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La branloire pérenne

 

 

LA BRANLOIRE PERENNE

 

Vraiment le plaisir de vivre sur cette terre en n’a été augmenté pour moi, au moins depuis que j’ai fait la connaissance de cet âme libre et forte entre toutes, je me sens obligé de dire de lui ce qu’ils dit lui-même de Plutarque : je ne le puis si peu fréquenter que je n’en tire cuisses ou ailes. C’est à lui que je m’attacherais si l’on me donnait pour tâche de faire de cette terre une patrie. Nietzsche

 

BARROCO

 

Si, conformément à l’étymologie, le baroque est l’affirmation, dans l’arène farcesque ou carnavalesque du monde, de la difformité ou, traduit dans l’ordre temporel, de l’instabilité de toutes choses, alors il n’y eu jamais peut-être ouvrage plus purement baroque que les Essais de Montaigne. Celui que Thibaudet appeler notre Socrate est lui aussi complètement excentrique (atopotatos) et il dit À  son dessein farouche et extravagant.

On conçoit, dans ces conditions, que privilégier un lieu véritable dans les Essais, élire un chapitre plutôt qu’un autre, constitue toujours une décision vaine et arbitraire. Même si l’Apologie de Raymond Sebond est le chapitre auquel Montaigne a manifestement donné le plus de développement, elle relève du genre de la declamatio et on pourra toujours regretter qui tende à en éclipser d’autres, plus personnels. C’est le cas en particulier des 35 paragraphes entre lesquels on a découpé le chapitre II du livre III. Dans ce qui est comme son discours de la méthode, on retrouve en effet la justification la plus claire de l’écriture et de l’intitulé du livre que Montaigne savait être sans pareil et qu’il nomma de l’humble nom d’Essais.

Si l’on ne craignait de trahir le génie tout libre de Montaigne et le caractère sinueux d’une démarche étrangère aux ordonnances logiciennes et aristotéliciennes, on pourrait, comme on l’a fait, en résumer l’essentiel sous la forme d’un syllogisme. Après une majeure héraclitéenne en forme d’oxymore : Le monde est une branloire pérenne, la mineur de Montaigne, qui est aussi une conséquence : or je peins le devenir ; d’où la conclusion : je m’essaie sans jamais me résoudre (me déterminer de façon définitive) et l’écriture des Essais consiste à mettre en résonance, de minutes en minutes, l’homme et l’univers, le particulier est l’universel, chaque homme portant la forme entière de l’humaine condition.

C’est pourtant à la faveur d’un problème concret qui est un topos  de la prédication religieuse, celui du repentir, que ces thèmes essentiels sont évoqués. Or, la position de Montaigne récusant repentance et contrition ce fonde sur l’affirmation de la permanence et la stabilité d’une forme de maîtresse en chaque homme. Cette affirmation qui vient apparemment déconcerter tout le début du texte pose la question du statut du sujet ou du moi dans le texte de Montaigne. Comment l’élucider afin de rétablir la cohérence du texte sans immobiliser la circulation du sens ni altérer toute une esthétique du désordre et de la surprise ?

 

LA BRANLOIRE PERENNE

 

Les noms de mes chapitres n’en n’embrasse pas toujours la matière, nous avait averti Montaigne, si habile à peindre de fausses fenêtres.  Cela ne semble pas être le cas de celui-ci, même si, comme tous les chapitres, il est ouvert sur la totalité des Essais. Le repentir en effet touche à  la question du temps, et nous met en présence du motif central sa conception du monde, ici exposée. Flux, changement, mutation, passage, ondoiement, branle, coulé, courant et roulement… dans le catharre ou dans la cataracte universelle tout s’en va et rien ne demeure ; il n’y a d’éternel que le mouvement, il n’y a d’immuable ou de pérenne que le temps qui emporte toute chose dans un flux incessant. Cette « thèse » héraclitéenne semble, d’entrée de jeu, manquer l’épreuve de l’autoréférentialité. La proposition qui dit que rien n’est immuable n’annonce-t-elle pas une vérité immuable ? Le savoir qui se nie lui-même en est-il encore un et faut-t-il récuser le scepticisme lui-même ? Les pyrrhoniens étaient rompu à ce genre de difficultés et, comme Hume, Nietzsche ou Wittgenstein plus tard, y répondaient avec humour. En bon pyrrhonien, Montaigne se moque de l’argument du menteur et s’en tient à l’évidence sensible : si nous n’avons aucune communication à l’être, nous en faisons néanmoins l’épreuve dans le système de ses effets tel qu’il nous apparaît.

Or l’effet est bien plus de branle, terme récurrent dans l’ensemble des Essais. Il suffit d’ouvrir un dictionnaire historiques pour le savoir : branloire, en ce siècle, c’est balançoire, mouvement oscillatoire, trajet d’aller et de retour. L’affirmation de l’impermanence de toute chose s’accompagne donc, Marcel Conche l’a souligné, d’une thèse sur la structure, le rythme, le battement de ce devenir chaotique et infini : il est flux et reflux, le temps est moins rectiligne que tournoiement cyclique, mais ce cycle qui fait passer toute chose par des hauts et des bas, qui nous fait rire et nous fait pleurer, n’a aucune régularité, il est fait de changements brusques et soudains, il est constitué d’instants dissemblables qui ne prennent jamais forme ni corps : de quoi désespérer toute prévision et tout effort de mémoire. Rien en effet ne revient au même ou au semblable, il n’y a pas de retour du même, il y a plutôt le chaos, l’abondance première, la puissance élémentaires d’une nature génératrice et changeante qui jamais ne s’assujettit au modèle fictif de nos lois, qui tentent, bien en vain, de lui imposer régularité et fixité. Nous roulons, nous branlons, nous chancelons, nous tournoyons, nous flottons sans cesse, dit Montaigne, qui se montre même plus moqueur à l’égard de lui-même, donc plus radicalement sceptique et mobiliste qu’Héraclite, cette conscience malheureuse à laquelle la tradition oppose la gaîté et le rire de Démocrite, que Montaigne, justement, revendique.

Dans la nature, mais aussi dans l’histoire, tout est soumis a des oscillations d’amplitude variable plus au moins languissante, tout jusqu’à ces masses montagneuses et ces pyramides qui nous donnent l’impression illusoire de l’éternité immobile. Rien n’échappe à ce branle, tout ne branle-il pas à votre branle ? rien, en conséquence, ne peut prendre le titre d’être et chaque homme, comme chaque civilisation ne sont que des éclairs dans la nuit éternelle. Les républiques naissent, fleurissent et fannissent de vieillesse, comme nous.

Dans le branle universel, dit aussi Montaigne, il n’y a pas un membre où une pièce qui ne soit ivre et chacun de nous va ainsi titubant jusqu’à la fin sens vraiment s’amender : faut-il le rappeler l’insistance de ce motif dionysiaque chez Montaigne ? La fête dans ses excès mêmes et, par exemple, l’extravagance des jeux du cirque chez les Romains, rendent hommage à l’économie dispendieux, à la prodigalité et à la fécondité sans mesure de la nature : nature génitrice et dominatrice qui, comme chez Lucrèce, produit en excès un pullulement de  mondes, un foisonnement de formes sensibles, qui finissent par être détruits et gaspillés en pure perte, comme les fleurs au printemps.

L’harmonie universelle est faite en effet de contrastes et c’est en s’opposant que tout se pose et se compose : vie et mort, volupté et douleur, guerre et paix, abondance et disette, disait Héraclite, sont le double visage du monde ; de façon analogue, les sons doux et âpres, mols et graves, donnent à l’ensemble son harmonie et sa musicalité. La sueur et le sang servent même de condiment à la douceur de la volupté sexuelle comme en nature le contraire se vivifie par son contraire. La volupté est d’autant plus sucrée qu’elle cuit et qu ‘elle écorche, que ses morsures et égratignures sont sanglantes, tous nos plaisirs sont mêlés de telle sorte qu’aimer et vouloir la vie c’est nécessairement aimer et vouloir aussi la fournaise de la douleur ; qui sacrifie à Saint-Michel doit sacrifier également à son serpent (III, 1), la grande santé dont jouit Montaigne il la dit encore allègre et bouillante (II, 16).

Mais c’est peut-être l’usage des métaphores excrémentielles qui renvoient à la grosse pierre consommant la substance de ses reins qui donne à ce thème dionysiaque son âcreté et sa force révulsive.  Semblable aux Essais, à ce notable commentaire échappé d’un flux de caquets, flux impétueux parfois et nuisible, la vie coule et se vide peu à peu, non sans quelque douceur, comme un excrément désormais superflu et empêchant. Les vivants finissent ainsi par s’user et par faillir dans leur travail digestif d’absorption et d’assimilation. Ils sont alors poussés hors de même, expulsés sur le tas d’ordures rassemblés au hasard que aussi la splendeur du monde (Héraclite, fragment 124). Expulsés comme la pierre urinaire de Montaigne, ils vont alors, dans un dernier soupir, se dissiper, se disperser et se dissoudre dans un silence sans fin : tel est le principe de la cruauté cosmique qui interdit les totalisations et les sommes sans reste, les assimilations et les digestions parfaites, pour faire place au cru, au non digéré, à l’indigeste que les bacchantes célèbrent aussi dans leurs délires.

 

MON LIVRE ET MOI : LE PHILOSOPHE ARTISTE

 

Mon métier et mon art, c’est vivre, écrit Montaigne qu’il n’a que  mépris pour l’écrivaillerie et qui ne se veut en rien un faiseur de livres. Celui qui mit tous ces efforts à former sa vie et à faire bien l’homme et dûment apparaîtra ainsi d’abord comme le premier philosophe artiste, celui qui a partir de la matière commune que constitue la condition humaine cherche  à créer par l'écriture une œuvre d’art vivante absolument singulière en lui imprimant sa manière ou son style. Sois le maître et le sculpteur de toi dira le philosophe au marteau pour lequel l'écriture était aussi métamorphose et enfantement douleureux de soi-même s'appliquant à donner à ses pensées ce que nous avons en nous de sang, de cœur, d’ardeur, de joie, de passion, de tourment, de conscience, de destin, de fatalité (G.S. préface).

Mais rien n’est pourtant finalement plus loin de Montaigne que ce projet démiurgique venue de la première Renaissance[1]. D’abord, dans cette entreprise de façonnement de soi, il n’est pas possible de faire l’économie de l’écriture. Ensuite, bien que Montaigne affirme l’identité substantielle du livre et de l’auteur, il sait plus que personne que de l’un à l’autre il y a une différence et que c’est au livre, à la distance qui assure la construction du discours, que revient la responsabilité éthique d’assurer l’unité et de fixer l’identité du moi de telle sorte qu’à la naïveté initiale du projet de maîtrise de soi va se substituer un jeu de miroirs compliqué et proprement vertigineux : l’artiste baroque se peignant en train de peindre c’est bien mis en abyme : je n’ai pas plus fait mon livre que mon livre m’a fait. Recconnaître ainsi que c’est aussi écriture qui peu à peu nous fait, c’est couper court au rêve démiurgique de tous ceux qui veulent former l’homme au sens de l’inventer ou de le fabriquer, et rien n’est plus  montaignien que de la découverte, au moment de son voyage en Italie, de la vanité de l’absolu maîtrise de soi par laquelle on a coutume de caractériser une sagesse restée hantée par l’exemplarité des Anciens ; dans cette phrase, par exemple, qui touche au vif ce qu’il y a en nous de plus humain : je suis dégoûté de maîtrise et active et passive (III, 13).

Le modèle de l’architecture, lui aussi omniprésent, se révèle pas plus adéquate que celui de la sculpture pour rendre le compte du projet des Essais. Montaigne voulait sans doute édifier  son livre comme un tombeau ou comme une pyramide afin de sauvegarder la mémoire de La Boétie, afin aussi de remplacer le miroir brutalement brisé dans lequel il avait pu, un moment, se contempler. Lui seul jouissait de ma vraie image et l’emporta. C’est pourquoi je me déchiffre moi-même si curieusement. Mais la tentative de retrouver une image de soi aussi fidèle que possible vas le conduire progressivement à écrire un livre à caractère labyrinthique et au sujet informe, un livre qui ne cesse de démentir ce que la métaphore architecturale implique : la pérennité que donne une construction charpentée, entée sur d’inébranlables fondements, celle que Descartes utilisera lorsque, au début du Discours, justement, il répondra à Montaigne. Les Essais sont une rhapsodie, ils ne relèvent pas de la concertation ou de l’art, dit-il, ils ne sont pas une musique, musikè c’est encore, depuis Pythagore, logos, il procéde par sort. Et Montaigne fait tout pour subvertir la composition en règle de l’Ecole, la dispositio, en commençant par l’accessoire, en se laissant rouler au vent, en ne séparant pas la matière des circonstances personnelles à laquelle elle est liée. D’une édition à l’autre, sans repentir, il ajoute, greffe, procède par accrétion, accumulations fatrasiques, boutures, excroissances, truffages, farcisures, germinations, se confiant toujours à la spontanéité du premier jet. Tracer d’avance le plan risquerait de tarir la vitalité de l’ensemble qui n’est pas fait pour être vu à distance et de loin mais pour être senti de tout près dans ses parties plus que dans son tout. Il y a pourtant incontestablement un ordre dans cette philosophie impréméditée et fortuite, mais c’est un ordre serré, discret, un ordre complexe, intégrant le désordre et se servant de lui, un ordre caché relevant d’une esthétique du chaos ou d’une anarchitecture, un ordo fortuitus qui fait jouer des réseaux subtils d’harmoniques et de correspondances. Chaque point de vue dans sa dissymétrie et son incomplétude, finit par s’adapter aux autres de manière semi-aléatoire pour former un ensemble animé d’un mouvement unitaire mais non centralisé.

Puisqu’il ne s’agit donc ni de former l’homme ni de fournir une édifiante production ouvragère, conçoit que, dans la réalisation de son étrange projet, Montaigne mobilise de façon préférentiel le paradigme esthétique de la peinture, seul à relancer le motif éthique de la connaissance de soi de bonne foi annoncée dans l’avis au lecteur. Il s’agit bien de se peindre, de faire un portrait, un autoportrait aussi fidèle que possible, comme on l’exige des peintres qui nous tirent d’après le naturel.

La métaphore récurrente de la parfaite et exacte représentation de la peinture et du portrait d’après le naturel qui est présent dès l’avis au lecteur réapparaît de nouveau ici : c’est moi que je peins je suis moi même la matière de mon livre, je ne peins pas l’être, je peins le changement. Mon livre est une peinture, ut pictura, poesis ou plutôt d’une poésie qui rivalise avec les pouvoirs de la peinture, ut poesis, pictura, ce qui s’explique, semble-t-il, pour deux raisons. D’abord, seule la peinture reste fidèle à l’apparence éphémère et changeante qui est rigoureusement identique à l’être, ainsi que l’affirmait le scepticisme radical de Pyrrhon. La multiplication des portraits ou des tableaux ne fait alors que de mettre en évidence la dislocation du moi tout au long de cette conduite de deuil qu’est la vie : j’ai des portraits de ma forme de 25 et de 35 ans ; Je les compare à celui d’asteure : combien de fois ce n’est plus moi ! Ensuite, parce que la peinture montre que toute vue suppose un point de vue, une perspective monocentrée. En ce moment inaugural de la naissance du sujet occidental, les Essais témoignent de l’avènement de cette conscience réflexive qui n’a rien de psychologique, d’introspectif ou d’autobiographique, mais aussi de la fin de la quête rêvée du point de vue unique. Il est inutile et vain de chercher à prendre une vue d’ensemble, je ne vois le tout de rien, car il est impossible de sortir de notre angle ou aussi bien de sortir de l’interprétation. Tout savoir est de l’ordre du savoir de soi, tout savoir être ordonné au sujet connaissant, à son angle, à sa perspective, à sa mire : nous n’avons autre mire que la vérité, nous cherchons en vain à nous effacer devant ce qui est, alors que nous devrions dire seulement je vois et non cela est, déclarer la mesure de notre vue et non celle des choses qui est toujours 100 membres et visages. En parlant de l’être, nous ne parlons que de nous-mêmes. Nous opinons et toute philosophie n’est que l’expression du philosophe qui l’a construite. Montaigne est celui qui ose être soi : j’ose non seulement parler de moi mais parler seulement de moi. Mais ce sujet n’est qu’un point dans l’univers, un point insignifiant dans un monde infini, c’est un sujet (upokeimenon) à l’identité incertaine, un sujet inscrit dans un monde qui le déborde infiniment qu’il cherche à écouter et à suivre parce que cette misérable et chétive créature qu’il n’est que vent et ne maîtrise pas elle-même ne devrait pas avoir le ridicule de se dire maîtresse et impératrice de l’univers. Ce sujet ponctuel, évanescent, insaisissable, eet indissociable des différents commerces qu’il entretient avec l’instabilité du monde. Il se noue dans les différents jeux qui joue, il n’est pas extérieur à ces relations, assez commerce ou assez je, et Montaigne de remettre en question la primauté de la primauté de la conscience de soi (autrui n’est connu que par conjectures incertaines) pour affirmer son dessaisissement originaire : je suis tout ou dehors et en évidence, né à la société et à l’amitié. Je ne suis donc jamais fiché, esclave de moi, à peine bon à un seul pli, mais toujours capable de me déprendre, de me fourvoyer et de me tordre, bigarré à divers lustres, éparpillé dans la diversité de mes Essais et de mes rencontres et passant, de minutes en minutes, d’un jeu à l’autre comme en  d’interminables anamorphoses. S’il faut utiliser le langage de l’Ecole, cette forme universelle  qui est la mienne, cette forme maîtresse tout d’une pièce, rétive à toute domestication comme à toute connaissance, est un équilibre profond, spontané de toutes les parties de l’âme que nous ne pouvons trahir ni désavouer. C’est cette forme qui, à travers le vacillement universel, se constitue dans la durée. C’est elle qui s’éprouve dans ce livre consubstantiel à son auteur et qui est comme le fils qu'il n'a pas eu (libri, liberi) que son les Essais et que l’oreille reconnaît immédiatement dans ce timbre, cette voix, cette parole âpre, libre et déréglée qui vous perce et vous ravit.

Les choses, la nature en général, sont ainsi toujours rebelles à la connaissance. Elles restent donc libres l’égard de ces lois, c’est à dire des fixations ou des identifications conceptuelles que nous prétendons leur imposer ; notre science dit non ce qui est, cela reste inaccessible, mais ce que l’on voit, la manière de voir, la manière dont les choses se réfléchissent dans un regard ; et Montaigne le répète au chapitre huit du livre trois : car nous sommes sur la manière, non sur la matière du dire… Mon humeur est de regarder autant à la forme qu’à substance. Dire seulement ce qu’il voit, ne plus effacer le regard et opiner par autorité et crédit. Il n’importe pas seulement qu’on voie la chose, mais comment on la voit, l’essentiel est le suppôt, le support : « C’est moi que je peins, je suis moi-même la matière de mon livre ».

 

La métaphore de l’œil et du coup œil qui caractérise le peintre est présent dans les domaines les plus divers dans les Essais. Ainsi en jurisprudence : dans la réalité enchevêtrées, dans le pastissage de fortune (elles ont fait nos lois et ce sont ennoblies en roulant, comme nos rivières), le mieux est de juger selon les occurrences et à l’œil, sans obligation d’exemple ni de conséquence. Il en est de même de la stratégie, qu’elle soit militaire ou amoureuse. Ainsi, écrit Montaigne, César est un excellent ménager du temps et dit maintes fois que c’est la plus souveraine partie d’un capitaine que la science de prendre au point les occasions. Les véritables maitres ne sont pas esclaves de la règle, ils jugent plutôt sans règles selon les occurrences et à l’œil. Dans l’amour comme dans la guerre, l’essentiel est d’avoir le sens du kairos, le sens de l’à-propos. Oh le furieux avantage que l’opportunité ! La sagesse elle-même est une affaire de vision, de coup d’œil, de flair et de jugement exactement comme la virtu chez Machiavel[2] liée, elle est aussi, au sens de l’opportunité.

Le premier livre des Essais devait être comme une guirlande de grotesque manièristes autour du tableau central installé au plus bel endroit de la paroi : le Discours de la servitude volontaire de la Boétie. Mais ce discours a été volé, détourné de son sens et rebaptisé Contr’un par les calvinistes et Montaigne n’a pas pu publier ce qui était devenu alors un brûlot. Il le remplaça par 29 sonnets inédits,  enchâssés de part et d’autre entre 28 chapitres, qu’il fit ultérieurement disparaître. Autour du vide central va alors se développer une prolifération de grotesques[3] qui sont peintures fantasques, n’ayant grâce qu’en la variété et étrangeté puisque sa propre suffisance ne va pas si avant que d’oser entreprendre un tableau riche, poli et orné selon l’art. À l’absence du tableau de La Boétie répondra l’absence de celui de Montaigne qui prend sont parti du mouvement et des métamorphoses du monde et qui, déjà saisi par le vertige baroque[4], ne sait plus où prendre pied. Plus je me hante et me connaîs, plus ma difformité m’étonne, moins je m’entends en moi. Poursuite interminable d’un je qui est à tout moment un Autre et qui, insaisissable comme le réel hors de nous, ne cesse de se dérober. Ne cherchant pas à s’affirmer indiscrètement, il est prêt à s’effacer au profit des voisins, des arbres et des plantes, du chien aussi qui lui offre une fête qu’il ne peut refuser, au profit de tout ce qui vit, de tous ce avec quoi il ressent une fraternité qui l’invite à l’humanité et à la tendresse.

 

ESSAIS

 

On conçoit que ce soit dans ce contexte que l’on trouve dans les Essais la principale justification de l’intitulé du livre  « Si mon âme pouvait prendre pied, je ne m’essaierais pas, je me résoudrais ; elle est toujours en apprentissage et en épreuve » (§1). Ce n’est que dans ce chapitre que se trouve clairement explicité le lien profond que le titre du livre entretient avec la conscience de l’impermanence de toute chose et avec le scepticisme de Montaigne. Voici le registre des essais de ma vie, dit-il aussi ailleurs, il s’agit d’abord de s’essayer à vivre puis de s’essayer à écrire et à méditer sur l’usage de la vie.

Quand le sol se dérobe et qu’il n’y a plus de certitude, alors il faut savoir se risquer sur des hypothèses, ne pas hésiter à se couler en des façons contraires, à reser accessible aux choses les plus contradictoires, manier son "âme à tout sens et à tout biais", jouer gros jeu parmis les milles tentatives et tentations de la vie, dira Nietzsche en digne héritier de ce qu'il appelait l'espièglerie de Montaigne (Ecce Homo). Cuisse et aile ne lui avaient-elles pas poussé en le lisant ? Cette incorporation ne lui avait-elle pas donné puissance et légèreté ? Pas question donc de rester ficher sur un contenu particulier de vie ou d'arrêter le mouvement inégal, irrégulier et multiforme de la vie. Essai est ici synonyme d’expérience, d’expérimentation, d’exercitation, (entraînement) et il n’est pas dénué d’intérêt de savoir qu’étymologiquement, expérience vient d’experior et, par delà le latin, du grec peira qui signifie essai, tentative menée sans réserve. Peiro, c’est aller au travers, traverser de part en part,  parcourir d’un bout à l’autre, c’est donc se livrer au péril (periculum, periclitari) de son propre manque d’assise, s’exposer comme fait le pirate (peiratès) en tentant sa chance sur une mer incertaine. Mais savoir oser ne signifie pas pour autant témérité, présomption, délire où démesure, et retrouvant la métaphore récurrente de la profondeur des eaux, de la sonde et du sol qui se dérobe dans la traversée,  Montaigne, insistant sur la modestie qu’enveloppe le vocable d’essai, écrit au début du chapitre I du livre I : « Si c’est un sujet que je n’entende point, à cela même je l’essaie, sondant le gué de bien loin ; et puis le trouvant trop profond pour ma taille, je me tiens à la rive ; et cette reconnaissance de ne pouvoir passer outre, c’est un trait de son effet, voire de ceux de quoi ils se vantent le plus ».

L’essai  n’est pas encore comme il le sera par la suite une catégorie littéraire mais une méthode intellectuelle[5], un style de vie, une recherche, un effort (conatus), un pesage (si l’on se réfère à l’étymologie  exagium, et la médaille que Montaigne avait fait avait fait frapper portait l’image de la balance), une activité mieux désignée par le verbe (essayer) et par un participe présent (instruisant non instruisable) que par le substantif. Essayer c’est goûter (je me considère sans cesse, je me contrerolle, je m'examine,  je me goûte ; pour qui en voudra goûter, j’en ai fait l’essai, son eschançon, ou taté, le goût et le toucher étant ce qui il y a de plus subjectif, de plus intime dans le sujet, d'où leur aptitude a désigner le jugement, la capacité judicatoire. C'est ce que Kant appelera  le jugement de goût, jugement réfléchissant qu’il distinguera du jugement déterminant qui se borne à appliquer la règle. Le jugement de goût prend le risque de l’inventer au contraire, en partant du particulier. S'essayer c’est dond, au lieu de laisser chômer ses facultés, en s'en remettant, comme les scolastiques, au principe d’autorité, exercer son propre jugement dans son indépendance, lui donner son risque et sa chance. Laissez, lecteur, courir encore ce coup de d'essai qui est comme un coup de dés, une improvisation liée à la chance et limitée à ce cas (casus). Penser, c’est jeter les dés, c’est avoir le sens de l'opportunité et du jeu et Montaigne, indifféremment, dit nous présenter l'essai de son jugement ou le jeu de son jugement, prenant à chaque fois ses arguments sur une mouche.

Ignorance modeste et recherche interminable sont donc les deux faces d’une même médaille et le sceptique moderne est un zététique, (en quête) « enquérant et ignorant » qui redoute les conclusions et se contente, d’improvisations provisoires et toujours suspendues. Sa pensée agile aux offices diverses et variés (II, 36) est interrogative, elle surmonte toute fixation, change, multiplie les perspectives et, puisqu’il n’est pas possible de voir le tout de rien, elle joue poétiquement « à sauts et à gambades » avec le multiple. Rien de plus socratique donc que l’essai montaignien : Philosopher, c’est, par le doute, avoir été remis en route, rappelé au mouvement et à la vie : mes pensées dorment si je les assois. Le philosophe, comme l’érôs du banquet, est l’amant d’une sagesse impossédée, un éternel apprenti, un éternel débutant « ennemi de consistance », un être en quête, pérégrinant sur tous les chemins : l’exact opposé du « cathédrant » qui, lui, son nom l’indique, est assis, prétendant connaître la fixité et la stabilité d’une assiette puisqu’il formule des certitudes. Le philosophe, lui, doutant, « niaisant et fantastiquant » n’a pas le front d’instruire, mais simplement, modestement, il s’exerce, il s’éprouve lui-même dans une expérience intérieure qui ne vise que la connaissance de soi : d’ou le vocable si montaignien d’exercitation (II, 17).

 

REPENTIR

 

Les autres forment l’homme... L’attaque a donné le ton de tout le chapitre. Les autres, ce sont les réformés et les réformateurs mais aussi ceux qui nous invitent, au soir de la vie, au repentir, à la reformation, à la conversion. Le thème est chrétien, il était communément traité par les casuistes et les théologiens. Le concile de Trente venait d’en rappeler l’exigence, Montaigne ne pouvait pas l’éviter : au chapitre 39 du livre I, il avait fait l’apologie de la solitude, de la réserve et de cette retraite (il faut réserver une arrière-boutique toute nôtre) qu’il avait choisi à près de 40 ans. Et le temps du retrait et de la retraite, c’était (et n’est-ce pas encore bien souvent ?) celui des regrets et de la raison, comme celui de la repentance.

Le terme de repentir, on le sait, a une double acception : il sert a désigner la retouche que le peintre introduit dans son tableau pour le corriger et le parfaire et il pourrait être un doublet pour ces Essais toujours recommencés et remis sur le métier.

Mais le sens le plus courant du terme est moral. Au regret et à la morsure du remords qui pince mes entrailles, le repentir ajoute le désir d’être au autre, la croyance en un amendement possible.

Or, Montaigne va aborder ce thème chrétien d’une manière qui n’est rien moins que religieuse et qui s’appuie entièrement sur des textes et des références appartenant à l’Antiquité païenne. Son argumentation destinée à justifier son inaptitude au repentir est d’origine stoïcienne : la vaine et triste épreuve du regret repose sur un déni de réalité. Elle consiste en effet à comparer l’ordre des choses dans leur enchaînement temporel qui n’est pas en notre force à celui de nos désirs. Le regret trouve donc son origine dans l’illusion que le temps nous appartient. On peut toujours revenir sur nos pas ou peut le toucher à l’enchaînure des causes stoïciennes sans bouleverser le tout, sans renverser tout l’ordre des choses, et le passé et l’avenir. En faisant du passé un objet d’accusation, nous feignons de nous placer dans une position de surplomb qui nous épargne de reconnaître que l’homme d’hier n’est pas totalement différent de celui d’aujourd’hui et que ce qui est fait, est  fait : « meshui (désormais), c’est fait ». Condamner après-coup des imperfections ordinaires et constantes, c’est une trahison commise aux dépens de l’être dont nous avons la charge, de la forme ou de la complexion que nous avons reçu en partage. Remords, dira Nietzsche, je n’aime pas cette lâcheté envers nos actes.

 

À l’ignorance de l’irréversibilité du temps, il faut ajouter l’ignorance, chez les repentants, de sa discontinuité. Rien n’est en effet plus étranger à Montaigne que le sentiment de la durée : ayant toujours la mort en la bouche jamais homme ne se défia tant de sa vie, jamais homme ne fit autant d’état de sa durée. À chaque moment il semble que je m’échappe. Comme son livre, sa vie est «divisible partout » et trouve son achèvement en chacun de ces moments. J’ajoute mais je ne corrige pas  ( III, 9). La vérité de ses jugements restant soumise aux circonstances particulières et au moment où ils ont été écrits, elle échappe à toute comparaison et donc à tout repentir.

C’est dans le terrible et impitoyable réquisitoire contre la vieillesse du paragraphe 33 qu’il dénonce avec le plus d’acuité la perversité de cette illusion rétrospective par laquelle le présent s’arroge le droit de censurer le passé. Les vieillards aigres et moisis, envieux et avaricieux, qui dénoncent les excès de leur jeunesse, n’ont fait, avec l’âge, que changer de vices. Ces tartuffes qui feignent le repentir ou la conversion et qui, sur le soir, tombent en religion, déguisent en vertu leur impuissance et leur dégoût des choses présentes. Montaigne, lui, ne connaît que le contentement de soi des hommes généreux et, s’il nous invite à quelque chose, c’est à cueillir les fruits de toutes nos saisons et, avant le temps de la sécheresse, à retenir de toutes nos dents et de nos griffes, l’usage des plaisirs de la vie, ceux que nos ans nous arrachent des poings, les uns après les autres.

On voit ainsi comment, à travers adages et apophtegmes, textes maçonnés des dépouilles de Plutarque, de Sénèque et des  autres, cette âme libre et fière entre toutes, finit par se dire soi-même avec une nouveauté et une extraordinaires audace, de cette voix  qui nous frappe et nous perce plus que jamais. 

C’est ainsi que Montaigne prend à contre-pied ce thème traditionnel du repentir et qu’il donne son vrai sens à ce mot répugnant de retraite. La retraite que Montaigne se propose de prendre n’est pas le repli sur soi et la descente au tombeau du pénitent, l’aveu d’une défaite au combat, l’adieu au monde que l’âge et l’impuissance finissent par nous arracher ; elle n’est pas non plus l’aménagement d’un refuge destiné à protéger le misérable trésor d’une prétendue identité personnelle. Elle est très précisément le contraire : le temps de la jubilation, comme on dit en espagnol, le temps où, n’étant plus embesognés et  éloignés de nous par toutes les passions que suscitent la société, nous pouvons enfin, indifférents à son battelage, simplement être là, être au monde, à l’écoute de la vie.

La philosophie est, pour Montaigne, une méditation du vivre heureusement et de la santé parfaite. Ce vitalisme impénitent éclate au paragraphe 31 dans une exclamation qui exprime la profondeur de son acquiescement à la vie et qui laisse entendre comme la basse continue des Essais : si j’avais à revivre, je revivrais comme j’ai vécu ; ni je ne plains le passé, ni je ne crains l’avenir. Montaigne, c’est donc bien l’homme  du grand désir, celui qui veut allonger les offices de la vie, celui qui, alors qu’il est sur son déclin, donne ses dernières accolade avec le monde et répond à la conscience de la fuite du temps par une conscience émerveillée et reconnaissante de ce don de la vie qui lui est encore renouvelée et comme donnée une seconde fois. Revivre, le redoublement du  verbe, l’itération que dit le préfixe n’a pas d’autre sens : nul désir d’une autre vie qui, au fond, n’apporterait rien de nouveau, mais l’affirmation de cette vie que l’on ne peut connaître qu’en la vivant, de cette vie qui porte et enveloppe la forme entière de l’humaine condition. Pour qui a entendu les âpres dissonances qui font la trame de l’existence et s’est mis au diapason de ses terribles mélanges, le retour peut avoir un sens musical ; au plus près de l’essence affirmative et répétitive de la musique (le branle est aussi un genre de musique), c’est une manière de dire : bis, da capo, ou tout simplement derechef, une façon d’affirmer, par-delà toute raison, la vie comme éternellement désirable : pour moi donc j’aime ma la vie.

Dans l’horizon de la disparition prochaine, la vie semble retrouvée, et c’est dans une nouvelle lumière qu’elle apparaît à Montaigne. Dans l’instant vécu comme un dernier instant, elle lui est donnée comme un sursis, une pure grâce, une faveur gratuite et imméritée, plus de passé, plus d’avenir : où que l’âme jette sa vue, le ciel est calme autour d’elle : nul désir, nul crainte ou doute qui lui trouble l’air, aucune difficulté passée, présente, future par-dessus laquelle son imagination passe sans offense ». La révélation extatique de la présence du présent, de la donation du don amènee Montaigne, lui si hostile au mysticisme, si discret dans son lyrisme, à cette effusion finale : « on fait tort à ce grand et puissant donneur de refuser son don, l’annuler ou défigurer. Tout bon, il a fait tout bon ». La nature profuse du monde a bien purifié l’âme de tout esprit de ressentiment.

 

LE DEHORS ET LE DEDANS

 

Dans l’histoire Individuelle de Montaigne en quête de lui-même ce lit en filigranes toute l’histoire d’une époque qui cherche à surmonter sa crise et son désarroi, celle de la Renaissance tardive. Avec la découverte de nouveaux mondes dans le temps et dans l’espace, l’unité spirituelle, religieuse et politique de l’Europe s’est effondrée. « Tout croule autour de nous », l’homme est perdu dans un monde incertain. Dans ce monde en ruine il reste à l’homme de tenter de s’arracher à la dispersion et à la vanité du dehors pour se tourner vers lui-même afin de  se retrouver, et, tout naturellement, Montaigne rappelle la nécessité  et l’urgence, en ces temps calamiteux, de la connaissance de soi : si le monde se plaint de ce que je parle trop de moi, je me plains de quoi il ne pense seulement pas à soi. La maxime delphique et socratique, connais-toi toi-même, apparaît alors avec un relief nouveau : l’avertissement à chacun de se connaître doit être d’un important effet,, puisque ce dieu de science et de lumière le fit planter en front de son temple, comme comprenant tout ce qu’il avait à nous conseiller.

Mais on a vu que l’affirmation héraclitéennes du mouvement ou de la fluence universelle n’épargne pas l’identité du moi. Il n’est pas possible de se fonder sur l’antinomie de l’être et du paraître, du masque et du visage pour la sauver et le moi répendu en continuelle mutation et branle, incapable de prendre pieds en lui-même, n’offre pas non plus de prise et de serre. À la fin du texte, pourtant, Montaigne revendique, contre la farce et la singerie du monde, la souveraineté de l’instrument judicatoire, l’indépendance et la stabilité de la conscience, les droits de l’intériorité : j ’ai mes lois et ma cour pour juger le moi, et m’y adresse plus qu’ailleurs.

Ce conflit entre l’affirmation abstraite de la conscience de soi et l’obsession de la multiplicité contradictoire du donné dans laquelle elle est prête à se perdre est peut-être loin d’être simplement un hapax qui tiendrait a l’idiosyncrasie, à l’humeur ou à la complexion particulière de Montaigne. La récurrence de ce conflit, non seulement chez Montaigne mais dans toute la tradition, est le propre, selon Hegel, du scepticisme. Celui-ci héritier du stoïcisme comme figures de la conscience, affirme que seule la liberté intérieure est essentielle et que les vicissitudes de la réalité historique sont indifférentes ; mais, à son insu, il témoigne de la réalité d’une époque de peur et d’esclavage universels. En prenant son parti de la décadence de son temps et en se repliant dans la forteresse  imprenable de la subjectivité, le scepticisme est une transfiguration morale de l’esclavage. La critique que Horckheimer fait du scepticisme de Montaigne relaie celle de Hegel en lui ajoutant les considérations sur l’économie de marché et la conscience de classe que son marxisme exige. L’attitude conservatrice et opportuniste de Montaigne répondrat à des intérêts de classe et ce ferait finalement le jeu de la barbarie. Montaigne renoncerait donc à sept aspiration inébranlable à un avenir meilleur que de la théorie critique maintient seule vivante.

Mais Montaigne n’est-il pas celui qui a dénoncé le premier la puissance dévastatrice  et les mécaniques victoires de la raison moderne, la conquête des marchés, le goût insatiable du lucre (la mercadence et la traphique), le premier à bommer l’événement qui ne provoqua chez ses contemporains qu’un médiocre intérêt. Notre monde vient d’en rencontrer un autre. Lui en voudrait-on d’avoir pensé trois ou quatre siècles à l’avance ? Plutôt que d’ironiser sur le ridicule de cette analyse qui n’a d’autre excuse que d’avoir été écrite en une période elle-même particulièrement troublée (1938), on pourrait se demander si ce n’est pas justement dans le conflit de la conscience sceptique, de celle de Montaigne en particulier, qu’est apparu, pour la première fois, le concept moderne du sujet et de la raison, le concept d’un sujet divisé et d’une raison divorcée d’avec elle-même.

Ne retenir de Montaigne que le conservatisme, conséquence obligée, semble-t-il, du scepticisme moral, c’est resté captif de l’image que le dogmatisme se fait du scepticisme (de l’image dogmatique du scepticisme) parce qu’il cherche à le constituer en doctrine, à l’enfermer dans un point de vue unique pour en désamorcer le danger. Mais la force du scepticisme et d’être une pratique des discours rieurs, un instrument dont on peut faire des usages multiples, ce qui peut le porter à risquer et à accepter une certaine forme de l’autocontradiction. Qui plus de Montaigne n’a cessé de déplacer ainsi les perspectives et d’en jouer ? La vérité, dit-il, sans doute, je ne la contredit point. Mais la vérité est toujours en un corps c’est-à-dire en un lieu et en un temps. Or, justement, le temps ne cesse de passer, et de nous altérer, il n’est jamais le même et le rapport sous lequel les choses nous apparaissent ne cesse lui aussi de changer d'autant que "'nous sommes tous des lopins et d'une contexture si diforme et si diverse que chaque parcelle, et chaque moment fait so jeu". Montaigne se contredit donc bien à l’aventure, mais la vérité, il ne la contredit pas. C’est en changeant de rôle ou de perspective, en se contredisant et en admettant la contradiction qu’il se sait véridique. Ainsi lorsqu’il avoue : si je parle diversement de moi, c’est que je me regarde diversement. Toutes les contrariétés s’y trouvent.

C’est ainsi que Montaigne ne cesse de distinguer les perspectives (distinguo est l’universel membre de ma logique, dit-il ironiquement dans l’Apologie et d’opposer à la manière stoïcienne le citoyen et l’homme universel, le maire de Bordeaux et Michel de Montaigne, l’homme du dehors et de la fonction et l’homme du dedans. On trouve dans cette volonté de ménager sa volonté c’est à dire de maintenir une hiérarchie entre l’homme et ses fonctions, et de se faire une âme à chaque étage, capable tantôt de se donner au monde, tantôt de se retirer en son arrière boutique, une distinction qui remonte, semble-t-il, au stoïcisme. Mais chez les stoïciens, cette volonté de maintenir séparées et unis, de façon équilibrée, la vie publique et la vie privée, ouverte, elle à l’universel, reposait sur l’unité de la sagesse. Avec Montaigne, l’unité de la sagesse a bel et bien éclaté, bien savoir a déjà cessé d’être synonyme de bien faire et, comme chez Machiavel, la pratique a conquis son autonomie par rapport à la théorie. Il est, comme ce derniers encore, réaliste, sensible à la complexité de la pratique et à l’enchevêtrement des choses, Il partage avec lui un goût effréné pour le détail et une conscience très aiguë de la nécessité des qualités maladives pour la conservation des corps. Mais s’il est méchant pour la théorie, il ne s’ensuit pas que, insensible à l’immoralité, il le soit en pratique. En assumant l’opposition moderne de la théorie et de la pratique, il multiplie les points de vue et cherche à les concilier : conservateurs pour le dehors, il est, pour le dedans, critique et souvent impitoyable à l’égard de la cruauté et de l’injustice.

Ainsi lorsqu’il dit : nous sommes chrétiens à même titre que nous sommes périgourdins, il ajoute ailleurs : quant au dehors. Au dedans, il gardera le jugement libre et pourra être chrétien autrement, laissant même la porte ouverte au plus fragile et au plus sublime : à l’étreinte divine qui métamorphose, à l’infusion extraordinaire de la grâce. Il y a donc bien un exercice de la raison qui n’est pas vicié, qui n’est pas réductible à l’usage et à la coutume, puisque Montaigne écrit ici : « il faut que notre conscience s’amende d’elle- même par renforcement de notre raison, non par l’affaiblissement de nos appétits ». Cette conscience ne peut être double et si moi à cette heure et moi tantôt sommes bien deux, la promesse que j’ai fait hier engage mon être d’aujourd’hui et lui donne la seule identité à laquelle il puisse prétendre : une identité morale et de convention. Sans doute chacun a part au battelage et joue son personnage sur la scène mais  dedans, et en sa poitrine, là où tout est caché et où nuls yeux ne donnent que les nôtres, il y a m’instance judicatoire, la conscience dont le témoignage est une et éjouissance naturelle qui est le seul paiement qui jamais ne nous manque. L’ironie à l’égard des références de la raison spéculative n’a d’égal que le sérieux avec lequel il entend garder le commerce avec lui-même et oser se faire voir tel qu’il est. Ce gentilhomme qui nous pensaient dépouillé du vrai est pourtant un véridique, comme dirait Nietzsche, un grand seigneur qui avoue la vérité lorsqu’elle lui nuit de même que si elle lui servait. Aussi sacrifie-t-il tout à la véracité personnelle ; il veut se faire voir jusqu’au dedans et il entend être au dehors comme il est au dedans afin de ne jamais démentir ses pensées. Sa conscience s’efforce, sur le modèle de son livre, d’être toujours une. Il n’y a pas de héros pour son valet de chambre, disait Hegel, non pas parce que les héros ne sont pas des héros mais parce que les valets de chambre sont des valets de chambre. Pour Montaigne, cette prétention aristocratique et cette croyance à la distinction sont des leurres qui reposent sur l’exaspération de l’opposition entre le montrer par lequel les hommes se distinguent et le cacher par lequel il se ressemblent. N’est-ce pas cette césure même que toute honnête homme doit chercher à abolir afin de tâcher de réduire en lui sa part de comédie

 ?

L’HOMME SANS NOM

 

 Les autres forment l’homme. Dès  l’incipit, ce sont donc les prédicateurs et les moralistes de toute farine qui sont pris à partie, tous ceux qui ont essayé de raviser les mœurs du monde. Les maîtres et les guides qui proposent des idéaux et des modèles. Moi je récite, je relate au jour le jour où je peins un homme ordinaire et sans lustre qui, comme le portrait du roi René porte des cicatrices, je ne dis pas où il faut aller car je ne veux aller que là où, à proprement parler, je suis déjà depuis toujours. Être à la hauteur de ce qui nous est donné et de ce qui nous arrive, ici et maintenant, n’est-ce pas la plus haute ambition de la philosophie et sa perfection mène ? Se communiquer comme Michel de Montaigne dans son être universel ou dans son être en entier, c’est non seulement se gausser de la logique du propre et de la différence spécifique (l’homme comme grammairien par exemple), mais c’est aussi refuser l’idéal mondain de la civilisation courtoise qui cherchait avant tout à soigner son personnage, sa mine, sa réputation, son nom et sa renommée. Le nom, en effet, n’est pas l’homme et Montaigne qui supprime dans le titre de la troisième édition tous ses titres nobiliaires pour ne plus signer que du simple non de Michel, finit par avouer : je n’ai pas de nom qui soit assez mien, affirmation qui l’engage à découvrir cet homme obscur, cet être mêlée, métis, double, contradictoire, cet homme sans nom, sans famille, sans qualités, sans « moi » et sans « je » que chacun est à sa manière.

D’aucuns n’ont vu dans cette apologie de la vie ordinaire et sans lustre que tiédeur et médiocrité. Il y a là pourtant une pensée de pointe qui fait écho à la mediocritas épicurienne  (le bonheur ne se goûte que dans la vie simple et sans but), et à toute la pensée orientale. La voie, le Tao, répondait ainsi, par exemple, un sage chinois à son interlocuteur qui l’interrogeait sur sa nature, c’est la pensée quotidienne de chacun ; quand tu es fatigué, tu te reposes, quand tu as faim, tu manges. Et comme Socrate avant de mourir, tu peux aussi apprendre un dernier air de flûte car, quand tu joues, tu joues et quand tu danses, tu danses, aurait pu continuer Montaigne pour qui la vie doit être à soi sa propre visée.  La vraie grandeur, celle de Socrate et non celle d’Alexandre, se trouve dans ce méson, dans cette médiété qui, quant à sa nature, disait Aristote, est un extrême. Le jeu de massacre du pyrrhonisme n’est qu’une pratique rieuse et vertigineuse de l’anéantissement de soi, (nous sommes tous creux et vides) qui permet à chacun d’accueillir ce qui lui arrive et la réflexion n’a de sens que parce qu’elle vient guérir la déchirure infligée par la conscience à la spontanéité de l’instinct vital. Seule la vie doit donner la mesure, et comme les mystiques à la grâce de Dieu, c’est à elle qu’il faut se confier et s’abandonner dans le non-vouloir : laissons un peu faire, l’ordre qui pourvoit aux puces et au taupes, pourvoit aussi aux hommes… suivons, de par Dieu suivons. Coulez la vie, glissez la vie, et laissez donc la rivière aller vers la mer. Il est clair que cette science de vie se trouve, tout entière et si profonde, chez c’est un homme sans qualités et sans importance, le plus français de tous nos écrivains.

Ainsi rien ne réjouit plus Montaigne que la souplesse artiste, que la diversité et la surabondance déraisonnable de la vie : que l’idiotie du réel (Rosset). Et c’est sa bizarrerie qui le conduit à multiplier les détails, à établir des énumérations, des catalogues toujours plus longs et plus variés et qui le porte souvent à avouer : les hommes vont ainsi, et moi-même, je suis ainsi fait. La nature qui s’est obligée à faire rien d’autre qui ne fut dissemblable est un miracle continué, un chaos proprement monstrueux auquel ne peut répondre ou correspondre qu’une rhapsodie endiablée, qu’un bricolage sublime qui accumule les histoires et multiplie les détails : le texte des Essais.

Renversant la perspective traditionnelle, celle d’Aristote et de la scolastique, Montaigne part donc de la différence de chacun, de ce chaque homme étrange et monstrueux sans lieu et sans assiette dans un monde infini mais qui acquière, par son insubordination  même, la dignité et la valeur d’un être qui n’a de fin quand lui-même. Le nominalisme de Montaigne rend ainsi possible un humanisme paradoxal et une communication indirecte  : les hommes ne se ressemblent qu’en ce qu’ils sont dissemblables, ils ne portent la forme entière de l’humaine condition que dans la mesure où ils développent ce qu’ils ont d’unique et d’irremplaçable. La connaissance de soi dans sa limitation et sa singularité, au lieu de se refermer sur elle-même, fonde une extrême tolérance à l’égard d’autrui, et ouvre donc sur une paradoxale universalité : les belles âmes, ce sont la âmes  universelles, ouvertes et prêtes à tout. Dans cette parodie d’autobiographie, Michel, qui n’est rien de moins qu’un grand homme, nous touche encore de plus près que l’homme. Dans sa particularité, son insignifiance et sa banalité, il nous en dit plus sur l’étrangeté et la singularité que constitue l’existence de l’homme que s’ils ne parlaient que de ses aspects publiques et mémorables. Cet humanisme pour lequel l’appartenance à l’humanité ne sauraient fonder la valeur de chacun, vu qu’il n’y a pas d’idée ou décence humaine, refuse ainsi de séparer l’idée d’humanité de l’unicité de chaque sujet et exigent donc qu’on le respect dans sa singularité. C’est parce qu’il renonce a dire ce qu’est le propre de l’homme ubique et semper que paradoxalement il veille sur lui, c’est parce qu’il préserve son indétermination, qu’il ne consent jamais à son l’indignité, de sorte qu’on pourrait dire que cet humanisme tire sa force pratique de son impossibilité théorique.

Il n’y a pas en effet de nature humaine mais une humaine condition mais une condition qui est celle d’un ensemble de virtualités auquel chacun est soumis. Cette expression a quelque chose d’humble et de dramatique ; on ne peut la comprendre sans faire intervenir un rapport a une vie qui doit être menée et faite jusqu’au moment de la mort qui lui appartient de plein droit. Cette notion, si moderne, tranche avec la notion lumineuse de nature humaine qui est au centre de la pensée classique. Celle-ci se rapporte à l’éternité, à la raison, à un immuable donné, celle-la à l’existence singulière, à la mobilité d’un devenir, à une histoire. Cette condition, en effet (ce vivre, cet aimer, ce souffrir, ce mourir…) chacun la réalise dans la particularité de son être et dans la contingence de sa situation. Cette humaine condition, tous la portent comme un sceau, comme un poids, mais aussi comme une charge, comme une dignité et une responsabilité, tous aussi la portent dans son intégralité puisqu’une forme, même si elle s’actualise en de multiples façons, est entière, indivisible, de sorte que l’on est totalement homme ou qu’on ne l’est pas du tout.

 

LA CHUTE

 

A toutes aventures, je suis content qu’on sache d’où je serai tombé. Tel est la « chute » du chapitre deux. Faut-il rappeler que la chute, justement, est en elle-même un thème récurrent des Essais[6]  et que c’est dans l’horizon de ce rappel à l’ordre que tout ce livre, qui n’a d’autres leitmotiv que la mort, a été écrit ? Car c’est toujours la mort qui s’annonce dans la chute, c’est elle qui, malgré nos retranchements, gagne tout doucement, pied à pied, de la même façon qu'elle s’est annoncé, pendant des années, dans chaque rechute de la gravelle. La mort, la maladie de la mort est partout à l’œuvre, et la maladie du vieillissement en est une espèce qui appartient  elle aussi nécessairement à l’essence de la vie. Il n’y a d’ailleurs pas là simple constat de défaillance, car dans l’économie de l’univers, l’ordre nait du désordre et la santé des sociétés, par exemple, se construit progressivement et se maintient non pas en dépit mais en vertu des vices et des maladies de tous leurs membres : tout ce qui branle ne tombe pas, rien ne tombe là où tout tombe, et c’est par les vicissitudes de ce jeu aléatoire que la branloire du monde assure sa pérennité.

Mais la considération de l’ensemble ne saurait préserver chacun des éléments singuliers des changements et de la ruine qui le menace : tout croule autour de nous. Il ne s’agit jamais pour Montaigne d’éluder la mort, d’esquiver les inconvénients de l’automne et du reflux de la vie qui conduisent au déclin et à la chute. Montaigne est le penseur de la finitude, d’une finitude qui n’a pas une signification négative ; elle n’est pas une limitation accidentel de l’infini, Une invitation donc à la nostalgie et à la déploration. Elle n’est pas seconde ou dérivée, Elle est, au contraire, première, principielle, indépassable, la source nocturne de toute apparition. N’est-ce pas plutôt l’infini qui est d’une fiction de l’imagination ?  C’est en effet l’espérance de l’infini, l’espérance d’une meilleure vie qui, pour Montaigne, nous divertit de la mort, qui nous fait regarder ailleurs. Pour qui veut embrasser son irréparable destin, il lui faut donc vivre comme si l'âme était mortelle, s’enfoncer dans la caverne, parier sur la mort et tout risquer pour faire l’expérience de ce qui nous laisse seul en face de nous-mêmes et nous révèle de fond en comble. C’est donc en toute lucidité que, Refusant aussi bien les postures stoïcienne et romaine sans égard pour la profondeur de l'abîme que les menaces terroristes et les consolations de la religion, Montaigne prononce ces paroles qui consternaient e grand Arnaud : je me plonge la tête baissée stupidement dans la mort comme dans une profondeur muette et obscure qui m’engloutit d’un saut. Je m’enveloppe pas et me tapis en cet orage qui doit aveugler et ravir de furie, d’une charge prompte et insensible.

 Montaigne ne veut rien savoir du divin dans l’homme, de la dignitas homini célébrée par pic de la Mirandole,  les humeurs transcendantes et les échappatoires icariennes l’effraieraient  plutôt : ceux qui veulent faire l’ange se transforment en bêtes, ils s’abattent  et retombent d’autant plus bas. Et puisque si peu de choses dépendent de notre volonté, plongeons plutôt, émerveillés, dans la mer mouvante et inépuisable des hasards qui fait notre réalité terrestre, ayons la sagesse du vent, acceptons la faveur ou la disgrâce de l’heur avec la gaieté tragique des bons joueurs : Aucun ne fait certains desseins de sa vie, chaque moment fait son jeu. Dans cette vie, en effet, ce qui nous étonne, nous emporte et nous ravit hors de nous-mêmes est toujours le fait de la fortune qui surpasse infiniment l’invention et l’attention des ouvriers : rien de noble, écrit Montaigne, ne se fait sans hasard, nul ne peut arrêter la roue de la fortune que chanta Machiavel, Celle qui fait et défait les histoires ; à nous d’accepter ses coups de chance, à nous de nous laisser mollement rouler après le roulement céleste. Roulons donc, roulons sans cesse jusqu’au bout de cette humaine condition que signera l’universelle vanité ; roulons avec le dé jusqu’à l’échéance, jusqu’au moment où, emportés dans l’irrésistible  mouvement d’une dépense injustifiée, il nous faudra choir, à notre tour.

Que notre vieux Montaigne, comme l’appela avec une condescendance entendue et méchante le Sartre de la Nausée, soit un poète qui ait le sens du tragique et un héros du gay savoir, comment encore en douter ? Le doux Montaigne est en vérité un philosophe dangereux. Mais qu’il aura fallu de temps pour que sa pensée livrée aux pédagogues et aux gardiens de l’histoire littéraire et transformée par une tradition lénifiante en une sagesse bonhomme, retrouve enfin son épaisseur philosophique et sceptique ! On se demande comment un des plus grands penseurs de la finitude porté avec impétuosité à tous les extrêmes et à toutes les contradictions, propres également aux vices et aux vertus d’éclat, ainsi que le jugeait la Boétie, a pu devenir le parangon d’une molle et prudente morale faite d’abstention égoïste face au monde.

Il aura fallu sans doute que tout les cieux s’effondrent et que tous les grands systèmes entrent en déshérence pour que Montaigne devienne enfin un interlocuteur privilégié, beaucoup plus certainement que ses emminents lecteurs, Pascal et Descartes, qui tentèrent de rebâtir la digue que cette pensée en crue avait totalement soufflée. C’est parce que son dessein n’était pas fondé en grande espérance et qu’il regardait le néant en face qu’il a su justement si bien vivre sans crainte et sans repentir, ne cherchant qu’à passer, qu’à étendre la joie, et à retrancher autant qu’on peut tous les affects dépressifs, comme si, en vérité, il n’y avait d’autres pêché que la tristesse. 

 

[1] « L’homme souverain de soi-même doit achever sa propre forme librement, à la façon d’un peintre, ou d’un sculpteur », avait écrit de la Mirandole.Avec cette citation nous touchons non seulement l'esprit de la Renaissance mais l'essentiel humanisme qui est le coeur de la civilisation européenne. Pour les hommes de la Renaissance déjà il s'agit moins d'imiter l'antiquité que d'affirmer un humanisme radical, l'autodétermination de l'homme par l'homme. Le rève de l'homme est de présider à sa naissance et d'assiter à son enterrement fantasme égologique qui peut aussi conduire à de terribles aberrations. Se penser comme auteur de sa vie, dit le Taoïsme, génère malheur et chaos.  Mandelstam en entrant au Goulag disait : Je suis entre les mains des humanistes. L'humanisme de Montaigne, s'il faut garder ce terme, est un humanisme de la finitude qui n'a que peut de chose à voir avec cet humanisme de la souveraineté.

[2] Montaigne en politique n’est sans doute pas machiavélique, l’utilitas n’est pas l’honestum et et Machiavel n’avait pas en France très bonne presse, comme en témoigne la publication, la même année 1576, de la République de Jean Bodin et de l’anti-Machiavel d’Innocent Gentillet) mais, en homme de la Renaissance, il partage avec l’auteur  du Prince un certain sens de la phronésis. Dans un monde incertain livré à la folie et à la contingence, la phronésis a remplacé la sophia platonicienne liée à l’ordre du nécessaire. Le maître véritable est le maître en jugement, celui qui, comme le chef de guerre ou le Prince, ne manque pas de virtu, c’est-à-dire de coup d’œil et de flair. Remercions Philippe Cardinali pour cette référence et surtout pour avoir attiré notre attention sur l’importance ce chapitre II.

[3] Nom qui, par-delà l’italien grotta, vient du grec krypta et qui a d’abord désigné les peintures trouvées dans les ruines des palais romains. Elles servirent de modèle à Raphaël est aux autres.

[4] Les historiens de l’art s’accorde à reconnaître dans le maniérisme, dans la revendication de la maniera, style qui défend la liberté de la recherche personnelle et auquel Montaigne se réfère à propos des grotesques (qui sont-ce ici aussi, à la vérité, que grotesques…), la première forme du baroque. Il est toujours périlleux d’appliquer à la littérature des catégories venues des arts plastiques.  On peut cependant suivre ici Patrick Mauriès (Les Maniéristes) qui parle du maniérisme comme de « l’esthétique par excellence du mêlé, du caprice et de la citation » sans le couper pour autant ni du classicisme des renaissants ni du baroque qui lui succèdera. L’esthétique montaignienne du chaos et la forme de l’essai elle-même sont sans doute en ce sens plus maniériste que baroque, cette dernière notion impliquant la recherche d’une unité dynamique conforme à l’idéologie de la Contre Réforme. Mais si, conformément à l’étymologie du mot baroque, on garde le sème de l’irrégularité, alors rien n’est déjà plus baroque que l’affirmation de la multiplicité des points de vue possibles sur un univers d’apparence surprenante privé de lieu véritable, que l’on trouve dans les Essais. Rien de plus baroque par exemple que cette une manière de reprendre l’argument pyrrhonien selon lequel la vie est un songe jusqu’ à inverser le songe et la veille, à les faire passer l’un dans l’autre : Nous veillons dormant et dormons veillant… Notre pensée, notre agir n’est pas un autre songer et un notre veiller quelque espèce de dormir.

[5] Comme l’écrit Hugo Friedrich qui rappelle qu’au 16e siècle essai signifiait : exercice, prélude, épreuve, tentative, tentation, échantillons de nourriture, et essayer : tâter, vérifier, goûter, éprouver, induire en tentation, entreprendre, s’exposer au danger, courir un risque, peser,  supputer, prendre son élan.

[6] Souvenons-nous  de la chute de l’esprit trop ambitieux qui oblige l’outrecuidant à regarder soi, de la chute de Thalès dans le puits, provoquée par c’est une garce millésiènne qui mit sur son passage quelque chose à le faire broncher,  de la dis-sidence ou de la chute à cheval de Montaigne (qui rapelle celle de St Paul si magnifiquement peinte par le Caravage) permit à l’auteur désarçonné d’expérimenter cette douceur que sentent  ceux qui se laisse aller au sommeil, de la chute shakespearienne du dernier roi du Pérou, avalé par terre, et ici, comme un autre lieu, de la chute infligée par les métamorphoses de la vieillesse  comparée à une puissante maladie qui se coule naturellement et imperceptiblement.

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