incessant, objet d’une appropriation interminable. Il implique au contraire l’interruption, la suspension, la scansion, la coupe, la syncope, le rythme. Bien loin d’être un échec ou une perte cette interruption ou cette réversion du sens est la condition du sens car sans elles, sans une interruption et un rebroussement du sens, le sens se diluerait  sans fin, redondant, fuyant, bavard… C’est ainsi que le vers célèbre et pense la mort, une mort qui n’est rien d’opposé à la vie, une mort et une coupe qui  tendent au contraire et soutiennent le désir en marche vers sa propre puissance, une mort qui est calée sur le rythme vital, celui  du souffle et du cœur, au plus près de la systole et de la diastole, de l’inspiration et de l’expiration.

 

Artes. Cette résonance ou « écho », ce jeu de renvoi entre l’image et le son méritent d’être souligné et ne va pas sans nous poser des questions.

La première question concerne le rapport très différent que le langage entretient avec le son d’une part et avec l’image d’autre part. Quand la philosophie s’occupe d’art, ce sont les arts du silence qui sont toujours privilégiés et au Passage de l’Art il semble aller de soi que l’ Art renvoie aux arts visuels : les images sont des percepts pour employer le néologisme de Deleuze,  elles relèvent de ce qui apparaît, elles parlent de quelque chose dont la philosophie peut prendre possession et le sensible pour la philosophie c’est d’abord en effet le visible et ses formes. Mais du sonore, du musical il est difficile de parler, difficile de s’en saisir et de s’en emparer dans la mesure où les sons naissent et paraissent plus qu’ils n’apparaissent, dans la mesure aussi où ils relèvent de l’affect plus que du percept. D’ailleurs, lorsque la philosophie parle de musique, de Pythagore à Descartes, elle la désincarne, la désensibilise, la réduit à son aspect technique, aux règles de l’harmonie ou de la rythmique, à un ensemble de rapports mathématiques.

 

La seconde question est celle de la différence entre les arts en général sur laquelle mon ami JLN  a beaucoup écrit. Ce qui nous est donné d’emblée c’est la différence, la diversité des arts et non l’identité ou l’unité de l’art. Un écart, un abîme sépare la sphère visuelle de la sphère auditive et c’est l’objet d’un grand  étonnement et d’un grand scandale pour la philosophie qui a toujours rêvé d’identité, de dépassement de la diversité sensible et de synthèse comme si nous avions un seul sens qui les regrouperait tous et qui dépasserait leurs oppositions. Mais il n’y a rien à faire,  la différence des sens comme la différence des arts sont irréductibles. Entre les différents régimes du sensible, visible, auditif, tactile, olfactif… il y a une séparation, une spécialisation très nette, l’œil ne peut écouter, l’oreille ne peut pas voir, on ne voit pas un son, on n’entend pas une couleur et l’univers visuel et auditif sont des totalités closes et fermées sur elles-mêmes, des univers parallèles et l’on sait que le propre des parallèles est de ne se rencontrer jamais.

 

Mais de façon étrange et mystérieuse, il y a en même temps une transversalité générale des sens  i.e. qu’il y a quelque chose de chaque sens dans tous les sens. Ne parle t-on pas de la couleur d’un son, n’y a-t-il pas aussi des couleurs criardes et comme le disait Baudelaire des correspondances entre les sens ? De même, la spécificité de chaque art vaut pour tous les arts et il y a de la musique, du dessin, de la danse dans tous les arts…

 

Echo sous Narcisse. La dualité qui caractérise cette installation se retrouve dans chacun de ses moments. Le moment plastique est lui-même affecté d’un dédoublement, d’une différence interne. Dans son De Pictura (1435) Alberti a fait du mythe de Narcisse la source et l’origine de la pulsion picturale. La peinture commencerait par l’autoreprésentation du sujet. Mais le sujet est lui même non pas un donné mais quelque chose de construit qui a à venir à lui. Je ne suis qu’en tant que je reviens à moi, que je suis rappelé à moi-même, que je me reconnais dans le miroir, au stade du miroir justement mis en évidence par Lacan. Le dédoublement spéculaire est la condition de possibilité du sujet, de la structuration du moi que la certitude immédiate et confuse du narcissisme primaire ne parvient pas encore à fonder.

 

Être rappelé à soi, l’expression montre que nous sommes déjà dans le registre sonore, que nous sommes remontés du visible (du théorique, du scopique…) à l’audible, partis en quête, comme le psychanalyste Théodore Reik, d’une essence musicale et non spéculaire du sujet : il faut avouer, disait Valéry, que le moi n’est qu’un écho, une résonance. La seule différence avec le mythe mortifère de Narcisse dans lequel l’image se donne dans l’instant et à l’écart de l’Autre, serait que la répétition en écho ménagerait une distance, un intervalle (dans combien de secondes va-t-il répondre ?), creuserait la différence et la séparation et pourrait témoigner de l’Autre sans se perdre en lui. Toute la musique est fondée sur cet écho, sur la répétition et sur la reprise,  sur l’interprétation, par exemple, qui suppose à la fois reproduction, variation et invention pure. L’improvisation que vous entendrez tout à l’heure pourrait sembler échapper à cette contrainte. Mais ce n’est pas une improvisation au sens où ce serait une création à partir de rien, c’est plutôt un écho issu de l’échange entre deux instrumentistes qui construisent leurs sons dans l’instant comme on le ferait dans un dialogue ou une joute verbale.

 

Diaballein. Ces propositions ne relèvent plus précisément de l’esthétique traditionnelle mais de l’ontologie fondamentale. Permettez-moi, à cet effet, de rappeler que la reconnaissance du caractère originaire de cette différence et de cette répétition constitue le cœur de la pensée contemporaine et cette installation éclatée, toute entière fondée sur l’écart, en pourrait être le manifeste. On peut dire en effet que la philosophie contemporaine a commencé, s’est instituée en consommant la rupture avec la quête de l’Un, avec une ontologie qui était d’emblée une hénologie.  La philosophie classique a toujours eu les yeux fixés sur l’Un, sur l’hen qui tient tout ensemble rassemblé, que cet hen, que cet Un soit considéré comme principiel ou comme final, que l’histoire apparaisse comme décadence à partir de l’Un ou comme progrès vers l’Un. Cet hénologie qu’est la philosophie, cet Un qui rapproche, qui rassemble et met tout ensemble est éminemment synthétique ou symbolique si le symbolique, conformément à l’étymologie, consiste à sun-ballein, à jeter (ballein), à mettre ensemble (sun).

En ce sens le maître livre de Deleuze (Différence et répétition1968) et l’article de Derrida (La différance) inaugurent une pensée dia-bolique de la différence ou ce qui revient au même, une pensée de la répétition de ce qui n’a lieu qu’en se différenciant. Pensée dia-bolique pour bien l’opposer au sym-bolique et pour bien marquer le caractère originaire de la séparation, de l’écart différenciant.  Nous sommes à jamais en deuil de l’origine et d’une conscience qui serait simplement présente à soi, la différence n’arrive jamais à s’annuler dans une pure et pleine identité, le présence du présent disait déjà Augustin n’est qu’en cessant d’être, immédiatement dédoublée et séparée de soi.

 

Tout dans cette exposition parle d’écart et Daniel Roth l’a bien mis en évidence en séparant chaque fois par un point les quatre lettres du mot E.C.H.O, qui devient effectivement comme une formule générale du rapport de l’image et du son et qui fait peut-être signe aussi vers un art qui n’existe qu’en éclats.

 

Disegno. L’Echo de cette exposition renvoie bien sûr au mythe de la nymphe Echo qu’Héra, sa mère et la femme de Zeus, avait condamné au mutisme pour l’empêcher de divulguer les écarts de conduite du roi des dieux. Dans l’épisode suivant, Echo ne pouvant faire entendre son amour pour Narcisse, avait alors fui dans une grotte où elle se réfugie dans la solitude et l’anorexie. C’est alors qu’elle se mit à disparaître jusqu’à ce qu’il ne reste plus d’elle que des os transformés en rochers. Le rocher désigne encore pour nous la conduction osseuse qui nous transmet le son de notre propre voix. Il lui resta aussi une voix mais une voix qui ne pouvait que répéter les derniers sons entendus comme une résonance de sa solitude et de sa détresse.

Le destin de la nymphe Echo aurait-il  quelque rapport avec l’esthétique minimale de Daniel Roth ? Daniel est quelqu’un qui résiste, qui résiste à l’emphase, qui se méfie de la facilité, de la séduction, du pathos, de l’affect, du débordement, de l’expressivité à tout crin. Et les mauvais peintres n’ont-ils pas toujours été ceux qui mettaient trop d’âme ou trop d’affect dans leur peinture ?

Au lieu d’engorger, de saturer le visible, Daniel Roth l’évide, le dépouille, le simplifie pour repartir de la rigueur et de l’épure du dessin, du disegno, cherchant à retrouver son élan, sa reprise, sa résonance, son caractère naissant, natif toujours en quête de soi, s’attachant à donner une qualité esthétique au « je ne sais quoi et presque rien ». Paradoxalement, l’on pourrait dire  que c’est par son absence et son retrait que l’artiste est présent dans son œuvre. Car les œuvres de Daniel Roth, l’intraitable, celui qui ne dédaigne pas de déplaire, sont ainsi bien reconnaissables. Ces ponctuations discrètes venues de son long  séjour au Japon sont faites de peu de choses, mais, ce  « presque rien » est pourtant comme le vide quantique ou l’œil du cyclone, vibrant et  plein d’énergie.

 

Thalassa. La dernière étape de ce parcours ne serait pas la moins aisée. Elle consisterait à remonter encore de Narcisse à Echo pour reconnaître le caractère primitif de l’oreille, de la musique qui pénètre jusqu’au tréfonds de notre intériorité, le caractère originaire, archi-originaire de l’émotion et de la hantise musicale.

Disons-le d’un mot en nous inspirant d’un texte de notre ami Lacoue-Labarthe : la musique se constitue à partir du moment où l’on procède à une répétition du son et ce qu’elle fait retentir, ressentir et revenir à travers refrain, ritournelle et rengaine c’est la voix féminine de la mère que nous avons entendue in utero et que la musique cherche simplement à amplifier.

Un autre  mythe de l’origine de la musique nous rapporte comment Arion plongea dans la mer et retrouva les dauphins d’Apollon, ceux-la même avec qui, aujourd’hui, nous apprenons à communiquer. Ce mythe, tel que zoomusiscologue François Bernard Mâche l’a interprété, nous montre un peu la même chose  : d’abord derrière la mère avec un « e » il y a la mer, Thalassa, le bourdonnent de la mer, le lieu originel de la vie peuplé de sons immémoriaux, le symbole des ténèbres de l’inconscient. Ensuite il faut plonger, traverser un risque mortel, connaître la petite mort que comporte toute expérience vraiment autre avant de renaître à la lumière. Mais ce mythe nous montre aussi que la création musicale est reliée à des  racines archaïques qui, selon Mâche, sont universelles puisqu’elles n’appartiennent pas seulement à l’Homme et ne relèvent pas uniquement de l’ordre de la culture. La répétition et la variation inventive sont ancrées dans la physiologie de très nombreux oiseaux qui répètent, qui bégaient, qui se citent et se répondent l’un à l’autre, coup par coup tel le coucou.

Telle serait l’origine et la toute puissance de la musique, le plus primitif et le plus bouleversant de tous les arts à l’égard de laquelle Socrate mourant était prêt à mettre en balance toute une vie consacrée à la philosophie : « J’aurais mieux fait, disait-il, de faire de la musique ». Quitter notre vieux navire et plonger dans la mer pour se livrer, dans un jeu d’écho,  au risque de l’improvisation, c’est ce que, par contre, tout de suite et sans balancer, Christian Brazier et Daniel Roth vont faire.

Inventive et répétitive la musique, qui nous hante et nous  tourne dans la tête, est comme un jeu avec la mort, une ritournelle qui donne à voir le temps de la vie : trois petits tours et puis s’en vont

F. W

 

 

 

[1] Ce texte je veux le lire à haute voix, le prononcer, le proférer en donnant de la voix –et quoi d’autre un professeur pourrait-il donner ?- dans une sorte de performance verbale.

Et cela parce que lorsqu’il s’agit d’une installation la coopération des spectateurs – la mienne, la votre– est nécessairement requise et appartient de plein droit à l’œuvre.

vEt aussi  parce que la voix qui nous singularise absolument et qui résonne en nous, celle que nous n’entendons que dans la gorge et qui ne nous parvient que par l’intermédiaire du rocher, nous met d’emblée en présence d’un son qui n’est son qu’en se rapportant à lui-même, qu’en résonnant.

 

 

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