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Crise financière

Faut-il chasser les marchands du temple ?

 

Faut-il  chasser les marchands du temple ?

 

Les temples font depuis longtemps partie du paysage urbain de l'Occident. Espace carré délimité par les augures, espace à l’intérieur duquel ceux-ci recueillaient et interprétaient les présages, le temple constitue par excellence un espace sacré, i.e. un espace séparé, séparé de ce qu'on appelle justement le pro-fane (devant le temple). Lieu du culte religieux, les temples ont fini par abriter les institutions considérées comme les plus nobles : le pouvoir législatif et le pouvoir judiciaire, par exemple. Aujourd’hui, à Wall-Street notamment, il abrite le cœur battant de la vie moderne : avec la spéculation boursière, le va et vient des flux monétaires décident, tel un nouveau destin, de l'avenir du monde.

Et pourtant un texte célèbre des Evangiles (Jean II, 13) met en scène le Christ chassant, avec une extrême violence, les marchands du temple et semble même jeter l’opprobre sur les commerçants assimilés à des trafiquants.

1- Ne nous est-il pas demandé en effet de choisir entre Dieu et Mammon (dieu syrien du commerce) ? Les idoles sont toujours des veaux d'or et quand tout, et même les liens plus sacrés de la vie humaine, sont installés sur le marché, n’est-ce pas la société  qui entre en déshérence, qui se délite et s'écroule ?

2- Mais, avec le capitalisme, c'est justement tout qui peut s'acheter et s’échanger. Quand Hermès -ou Mercure- devient le dieu suprême, alors tout est mis en circulation. N’est-ce pas ce qui est arrivé avec le capitalisme qui a ouvert, comme le pensait Marx,  la plus dynamique et la plus progressiste des époques de l’histoire du monde en se montrant capable de créer une formidable accumulation de richesses ?

3- Et cependant comment ne pas voir qu'avec le néo-[1] triomphant, c’est l’équilibre du monde qui est maintenant en péril ? Ne faut-il pas, sinon condamner, du moins limiter, ou comme on le dit si bien : contenir le marché, le mettre, en tous  cas, hors du temple ? Mais cela est-il encore possible maintenant que la place vide du communisme a été occupée par le déferlement d’un capitalisme qui est entré en crise[2] en butant sur ses propres limites et en devenant absolument délirant ?

I L'exclusion des marchands

1-Tripartisme. Par opposition au monde chinois ou au monde arabe, par exemple, le monde occidental a toujours tenu en respect les marchands. Dans les sociétés indo-européennes divisées en trois fonctions fondamentales les commerçants ou  négociants  appartenaient à la plus basse des castes, celle qui ne disposait pas de loisir (otium), celle des négociants (neg-otium), celle qui avait pour tâche l'entretien de la vie,  l’entretien de ce qui se rapportait à la satisfaction des besoins que nous partageons aves les animaux. La gestion des biens de l'oikos (maison), c'était proprement, pour les Grecs, la tâche de l'économie.

2- La personne et les choses. Tout le droit romain, celui dont nous avons hérité, était par ailleurs fondé sur la distinction des personnes et des biens. La Personne n’est pas une chose et on n'a le droit de la vendre ni en  gros ni en détail : ainsi en va-t-il encore chez nous de la prostitution qui est interdite et du sang ou des organes que l'on ne peut que donner. On trouve chez Kant la fondation rationnelle d’une telle distinction : l'homme, fin en soi, a une valeur absolue, infinie et donc inestimable, il a une valeur qui ne se mesure pas ; il a seul une dignité (Würde) alors que les choses en tant que moyens qui se rapportent à nos besoins, n'ont qu'une valeur (Werte) relative, une valeur qui se mesure et qui a un prix marchand[3]. C'est cette distinction (en tous les sens du terme) qui a sauté avec le capitalisme qui pose l'équivalence générale des sujets en tant que force de travail.

3-L’échange naturel et l'échange contre-nature. Le christianisme jettera le discrédit sur le trafic et la spéculation et tout le Moyen-âge stigmatisera cette forme maudite de commerce qu’est le prêt à intérêt. Aristote avait déjà condamné la chrématistique, l’art  de s’enrichir qui consiste en une utilisation contre-nature de la monnaie (A) : de serviteur, de moyen (M-A-M’), de satisfaction d'un besoin nécessairement fini,  la monnaie devient maître, fin en soi (A-M-A’) et elle ouvre par là même la spirale d’un dangereux infini : avec l’argent, la fausse richesse (richesse, reich, renvoie à la puissance créatrice) qui n’est plus fonction du besoin, exaspère la soif infinie du désir et ouvre le vertige d’un enrichissement sans limites. Le désir, avec l’argent, perd son ancrage, sa finalité, sa justification et l’homme finit par devenir la victime d'un mécanisme économique qu’il a lui-même créé.

C'est avec Saint Augustin que l’usure, la pire espèce de marché, devient péché capital. L’usurier est un voleur qui vole le temps, patrimoine de Dieu[4]. Avec l’usure l’argent infécond travaille en dormant et il fait des petits. C’est là une injure diabolique faite à la nature, un péché analogue à la sodomie. Et en effet le plaisir de posséder de l’or n’a rien de rationnel, il est proprement pulsionnel. Il est libidinal et plonge ses racines dans une analité jouisseuse et possessive. Pire que le roi Midas, l’usurier est un pervers déféquant des ducats et Dante situe cet homme nécessaire et détesté à côté du  sodomite, dans le dernier cercle de l’enfer. Le commerce est par essence satanique. C’est le prêté rendu, c’est le prêt avec le sous-entendu : rends moi plus que je ne te donne, écrira encore Baudelaire. Le discrédit pèse sur le commerce, la forme de l’égoïsme la plus basse et la plus vile, mais c’est la malédiction qui frappe l’usure. Cette malédiction qui fera la fortune (et l’infortune) des juifs des ghettos[5] est si totale que l’on refuse à l’usurier une sépulture chrétienne. Il est même exclu des trois ordres (oratores, bellatores, laborantes) qui constituent la société. « Dieu a ordonné trois genres d’hommes, les paysans et autres travailleurs pour assurer la subsistance des autres, les chevaliers pour les défendre, les clercs pour les gouverner, mais le diable en a ordonné une quatrième, les usuriers. Ils ne participent pas au travail des hommes et ils ne seront pas châtiés avec les hommes, mais avec les démons » (cité par G. Duby).  Une bonne partie de l’art de la Renaissance, la chapelle Scrovegni de Padoue par exemple, est un gigantesque exercice d’exorcisme destiné à permettre aux riches donateurs d’avoir à la fois la bourse et la vie (éternelle).

4- La balance. Et pourtant l'Evangile lui-même ne se fait pas faute de filer la métaphore monétaire comme dans la parabole des talents. Les dons que nous avons reçus en partage doivent fructifier comme l’argent (les talents) laissé en caisse chez le banquier. Et s’il est conseillé au jeune homme riche de donner tous ses biens aux pauvres, le Christ conclut en disant : car ton trésor sera grand dans les cieux.  Le christianisme qui, comme dans un coup de folie, tenta de renverser la balance de la Justice en demandant de rendre le bien pour le mal, de payer au centuple les ouvriers de la 11e heure… ne réintroduit-il pas ainsi, au cœur du temple lui-même, le comptoir, la balance, la calcul, le livre de caisse ? Do ut des, je donne mais afin que tu donnes…

II L’investissement au Temple

1-L’argent. « Argent, cause de tout le mal » est-il écrit dans le Dictionnaire des idées reçues de Flaubert. Et n’est-ce pas en effet une idée reçue que d’opposer Temple et Commerce, Dieu et Mammon ? Tenant tête à tous ces lieux communs, un personnage de Claudel affirme au contraire : l’argent a une vertu sacramentelle et, comme le disait Saccard, le héros de L’Argent écrit par Zola, la spéculation est l’appât même de la vie. A l’instar de ces rituels liturgiques sacrés destinés à donner ou faire circuler la grâce, ou à l’instar du langage, l’argent est le signe d’un mystère, il appartient à tous et à personne et, nouvelle figure de l’Absolu, il passe sans fin de main en main entre les hommes. Par une extension infinie de son désir, l’homme peut enfin exister dans toutes ses dimensions et donner tout ce qu’il peut donner : il ne vit plus seul, mais il est en communion avec l’univers entier des choses et des hommes, écrit Claudel dans La ville. Et c’est au nom de cette unité analogique entre l’échange marchand et le sacrement de la sainte communion que Thomas Pollock Nageoire peut s’écrier : Glorifié soit le Seigneur qui a donné le dollar à l’homme/Afin que chacun puisse vendre ce qu’il a et se procurer ce qu’il désire/Et que chacun vive d’une manière décente et confortable. Amen… L’argent en effet est la comparaison personnifiée, l’équivalent général, la cristallisation de la valeur d’échange[6], une marchandise à la seconde puissance. Il mesure toute chose, met en relation de proportions biens et services, il est le moteur par excellence de l’échange et la forme même de la culture. Le mot même de valeur qui signifie la force et la santé et toutes les « valeurs » dont certains nous rebattent les oreilles sont désormais captées, réduites et résorbées dans cette valeur chiffrée qui définit l’équivalence, l’échangeabilité ou la convertibilité de tous les produits et qui rend possible  le doux commerce, cher à Montesquieu : ce moyen de contenir la violence et de religieusement relier (religare) un nombre croissant de sujets et de nations est par essence pacifique.   

2- Le capitalisme. L’ancienne Mésopotamie, l’Irak des Abbâssides, la Chine des Song ont connu l’économie de marché et ont eu une activité marchande appuyée sur des techniques financières très développées, mais seul l’Occident a connu, pour des raisons essentielles, ce degré suprême de systématisation des activités marchandes émancipée de la bureaucratie féodale que Marx appellera : mode de production capitaliste. Ce mode avec lequel l’accumulation de capital et l’investissement rentable se substituent à l’ostentation somptuaire et glorieuse ne fait qu’un avec l’impérialisme occidental, le seul qui ait réussi à se mondialiser. Le mode de production capitaliste  ne devient effectif qu’à partir du moment où le travailleur devient propriétaire de sa force de travail et peut la vendre librement sur le marché. Pour que la plus-value puisse être discrètement extorquée, il fallait que la société soit juridiquement organisée de telle sorte que la force de travail puisse exister sous la forme vénale d’une marchandise : la proclamation des droits de l’homme a réalisé cette condition et exprime, sous une forme mystifiée, les nouveaux rapports de production, les rapports de production bourgeois, ceux qu’exigeaient impérativement le formidable développement des forces productives. Le capital est du travail mort qui, semblable au vampire, ne s’anime qu’en suçant le travail vivant et sa vie est d’autant plus allègre qu’il en pompe davantage, écrit Marx. Quel que soit le mystère d’iniquité que recèle le mécanisme de la production du capital et le processus qui, avec le développement du marché, aboutit à autonomiser l’argent et à le constituer en fétiche, le capitalisme a investi la tête (caput) de la cité et a réalisé la plus grande des révolutions : tout s’échange, tout s’achète et sur la planète entière mise au travail, la marchandise est la forme générale de tous les produits.

3-Temple. C’est au temple et au temple protestant que s’est préparé l’essor économique de la bourgeoisie. En effet, ce que n’explique pas Marx, c’est la provenance occidentale du capitalisme. Comment se fait-il que ce qui l’a rendu possible, son esprit d’entreprise, sa psychologie spécifique du travail, soient apparus en Occident et en Occident seulement ? Les activités lucratives (lucrum = profit), comme le commerce et la banque, n’avaient-elles pas été honnies pendant des siècles ? N’incarnaient-elles pas la cupidité, l’amour du gain et l’avarice ? Or non seulement ces passions rebaptisées intérêt vont être considérées comme honorables mais elles vont même se transformer en vocation (Beruf). On connaît la thèse de Max Weber dans L’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme (1905) : le protestantisme, sa morale puritaine et sa théorie angoissée de la justification par la foi, a une affinité essentielle avec l’esprit du capitalisme. Il est en effet une des causes de la revalorisation du travail et la gestion rationnelle du capital, la condamnation de l’oisiveté et des dépenses somptuaires (particulièrement visibles dans la modestie et l’austérité des temples réformés) constituent bien le substrat culturel du capitalisme. L’anti économisme propre à toutes les religions du salut s’est ainsi inversé dans cette pointe extrême de l’esprit occidental qu’est le calvinisme. L’épargne et la frugalité relèvent cette fois-ci de la vertu, de l’ascèse et la prospérité du capital fondé sur la réduction des coûts et le réinvestissement des bénéfices donne au croyant l’assurance (Bewahrung) qu’il recherche et est interprétée comme le signe, dans le monde, d’une élection suprême.

La globalisation allait donner à cette vision du monde sa pleine dimension et les spécialistes de la théorie financière ont pu inventer ce qui sera sans doute, au milieu de la tempête et avant la catastrophe[7], la dernière de nos utopies, l’utopie du Grand Marché. Ils raisonnent en effet comme si dans le Grand Marché qui met d’accord vendeurs et acheteurs, chacun cherchait à maximiser son utilité pour le plus grand profit  de tous. Tout se passerait alors comme dans le meilleur des mondes de Leibniz, philosophe qui apparaît rétrospectivement comme ayant anticipé l’esprit du capitalisme : les investisseurs, les chefs d’entreprises agissent, comme Dieu lui-même, infaillibles et omniscients, ils font un choix rationnel, un choix qui obéit à un principe d’économie en situation de rareté. Libéré du poids des traditions et de l’enracinement géographique, le marché financier érigé en veau d’or,  omniscient et omnipotent comme le Dieu de la théologie chrétienne, réaliserait les conditions d’une concurrence pure et parfaite qui permettrait la circulation du capital et du travail, qui assurerait le bien-être et la prospérité de tous et représenterait une victoire de la raison sur les ténèbres du passé. Dans cette perspective, n’importe quel projet pourrait y être financé puisque l’Etat ne peut faire faillite et que la croissance sur laquelle est fondé le mécanisme du crédit était supposée continue et illimitée : le processus dynamique de croissance qui constitue le coeur du capitalisme a en effet rendu obsolète la croyance mercantiliste selon laquelle l’économie était  un jeu à somme nulle où l’un ne pouvait gagner que ce que l’autre perdait. Avec le dogme de la sacro-sainte croissance, l’hydre financière qui gouverne le monde a fini par rendre indifférent et équivalent l’ordre  des fins et celui des moyens, tout devenant fin et moyen de tout : à l’âge de la technique, de l’hubris productiviste et de la volonté de volonté (Heidegger), il faut impérativement devenir plus performant, croître toujours plus, croître pour croître jusqu’au moment où le capitalisme finira par détruire ce qui l’avait nourri : les structures familiales et l’environnement.

4-Autonomie et autotélie du capitalisme. On oublie trop souvent que le capitalisme n’a pu s’imposer que grâce au contrepoids d’obligations éthiques qui ont limité et amorti ses effets les plus dévastateurs : sans juges incorruptibles, sans fonctionnaires intègres, sans ouvriers consciencieux, rappelait Schumpeter… comment aurait-il pu fonctionner[8] ? Mais aujourd’hui le capitalisme ne cesse de repousser ses propres limites : la valeur d’échange a remporté une victoire absolue et la logique du profit est devenue l’ultima ratio des sociétés. En brisant les cadres précapitalistes de la société, le capitalisme a rompu non seulement les barrières qui gênaient ses progrès mais encore les arcs-boutants qui l’empêchaient de s’effondrer, écrit Schumpeter. L’argent est devenu un parasite qui dévore l’économie et, pour la première fois dans l’histoire du monde, l’argent est maître sans limitation ni mesure (Péguy). Ce sont, par exemple, les biens restés non-marchands dans ce que Michel Albert appelait le capitalisme rhénan (enseignement, santé, médias, salaire, logement, transport…) qui, sous l’influence du modèle libéral anglo-saxon passé en contrebande en Europe grâce aux commissaires de Bruxelles et de la globalisation, sont en passe de devenir des biens marchands, gérés selon les méthodes de commercialisation et de médiatisation publique comme si on pouvait réussir dans le domaine sanitaire ou pédagogique, par exemple, en augmentant les incitations financières. Les légitimes économies de marchés ont ainsi donné naissance à de dangereuses sociétés de marché (Polanyi). Pour « globalisation », la langue française, à l’encontre de toutes les autres langues, parle de « mondialisation » mettant ainsi en avant une vision plus politique qu’économique  mais c’est là une mauvaise traduction. Pour qu’il y ait monde au sens du kosmos des Grecs qui signifie à la fois monde et parure, pour faire monde, il faut nécessairement dit Hannah Arendt, une pluralité, il faut que soient maintenus des divisions, des séparations, des conflits, des différences entre les hommes et il faut aussi que soient conservées des distinctions entre les sphères d’activité économique, politique, culturelle. Mais quand c’est la seule dimension de l’économie qui domine, quand la seule logique du marché et du profit envahit  la sphère politique et la sphère culturelle (celle de l’action et des œuvres dans le langage d’Hannah Arendt) comme c’est le cas avec la globalisation, alors, dans ce régime d’équivalence générale de toutes les sphères de l’existence, c’est la destruction de la saveur et de la beauté du monde qui advient. La globalisation est donc proprement immonde

Dégagé des formes anciennes qui l’entravaient, le capital développe désormais une autonomie et une autotélie (il a sa fin –télos- en lui-même) proprement terrifiante partout visible dans la sauvagerie d’un marché que se consomme lui-même. Le capitalisme devenu glacé et cynique, ne croit plus en rien et s’il nous a libérés c’est, semble-t-il, pour rien d’autre que pour l’infinité insensée de son propre accroissement.

Installée en un temple au cœur de la cité c’est Wall Street et ses cours qui exercent aujourd’hui une tyrannie divine prétendant régenter la terre entière. Ce que Luc Boltanski appelle le nouvel esprit du capitalisme se distingue par un certain nombre de traits :

-il est spéculatif. La société de consommation qui produisait des marchandises et enrichissait le capital en améliorant le niveau de vie du prolétariat a fait place à une société de spéculation. L’argent préfère désormais produire de l’argent. On échange maintenant de la monnaie contre de la monnaie sans aucune contrepartie ou gage réel et cela représente plus de la moitié du volume des transactions. Depuis Thatcher et Reagan le triomphe du capitalisme financier sur le  capitalisme d’entreprise a assuré la victoire d’une spéculation parasitaire qui repose sur la fiction ou sur la croyance en une économie qui produit de la richesse en dehors de tout travail et qui favorise l’explosion des inégalités ainsi que l’éradication des classes moyennes.

-il est celui de l’âge de l’informatique. Les sociétés disciplinaires (les lieux clos de l’usine, de l’école, de la prison, de l’hôpital étudiés par Foucault) étaient contemporaines des machines énergétiques, la société de contrôle (colliers et cartes électroniques, langage numérique comme accès de l’information en milieu ouvert) qui fonctionne par contrôle continu et communication instantanée appartient à l’âge des sociétés postindustrielles et opèrent par machines informatiques et ordinateurs. Les algorithmes délirants des traders, le High frequency trading (le boursicotage à haute fréquence) créent des produits toxiques, opaques à leurs inventeurs mêmes et, à l’ouragan perpétuel de la destruction créatrice  (Shumpeter), se substitue une destruction suicidaire par prolifération qui emporte le système dans l’impasse et détruit le marché comme sphère des échanges mutuellement avantageux. Cette évolution technologique est en profondeur une mutation du capitalisme : il est devenu mobile, volatile, flexible, dispersif. Ce que ce capitalisme de surproduction veut vendre, ce sont des services et ce qu’il veut acheter ce sont des actions : l’économie de la rente a ainsi supplanté l’économie de la production. Ce n’est plus un capitalisme pour la production mais pour le produit, pour la vente et pour le marché. Le service des ventes est devenu le centre ou l’âme de l’entreprise. Le marketing est maintenant l’instrument du contrôle social et c’est lui qui forme la race impudente de nos maîtres et qui fonde le caractère féodal des élites qui se cooptent et se reproduisent à la manière de dynasties.

-il est patrimonial et non managérial, c’est un capitalisme du peuple et des fonds de pension et c’est pourquoi il est plus brutal que jamais : parce que ce capitalisme spécule à court terme et impose des taux fixes pour la rente de ses actions, il  exige plus que jamais une rotation rapide des capitaux. Aussi ne fait-il pas de sentiment et licencie-t-il à tour de bras. Payés en stock-options, les dirigeants des multinationales ne s’enrichissent que si l’action grimpe, que s’ils font non le bonheur de l’entreprise mais celui des actionnaires.

-il n’est plus intégrateur, il aggrave au contraire et risque de faire exploser les inégalités[9]. A l’opposition hiérarchique up/down se substitue l’opposition disjonctive in/out. A une élite surchargée de travail (la surclasse, comme dit J. Attali) correspondent des masses au chômage maintenues en dessous du seuil de pauvreté. La perspective d’une société de travailleurs sans travail fait naître le spectre alarmant d’une société de loisirs abrutissants (tittytainment) et de consommation dévorante (H. Arendt) qui aurait pour but d’assurer, dans la bonne humeur, la gouvernabilité de 80% d’une humanité devenue surnuméraire. Le capitalisme totalitaire (J. C. Victor) est en effet de plus en plus conduit, pour assurer sa totale suprématie, à lessiver les têtes, à avilir les songes, à effacer le sens. Tout ce que l’homme avait de plus sacré et qui ne pouvait exister que dans le secret du domaine privé est désormais livré à l’encan[10].

Si les tyrannies gouvernaient du dehors, l’empire de la marchandise gouverne du dedans. Les mouvements réorientés de l’âme guident les corps jusqu’aux portes des supermarchés[11] puis les collent à la fenêtre cathodique, substitut de vie et de pensée : 24 heures sur 24, elle diffuse la dérisoire déréalité de la société du spectacle.

-il est mondialisé. Libéré de toute dépendance à l’égard du système bancaire national, la cupidité des firmes transnationales a désormais pour champ la terre entière et, par une informatisation poussée à bout, joue sur des données immatérielles.

-il est belliqueux et non pacifique. L’économie autorégulée qui plie à ses lois la totalité des choses réalise l’utopie qui lui a donné naissance : le vice sera toujours plus rentable que la vertu comme l’annonçait Mandeville dans La fable des abeilles (1670-1733) ; livre qui demeure le meilleur résumé des dogmes libéraux[12]. Les vices privés font le bien public, l’incivilité elle-même est payante. L’honnêteté, l’altruisme et la frugalité mettraient au contraire au chômage la plupart de nos semblables et il n’est pas jusqu’au cambrioleur ou au tagueur qu’il faille féliciter : sans eux pas de serruriers ni d’entreprise de nettoyage ! Mais c’est aujourd’hui l’économie criminelle, celle des dealers ou des mafiosi qui a réussi à intégrer la marginalité sociale aux circuits de l’économie globale en rendant enfin rentable la délinquance des pauvres et des laissés pour compte. Les golden boys des bas-fonds reproduisent le système capitaliste, son objectif unique (la « thune ») et son modèle anthropologique (transactions violentes entre fauves). Ils sont la vérité du capitalisme si bien que du dealer de banlieue jusqu’aux banques de Luxembourg, la boucle est cette fois-ci bouclée (J. C. Michéa). C’est est fini du doux commerce cher à Montesquieu ! Préparons plutôt les jeunes à être des carnassiers sans scrupules et sans pitié avant de les lâcher dans la jungle du marché mondialisé ; tout se passe comme si à l’autre bout de l’histoire du capital, se répétait, sous un autre mode tout aussi brulal, la préhistoire sanglante de l’accumulation primitive.

C’est pour avoir tout réduit à la marchandise, pour avoir assuré la victoire de la marchandise sur le projet de vivre  que l’homme d’aujourd’hui s’est coupé des autres, de la nature et de lui-même.

III La bourse ou la vie

1-Un homme coupé des autres. Les hommes pour vivre ensemble et pour vivre heureux, dit Milton Friedmann (1912-2006), le disciple d’Hayek, l’icône du libéralisme, le prix Nobel conseiller de Pinochet, le théoricien phare de l’école monétariste de Chicago et de la stratégie du choc, n’ont besoin ni de se parler (logos), ni de s’aimer (pathos). La seule avidité sans scrupule, la seule motivation égoïste de l’intérêt personnel feront que, par l’intervention d’une ruse de la raison ou d’une main invisible[13], le souci de soi serait miraculeusement accordé au souci de l’autre[14]. Le néolibéralisme incite à la passivité puisqu'il fait uniquement confiance en l'autorégulation du marché. Le marché ainsi constitué n'est pourtant pas un mécanisme naturel mais une discipline, une technique de gouvernement comme la prison ou l'hopital psychiatrique. Le néolibéralisme fabrique Homo oeconomicus comme l'asile fabrique le fou (Foucault, La société punitive, Seuil-Gallimard 2013). Faut-il insister ? La première barbarie du siècle a été la barbarie communiste qui a sacrifié la liberté à l’égalité, qui a voulu donner à chacun sa ratio et sa ration, traduction a minima du logos qui faisait de l’homme, selon Aristote, un homo politicus. La seconde barbarie a été la barbarie fasciste qui a voulu refaire du lien social, relier les hommes en appelant à la fraternité du sang, au pathos, au sentiment, à tout ce qui caractérise l’homo religiosus. La troisième barbarie sera, à n’en pas douter, la libérale, celle qui est fondée sur l’hypothèse de l’homo oeconomicus (John Stuart Mill, 1806-1873), de l’homme du besoin (chreia).

Le marché est sans doute le lieu par excellence de l’invention et de la créativité et nous devons notre prospérité à la liberté du marché. Mais la liberté –au sens des modernes[15]- doit s’articuler sur l’égalité, sa sœur ennemie, l’une et l’autre étant le fondement de ce rapport adelphique (entre frères, seul rapport politique au sein de la famille) par lequel il y a un monde commun. Ne pas articuler l’une sur l’autre ces trois maximes républicaines inscrites au fronton de nos mairies, c’est à chaque fois basculer dans la barbarie.

2- Un homme coupé du monde. Les lnuits refusent de commercialiser les caribous car il savent d'instinct que ce serait les transformer en objets[16] et rompre ainsi le rapport symbolique qui depuis toujours unit les hommes aux bêtes et au cosmos.

L’échange-don qui oblige à donner, à recevoir et à rendre est pour Mauss le fondement de tout lien humain, le roc sur lequel est construit toute société, même la nôtre. Cet échange-don n’est ni égoïste, ni altruiste (seul Dieu peut donner gratuitement) il n’a de cesse ni entre les vivants, ni avec les morts, ni avec les pierres, ni avec les bêtes. C’est le don, celui de la vie ou de la parole, par exemple, le don reçu et rendu qui constitue ce que les sociologues de l’école de Chicago appellent la socialité primaire, celle qui a sa fin en elle-même. Par contre l’échange marchand et la relation juridique ne sont pas, eux,  universels, ils font partie de la socialité seconde et peuvent avoir des effets anthropologiquement et écologiquement destructeurs.

Si l’individu est la création la plus étrange de l’homme, comme le disait Valéry, l’individu fermé sur lui-même est plus précisément une invention de l’économie-politique. Pour la première fois dans l’histoire, avec la généralisation des relations marchandes et grâce à la magie de l’argent, la possibilité de tout payer sur le champ et d’être ainsi quitte de toute dette symbolique et de toute fidélité à honorer a été offerte à chacun. Payer en effet c’est pacare qui veut dire aussi éteindre, apaiser tout conflit. Payer sur le champ c’est se libérer de toute dépendance, refuser les traditions des communautés closes et hiérarchisées et c’est un formidable bénéfice pour l’individu de ne plus devoir rien à personne comme le montre ironiquement Charles Dickens[17]. En payant l’individu achète le droit de ne pas attendre pour rendre, de s’abstraire de la chaine de l’échange-don qui est celle de la succession des générations, le droit de ne pas avoir de dettes et donc de ne pas avoir d’histoire. Nous avons là les fondements de l’ordre libéral, celui d’un système enté sur une anthropologie noire pour laquelle seule la peur contraint à coexister[18] des individus dominés par l’égoïsme, livrés au monde hobbesien (Le Léviathan, 1651) de la compétition féroce, captifs de l’état de nature, de la guerre de chacun contre chacun générée par la spéculation financière.

La paradoxe est que la dette,  ce qui est le plus étranger au néolibéralisme qui pose en son principe l'idée d'un individu radicalement autosuffisant soit devenu aujourd’hui le levier grâce auquel il met à genoux tous les pays européens en vendant aux enchères à la voracité des multinationales la totalité du secteur public. Nous sommes sommes sortis du modèle fordo-keynésien dans lequel le pouvoir d'achat pouvait absorbé la production, nous sommes entrés depuis la crise de 2008 dans un monde spéculatif et insolvable  où le salaire est remplacé par l'endettement. Les bailleurs de fonds prètent aujourd'hui à des taux négatifs pour deux raisons : pour éviter les frais de banque et pour spéculer sur un effondrement ou un colapsus du sytème tout entier.

Car ce monde où rien ne se donne sans compensation est aussi celui qui a inventé la dette, qui gouverne par la dette et qui vit plus que jamais dangereusement à crédit. C’est par la dette dit Nietzsche dans le deuxième dissertation de la Généalogie de la morale (et en allemand Schuld c’est à la fois la dette et la faute) que l’homme est sorti du règne animal, qu’il s’est doté, par un terrible dressage, d’une mémoire pour pouvoir promettre et s’engager, pour demander des créances et parier sur l’avenir. C’est non seulement le cas du judéo-christianisme qui inventa le temps linéaire du progrès mais celui du domaine économique tout entier où, sans cesse, l’on parie sur la croissance. Jamais comme en Occident on n’a été empêtré dans de tels réseaux d’obligations, de dépendances à l’égard du passé, pris dans le filet de contrats, d’engagements, de dettes de toutes sortes. 

Comme c’est maintenant l’argent qui donne le sentiment de puissance le plus élevé (Nietzsche) comme si l’argent avait été mis à la place de Dieu lorsque la croissance vient à défaillir, lorsqu’il n’y a plus de remboursement possible, plus de dieux pour racheter la dette, plus d’expiation de notre culpabilité alors les dettes deviennent proprement nos péchés et les cruels et intransigeants partisans de la rigueur d'exiger expiation aux peuples qui ont beaucoup pêcher. Les peuples qui ne croient plus eux-mêmes à leur capacité de rembourser leurs dettes, aussi vont-ils avoir longtemps encore à souffrir et à souffrir pour  rien (le peuple grec pour commencer) ; ainsi on leur fera au moins expier leur faute (Schuld). Pour les chefs d’entreprise il reste encore toujours une solution : licencier, même en période de profits, afin de faire grimper le cours des actions qui, placés sur les marchés financiers, doivent avoir un rendement d’au moins 15% par an (ce qui est exclu dans l’économie réelle)…

3- Un homme coupé de lui-même. Le développement infini des satisfactions matérielles se fonde sur l'idée si étrangère au monde grec que l'homme est un être de besoin et que ses besoins sont illimités.  Mais nous constatons que, passé le seuil de pauvreté, l'accumulation nous rend toujours plus vulnérables et toujours plus dépendants des choses produites[20]. Rendre la réalité conforme à nos besoins c’est accréditer le fantasme d’un monde entièrement produit dans lequel l’homme ne rencontrerait que lui-même et où plus rien n’arriverait que nous n’ayons décidé. Avec la glorieuse conjonction NBIC (soit nanotechnologie, biotechnologie, intelligence artificielle et sciences cognitives) on nous promet un avenir peuplé de cyborgs dotés d’immortalité et la possibilité de reprogrammer la nature en vue de l’avènement de l’humanité post-biologique dite encore transhumaniste. Alors la volonté humaine viendrait enfin remplacer la sélection naturelle. Qu’aux Etats-Unis ce soit la droite dure, ultralibérale qui encourage et finance ces travaux dont la finalité immédiate vise à accroître la compétitivité, la mobilité et la productivité n’est pas un hasard. Il s’agit bien, dans la dénégation de la finitude, de construire une société purement fonctionnelle, dans laquelle chaque individu, dûment connecté serait assigné et conçu pour une tache précise. Mais lorsque le produit, le fabriqué l’emporte sur le donné, lorsque par exemple on reprogramme la nature et que l’on produit ses enfants pour les rendre conformes à nos propres projets, lorsque l’on choisit sans obligation et autre garantie que celle de la qualité du produit alors on pose les fondements de l’eugénisme ; lorsque, d’autre part, la vie qui n’est plus performante est euthanasiée, alors, dans le monde ennuyeux de la production et de la reproduction du même, plus rien n’apparaît ni ne disparaît : il n’y plus de naissance et la mort elle même n’est plus que la production du cadavre. Cette société programmée, transparente à elle même serait plus que jamais coupée du cosmos et coupée de la vie. Création continue d’imprévisible nouveauté (Bergson) la vie en effet met toujours en crise le principe de raison qui cherche à expliquer le présent par le passé et à programmer intégralement l'avenir.

Économie politique, l'expression en elle-même marie déjà des termes qui étaient pour les Grecs radicalement incompatibles. L'apparition d'une telle expression qui confond la gestion de l'oikos (de la maison) avec le souci du monde (Kosmos) ou de la polis qui est celui de la politique, témoigne de  l’envahissement du domaine public par le seul souci de la satisfaction de ces besoins que nous partageons avec les animaux. L'homme apparaît alors comme un être de besoin fait pour la besogne, un animal laborans dit Hannah Arendt et non un être de parole (logos). Que cet homme soit aujourd'hui confronté, au milieu de l'abondance, à l’ennui, à la drogue, à la peur de la violence accumulée dans sa propre psyché, comment s'en étonnerait-on ?

La dette (Schuld), la spirale infernale de la dette qui à la récession ajoute la récession a ainsi retrouvé aujourd’hui son sens classique de faute ou de culpabilité sans qu’il soit possible de savoir quel tiers, quel dieu pourrait enfin nous pardonner. Qui est coupable ? Les citoyens le sont sans doute : dans une perpétuelle fuite en avant, ils ont en voulu toujours plus et se sont endettés plus qu’il ne pouvaient payer (crise des subprimes de 2008[21] qui est à l’origine de la tempête monétaire que nous connaissons et du rejet vigoureux de ce qui était devenu « l’idéologie du monde », rejet qui est peut-être la prémisse d’un glissement tectonique…).  Mais que dire des marchés financiers poussés par la cupidité et par le conformisme moutonniers des traders qui ne jouent à la Bourse qu’en fonction du choix supposé des autres ? Et des Etats impécunieux qui tels la Grèce ont pensé, grâce à l’euro, vivre éternellement à crédit[22] alors que s’effondrait l’horizon de croyance qui lui donnait sens ? Maintenant, ils ne sont plus crédibles et, ne se demandant même plus comment ils pourraient rembourser leurs dettes, ils risquent bien de devenir le tonneau des Danaïdes de la monnaie unique, le tombeau de l’Europe après en avoir été le berceau. Coupables sont aussi les banques centrales qui dans une sorte de délire ont rendu l’argent facile[23] et ont permis la spéculation financière sur les produits dérivés[24]. La concurrence des agents économiques, le paradigme absolu qu’on a voulu ériger en modèle n’est pas en soi régulatrice ; dominée par la fièvre de l’investissement à court terme, par la tyrannie de l’immédiat, elle est indifférente aux questions de la raréfaction des biens et de l’énergie. Or, si des expédients peuvent encore résoudre le problème les dettes souveraines, ce n’est pas le cas, hélas, de la dette écologique. Tout cela sans doute est à l’origine de la panade dans laquelle nous sommes, panade d’autant plus dramatique que ni les chefs de l’exécutif, ni la loi, ne semblent avoir de prise sur la rationalité financière qui, marteau sans maître ou processus sans sujet, façonne le monde, le mène à sa perte en soumettant l’humanité à ses diktats. La meute des investisseurs, les agences de notation payées par les banques qui ont été elles mêmes renflouées par les Etats parient sur la perte des États nations en difficulté. Comme un bon judoka le capitalisme qui aurait dû s’effondrer avec la crise  a utilisé la force de son adversaire pour en venir à bout. La finance joue ainsi de fait un rôle « semi gouvernemental » en s’ingérant dans la politique des Etats. Aux USA transformés en ploutocratie,  les Banques financent sans limite les partis politiques avec lesquels ils ont désormais une communauté d’intérêt. Modèle du genre, la banque Goldman Sachs[25], l’Empire invisible, la « pieuvre » qui, sur tous les continents a placé ses hommes aux postes clés des grandes institutions internationales (Mario Draghi, par exemple, Président –repenti ?- de la B.C.E.) peut ainsi, invulnérable et en toute impunité, continuer de tromper ses clients et d’enfoncer dans la crise l’Union Européenne qui a abdiqué une fois pour toutes face à La Banque.

Les tigres de la finance internationale, les tigres de la finance de l’ombre, le champ financier en général ont pris aujourd’hui le dessus sur le champ politique en tenant les Etats sous la férule de la dette et en exerçant leur chantage. Le rôle du système financier était d’allouer efficacement le capital à l’investissement. Aujourd’hui, maître du jeu, il adresse aux Etats des injonctions contradictoires (plus d’austérité / plus de croissance), exigent d’eux rigueur et économie alors qu’ils fonctionne lui-même aux krachs, à la panique, et distribue à ses traders des bonus indécents tout en réclamant de l’argent public en cas de perte. Formation de bulles de crédit, baisse des primes de risque, les Etats sont devenus de plus en plus dépendants des marchés financiers[26].

Mais la société moderne refuse pourtant une intégration commerciale complète et résiste à la terrible imposture de cette société économico-politique qui transforme le monde en Casino  ; c’est ce que montrent à la fois la réhabilitation de la valeur d'usage, la défense de l’environnement, les débats sur les biotechnologies... L'internationalisation de la résistance à la mondialisation ultra-libérale n'a-t-elle pas déjà fait capoter I'AMI, contraint Monsanto à surseoir à son monstrueux projet mortifère (Terminator), obligé les firmes pharmaceutiques à renoncer à faire un procès à l'Afrique du Sud frappée de plein fouet par le sida ? La rage des indignés suscitée par la vieille pratique des saignées, par les politiques de rigueur imposées par les grands financiers a réussi à asseoir l’évidence qu’elles tuent la sacro-sainte croissance, empêchent tout espoir de reprise et précipite l’Europe dans la récession[27]. Plus de deux décennies après la chute du mur, le rejet de l’idéologie ultralibérale n’a jamais été aussi vigoureux et après la sanction spectaculaire réservée par le peuple français à l’insolent étalage de l’argent par l’élite financière, la lutte des classes, dans nos démocraties, est plus forte que jamais et la nécessité de réguler l’autorité des marchés financiers, d’obliger les actionnaires à entrer dans le temps long des entreprises (et non de vendre leurs actions en 30 secondes), de limiter les revenus exorbitants (grâce à l’instrument fiscal)…  commence à s’imposer à tous.

Mais comment conclure quand le monstre froid du marché et de l'économie s'alimentant de la contestation qui leur est opposée, occupe pour l’heure tous les temples, continue, sans fin et sans terme, toujours plus vite et toujours plus loin, à consolider ses bilans, accroître ses dividendes, dévaster la planète et provoquer le plus grand malheur pour le plus grand nombre ?

Peut-être ainsi : quand l’existence, à force de contestations et de luttes, sera libérée du désenchantement, de la misère et de l'exploitation, alors, rendue à sa propre possibilité d'exister, elle pourra s’apparaître à elle-même comme exposée à l’absence de sens et au rien éternel : vie gracieuse et gratuite, donnée par surcroît, par-dessus le marché.

 

[1] Le néo-libéralisme est une trahison du libéralisme car il ne vise pas la liberté par l’équilibre des pouvoirs mais l’efficience via des contrôles et des normes. Sa liberté se limite à la liberté d’entreprendre et s’accommode très bien de la disparition des autres libertés (cf., Chine, Russie…). Réaction au totalitarisme il ne croit qu’au dogme du marché antorégulé qui assure le bien-être commun, repose sur l’idée d’un savoir supérieur que seuls les experts possèdent. Il est donc potentiellement antidémocratique (la biosécurité globale implique une dépolitisation) si la démocratie ne se limite pas à l'application du droit mais présuppose l'égalité et se définit comme pouvoir du peuple sur son sort.

[2] Comme son nom l’indique la crise financière (de fidus, fides) est une crise religieuse, une crise de confiance, une crise de la foi, comme en a témoigné le refus de prêts entre banques (crédit crunsh). L’économie capitaliste comme tous les systèmes fiduciaires repose en réalité sur un vaste système de croyance. La confiance conditionne le lien social et il faudra bien remettre un certain nombre de dettes pour restaurer le lien social en Europe.

[3] Nous sommes loin de la valor et du valere latin (être fort et en bonne santé), du valoir, du vaillant et du valeureux… Hier ce qui avait de la valeur n’avait pas de prix, aujourd’hui ce qui n’a pas de prix  n’a pas de valeur et ne peut en avoir que lorsque l’environnement se dégrade et que l’eau, l’air… viennent à manquer.

[4] « L’usurier agit contre la loi naturelle universelle, car il vend le temps qui est commun à toutes les créatures. Augustin dit que chaque créature est obligée de faire don de soi ; le soleil est obligé de faire don de soi pour éclairer ; de même la terre est obligée de faire don de tout ce qu’elle peut produire et même l’eau. Mais rien ne fait don de soi d’une façon plus conforme à la nature que le temps ; bon gré mal gré les choses ont du temps. Puisque donc l’usurier vend ce qui appartient nécessairement à toutes les créatures, il lèse toutes les créatures en général, même les pierres, d’où il résulte que même si les hommes se taisaient devant les usuriers, le pierres crieraient si elles le pouvaient ; et c’est une raison pour lesquelles l’Eglise poursuit les usuriers. D’où il résulte que c’est  spécialement contre eux que Dieu dit : « Quand Je reprendrai le temps, c’est-à-dire quand le temps sera dans Ma main de telle sorte qu’un usurier ne pourra le vendre, alors je jugerai conformément à la justice ».

Comme les usuriers ne vendent que l’espérance de l’argent, c’est-à-dire le temps, ils vendent le jour et la nuit. Mais le jour est le temps de la lumière et la nuit le temps du repos. Aussi il ne sera pas juste qu’ils jouissent de la lumière et du repos éternels ». Guillaume d’Auxerre, XIIIe.

[5] La Bible (Exode, 12, 24, Lévitique 25, 35, Deutéronome 23, 20, Psaume XV – par opposition cf. Luc VI, 36, 38 –) a été ainsi interprétée : les juifs (emblématisés par le Shylock de Shakespeare) peuvent prêter à gage mais à des étrangers, en dehors de leur communauté. Notons aussi que dans la plupart des pays d’islam il est interdit de se lancer dans les produits dérivés, si risqués et si rentables et que les subprimes sont inexistantes.

[6] Cette valeur qui permet aux biens d’avoir un prix se mesure à la quantité de travail nécessaire pour produire ce bien pour Smith, Ricardo et Marx, à la seule utilité pour les néo-classiques Walras, Menger et Jevons. Mais croire à la rationalité des agents économiques qui ne considéreraient que la seule utilité, c’est oublier que les êtres humains sont des êtres de passion qui désirent le plus souvent non ce qui leur est utile mais ce que les autres désirent (Girard). C’est ce qui arrive sur les marchés financiers où le désir des investisseurs va fluctuer en fonction du désir des autres de sorte qu’aucune autorégulation, qu’aucun équilibre ne sont possibles. Une crise économique n’est de l’intérêt de personne mais la cupidité (greed), la passion de l’argent et l’admiration que l’accumulation des bien suscite chez autrui (c’est la rivalité mimétique de Girard que l’on trouve ainsi déjà chez A. Smith) emporte les financiers y compris contre leurs intérêts et la formation des bulles est inévitable. La raison a beau crier ; elle ne peut mettre le prix aux choses, disait Pascal.

[7] Catastrophe ou désastre ? Pour les libéraux, comme Fukuyama, c’est une catastrophe un peu au sens de la tragédie grecque dans la mesure où elle peut avoir des effets cathartiques : La mondialisation n’est pas un hasard mais une nécessité :  « les principes libéraux de la science économique –le « marché parfait »- se sont diffusés, et ont réussi à créer des niveaux de prospérité matérielle sans précédent, à la fois dans les pays industriels développés et dans ceux qui, à la fin de la seconde guerre mondiale, étaient relégués dans un tiers monde misérable ». Ainsi la crise de la dette et l’attaque de l’euro par les marchés financiers seraient encore une ruse de la raison destinée à obliger l’Europe à devenir une Europe politique et la première puissance du monde. La banque centrale européenne refuse pourtant encore de défendre les Etats contre les marchés… et l’on continue, de par le monde, de renflouer les banques (on privatise les bénéfices et on socialise les pertes) pour que la machine à dettes continue à tourner. Jusqu’à quand ?

[8] « Toute société capitaliste fonctionne régulièrement grâce à des secteurs sociaux qui ne sont ni imprégnés ni animés par l’appât du gain et la recherche du plus grand gain. Quand le soldat, le haut fonctionnaire, le magistrat, quand le prêtre, l’artiste, le savant sont dominés par cet esprit, le société croule et toute forme d’économie est menacée. Les biens les plus nobles dans la vie des hommes, la joie, l’affection, le respect d’autrui ne doivent venir sur aucun marché. Un esprit antérieur et étranger au capitalisme soutient pendant une durée variable les cadres dans lesquels l’économie capitaliste fonctionne ». F. Perroux, Le capitalisme, PUF.

[9] L’écart de salaire est passé, en France, de 1 à 20 au début du 20e siècle, à 1 à 50 après la guerre et aujourd’hui, dans certaines entreprises, de1 à 2000 .

[10] La prostitution était pour Marx le modèle réduit, l’expression la plus significative du capitalisme. « La prostitution est seulement l’expression particulière de l’universelle prostitution du travailleur », Manuscrits de  44. On pense aussi à Shakespeare et à cet apologue de Timon d’Athènes (V, 3) que Marx cite par deux fois : « de l’or ! de l’or jaune, étincelant, précieux ! Ce peu d’or suffirait à rendre blanc le noir, beau le laid, juste l’injuste, noble l’infâme, jeune le vieux, vaillant le lâche… cet or écartera de vos autels vos prêtres et vos serviteurs ; il arrachera l’oreiller de dessous la tête des mourants ; cet esclave jaune garantira et rompra les serments, bénira les maudits, fera adorer la lèpre livide, donnera aux voleurs place, titre, hommage et louange sur le banc des sénateurs ; c’est lui qui pousse à se remarier la veuve éplorée… Allons métal maudit, putain commune à toute l’humanité, toi qui mets la discorde parmi la foule des nations… toi dieu visible qui soude des ensembles incompatibles… ».  Tant que le système monétaire reposait sur l’étalon or les échanges restaient un système de troc généralisé (on peut toujours faire fondre le métal). En 1944 à Bretton Woods toute monnaie sera indexée sur le dollar qui reste lié officiellement avec l’or. En 1971 Nixon en coupant son lien avec l’or détruit cette dernière stabilité et ouvre l’ère de la flottaison des monnaies.

[11] C’est surtout aux USA que la pression à la consommation est forte. Elle a culminé avec Alan Greenspan Président de la Federal Reserve qui a décidé que tout américain devait devenir propriétaire de sa maison quitte à devoir empiler les dettes (pyramide de Ponzi). Pour éviter la spirale de la déflation (baisse des salaires, du pouvoir d’achat, des investissements…), on n’a pas hésité à jouer ainsi avec l’argent des pauvres en développant de manière systématique le crédit à la consommation ce qui a débouché sur la crise de 2008.

[12] L’égoïsme et le bien se rejoignent dans la vie réelle comme le montrera quelques décennies  plus tard Adam Smith : « Ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du brasseur, du boulanger que nous attendons notre dîner mais du souci de leur intérêt propre. Nous ne nous adressons pas à leur humanité, mais à leur amour propre, et nous ne leur parlons jamais de nos propres besoins, mais de leurs avantages». « Greed is good » et il n’est pas question de s’occuper des 47% d’assistés ou de parasites qui sucent le sang des entrepreneurs seuls légitimes créateurs de richesse pourra conclure Ayn Rand maître à penser des conservateurs américains et collistié de Mitromney.

[13] A. Smith, recycle cette métaphore théologique forgée par les pères de l’Eglise dans la Théorie des sentiments moraux de 1759. La vision libérale d’un marché rationnel, capable de s’autoréguler a trouvé un second souffle avec les quants (analystes quantitatifs) experts en MAF (mathématiques appliqués à la finance où excellent les probabilistes français) qui ont travaillé sur l’hypothèse d’un hasard sage excluant les cygnes noirs (Nassim Taleb), i.e. les événements  improbables, le hasard sauvage responsable des situations de bulle, de surchauffe, de crise. Dans les années 70 on a cru avoir trouvé (Merton et Sholes) un modèle mathématique permettant aux investisseurs de prendre des options sur une action en annulant son risque. Mais accorder une confiance absolue à ce modèle comme l’ont fait les banquiers, c’était oublier qu’il n’était qu’un modèle et qu’il ne fonctionnait que lorsque le comportement du marché était assez régulier…  L’exclusion des scenarii catastrophes et la croyance à une expansion perpétuelle, universelle et illimitée ne traduisent-elles pas une démesure de la raison contraire au véritable esprit scientifique ? (cf. Le banquier et le philosophe de François Henrot et Roger-Pol Droit). L'illusion de rationalité dont se bercent les individus comme les marchés a été démontées, mises en pièce méthodiquement  par Daniel Kahneman prix nobel d'économie qui a influencé Obama. La fiction  de l'homo oeconomicus est liée à l'individualisme américain. L'individu n'est pas rationnel, ses décisions sont prises sous l'influence des jugements spontanés du système I rapide, intuitifs, trop sûr de lui (par opposition au système II, raisonnable, laborieux mais souvent distrait.)

[14] La description idéale du marché élaborée par les néoclassiques (Pareto, Walras…) reposant sur la fiction d’un agent rationnel capable de maximiser son intérêt suscite aujourd’hui, à juste, titre l’effroi des populations. La logique boursière à laquelle obéit les marchés financiers a joué le plus souvent contre l’intérêt commun. La concurrence des agents économiques sur le marché constitue le cœur d’un système hors-sol détaché des référents réels et matériels ce qui favorise l’explosion des liquidités et la formation des bulles : les marchés sont devenus autoréférentiels, autoréférencialité aggravée par le recours à des ordinateurs capables de spéculer sur des intervalles de temps de l’ordre de la milliseconde (algotrading) sans qu’intervienne en rien le raisonnement humain. Ceux qui jouent à la Bourse ne s’orientent qu’en fonction du choix des autres joueurs et non de façon rationnelle et autonome en fonction de ce qu’ils jugent juste. Ils sont par ailleurs hypersensibles à la moindre parole ou attitude des personnes ayant autorité sur les marchés financiers qui peuvent ainsi provoquer la panique. Cette hyperréactivité moutonnière amplifie les tendances du marché et est à l’origine de la formation des bulles comme l’a montré D. Kahneman (cf. Philosophie magasine, n°56 et 54). "La spéculation ajoute l'attrait du jeu au mouvement de constitution du capital, à la tendance qui voue l'argent au développement des forces productrives. Cette tendance est réduite à composer avec le jeu : la spéculation rend une partie des bénéfices au gaspillage" écrivait Bataille en 1949 (La limite de l'utile, OC VII, 220). Ces "êtres de jeu" que sont les grands spéculateurs qui donnent libre cours au cynisme et à l'individualisme (à la différence d' industriel calviniste) ne le sont que par de "faux semblants" car ils ne sont pas d'authentiques joueurs.

 

[15] « La jouissance paisible de l’indépendance privée » écrit Benjamin Constant dans De la liberté des anciens comparée à celle des modernes (1819), Écrits politiques, Gallimard, coll. «Folio», 1997, p. 275-276 et 285.

[16] Dans notre France de petits vieux, les dérives de l’agro-alimentaire ne suscitent plus que le désarroi de la filière viande et les croisades contre la mal bouffe.

[17] « C’était un des principes fondamentaux de la doctrine Gradging que toute chose devait être payée. Personne ne devait, en aucun cas, rien donner à qui que ce fût sans compensation. La gratitude devait être abolie et les bienfaits qui en découlent n’avaient aucune raison d’être. Chaque pouce de l’existence des humains, depuis la naissance jusqu’à la mort, devait être un marché réglé comptant. Et s’il était impossible de gagner le ciel de cette façon, cela signifiait que le ciel n’était pas un lieu régi par l’économie politique et que l’on n’avait rien à y faire ». Temps difficile, 1854. Cf., aussi, Eloge de la dette, Nathalie Sarthou-Lajus, PUF, 2012 qui nous rapelle la force de nos héritages et reconnaît la dette comme « la marque de notre inachèvement ».  St Augustin, le disait : qu’avons-nous que nous n’ayons reçu ?

[18] Greed and fear, la cupidité et la peur animent la démarche des traders nous dit un gestionnaire de hedge funds (fonds spéculatifs) réfugiés dans des paradis fiscaux. « Wall street ne connaît que deux sentiments, l’euphorie et la panique » écrit le Wall street journal ; on est loin de l’arbitrage rationnel que devaient rendre les marchés financiers…

[19] Mutualisation des risques entre générations puisqu’elle peut soutenir la croissance et profiter aux générations futures, la dette devient insoutenable quand son  taux d’intérêt  excède le taux de croissance et que le niveau de la dépense publique augmente plus vite que le PIB.

[20] Par une sorte de ruse de la raison économique, le capitalisme va pouvoir accomplir ses idéaux sur la table rase que lui a préparée la grande fête pourtant contre-productive de I'année 68. Cours, cours, Camarade, le vieux monde est derrière toi ! Prenez vos désirs pour la réalité ! Jouissez sans entraves et vivez sans temps morts ! La rupture est consommée avec toutes les obligations qu'impliquaient filiation, appartenance, héritage linguistique, moral ou culturel et c'est sur la base métaphysique du désir libéré et du droit au bonheur que la course obsessionnelle à la jouissance et à la consommation va devenir un mode de vie à part entière. C'est sur elle que les grands prédateurs de l'industrie, des médias et des finances vont pouvoir édifier leur cyber-société de synthèse dont l'unique devise allait être celle des physiocrates du 18e comme Gournay  : Laisser faire, laisser passer. C'est sur cette base que I'Europe d'aujourd'hui se préparait à conduire en toute efficacité la guerre économique du XXIème siècle, à moins que, attaqué de toute part, l’euro...

 

[21] La titrisation des subprimes explique pourquoi la crise américaine s’est transmise au monde entier. La titrisation déresponsabilise les préteurs en transformant le plomb des crédits immobiliers risqués (celui des ménages insolvables outrageusement trompés par le crédit à la consommation) en l’or de titres financiers échangeables et en principe non risqués auxquels le cartel des agences de notations payées par ceux qui leur demandent de noter vont en général attribuer un triple A. Comme dans le jeu de la patate chaude les institutions de crédit ont transmis des créances sur des ménages insolvables à un tiers qui les ont transmises à leur tour (moyennant une petite commission). Mais au moment où, suite à la baisse du prix des maisons sur lequel était gagée la série des prêts consentis, les ménages pauvres ont fait faillite, les institutions de crédit ont fait faillite et la série de domino des faillites s’est  transmise sur toute la chaîne de l’actif titrisé. Comme de plus la créance douteuse -ou l’actif toxique- a été insérée dans un millefeuilles de créances, les choses sont devenues totalement opaques. Comme les banques n’ont pas voulu intégrer ces créances pourries dans leur bilan à leur valeur de marché elles sont allées voir l’International Accounting Standards Board (IASB) qui ont édicté d’autres normes comptables les autorisant à ne plus enregistrer ces actifs pourris à leur valeur de marché. Et c’est ainsi, par exemple, que les banques irlandaises réputées en bonne santé grâce à ce genre de maquillage se sont retrouvées, trois mois après, en faillite (Sur la paranoïa spéculative qui gangrenne nos sociétés, cf. Gaël Giraud, Illusion financière, Editions de l’Atelier, 2012..

[22] Les Américains, financés par l’essor industriel de la Chine  qui rachète leur dette publique sont les seuls à pouvoir encore vivre à crédit. Aussi veulent-ils, au même titre que les Chinois qui désirent sauvegarder la valeur des  leurs excédents commerciaux, garder le dollar comme devise universelle. Chacun se tient par le barbichette et le premier qui lâche a perdu. Sur cet équilibre précaire repose la paix de la planète. La France quant à elle consomme 10% de plus que ce qu’elle produit et sa dette représente 90% de son PIB.

[23] Initiée par Alain Greenspan en 1987 la réponse à la crise de nos gouvernants a été d’inonder la planète de liquidités. Cette politique de l’argent facile (taux d’intérêt nuls) a permis aux gouvernements, aux entreprises et aux ménages de s’endetter massivement et de se lancer dans une surconsommation devenue catastrophique. Ce néokeynésianisme a fait de la dépense perpétuelle une quasi-religion (Keynes préconisait de relancer l’activité par la dépense publique en période de ralentissement et de générer des surplus en période de reprise).

[24] Nouveaux produits financiers qui sont en fait une assurance ; comme l’assurance peut être elle-même  assurée cela donne lieu à des dérivés de dérivés….Ces contrats dont la valeur est « dérivée » du prix d’un produit financier (action et obligation) ou d’une marchandise (pétrole, blé). On donne un prix à une estimation de prix, on dit la valeur d’une augmentation future et on verse une part de plus-value…  On se désintéresse des marchandises réelles pour se livrer de plus en plus à un commerce  virtuel et spéculatif.

[25] L’effet cataclysmique de la faillite de Lehman Brother (qui avait survécu à la crise de 29) pourrait s’expliquer par le fait que les anciens de Goldman Sachs alors au gouvernement Bush avaient acheté ces actifs financiers qui servent de contrat d’assurance et qui s’échangent sur le marché opaque de gré à gré, contrat qu’on appelle CDS (Credits Default Swap). Les CDS permettent de gagner à tous les coups. Une banque qui prête peut ainsi, grâce au CDS, en pariant contre l’emprunteur gagner plus d’argent si la banque qui emprunte fait faillite que si celle-ci rembourse sa dette. Ce sont les experts financiers de Goldman Sachs qui ont aidé les Grecs à maquiller ses comptes publics pour lui permettre d’entrer dans la zone euro. Un grand nombre d’institutions financières ont alors acheté à bon compte des CDS sur la Grèce de sorte qu’aujourd’hui elles gagnent de l’argent à mesure que la Grèce, le maillon faible, s’effondre.

[26] Champ social qui réunit de nombreux acteurs (entreprises, hedge funds -fonds spéculatifs des paradis fiscaux-, compagnies d’assurances, banques d’affaires, fonds de pension, investisseurs institutionnels, petits porteurs, banques centrales…).

[27] Mais il faudra bien, un jour, s’arrêter de pédaler et de « croître » pour construire une prospérité durable en dehors de la dictature du marché et du dogme de la croissance, Cf. Tim Jackson, Prospérité durable, De Boeck, 2009. 

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