Le nom de nègre...

 

Du nom de nègre

 

 

 

Comme une coque calcifiée, un chancre, une blessure vive qui ronge dévore et détruit, l’énorme gangue de sottises, de mensonges et de fantasmes a fini par produire des carcasses dépecées et décharnées, des corps d’extraction, des sujets de race, des sujets empoisonnés, carbonisés, des débris calcinés… (67). C’est en ces termes inspirés qu’avec force et véhémence Achille Mbembe s’exprime dans son dernier livre : « Critique de la raison nègre » dans lequel il analyse le processus impitoyable qui, avec des gens d’origine africaine, a fabriqué des « nègres »

 

Ce titre particulièrement surdéterminé demanderait d’abord quelques gloses. Depuis 1781, la Critique de la raison pure avait donné naissance à bien des variations. On connaissait la critique de la raison pratique,  de la raison dialectique, de la raison politique etc. mais rien de ce qui de près ou de loin puisse ressembler à la raison nègre. Ce syntagme monstrueux, expression parodique et carnavalesque, accouplement  contre nature du plus haut et du plus bas, du pur et de l’impur, cet oxymore  provoque sans conteste, d’entrée de jeu, un effet de sidération sur la pensée. Mais cette sidération est à la mesure de son impensable et inassimilable objet. Le nègre, une ruine d’âme, un corps brutalisé, dépouillé, violenté, « un rien d’être » dans lequel, pour la critique d’origine africaine (251), le Dieu de la rédemption et du salut, s’est incarné, retiré et anéanti. Marx avait déjà donné à sa présentation du sujet prolétaire cet accent paulinien.  Mais seul le nègre, le sans part, le sans nom, le moins que rien a vraiment été dans l’histoire l’exemple vivant de la kénose, de l’évidement, de la dépossession, du total abandon, du déni d’humanité. Pour avoir été réduit à l’état de chose, il est le seul homme qui pourrait être promis, nous dit A. Mbembe en bon dialecticien, a un retournement de la malédiction en exultation (64). Difficile de ne pas songer ici à un autre messianisme : comme le nom juif,  le nom nègre, en ses avatars, loin d'avoir disparu, continue, en signifiant efficient, de venir hanter le monde.

 

Le geste critique, conformément à l’étymologie, est celui de la séparation, krinein c’est distinguer pour Kant, distinguer l’a priori de l’a posteriori, le pur de l’impur, le transcendantal de l’empirique… Mais ce geste est aussi celui de l’apartheid, de l’apartité comme ont dit d'abord les réfugiés huguenots d’Afrique du Sud. Et la raison au tribunal de la raison cela peut aussi signifier la raison nègre devant le tribunal de la raison blanche où cette raison damnée est condamnée pour fétichisme et idolâtrie par une raison pratique effectivement bien impure puisque des considérations anthropologiques viennent ici totalement contredire la morale kantienne de l’universel. Mais écoutez plutôt ce texte de 1764 -texte abominable aurait dit Rimbaud parlant d'une autre construction de l'histoire, responsable d’un autre infini servage, celui de la femme- qui donne définitivement, aux nègres, leur congé :  "Les nègres d’Afrique n’ont jamais rien fait de grand (…) ils n’ont reçu de la nature aucun sentiment qui s’élève au dessus de la niaiserie"...  

 

Et pourtant c’est Kant aussi qui avait fondé en raison la distinction héritée du droit romain entre les personnes et les choses. L'homme, fin en soi, a une valeur absolue, infinie et donc inestimable, il a seul une dignité (Würde) alors que les choses en tant que moyens qui se rapportent à nos besoins, n'ont qu'une valeur (Werte) relative, une valeur qui se mesure et qui a un prix marchand.

 

Mais cette distinction (en tous les sens du terme) a bien vite été effacée par le capitalisme qui s’est institué en posant l'équivalence générale des sujets en tant que force de travail et qui, dès le XVe siècle, nous dit l’auteur, avec le commerce triangulaire et l’esclavage, a produit le nègre et la race comme cette partie de l’humanité subalterne qui a le statut d’homme marchandise (11).

 

Une telle réduction, un tel délire ne sont pas extérieurs à la constitution du projet moderne de connaissance et de gouvernement,  ils en sont plutôt la condition de possibilité et le sous-sol inavoué. La folie, Kant l’avait montré, est dans la raison pure qui délire et déraisonne à force de pureté. Pour la science coloniale il s’est agi de faire advenir le nègre comme l’animal infâme privé de raison pour mieux l’assujettir et l’exploiter. Son discours raciologique est sans doute proprement paralogique puisqu’il  proclame  qu’il y a des races, qu’il y a une hiérarchie entre les races et que cela justifie la domination d’une race sur l’autre sans qu’il y ait, entre ces trois propositions, aussi infondées l’une que l’autre, la moindre relation de causalité.  Mais ce paralogisme est inconscient, il est construit en vérité sur d’obscures cavernes et il n’est justiciable que d’une discipline : la psychiatrie. Face au nègre, Franz Fanon l’avait dit, la raison blanche, mise en déroute, a perdu la raison ce qui motivera bientôt la haine que lui vouera le prince de la négritude : parce que nous  vous haïssons, vous et votre raison…

 

Comme un sorcier malicieux, l’auteur a beau jeu de montrer qu’avec le nouvel âge du capitalisme on assiste à une sorte de retournement d’un tel délire, car l’animisme, prêté à la pensée prétendument magique et enfantine des nègres, refait surface en cette phase du capitalisme où tout est devenu fongible et remplaçable à merci. Ironie du sort, le devenir marchandise du monde ne fait plus qu’un avec une fétichisation de la marchandise qui prend la place des divinités défuntes. Le néolibéralisme consumériste donne en effet une âme à ce qui est inerte et s’efforce d’effacer les distinctions entre homme et chose, dans le but d’adorer la chose, d’imputer à la chose une vie spéculaire : idolâtrie consommée.

 

L’auteur nous montre aussi que la provincialisation de l’Europe, bien loin de mettre fin au racisme, s’est faite au profit d’une globalisation néolibérale qui accélère l’effacement de la différence de l’homme et de la chose et généralise le devenir nègre du monde. C’est en effet toute une humanité de subalternes et de superflus incapable d’être transformée en profit exploitable qui, grâce au perfectionnement des techniques de domination et de fichage, est parquée dans des camps et stigmatisée,  de telle sorte que la condition de nègre n’est plus une affaire de couleur et de naissance, la race est au-delà de la race, le nom de nègre est devenu post-racial.

 

L’enfant terrible des études postcoloniales ne se fait pas faute de dénoncer ainsi les penchants criminels des démocraties de surveillance, de stigmatiser leur méconnaissance tragique de l’Autre, de se gausser d’une Europe qui s’est  constituée en bunker et qui tentant, bien en vain, d’arrêter les flux migratoires, continue à fabriquer de la race dans un monde devenu pourtant multipolaire. Mais voilà que, dans un épilogue particulièrement irénique, comme un nouveau clin d’œil au Kant du Projet de paix perpétuelle,  il énonce, pour finir, les conditions d’une montée en humanité et du partage d’un monde commun qui serait enfin délivré du "fardeau de la race"…  A l’évidence une page a été tournée et l’auteur qui désormais décline l’appellation de postcolonial, prend ses distances à l’égard des différentes idéologies africaines (255). L’afropessimisme, qui n’est qu’un avatar de l’imaginaire raciste,  l’afroradicalisme, qui se contente de retourner contre les blancs la haine de l’autre, l’afrocentrismerenversant au profit du monde noir, l’eurocentrisme occidental, le mouvement de la négritude procédant à un simple renversement du stigmate. Le contre-torpilleur, écrivait Montherlant, est nécessairement un torpilleur et la raison nègre n’est ici que la raison blanche inversée…

 

Aux discours de l’inversion (138), au jeu ironique de ces renversements qui clivent le genre humain, Mbembe répond par une définition inclusive de l’humanité ; à une victimisation qui enfermerait les noirs dans leur passé et dans une communauté de ressentiment unie  que par leurs seuls sanglots, il oppose un se tenir debout par soi-même qui ne doit rien à personne, et au panafricanisme il réplique par l’afropolitanisme, seul à la mesure d’une Afrique désormais dispersée en différents pôles qui ne cessent de communiquer et de constituer le gisement de la création africaine.

 

On pourrait reprocher à l’auteur de continuer, à la manière encore des postcoloniaux, à idéaliser les sociétés traditionnelles (260) et à parler peut-être un peu vite de la marginalisation ou du déclin de l’Europe. Rien ne prédispose plus peut-être à un tel ressentiment à l’égard de la vieille Europe que d’avoir été formé à l’école des dominicains et dans les rangs de la JEC ! Car, habitant pleinement notre langue dans laquelle il se sent, à l’évidence, chez lui, il fait en vérité honneur à la francité si l’on veut bien libérer ce terme de tout rapport au sol français et de tout relent de nationalisme. Son écriture flamboyante et sa pensée ont absorbé avec bonheur tous les philosophèmes de la French theory ettémoignent pleinement de ce que Heidegger appelait l’européanisation de la Terre.  D’ailleurs y eut-il d’autre pensée que celle que l’on dit « européenne » ou « occidentale » ? Le reste n’est-il pas que sagesse ou religion ? Seulement cette pensée occidentale, ouverte au différent et tolérante à l’autre, n’appartient pas aux seuls Occidentaux et elle attend d’être partagée entre tous. Quand l’Occident sera devenu l’affaire de tous, le nom même de l’Occident ne signifiera plus rien sauf aux yeux de ceux qui ont intérêt à faire passer la pensée tout court pour une particularité régionale.

 

La façon de répondre au défi de l’Universel (228) fait à chaque fois l’intérêt et l’ambigüité de cet ouvrage. D’un côté « nègre », pour les êtres parlant que nous sommes, demeure un nom politique dont le sujet en première personne est absolument singulier, un nom qui divise et qui crée la discorde. De l’autre le nom « nègre » stigmatisé comme relevant de la deuxième personne, (il vient des autres, de l’insulte raciste et la première personne dérive de la seconde) risque d’être finalement effacé ou noyé dans l’indifférenciation d’un projet utopiste. Pour transposer la terminologie de J. C. Milner on pourrait dire qu’à un universel enraciné dans  le particulier, celui du nègre d’affirmation, s’oppose l’universalisme du quelconque, celui du nègre de savoir, de révolution ou de négation qui dit simplement non à son nom. Et cet universalisme paulinien (ni Grecs ni Juifs, ni maîtres ni esclaves, ni hommes ni femmes…) a toujours constitué le fond et l’imaginaire de l’universalisme progressiste. Cette ambigüité ressurgit avec le projet pourtant si novateur d’afropolitanisme. On peut se demander en effet sur quel support matériel reposerait encore la persistance du nom d’africain, nom qui pour être encore transi par la grande nuit impériale, n’est ni le nom d’une race, ni d’une culture, ni d’une langue, ni d’un territoire, ni d’une institution.

 

Penché sur cette crypte ou cet envers du monde que fut le funeste destin des noirs on aura compris que l’auteur ne se contente pas de voir venir -vision d’apocalypse- un monde qui porte en ses soutes, comme des revenants, de nouveaux nègres.  Car ce monde a changé de centre de gravité et le Sud en sera  demain un des grands laboratoires : le temps de l’Afrique viendra, a-t-il pu déclarer,  je veux en précipiter l’avènement. 

 

 

 

 

 

Le nom de nègre par delà les chicanes d’une ironie meurtrière

Philosophes vous êtes de votre Occident

Rimbaud

Comme une métaphore de la traite transatlantique et de la culture nègre en son entier, ce panier de divination chokwe rassemble de délicates figurines d’ancêtres serrées et rangées les unes contre les autres, rappelant les esclaves dans les cales des navires, mais aussi tout un ensemble d’objets hétéroclites qui forment un véritable microcosme. 

Le devin lance en l’air les objets pour « réveiller le monde » et, comme dans le Yi king ou le Fa, lit et interprète la configuration  échue.  On imagine, toutes choses égales d’ailleurs, le plus talentueux des intellectuels africains, Achille Mbembe, penché lui aussi sur cette crypte ou cet envers du monde que fut le funeste destin des noirs. Il rebat les cartes de l’histoire, il lit et voit venir un monde nouveau adonné à un nouveau fétichisme et portant en ses soutes, comme des revenants, de nouveaux nègres.  Mais le monde qui vient est aussi celui qui a changé de centre et pour lequel le Sud en général et l‘Afrique en particulier seront, nous dit l’auteur dans Critique de la raison nègre (La Découverte, 2013), un des grands laboratoires.

Kénose. Quelques remarques d’abord sur ce clin d’œil à Kant que ce livre fait en  son titre, particulièrement surdéterminé. Depuis 1781, la Critique de la raison pure avait donné naissance à bien des variations : on connaissait la critique de la raison pratique,  de la raison dialectique, de la raison politique etc… mais rien de ce qui de près ou de loin puisse ressembler à la raison nègre : syntagme monstrueux, expression parodique et carnavalesque, accouplement  contre nature du plus haut et du plus bas, du pur et de l’impur, cet oxymore  provoque sans conteste, d’entrée de jeu, un effet de sidération sur la pensée. Mais cette sidération est à la mesure de son impensable et inassimilable objet : le nègre, une ruine d’âme, un corps brutalisé, dépouillé, violenté, « un rien d’être » dans lequel, pour la critique d’origine africaine (251), le Dieu de la rédemption et du salut, s’est incarné, retiré et anéanti. Marx avait déjà donné à sa présentation du sujet prolétaire cet accent paulinien.  Mais seul le nègre, le sans part, le sans nom, le moins que rien a vraiment été dans l’histoire l’exemple vivant de la kénose, de l’évidement, de la dépossession, du total abandon, du déni d’humanité,  le seul homme qui pour avoir été réduit à l’état de chose pourrait être promis, nous dit A. Mbembe en bon dialecticien, a un retournement de la malédiction en exultation (64). Comme pour le messianisme de J. C. Milner, le nom de nègre, en ses avatars, est loin d'avoir disparu.

Krinein. On sait que le sens philosophique le plus fidèle à l’étymologie grecque du mot critique n’enveloppe en rien la charge négative que l’on trouve dans le sens ordinaire ; krinein c’est trier, passer au crible, séparer, distinguer pour Kant, l’a priori de l’a posteriori, le transcendantal de l’empirique, fixer les limites de la raison, ériger les colonnes d’Hercule du champ du connaissable… Mais ce geste de la séparation est aussi celui de l’apartheid, de l’apartité comme ont dit d'abord les réfugiés huguenots d’Afrique du Sud. La raison au tribunal de la raison cela peut en effet aussi signifier la raison nègre devant le tribunal de la raison blanche : raison damnée, raison condamnée pour fétichisme et idolâtrie par une raison pratique bien impure puisque des considérations anthropologiques viennent ici totalement contredire la morale kantienne de l’universel. Mais écoutez plutôt ce texte de 1764 -texte abominable aurait dit Rimbaud parlant d'une autre construction de l'histoire, responsable de l'infini servage de la femme- qui donne définitivement, aux nègres, leur congé :  "Les nègres d’Afrique n’ont jamais rien fait de grand (…) ils n’ont reçu de la nature aucun sentiment qui s’élève au dessus de la niaiserie"...   

La Personne et la chose. Et pourtant c’est Kant aussi qui avait fondé en raison la distinction héritée du droit romain entre les personnes et les choses : l'homme, fin en soi, a une valeur absolue, infinie et donc inestimable, il a seul une dignité (Würde) alors que les choses en tant que moyens qui se rapportent à nos besoins, n'ont qu'une valeur (Werte) relative, une valeur qui se mesure et qui a un prix marchand.

Mais cette distinction (en tous les sens du terme) a bien vite été effacée par le capitalisme qui s’est institué en posant l'équivalence générale des sujets en tant que force de travail et qui, dès le XVe siècle, nous dit l’auteur, avec le commerce triangulaire et l’esclavage a produit le nègre et la race comme cette partie de l’humanité subalterne qui a le statut d’homme marchandise (11).

La folie dans la raison pure. Une telle réduction, un tel délire ne sont pas extérieurs à la constitution du projet moderne de connaissance et de gouvernement,  ils en sont plutôt la condition de possibilité et le sous-sol inavoué : la folie, Kant l’avait montré, est dans la raison pure qui délire et déraisonne à force de pureté. Pour la science coloniale il s’est agi de faire advenir le nègre comme l’animal infâme privé de raison pour mieux l’assujettir et l’exploiter. Son discours raciologique est sans doute proprement paralogique –un logos alogos- puisqu’il  proclame  qu’il y a des races, qu’il y a une hiérarchie entre les races et que cela justifie la domination d’une race sur l’autre sans qu’il y ait, entre ces trois propositions, totalement infondées, la moindre relation de causalité.  Mais ce paralogisme (ou illusion de la raison disait Kant) est inconscient, il est construit en vérité sur d’obscures cavernes et il n’est justiciable que d’une discipline : la psychiatrie. Face au nègre, Franz Fanon l’avait dit, la raison, mise en déroute, a perdu la raison. 

Comme un sorcier malicieux, l’auteur a beau jeu de montrer qu’avec le nouvel âge du capitalisme on assiste à une sorte de retournement d’un tel délire, car l’animisme prêté à la pensée prétendument magique et enfantine des nègres refait surface en cette phase du capitalisme où tout est devenu fongible et remplaçable à merci. Ironie du sort, le devenir marchandise du monde ne fait plus qu’un avec une fétichisation de la marchandise qui prend la place des divinités défuntes. Le néolibéralisme consumériste donne en effet une âme à ce qui est inerte et s’efforce d’effacer les distinctions entre homme et chose, dans le but d’adorer la chose, d’imputer à la chose une vie spéculaire : idolâtrie consommée.

Bien loin de mettre fin au racisme, nous montre aussi l’auteur, la provincialisation de l’Europe s’est faite au profit d’une globalisation néolibérale qui accélère l’effacement de la différence de l’homme et de la chose et généralise le devenir nègre du monde C’est en effet toute une humanité de subalternes et de superflus incapable d’être transformée en profit exploitable qui, grâce au perfectionnement des techniques de domination et de fichage, est parquée dans des camps et stigmatisée,  de telle sorte que la condition de nègre n’est plus une affaire de couleur et de naissance, la race est au-delà de la race, le nom de nègre est devenu post-racial.

Par delà Bien et Mal. L’enfant terrible des études postcoloniales ne se fait pas faute de dénoncer les penchants criminels des démocraties de surveillance, de stigmatiser leur méconnaissance tragique de l’Autre, de se gausser d’une Europe qui s’est  constituée en bunker et qui tentant, bien en vain, d’arrêter les flux migratoires, continue à fabriquer de la race dans un monde devenu pourtant multipolaire. Mais voilà que, dans un épilogue particulièrement irénique, comme un nouveau clin d’œil au Kant du Projet de paix perpétuelle,  il énonce, pour finir, les conditions d’une montée en humanité et du partage d’un monde commun qui serait enfin délivré du "fardeau de la race"…  A l’évidence une page a été tournée et l’auteur qui désormais décline l’appellation de postcolonial, prend ses distances à l’égard des différentes idéologies africaines (255) : l’afropessimisme, qui n’est qu’un avatar de l’imaginaire raciste, l’afroradicalisme, qui se contente de retourner contre les blancs la haine de l’autre, l’afrocentrismerenversant au profit du monde noir, l’eurocentrisme occidental, le mouvement de la négritude procèdant à un simple renversement du stigmate. Le contre-torpilleur, écrivait Montherlant, est nécessairement un torpilleur et la raison nègre n’est ici que la raison blanche inversée…

Aux discours de l’inversion (138), au jeu ironique de ces renversements qui clivent le genre humain, Mbembe répond par une définition inclusive de l’humanité ; à une victimisation qui enfermerait les noirs dans leur passé et dans une communauté de ressentiment que unie  que leurs seuls sanglots, il oppose un se tenir debout par soi-même qui ne doit rien à personne, et au panafricanisme il réplique par l’afropolitanisme, seul à la mesure d’une Afrique désormais dispersée en différents pôles. 

On pourrait reprocher à l’auteur de continuer, à la manière encore des postcoloniaux, à idéaliser les sociétés traditionnelles (260) et à parler peut-être un peu vite de la marginalisation ou du déclin de l’Europe. Rien ne prédispose plus peut-être à un tel ressentiment à l’égard de la vieille Europe que d’avoir été formé à l’école des dominicains et dans les rangs de la JEC ! Car, habitant pleinement notre langue dans laquelle il se sent, à l’évidence, chez lui, il fait en vérité honneur à la francité si l’on veut bien libérer ce terme de tout rapport au sol français et de tout relent de nationalisme. Son écriture est flamboyante et sa pensée, qui a absorbé avec bonheur tous les philosophèmes de la French theory, témoigne pleinement de ce que Heidegger appelait l’européanisation de la Terre.  D’ailleurs y eut-il d’autre pensée que celle que l’on dit « européenne » ou « occidentale » ? Le reste n’est-il pas que sagesse ou religion ? Seulement cette pensée occidentale, ouverte au différent et tolérante à l’autre, n’appartient pas aux seuls Occidentaux et elle attend d’être partagée entre tous. Quand l’Occident sera devenu l’affaire de tous, le nom même de l’Occident ne signifiera plus rien sauf aux yeux de ceux qui ont intérêt à faire passer la pensée tout court pour une particularité régionale.

 

 
 

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