Le féminin

 

 

 

Un continent doublement noir

 

 

 

L’amour – par ses moyens la guerre et, dans son fond, la haine mortelle des sexes.

Nietzsche

 

Disons le d’un mot : la rencontre du continent noir et  de son art qui en est sans doute la meilleure expression, a été et reste pour beaucoup d’entre-nous, l’origine d’une passion particulièrement insistante. La lecture généalogique des « arts premiers » que nous avons jusqu’ici développée est bien, au sens nietzschéen, une quête des origines[1] ; elle ne correspond pourtant en rien à la découverte d’un sens originaire ou d’un sens qui serait plus vrai que les autres. La mise à jour des interprétations successives des présumés arts premiers et de leurs attendus s’est effectuée au nom et au profit d’une autre interprétation qui, simplement, se reconnaît comme telle, qui affirme la liberté de sa perspective et de ses évaluations et qui s’avoue être une question de goût, une reconnaissance de style et, dirait Nietzsche, de grand style. Cette interprétation est, de surcroît, comme toute interprétation, un symptôme or, faut-il le dire, celle qui est ici proposée constitue une position essentiellement affirmative : symptôme de santé et de joie vécue comme le triomphe de nouvelles forces conquérantes, elle correspond, dans le champ politique, à la victoire sur la colonisation.

 

De l’origine d’une passion à la passion de l’origine, il pourrait n’y avoir, dans le passage de l’une à l’autre, qu’une pirouette. Cette passion de l’origine pourtant, pour non critique et imaginaire que, cette fois ci, elle soit, nous a semblé constituer la raison et l’enjeu profonds de l’inclination sans mesure que l’on peut avoir pour cet sorte d’art : le de l’origine doit être entendu dans le double sens  du génitif, à la fois objectif et subjectif. Et qu’elle ne soit pas simplement l’illusion eurocentrique d’un spectateur étranger, c’est ce qu’il faudrait maintenant établir. Le relief circulaire en forme d’ombilic appelé « nombril de la mère » que l’on trouve sur les portes des cases senufo, nous offre par exemple, à sa manière, une expression saisissante de cette quête de l’origine qui se rassemble ou se cristallise tout naturellement sur la question du féminin. Il nous appartient donc de  poursuivre et d’approfondir notre enquête mais, cette fois-ci, en changeant d’objet et de terrain. Loin d’être secondaire, la question du féminin traverse et transit tout le continent africain ; c’est elle qu’il faut clarifier, c’est sur lui qu’il faut nous aventurer. La hantise de la différence sexuelle donne à toutes ses productions -comme elle le donne à celles des arts premiers en général- ses caractères les plus remarquables, c’est sur elle que nous allons resserrer l’analyse. 

 

La question du féminin –l’altérité ou l’étrangeté, pour un homme, la plus proche et la plus déconcertante- n’est pas propre, bien sûr, à l’Afrique mais, dans le grand et interminable débat qui tourne autour d’elle, ce continent a peut-être bien des choses à nous apprendre. La civilisation profondément marquée par le christianisme  qui est la nôtre n’a t-elle pas en effet, depuis longtemps, radicalement refoulé le féminin dans ce qu’il peut avoir de sacré, i.e. de séparé, de tout autre (ganz andere disait R. Otto[2]), à la fois de béni et de maudit ? Toutefois avant d’entamer une enquête sur ce sujet, un certain nombre de précautions doivent d’abord être prises. Aussi nous commencerons par l’énoncé de quatre propositions d’ordre méthodologique qui sont impliquées par ce changement de terrain.

 

1 - Toute généralisation concernant l’Afrique est fausse.

L' "Afrique" comme telle, nous l’avons dit, l'Afrique en tant qu'aire culturelle cohérente n'existe pas. L’Afrique est un concept d’Européen non d’ “ Africain ”. Parler de la femme africaine sera donc une interprétation, une construction dont il faudra accepter l’arbitraire. Quand on a vécu en Afrique –c’est notre seul privilège- on sait bien que l’on est là-bas en face d’une multiplicité éclatée de sociétés. Toutes les formes de pouvoir, des plus centralisées et des plus hiérachisées (les Mossi, par exemple), au plus anarchiques ou “ segmentaires ” (les Lobi) sont réalisées. Pour ce qui est du féminin, on sait qu’en Afrique de l’Ouest, par exemple, la matrilinéarité se rencontre dans les régions côtières et forestières proches de la mer comme chez les Akan (Baoulé, Ashanti…). La filiation, la transmission des biens se fait par la voie utérine.  A l’intérieur, dans la savane, au contraire, les systèmes de parenté sont plus généralement patrilinéaires ou bilinéaires. On ne s’étonnera donc pas que les Agni et les Baoulé, matrilinéaires, accordent à la femme (au moins dans les mythes) une préséance sur son compagnon, à l’inverse, des Kabré et des Mossi, par exemple, qui sont patrilinéaires. Il faudra donc se montrer prudent dans cette affaire et se rappeler que les exemples choisis ici le sont pour leur pertinence expressive et que s’ils ont tous un air de famille, il ne faudra pas en conclure que toutes les sociétés africaines pratiquent la circoncision ou l’excision ou les deux à la fois ou qu’elles comportent toutes des sociétés de masque, par exemple… Féminité : sa diversité dans l’Afrique traditionnelle ; c’était le très juste intitulé la dernière exposition de Hélène et Philippe Leloup.

 

2 - Continent doublement noir.

Pendant longtemps “ noir ” a été chez nous synonyme de laideur esthétique et de turpitude morale. Le continent africain que l’on pensait être demeuré vierge, presque inexploré, mal connu apparaît encore aujourd’hui, à certains, comme le continent de l’horreur absolue et, au G 8 d’Evian, les pays les plus riches se sont penchés encore sur son chevet. Afrique ? Le continent sous-développé par excellence, isolé économiquement, le continent maudit des descendants de Cham, celui de la misère, de la famine et des corps décharnés, le continent de la corruption, de la rente pétrolière et minière, du détournement de l’aide internationale, le continent du tribalisme et des génocides, le dernier datant de 94 au Rwanda… Cette litanie semble interminable.

« Continent doublement noir », en dépit de l’ambiguité de ce titre –nous empruntons l’expression à J. L. Amselle- on ne trouvera pas trace dans ce qui va suivre de ce qu’on appelle l’afro-pessimisme, idéologie qui voit dans l’Afrique non plus le berceau mais  le tombeau de l’humanité. Le contraste entre « eux » et « «nous « est sans doute à bien des égards, total. Les Africains sont malades de solidarité[3] comme nous le sommes de solitude, et, comme un pied de nez permanent à toute accumulation primitive du capital, il n’y a pas chez eux de richesse qui ne circule et ne se disperse à travers réseaux parentaux, tribaux ou ethniques. Que ce soit pour des raisons internes ou externes, c’est depuis longtemps que l’Afrique est le continent “ noir ”. Toussaint Louverture, l’enfant nègre de la Révolution en révolte contre la République, l’avait compris à ses dépens. Afrique, toi qui, 400 ans durant, a été consciencieusement vidée de tes habitants, toi qui a été colonisée, mise en coupe réglée au gré des appétits des Grandes Puissances, toi qui es aujourd’hui si totalement déglinguée, en cessation de paiement, toi avec tes 2 % du PNB mondial, devenue un grand trou dans la carte du monde (Sartre), étranglée de surcroît par les exigences du FMI, en proie aux coups d’Etat, aux génocides, aux famines, aux pandémies (sur les 40 millions de malades du sida, 30 sont en Afrique), dis-moi , forte de ton indéfectible gaieté , de ta force et de ton énergie qui toujours surmonta tant de drame, “ comment ça va avec la douleur ” [4]?

Selon la célèbre métaphore freudienne, la sexualité féminine est le continent noir de la psychanalyse, le continent inexploré et inexplorable, celui qui résiste à la parole, au discours, à la représentation, celui qui tient en échec toute tentative de théorisation. La sexualité féminine insuffisamment médiatisée par la parole et le refoulement est selon lui impuissante à accéder au plan symbolique. Mais que faudra-t-il dire alors de la sexualité féminine en Afrique prise de surcroît dans le réseaux des échanges matrimoniaux, dominée par la polygamie, réduite par la dot au statut de marchandise et, la plupart du temps, tuée dans l’œuf par la coutume de l’excision ?

 

3 - Penser en objet et à partir de la littérature orale.

Le continent noir est formé de sociétés sans écriture, sans Etat, sans histoire et ce sont ces dénominations privatives et dépréciatives qu’a retenu l’ethnologie qui est ici plus que jamais, fille du colonialisme. Il n’est peut-être pas très utile et ce n’est pas notre propos de revenir sur ce genre de préjugé et de les dénoncer ; contentons-nous de remarquer simplement que, quand l’écriture n’est pas ou peu pratiquée, il est possible d‘utiliser la  médiation du langage muet des sculptures, celui qui sert de support à l’initiation et à l’explication du monde. Les représentations matérialisées ont une fonction sociale, rituelle et religieuse, elles expriment “ aussi bien un savoir faire technique et une réflexion sur les formes, les matières, les couleurs, qu’un ensemble de conceptions sociales, politiques, symboliques, esthétiques touchant à la relation qui unit l’homme au monde et au groupe auquel il appartient ”[5]. Quand ils n’utilisent pas la pensée écrite, les Africains pensent en objet, selon l’expression de Michèle Coquet, et il faut prendre cette expression au sens fort : la confection des objets ne se contente pas d’exprimer une pensée ou de refléter un monde ou une culture déjà là, mais elle contribue activement à les façonner. Nous montrerons que, comme les vierges noires d’Auvergne et de Catalogne, les innombrables représentations matérielles que nous a laissées l’Afrique traditionnelle ont quelque chose à nous dire. On s’appuiera aussi sur la tradition orale recueillie par les ethnologues, sur ces récits du combat des origines, des aventures de Pénis et de Vagin, que les conteurs ne rapportent que la nuit pour que la gêne inscrite sur le visage du narrateur échappe aux regards[6].

 

4- - Sexe and gender.

Sexe c’est le socle dur, non construit, celui de la différence anatomique entre homme et femme. Mais cette réalité nue est toujours jouée, représentée, solidaire d’un rôle variable selon les époques et les sociétés, inscrite dans l’ordre symbolique ; c’est ce à quoi répond le concept, familier aux anglo-saxons, de genre. Le gender, en effet ne renvoie pas d’abord à la naissance ou de nature, il relève plutôt de l’histoire et du devenir, il est relatif à la culture. On ne naît pas femme, on le devient ; cette affirmation de Simone de Beauvoir n’a pas de sens s’il s’agit du sexe (féminin ou masculin) et elle est l’expression d’un truisme s’il s’agit du genre. Le genre s’organise selon les modèles sociaux et les discours, il n’est pas fonction de la nature ou de l’instinct, le rapport au corps n’étant jamais direct et paisible mais toujours médiatisé par la parole, mis en scène dans une représentation. Les Africains ont une parfaite conscience du caractère ténu et fragile du lien qui unit le sexe et le genre ou de l’absence de concordance véritable entre l’un et l’autre. La différenciation anatomique est une chose, les rôles sociaux en sont une autre ; l’identité physiologique de chacun ne se confond pas avec la perception qu’il a de son identité sociale. Donnons deux illustrations de cette affirmation.

 

Le thème de la bisexualité infantile ou de sa neutralité : l’enfant, en pays mandé du moins, n’est ni homme ni femme (neutre, ne uter) ou à la fois homme et femme. Cette neutralité est bien vite proprement intenable car bientôt, avec la puberté, il lui faudra sortir de l’ambiguïté et de l’hésitation flottante pour s’enraciner, se fixer dans un genre, dans une des deux catégories classificatoires, dans une des deux catégories  exclusives et pertinentes à partir desquelles se distribuent les rôles sociaux : masculin/féminin ; et ce sera le rôle de la circoncision et de l’excision que de procéder, par le fer du forgeron, à ce grand partage.

 

Les mythes et les contes concernant les aléas de l’identité sexuelle dans lesquels les individus hésitent entre des sexes ou se métamorphosent d’homme en femme ou de femme en homme le montrent aussi. Ainsi dans un conte Ibo du Nigéria, le pauvre orphelin que la fille du roi d’Edo[7] choisit pour mari, se révèle être au moment du bain où il se dénude une pauvre orpheline marquée donc par un manque congénital. On aurait pu penser que le conte a cherché à accorder le rôle social à la physiologie du personnage mais le primat des assignations culturelles est tel en Afrique que c’est la biologie qui va se conformer aux impératifs sociaux, le sexe au gender et non l’inverse. Dans le conte un médecin fera donc avaler à la pauvre orpheline deux œufs de perdrix et un igname et grâce à cette greffe Arcimboldienne d’organe, comme le dit S. Lallemand, grâce à ce supplément essentiel bien que  détachable, l’harmonie sera rétablie, le héros pourra se conformer à son gender, à son rôle social de géniteur.

 

Cette primauté du genre sur le sexe permet peut-être de dénoncer ces idées toutes faites que les Européens ne cessent de colporter concernant l’Afrique. Car, malgré l’apparence, la déconfiture du continent noir ne se traduit en aucune manière par un oubli de l’Afrique (au sens où l’on a pu parler d’un oubli de l’Inde), bien au contraire. La représentation de l’Afrique occupe une place majeure dans l’imaginaire occidentale écrit, par exemple, J. L. Amselle [i]; mais bien souvent cette représentation ne fait que ressusciter les poncifs coloniaux les plus éculés et participer de ce viol de l’imaginaire dénoncé par Amina Traoré. L’Afrique, poursuit J. L. Amselle, est en effet l’objet d’un sur-investissement affectif et libidinal et l’on présente en Europe l’habitant de ce continent comme donnant libre cours à des pulsions sexuelles que ne peuvent entraver une organisation sociale que l’on juge embryonnaire et des formules matrimoniales que l’on croit très laxistes. Et c’est toute l’intelligentsia qui participe à cette idéalisation primitiviste de l’Afrique. Ainsi, pour reprendre les exemples de l’auteur,  le romantisme de la revue MAUSS, fait du continent noir celui de la palabre et de la solidarité, Stéphane Zadgdanski dans Noire est la beauté, développe un hymne à l’amour physique dans un roman qui propose une “ exploration de l’univers sexuel et pictural du continent ”. Mathilde Monnier se réclame des danseurs africains qu’elle a connus dans son enfance, Claire Denis place Trouble every day sous le signe du cannibalisme. C’est devenu une évidence : seule la force primale du noir pourra régénérer une Europe fatiguée. La formule emblématique et définitive a ici été frappée par Houellebecq  qui n’hésite pas à écrire : “ Nous envions et nous admirons les Nègres parce que nous souhaitons à leur exemple redevenir des animaux, des animaux dotés d’une grosse bite et d’un tout petit cerveau reptilien annexe de leur bite [ii].

 

Inutile de s’indigner et lui faire un procès car cette thématique politiquement incorrecte fait partie des idées reçues qui circulent le plus couramment avec la complaisance entendue de tout un chacun. On la trouve, par exemple, chez l’écrivain métis franco-congolais Henri Lopez : la littérature francophone, celle que publie, chez Gallimard, la collection “ continents noirs ” mêlera, écrit-il  “ la langue de la Sévigné avec des couilles de nègres ” et c’est ainsi que sera régénérée une littérature hexagonale qui se dessèche et s’étiole à force de cérébralité. Il faut pourtant le dire clairement : ce genre de cliché, avec ces fantasmes de primitivité archaïque et de sexualité libérée, relève plus du marketing et de l’industrie touristique que de la réflexion anthropologique et elle ne constitue, à tout prendre, que la résurgence de certains préjugés coloniaux. Ainsi un administrateur du siècle dernier pouvait écrire qu’en Afrique “ l’homme satisfait bestialement son appétit charnel, sans attacher à l’amour la délicatesse et l’élévation que nous lui prêtons dans la race caucasique [iii]: Pas plus qu’en 1879 – date de cette affirmation- notre mythologie coloniale rediviva, reconvertie et devenue soudainement lascive et excitante, n’entretient vraiment de rapport avec la réalité africaine. Si l’on s’en tient à la tradition orale, il faut bien reconnaître qu’il y est fait peu état de satisfaction érotique et que l’on y rencontre plus souvent des manifestations d’animosité et d’affrontement entre les sexes - d’où l’exergue choisi ici pour donner le coup d’envoi à cette réflexion. Nos étudiantes de Ouagadougou disaient qu’il est bon d’avoir trois amants, un pour le chic, un pour le chèque et un pour le choc. Craignons qu’il n’y ait ni chic, ni chèque, ni choc dans ce qui va être rapporté.

 

Pensons en objet et prenons l’exemple de cette figure sculptée  de copulation qu’on appelle au Burkina bêtise lobi. On appelle bétise en Afrique de l’Ouest ces figurine érotiques en laiton qu’ont fabriqué les Fon et les Akan. Les asen des Fon et les poids à peser l’or des Akan  représentent souvent des scènes de la vie quotidienne et les bétises, variations sur les positions de la copulations sont, sous l’influence européenne, comme une répétition farcesque et presque kitsch de la tradition. Mais il est clair que cette soit disant bêtise ne relève en rien de cette catégorie. Cette statue est une statue colon, -l’homme porte le képi des militaires en poste. Pas plus que les cercueils en forme de Mercedes que fabrique le Ghanéen Kane Kwei, la statue colon ne ménage aucune distance ironique à l’égard de son modèle ; elle est l’image sublimée d’un Occident admiré et craint, elle est une figure concrète du culte appelé animiste qui cherche toujours, sans distance, à intégrer à soi l’espace étranger, fût-il celui du Blanc ; la poupée Barbie dressée entre les cornes d’un masque ou le masque à gaz figurent dans la mascarade Igbo, dans leur effet de surprise et d’étrangeté, pourraient en offrir d’autres exemples. L’homme tourne la tête à gauche, c’est la direction du patriclan, la femme à droite, du côté matriclan. Cette “ position ” très codée, renvoie par exemple à la bilinéarité de cette société, elle n’est à l’évidence pas faite pour satisfaire les fantasmes érotiques des Européens. Cette statue a été sculptée après consultation du devin, sur les prescriptions du thil (génie tutélaire), mise sur l’autel à l’intérieur de la maison-forteresse afin que le consultant puisse obtenir une épouse. Elle nous renseigne sur la position de l’amour chez les Lobi. Seuls les animaux s’accouplent ainsi, pensaient les Européens qui voulaient apprendre aux Africains à faire l’amour à la missionnaire, i.e. dans la position dite de l’ange. Mais les façons de l’amour n’avaient pourtant, en Afrique, rien d’instinctif ou de primitif. La “ position ”, dans cet exemple et malgré l’apparence, répond à des patterns très déterminés comme elle est soumise à des interdits multiples : l’amour ne se fait pas avec n’importe qui (les structures élémentaires de la parenté !), n’importe où (jamais en brousse, toujours sur la natte, dans la case), n’importe quand (jamais le jour, toujours la nuit), n’importe comment : ici c’est couché, sur le côté, non debout comme les animaux ainsi que pouvait le suggérer la statuette nécessairement placée debout sur son socle, dans le sanctuaire de la maison. Mais c’est la différence ou le différend des sexes qu’il convient d’abord d’examiner.

 

 

 

I La passion du deux et la lutte des sexes

 

1 – Quelle que soit la diversité des récits d’origine, le paradigme érotique de la dualité garde en général une primauté inconditionnée sur celui de l’engendrement à partir d’un unique principe.-Le monde est travaillé par la dualité, il est l’enjeu d’un combat indéfini entre deux principes opposés et complémentaires et c’est dans le discours que les sociétés africaines tiennent sur elles-mêmes, dans le mythe qui revêtit un si grand privilège dans l’approche de Marcel Griaule et de Germaine Dieterlen, que l’on trouvera des exemples de cette dualité qui est en même temps un principe d’harmonie. Ainsi, dans la cosmogonie dogon, Amma-Dieu qui est lui-même double, a créé tout en double : le ciel et la terre, que certains Africains se représentent comme 2 moitiés de calebasse renversée l’une sur l’autre[8], le village et la brousse, l’homme et la femme... Les premières créatures étaient des couples de jumeaux de sexe opposé.  La naissance de jumeaux aujourd’hui rappelle, dans les cultures mandé, cette condition heureuse et est toujours célébrée avec joie, chaque naissance gémellaire étant la répétition de l’acte divin. La gémelléparité est signe de perfection, de positivité sans faille, symbole d’équilibre dans les échanges comme le signifie aussi l’oeuf d’autruche installé sur tous les sanctuaires et jusque sur les mosquées. Mais la gémellité est inséparable de l’androgénéité : le double est hétérozygote, c’est un double inverse et complémentaire.

On retrouverait un peu la même chose avec le culte des Ibedji des Yoruba, peuple chez qui le taux de gémellité est quatre fois plus élevé que partout ailleurs. Si les naissances multiples dans le monde des hommes ont d’abord été vécues comme une monstruosité, l’ambivalence attachée à la gémellité qui apporte à la fois chance et malheur s’est réduite au profit du seul aspect bénéfique, vraisemblablement, à partir du 18e siècle[9]. L'exécution d'un statuette en l'honneur du jumeau  décédé (ou des jumeaux décédés car il était fréquent que tous les deux meurent) vient annuler le sentiment d’incomplétude que pourrait éprouver son congénère survivant. Les Yoruba pensent que c’est Shango, l’orixa à la double hache, le dieu imprévisible et duel qui est le père des jumeaux. Aussi ces fils de la foudre sont considérés, même lorsqu’ils sont de sexe masculin, comme les mariées de Shango et portent une coiffure féminine teinté de bleu intense, couleur  de la sagesse et de la royauté.

 

2 -  La structure de la personne humaine n’est lisible qu’à partir de la gémellité. Il n’y a pas de naissance tant que la femme n’a pas expulsé le placenta, petit frère, double et jumeau du nouveau né auquel on rendra un culte. Comme l’ont montré Marcel Griaule et Germaine Dieterlen, chez les Dogon, les hommes qui succédèrent aux huit ancêtres descendus de l’arche, sont pourvus d’un corps et d’une âme jumelle de sexe opposé.

 

3 - Mariage, alliance cathartique, commerce, initiation, toutes les grandes institutions se fondent sur le modèle de la gémellité. Le mariage préférentiel avec la cousine croisée -avec la fille de l’oncle maternel- tente de suppléer, chez les Dogons, à la jumelle absente, de reconstruire symboliquement les couples des premiers jumeaux, écrit G. Dieterlen si attentive à la charge symbolique des discours que cette société tient sur elle-même. Le désordre s’est introduit, avec la naissance d’un être unique, Ogo, qui sera transformé en renard pâle. La naissance du nommo, prototype de l’humanité, avant l’inceste de Yurugu, le solitaire, était toujours gémellaire, comme le sera ensuite celles des ancêtres  primordiaux si souvent représentés comme 4 couples de jumeaux bisexués.

L’alliance cathartique destinée à purger l’agressivité entre générations, villages, ethnies…  est une des plus belles institutions que connaît l’Afrique. Ce que l’on appelle parenté à plaisanterie (senanku chez les Bambaras) permet à chacun d’injurier son double sans que cela ne porte à conséquence. Elle fonctionne entre oncle maternel et neveu, grand-père et petit-fils mais aussi entre les groupes sociaux éloignés, entre les villages ou entre les ethnies (Dogon/Bozo), chacun prétendant avoir la partie manquant à l’autre.

De la même façon les hommes qui échangent femmes, paroles et biens se considèrent comme des jumeaux[10]. Prenons l’exemple de cette noix de cola consommée sur tout le continent[11], de cet excitant qui pourrait constituer le symbole de l’Afrique, de son ardeur et de sa passion de vivre. Les deux cotylédons de la noix de cola sont une invitation à partager ce que l’on ne saurait consommer tout seul.

 

4 - Entrer dans les arcanes du monde négro-africain c’est se confronter à l’énigme de la différence sexuelle. Tout se passe ici comme dans le second récit biblique de la création où il est dit que Dieu créa Adam, le genre humain, ish vé isha, homme et femme, il créa l’universel divisé en deux et cette dualité ou cette différence traverse tout le champ de notre activité, affecte la totalité de notre être. Cette passion du deux, de la paire, de la dyade s’exprime par exemple dans les contes africains par la séparation radicale des hommes et des femmes qui habitaient, à l’origine, deux villages séparés. Ou, comme le dit très crûment un des informateurs de S. Brett-Smith : la racine des secrets les plus sacrés est la suivante : le pénis de l’homme et le vagin de la femme[12]. Le destin, disait Freud, c’est vraiment l’anatomie. De toutes les différences qui traversent l’humanité, la différence sexuelle est la seule qui soit universelle et cette différence concerne aussi bien l’âme que le corps, elle traverse toutes les fibres de l’être : on sent et l’on pense comme homme ou comme femme, disait Feuerbach. La première division du travail, rappelle aussi Engels, est la division sexuelle du travail : au sexe qui donne la vie s’oppose celui qui donne la mort, à celui qui fait les mœurs s’oppose celui qui fait les lois, dira encore l’auteur de L’Emile réclamant pour Sophie une éducation différente de celle qu’avait reçue Emile. En Afrique, cette opposition structure tout le champ de la représentation. Si penser c’est classer, c’est d’abord la différence sexuelle qui est à l’origine de la structure dualiste ou binaire de la pensée, du langage, de la raison[13]. Pour rendre cette appréhension binaire et cette sexualisation du monde manifestes, il suffit de penser en objet. On pourrait prendre l’exemple de la sculpture : dans la statuaire, la frontalité s’organise presque toujours à partir du dédoublement symétrique des volumes par rapport à l’axe du sillon dorsal ; dans célèbres plaques en laiton du Bénin, c’est en position centrale que l’Oba fait irruption sur un fond ciselé de feuilles de rivières évoquant l’Empire indifférencié d’Olokun. Il est en gloire comme un Christ roman et départage l’espace en deux : ainsi la partition doublement binaire de cet Oba séparant le bas du haut, les eaux de la terre : à ses pieds en forme de silures (poisson amphibien) s’opposent ses mains qui tiennent comme pour les faire tournoyer, deux léopards, autres emblèmes de son pouvoir. Mais prenons l'exemple des choses les plus simples, celui de la maison, de la porte et de la serrure, du canari, de la coupe et du tabouret, du panier, de la flûte, de la cuillère et du déméloir, ou la poulie du métier à tisser.

 

Prenons ce canari kassena. L'homme, a-t-on dit, reste hanté par la nostalgie de sa première demeure, il n'a de cesse de retrouver et de reformer les formes de ce nid, de ce lieu matriciel, de cet antre maternel de telle sorte qu'on peut considérer qu'avec l'extraordinaire plasticité de l'argile, la poterie, en permettant "la reproduction auto-plastique du propre devenir de l'homme", est "le premier début de l'art en général"[14] et constitue le véritable saut à l’origine de la civilisation[15]. Et il est vrai que le canari kassena est effectivement à forte connotation féminine comme s'il présentait et mettait en abyme, par son mode d’apparition (passage de l’informe à la forme, de l’humide au sec, du cru au cuit, du naturel au culturel…) et par la cavité ténébreuse qu’il présente et qui réactualise le partage originel constitutif de l’espace (celui de l’intérieur et de l’extérieur, du contenu et du contenant), le "continent noir" de l'autre sexe. Non seulement ces réceptacles sont façonnés par des potières, comme presque toujours en Afrique de l'Ouest, mais elles sont la possession exclusive des femmes. Le récipient,  ou le "réceptacle" -pur recueil et pur dedans qui préserve et présente- est souvent discrètement  "anthropomorphe", comme on a coutume de le dire : il peut prendre la forme de son contenu et être muni de pieds, de seins, d'yeux, de bouches, ou, comme ici, d'oreilles. Mais comme c'est le corps humain lui-même qui est nativement un reflet à l'image du divin ou, disait Goethe, "théïomorphe", il faudrait plutôt dire que  c'est à la lumière de ce qu'il y a de plus divin dans la nature que cet objet utilitaire et humain qui mime la nature naturante et sa puissance génésique, se manifeste et apparaît[16]. L’homme n’est humain que dans la lumière de l’ouverture du monde qui le passe infiniment ; microcosme il est le point d’achèvement de la création et en même  celui qui la soutient et la maintient en vie en la complètant. Chez les Kassena (mais chez les Lobi aussi et dans une bonne partie de l'Afrique) les canaris sont généralement empilés dans la cuisine intérieure et tapissent, avec les calebasses, la totalité de la pièce. La femme peut y entreposer des graines, des bijoux, toutes ses trésors[17], mais ils ont surtout, comme les calebasses, une charge symbolique : à la mort de la propriétaire, lors de ses funérailles, des canaris seront brisés à la croisée d'un chemin, exactement de la même manière que sera brisé, pour un homme, son arc de chasseur : au sexe qui donne la vie répond celui qui donne la mort et l’arc comme le canarie représentent la quintessence de chacun des deux sexes. Les poteries sont ainsi faites pour être un jour détruites et fracassées (smash) comme l'indique le titre d'un livre[18]. Dans leur matière -la terre crue, la matière des origines-, comme dans leurs formes périssables, les poteries expriment visuellement et plastiquement la manière dont ces sociétés africaines conçoivent leur présence au monde et s'inscrivent dans le cycle de la vie et de la mort, l’une n’allant pas sans l’autre dans la mesure où,  la mort assumée par toute la communauté,  devient, à travers pleurs rituels, mimes ou danses de masques, la plus belle des fêtes[19]. Aussi on ne s’étonnera pas que ces poteries soient le plus souvent façonnées pour contenir de la bière de mil, la boisson du partage et de l’hospitalité qui de la naissance à la mort accompagne toutes les fêtes et rend hommage aux ancêtres.

 

La cuisine où se trouvent les canaris, est, par ailleurs un lieu sexuellement marqué où, d'ailleurs, un homme ne peut entrer sans l'autorisation de la maîtresse de maison. Mais c'est la maison tout entière qui porte la grande marque du retour à la mère ; lieu du séjour et lieu du repos elles est un espace ou un volume essentiellement féminin : chaque année ses belles formes pleines et arrondies sont somptueusement décorées au kaolin de différentes couleurs par les femmes elles-mêmes ; après chaque saison des pluies, les maisons sont restaurées et repeintes et elles surgissent à nouveau glorieuses et rayonnantes, comme tout enduites encore d'un liquide utérin, à nouveau ruisselantes de l'obscurité informe de la terre et de la boue. Hier, chez les Noubas du Soudan, elles portaient les mêmes motifs que l’on trouve scarifiés sur la peau des femmes et, à l’autre bout de l’Afrique, à quelques kilomètres de Pretoria, il y a à peine dix ans, les femmes Ndebele, face à l’expropriation dont leur peuple était l’objet de la part du pouvoir blanc, peignaient leur maison de terre de motifs abstraits vibrant de couleur. Ces figures iconiques étaient ceux la mêmes que l’on peut trouver sur leurs tabliers de perles[20] qui recouvrent leurs corps et qui traditionnellement portent, en plan zénithal ou en élévation, le dessin schématique de leurs maisons. Les façades des maisons proclamaient ainsi leur identité tout en protégeant une intimité plus secrète, lieu de genèse et de régénération. Et c’est presque tout le sud de l’Afrique qui vibre de couleurs, particulièrement des trois couleurs sacrées : le blanc, kaolin de l’initiation et lait nourricier, le noir qui rehausse le blanc, le noir, couleur des ancêtres et des nuages porteurs de pluie, le rouge enfin, le pigment venu de l’oxyde de fer, le « sang de la terre », écho du sang mortifère qui atteste de la fertilité des femmes ; quand, leurs vœux aux ancêtres exaucés, la pluie du ciel nécessaire à la perpétuation de la vie, lave les façades éclatantes, les femmes, à nouveau, les repeignent et tracent dans l’enduit frais des lignes parallèles, en écho aux champs labourés. Les couleurs fondamentales du spectre africain qui ailleurs activent les masques et libèrent l’énergie, participaient ainsi au renouvellement périodique des façades ; dans leur succession ces couleurs traduisent aussi  les séquences de la destinée de chacun : le blanc (la fragilité de l’enfance), le rouge (la force de la jeunesse), le noir (la sagesse des anciens) puis de nouveau le blanc couleur de la mort et de l’au-delà[21]. Et c’est ainsi qu’un moment, dans l’Afrique de l’apartheid, la fécondité des femmes, des champs et des troupeaux se sont répondues et ont résonnées ensemble dans un « oui » sacré et le « non » d’une conjuration.

Si on considère maintenant les seuils, les portes -c'est la sortie (aus) qui fait la maison (Haus), c'est la sortie qui fait l'ouverture en quoi consiste la maison- on peut, pour changer de culture, prendre l'exemple des portes et des serrures dogon ou bambara. Alors que nous fermons ce qui est ouvert pour garder et capitaliser, les africains, les dogon particulièrement, ouvrent ce qui est fermé.  Seuls les morts sont enfermés à jamais ; «avalés par la terre », la porte sur eux ne s’ouvrira jamais plus. Le lieu fermé par la porte et sa serrure n’ont donc de sens que s’ils sont le lieu d’une garde et d’une gestation, ordonné, comme l’œuf du monde lui-même à cette éclosion essentielle qu’est par excellence la naissance, l’enfantement, la création, le don profus de la richesse. Le fruit du cotonnier qui avec ses quatre nervures est prêt à éclater en est la meilleure image[22]. Que la femme, chez les bambara commande au forgeron le corps de la serrure tandis que son mari lui commande le pêne, et que la serrure, dans sa totalité, symbole de l’unité matrimoniale, ne soit fixée que lorsque le mariage est consommé, témoigne encore de la charge symbolique véhiculée par les serrures. Le décor des serrures n'est pas, par ailleurs, un "décor" à proprement parler, car il a une signification fonctionnelle. On a pu ainsi établir la typologie suivante : les figures de lézards ou de caïmans  protègent contre les voleurs, les figures masculines contre l'infidélité, le masque terrifiant du Komo contre les sorciers...

 

Mais l'objet qui atteste que l'art africain est par excellence un art cosmologique qui, en tant que tel, produit une ordonnance du monde, c'est le simple, le beau panier dont on voit ici des entassements au marché de Diébougou Avec sa base carrée et son bord circulaire, nous avons ici un modèle inversé du monde, l'inscription d'un cercle sur un carré, très exactement la réalisation concrète de la quadrature du cercle. L'orbe circulaire , l'O ou le zéro de la terre-mère est surmonté du "carré" qui renvoie aux quatre éléments, aux quatre points cardinaux, aux quatre vents, aux quatre phases de la lune, à ceQuatre qui est le solide, le tangible, la totalité du révélé[23].

 

5 - Une conception polémique et sadique du coït. Le percement de la cloison nasale avant le mariage chez les filles dogon a le sens  d’une défloration symbolique ; il inscrit dans le corps la grande équation  africaine qui assimile féminité et vulnérabilité. Mais pour nous en convaincre écoutons ce conteur mossi. Le lingam (verge) et le yoni (vagin) se battaient jadis et, également forts, ne pouvaient prendre l’avantage l’un sur l’autre. À la fin, le lingam prit une lance et en donna un si grand coup au yoni qu’il le défonça pour toujours. Depuis ce temps-là le lingam victorieux court toujours après le yoni et, pour commémorer le fameux coup de lance, lui donne des coups de tête tant et plus pour l’enfoncer. Et, à chaque coup, le lingam rentre dans le yoni et va jusqu’au fond de la blessure. C’est à cause de cette inimitié obstinée que les hommes et les femmes, les mâles et les femelles font l’amour à chaque moment de la façon dont on les voit faire. D’autres contes similaires racontent la lutte originelle des deux sexes, la mutilation du plus faible lors de leur corps à corps puisqu’il lui retire une partie homologue au pénis, le clitoris comme dans ce conte du Cameroun recueilli par Frobenius dans lequel l’affrontement se solde par l’arrachement du clitoris jeté dans le feu puis récupéré mais devenu tout rouge ce qui en signale outre la petitesse, l’infériorité. Mais malgré les violences viriles, le vagin peut gagner encore en paraissant perdre car si le sexe mâle est agressif, son homologue féminin est rapace et la vulve accueillante et sécurisante peut ne plus lâcher sa proie. Le vagin est en effet voleur, cette cavité dangereuse extorque et accapare la semence virile sans rien donner en retour surtout lorsque le don du sperme ne se traduit pas par le contre-don d’un enfant. Dans le labeur du coït l’homme risque toujours de se perdre dans l’autre, de s’épuiser inutilement. Il est comme un bélier qui donne des coups de corne sur un rocher jusqu’à épuisement et qui recommence après s’être reposé, dit un conte bambara. C’est vers ce roc, ce socle ou cette assise fondatrice qu’il faut se tourner maintenant.

 

II L’origine du monde et la préséance du féminin[24]

 

1 -  Gynocentrisme. “ Trente mille ans avant Courbet un artiste préhistorique a peint et gravé dans un repli de roche de la grotte Chauvet le sexe d’une femme, écrit l’historienne Claudine Cohen[25], un corps de femme sans visage, réduit à l’objet du désir : un ventre, un sexe, la fente d’une vulve, l’entrouverture des cuisses, la courbe d’une hanche ”. Les représentations de la moitié invisible de l’humanité nombreuses à l’époque gravettienne (27 à 20.000 ans avant J.-C) ont été baptisées ironiquement Vénus comme la Vénus de Willendorf, Vénus obèse et callipyge “ d’un réalisme audacieux poussé jusqu’à l’horrible ” (abbé Breuil). Ces formes utérines et matricielles élémentaires sont souvent des  figures acéphales et sans bras conjuguant les attributs féminins et masculins comme, plusieurs millénaires plus tard, la Fragile Goddess de Louise Bourgeois. Ces Vénus ont constitué une des preuve de la thèse gynocentriste du matriarcat primitif défendue en 1861 par le juriste, collègue de Nietzsche à l’Université de Bâle, Johann-Jakob Bachoffen[26] selon lequel les premières sociétés civilisées avaient été des gynocraties. Cette thèse a inspiré bien des féministes et bien des afrocentristes persuadés, comme Cheikh Anta Diop, que la matriarcat primitif africain était facteur de concorde et d’harmonie  au contraire du modèle européen patriarcal, spontanément guerrier et impérialiste. Mais pour Bachoffen, l’histoire de l’humanité était cependant l’histoire d’un passage nécessaire du principe maternel dionysiaque au principe  paternel apollinien ou, pour faire bref, du corps à l’esprit.  La femme apparaîssait néanmoins dans cette optique comme le sexe fort, le premier des sexes et s’il fallait représenter l’Afrique par un des deux sexes ce serait certainement aussi le sexe féminin (symbolisé par le coquillage blanc venu de l’Océan Indien qui servit longtemps de monnaie : le cauri) qui la représenterait : dans son dernier roman, Mme Bâ, Eric Orsena, l’héroïne éponyme incarne à elle seule le continent tout entier tant les femmes sont celles qui font tenir l’Afrique debout.

A la différence des sociétés paléolithiques de chasseurs-cueilleurs nomades qui cherchaient à contrôler la fécondité, qui pouvaient magnifier la fécondation mais non la fécondité, les sociétés africaines comme toutes les sociétés depuis le néolithique célèbrent la fécondité ou la fertilité des femmes qui donnent des enfants et des bras pour le travail des champs. Et comme elles sont nombreuses en effet dans la statuaire africaine ces mères à l’enfant à l’immobilité hiératique[27]. Comme la cariatide luba  la statue  femme Yoruba connue sous le nom d’arugba : celle qui porte la calebasse, est agenouillée, pour souligner la sérénité mystique (itutu) du don, comme souvent dans la statuaire yoruba. Pandore de tous les dons, elle est tout entière offrande. Dans la position d’accouchement, en contact étroit avec la terre, c’est elle-même en tant que porte graine, en tant que porte vie qu’elle offre comme un présent : sur la tête, celle sur qui repose l’avenir de la communauté, porte la coupe d’offrande remplie de noix de palme.

 

 

 

 

 

2- Le modèle féminin de la création. La création est en Afrique conçue sur le modèle de la reproduction biologique et non, comme dans notre culture androcentrique dominée par l’idée biblique puis romaine de l’efficience réservée à la cause ou au principe, sur le modèle de la création artisanale. Chez les Akan, le peuple de l’or, les femmes qui modèlent, à leur naissance, le crâne des enfants, façonnent aussi une seconde fois les têtes d’argile funéraires des hauts dignitaires[28] ; enduites de poussière de micas semblable à de la poudre d’or, celles-ci reflèteront la lumière comme le faisait le visage des souverains solaires . Mais généralement et en dehors de la confection des canaries réservée dans la plupart des cas aux femmes, ce sont les hommes qui produisent et en particulier qui sculptent  ; mais cela peut justement entraîner la féminisation du sculpteur

Les femmes, en vérité, ne créent ni ne “ font ” des enfants, elles les attendent, elles sont le lieu de leur naissance, elles les reçoivent comme un don. Elles ne sont pas la cause génératrice de ce qu’on appelle justement procréation et non création. Le sculpteur de même ne se représente pas ce qu’il va faire, ce n’est pas un faiseur, un facteur, un créateur, un démiurge dominant son œuvre car il n’est que ténèbres à lui-même. Ce qu’il produit est le contraire de ce que les Européens ont appelé des fétiches, mot qui vient du portugais  feiticao, qui renvoie lui-même au latin facticius et qui se dirait en grec cheiropoiètes, oeuvres faites de mains d’homme. La sculpture africaine est acheiropôiète, mot qui désigne originellement l’image produite par intervention miraculeuse comme le voile de Vera Icona, Véronique. La sculpture relève moins d’une technè, d’une habileté ou d’une adresse quelconque que de l’intervention d’un daïmon qui engendre une mania créatrice, un délire créateur.

 

Ainsi, si l’on en croit S. Brett-Smith[29], le sculpteur Bambara  ne devient maître que lorsqu’il entretient des relations avec ses djinns de sexe féminin, êtres vindicatifs, jaloux, imprévisibles et exigeants. Comme la femme gravide, il s’aventure dans une expérience qu’il ne comprend ni ne maîtrise, dans un combat avec la mort qui le confronte à l’inconnu comme aux dangers les plus périlleux. Il habite comme la femme parturiente entre la vie et la mort et il s’applique à lui-même les règles qu’observent les femmes enceintes, contrôle de la respiration et de toutes les ouvertures du corps. Nourriture, paroles, urines, fèces, contiennent en effet des charges intenses de cette énergie destructrice que les Bambaras appellent nyama. Ses créations exigent une préparation spirituelle, l’examen de ses rêves et surtout une abstinence sexuelle étant donné la violence de la jalousie des esprits femelles qui le possèdent.  Et il paiera sa maîtrise et sa renommée de son identité sexuelle et finalement de sa vie car il finit par irradier intensément de nyama, par devenir inapprochable et définitivement solitaire. Procès de sublimation : la perte de la puissance sexuelle est un gain pour l’objet créé qui se trouve investi d’une puissance extraordinaire puisque se trouve condensé et détourné sur l’objet cette puissance génésique qui est en ce monde ce qu’il y a de plus saint et de plus sacré.

L’analogie entre la femme et le sculpteur est encore plus manifeste si l’on considère que les sociétés africaines sont des sociétés d’agriculteurs menacées par la sécheresse et la stérilité, des sociétés où la mort a une présence familière, des sociétés entièrement dépendantes du besoin de nourriture et d’enfants auxquels elles doivent leur survie.  C’est la femme donneuse de vie et non l’homme et son pouvoir de mort qui est perçu comme le sexe le plus puissant. 

Le sculpteur considéré comme la mère de l’objet rituel est un nyamakala, un manipulateur de nyama, de cette énergie omniprésente plus négative que positive et ces “ enfants des hommes ” que sont les sculptures sont aussi nécessaires à la survie du groupe que la progéniture des femmes.

 

3 - Le biiga mossi et la question de la mère phallique. Cette poupée mossi au torse cylindrique qu’on appelle enfant, biiga en moré, possède un symbolisme complexe et contradictoire fondé sur la relation de la mère à l’enfant, nous dit S. Lallemand[30] dont nous allons suivre l’analyse. Elle est une mère par les lignes et les détails de son corps mais aussi un enfant par le type de soin qu’on lui prodigue.

L’enfant de bois stylisé n’a ni bras ni jambes et ne présente que les caractères de la mère : il porte les scarifications des villageoises adultes –blessures, incisions, plaies cicatrisées en bourrelets- et présente des seins-sacs qui renvoient à la pratique mossi de  masser les seins pour favoriser la lactation. Il s’agit de faire accepter à la petite-fille son futur rôle de mère et les canons de la beauté traditionnelle ; le biiga est un double d’elle-même et de l’enfant qu’elle doit obtenir.

Ce biiga, cet enfant de bois est en effet et surtout la représentation d’un enfant : porté dans le dos, il porte un trou au fondement ce qui évoque la pratique mossi des lavements effectués par la bouche maternelle : deux fois par jour elle administre au bébé une décoction de plantes[31]. La petite fille s’occupe de l’enfant de bois comme d’un nourrisson véritable. Il est porté au moment du départ chez l’époux par les épouses stériles. Lors de l’accouchement, il a la préséance sur l’enfant de chair, il est le premier à être lavé et enduit de beurre de karité.

En tant que tel l’enfant de bois possède des fonctions multiples : ludiques, pédagogiques, religieuses (stimulant de la fécondité, protection du nouveau-né que l’on tire du monde invisible et qu’on empêche d’y retourner, support de forces fécondantes) psychologique (acceptation de la maternité), et aussi des fonctions esthétiques (valorisation des modifications corporelles, coiffure, scarifications, poitrine étirée qui visent à faire accepter aux jeunes-filles certains paterns afin de les intègrer à la société traditionnelle mossi). Mais comment passer sous silence que cette poupée possède aussi, manifestement, un aspect phallique ? Patrilinéaires ou matrilinéaires, toutes les sociétés sont patriarcales et ne sauraient remettre en question la centralité du Phallus.

 

Cette poupée est d’abord en effet, quelque fois, très manifestement un pénis comme ce biiga kouroumba, ici reproduit (n° 4), qu’on pourrait presque prendre pour un déflorateur. Difficile de ne pas penser à la thèse de Freud sur la sexualité féminine dominée par l’envie du pénis. Le renoncement au pénis n’est pas supportable sans une tentative de compensation, écrit-il. La femme renonce au désir infantile du pénis pour le remplacer par le désir d’un enfant. L’enfant remplace le pénis qui peut à son tour être remplacé par l’enfant. D’ailleurs “ l’enfant, tout comme le pénis, s’appelle le “ petit ” et à son tour le “ petit ” qui à l’origine signifiait le membre viril, a donc pu secondairement servir à désigner l’organe génital féminin ”. Ce qu’ils ont en commun c’est d’être tout petits. Un autre élément vient cependant compléter la chaîne analogique “ le pénis a aussi une signification érotique anale… La balle d’excrément ou la verge d’excrément… est pour ainsi dire le premier pénis ”. Et, pour continuer de penser en objet et rester dans le registre des déchets, notons que l’enfant-pénis chez les Mossi peut être aussi bien fait de pieds de bœuf, d’épis de maïs ou de cartons récupérés et entortillés de chiffons comme le remarque S. Lallemand.

Tout se passe comme si c’étaient les repères de l’identification eux-mêmes qui étaient pris en défaut, comme s’il était impossible de répondre à la question  socratique par excellence : qu’est-ce que c’est ? ti esti ? Une poupée ? un enfant ? une femme ? un pénis ? L’opposition binaire du masculin et du féminin est ici non pas dépassée mais mise en balance, altérée et pourrie (aurait dit Bataille) comme si ces poupées de fécondité travaillaient secrètement à l’effondrement de la différence en transgressant les frontières les mieux assurées[32].C’est en latex, en une matière à la fois dure et molle, que Louise Bourgeois réalisera en 1968 la plus célèbre de ses œuvres. En appelant Fillette ce pénis elle déjoue par une pirouette, elle aussi, toutes les identifications et retrouve, elle qui n’a rien à perdre, l’aspect à la fois enfantin et féminin que peut avoir pour une femme le sexe masculin. Et elle se fait photographier par Robert Mapplehorpe, souriante, tenant dans ses bras cet objet aimé, cette poupée, cette marionnette qu’elle berce et protège exactement comme un biga mossi. Rosalind Krauss pourra intituler le catalogue de Lyon qui, en 1989, lui a été consacré Portrait de l’artiste en fillette[33] tant cette photographie est devenue comme son signe de reconnaissance. Mais cette Fillette est bien le fascinans comme l’appelaient les Romains, le phallus, le sexe viril en érection qui est un objet partiel désobédiant (disait Montaigne) visé par une pulsion partielle, un objet à la fois dur et fragile, effrayant et attirant, masculin et féminin dont l’homme n’est que très partiellement le propriétaire.

 

4 - La mère dévorante. Le mythe de la calebasse et du bélier est un mythe de création, un mythe cosmogonique puisque l’unité primordiale de la totalité que représente la calebasse va éclater, renaître multipliée, va devenir monde : l’enjeu est bien la création du cosmos. Si l’on suit Denise Paulme qui l’analyse dans la multiplicité de ses variantes[34], ce mythe est l’histoire d’une courge énorme qui répond par un défi à qui veut la cueillir ; parvenue à maturité elle avale en effet son interlocuteur. Puis, détachée de sa tige, elle roule sur elle-même engloutissant tout sur son passage, et sa fureur de destruction n’épargne rien, hommes, animaux domestiques, elle fait disparaître toute trace d’humanité jusqu’aux maisons des hommes. Ainsi triomphe la calebasse, la totalité primordiale, la calebasse close comme un œuf, symbole du cosmos dans sa plénitude. Au Bénin l’univers est vu comme deux calebasses accolées, celle du ciel reposant sur celle de l’eau, le cercle de leur contact étant l’horizon. La calebasse, écrit encore Denise Paulme, est associée à la fécondité sur trois plans : le plan cosmique (monde), le plan humain (elle représente la matrice, la calebasse comme la vie doit être raccommodée lorsqu’elle s’est brisée) et culturel : elle est par excellence l’instrument de ménage (elle contient liquide, grains, condiments, beurre) ; les plus petites servent de louches, les plus grandes abritent étoffes, vêtements, cauris. Elle évoque en effet l’idée de plénitude, de totalité, d’abondance, idée marquée du signe de la femme et de la mère. Le symbolisme de la calebasse est compris de tous : la fille séparée de son lignage est comme la courge séparée de sa tige et qui doit être encore ouverte pour devenir la mère idéale, symbole du foyer domestique et l’expression : “ calebasse cassée ” désigne partout le fait pour une fille de perdre sa virginité. Ajoutons que la sphère aussi bien que les cercles concentriques sont immédiatement perçus comme des symboles féminins : ils sont ronds à l’image du puits sacré découvert par les ancêtres et des yeux de la chouette, symbole du devin.  Tout chez la femme est ordonné en effet autour d’un seul orifice, autour de l’O ou du zéro , qu’il soit anal, vaginal ou oral.

 

Telle la plante parasite à la croissance exubérante et tropicale, la mère archaïque omnipotente laissée à elle-même avalera l’enfant qu’elle ne se résigne pas à voir lui échapper.  La calebasse c’est la mère abusive qui mange, dévore, engloutit son fils (figuration imaginaire de l’inceste) ou qui le mange encore en l’aimant trop et en le réintégrant en son sein. C’est là la plus sûre façon de l’empêcher de lui échapper, de l’empêcher de devenir adulte et de se marier. On connaît la terreur de l’inconscient masculin devant la gloutonnerie sexuelle féminine qui avale et engloutit tout, qui ne songe qu’à se gaver et qui poursuit son plaisir dans les rapports intimes jusqu’à l’épuisement de l’autre. La sexualité féminine est toujours menaçante, débordante, engloutissante et particulièrement précoce chez la fille. Et il y a dans cette gourmandise, dans cette gloutonnerie, dans cette avidité insatiable et sans mesure quelque chose de proprement monstrueux, les théologiens médiévaux en savaient quelque chose qui avaient fait de la gourmandise un des péchés capitaux. Amour et mort relèvent d’ailleurs tous deux de l’ordre féminin. La mère veut garder l’enfant en elle et elle le reprendra en son sein. Les trois figures de la femme dans l’analyse freudienne du thème des 3 coffrets, sont la génitrice, l’amante et la mort. Comme Déméter après l’enlèvement de Perséphone ou de Proserpine, la mère dévorante africaine erre sans repos réclamant à tous l’enfant dont elle ne peut accepter la disparition. Cette mère gloutonne, gourmande, à l’avidité inextinguible est en Afrique une mère sorcière. Une sorcière est une mangeuse d’âme et l’on sait que manger et copuler dans la plupart des langues peuvent être pris l’un pour l’autre. La sorcellerie, d’ailleurs, est proprement féminine -pour un sorcier 10 000 sorcières écrit Michelet. La complicité des femmes avec les puissances telluriques de la fertilité et de la fécondité, avec les mystères de la sexualité, avec les puissances cachées de la mort et des morts, des morts que l’on évoque pour dire le sort est affirmée ici sans aucun détour.

 

Pour toute l’Afrique la calebasse est donc bien de signe féminin, mais l’apparente simplicité de cette association dissimule une ambiguïté : celle de la femme bénéfique et de la femme maléfique, écrit Denise Paulme. C’est la moitié de calebasse qui peut servir de récipient, c’est elle qui est utile et bénéfique et qui ainsi s’oppose à la calebasse sauvage, inutilisable aussi longtemps qu’elle est close comme si son excessive fécondité l’avait rendue stérile. La méfiance ou la crainte de l’homme à l’égard de l’épouse qui est toujours une étrangère, une intruse dans le lignage et dont la traîtrise et l’infidélité sont donc toujours latentes, ne l’empêchent pas de savoir obscurément qu’il ne peut s’en passer s’il veut échapper à la mort ; la femme est une alliée inévitable non moins redoutée que désirée.

Aussi à cette première représentation de la mère maternelle terrifiante succède celle de la mère bénéfique à qui les hommes devront une nouvelle naissance, même si cette mère idéale ne peut rien mettre au monde toute seule. Il faut, dit le conte, qu’un bélier[35] paraisse et affronte la cucurbitacée monstrueuse, tête baissée, l’ouvre en deux d’un triple coup de cornes : alors les hommes, innombrables, pourront sortir de la calebasse. “ Voilà pourquoi on trouve des hommes partout ”, conclut le mythe.

Mais, dernier détail, dans le conte, elle ne devient bénéfique que grâce à la médiation d’un tiers, une vieille femme. Celle qui justifie la présence des anciens, de ceux qui toujours veillent, réprimande la femme pour sa voracité, sa boulimie et sa gourmandise. Seule une sobriété nouvelle pourra la rendre digne du bélier, le mâle véritable qui scelle le triomphe et la victoire de l’homme sur une divinité insatiable et la défaite de la femme. C’est lui qui seul instaure un ordre viril et substitue un cosmos, un monde ordonné, au chaos, à la béance, à la ténèbre du commencement.

 

On peut cependant se demander si la violence de l’exclusion dont les femmes sont l’objet en Afrique n’est pas à la mesure de la fascination qu’elles exercent. Si les femmes sont exclues ostensiblement des conseils qui contrôlent le village ce n’est pas parce que les hommes les dédaignent ; c’est parce que, au contraire, ils les craignent et les envient, convaincus qu’ils sont, que l’ultime pouvoir de création et de destruction leur appartient. Tout se passe comme si le pouvoir qui est viril ou phallique était une fiction inventée par les hommes, un immense stratagème de dénégation face à la créativité dévastatrice des femmes qu’ils s’efforcent en vain de s’approprier et de contrôler. La raison d’un tel ressentiment, d’une telle rancune, d’une telle frustration de l’homme à l’égard de la femme vient du fait que la seule richesse en Afrique est celle que donnent les enfants qui peuvent cultiver une terre qui par elle-même n’est pas objet de convoitise. Or ils savent qu’ils ne connaîtront jamais l’expérience bouleversante de sentir la vie s’éveiller en eux. Le partage est décidément par trop inégal : Les femmes font leurs filles, les hommes ne peuvent faire leurs fils, écrit Françoise Héritier. Non seulement ils sont obligés de passer par ces autres que sont les femmes pour engendrer mais une fois sur deux c’est une fille qui vient au monde privant le mâle de l’obsession qui le domine : celle de se reproduire à l’identique.  Comment s’étonner qu’ils cherchent une revanche en affirmant la supériorité masculine dans tous les domaines de la vie publique d’où les femmes, corvéables à merci, sont régulièrement exclues ? Mais le combat contre le mal identifié à la sexualité féminine, sexualité qui est contraire à la civilisation et à la loi, ne sera acquis que par l’invention d’un certain nombre d’institutions fondamentales que nous allons examiner après avoir inventorié, au niveau des représentations, les manifestations de l’infériorisation de la femme.

 

III La revanche des hommes et l’infériorisation des femmes

 

Le châtiment. Castration, dépeçage, sang menstruel.

 

Le sexe plaie, le sexe blessure. La femme châtrée, la femme mutilée c’est la femme châtiée, la femme coupée est coupable et punie. Bien des récits identifient le sexe de la femme à une plaie béante, à un vide sanguinolent, conséquence d’une ablation ou d’un arrachement, d’une dépossession violente. Ce sexe n’en est pas un puisqu’il ne subsiste du pénis initial que la trace déchirée. Ainsi chez les Dan du Libéria, Dieu, après un vol d’arachides dans le champ divin, ouvre chacun des humains entre les jambes avec son rasoir. De certains, des arachides tombent du ventre et pour punir les voleurs, ils ne les recoud pas et il les laisse avec une entaille ouverte dans le ventre. Les autres au contraire, les gens honnêtes qui n’ont pas volé et dont les entrailles ouvertes ne laissent tomber aucune arachide, ceux qui seront les mâles, sont recousus. Ne voit-on pas encore une trace de cicatrice entre les testicules et le pénis ?

Cette femme-là a une grande plaie.

Qui la lavera ?

Monsieur la lui lavera dit un chant kotokoli[36]. C’est bien le pénis qui est curateur du vagin-blessure, c’est lui qui nourrit et abreuve sa partenaire de son eau bénéfique tandis que la cavité féminine lui assure, comme pour le fœtus, un asile sécurisant, un abri contre les tempêtes, un sûr refuge contre le monde extérieur à moins que l’organe féminin ne révèle soudainement sa rapacité ou que le vagin denté[37]  ne lâche plus sa proie.

Mais le sexe blessure, nous dit S. Lallemand, n’est qu’une des figures de l’organe génital féminin, il peut être aussi un supplément de chair collé sur le corps qui enrichit sa propriétaire ou même un sexe plein comme dans certains contes.

 

 

 

L’homme est son sexe et le sexe a ses raisons que la raison ne connaît pas. Ainsi, quand un individu voit une femme, son pénis le sait bien avant lui et il n’a plus qu’à se soumettre au désir ; si l’homme s’agite et se pavane c’est d’abord  pour satisfaire le désir de son pénis[38]. Aussi les conteurs imaginent des êtres réduits à des sexes, des méga-sexes hypertrophiés et les cas d’éléphantiasis du scrotum relativement fréquents en Afrique ne sont sans doute pas étrangers à cette vision fantastique. C’est une gigantomachie des origines qui se déroule en dehors des hommes et des femmes, un combat de géant qui oppose ces objets partiels, divinisés, doués de vie et de comportement humanisés que sont verge et vagin vivant indépendants, en totale liberté. Shango, l’orisha yorouba de la foudre peut presser de sa main son scrotum tandis que de l’autre , pointée vers le ciel, il montre l’origine de l’énergie. Ce double geste ancestral atteste bien aussi que la personne humamine n’est jamais qu’un ministre, un conducteur d’énergie et que divine est toujours le foudroiement de la décharge. Dans cette gigantomachie, la Vulve initiale apparaît dans un conte non comme un manque mais comme un volumineux organe, comme un fauve monstrueux qui garde son irréductible différence avec le Pénis de telle sorte qu’elle ne semble pas être une représentation phallique archaïque et que la sexualité féminine semble être reconnue ici dans sa spécificité positive propre. La vulve, métonymie et quintessence de la féminité, dans sa forêt de poils, apparaît dans un conte kotokoli comme un monstre forestier, un fauve éblouissant, qui ne sera destiné aux femmes qu’après avoir été tué, dépecé, réparti en tas par ses vainqueurs. Elle est perçue licencieuse et intrinsèquement mauvaise. Autrefois le vagin cheminait tout seul dit un conte Tim du Togo rapporté par Frobenius ; il ne faisait pas encore un avec la femme. Il était continuellement en route. Il couchait avec tout le monde demandant à chacun, à l’âne, au cheval, au lion  : “ trousse-moi, couche avec moi ”  et il s’exclamait, la chose faite “ Ah ! que ça fait du bien ! ” jusqu’au jour où, au moment du coït le scorpion avec lequel il couchait piqua le vagin avec son dard. Plein de douleur et de terreur le vagin se réfugia alors chez la femme chez qui il est resté depuis ce temps-là.  Avide, sensuelle, sans feux ni lieux, errante depuis qu’elle a quitté sa résidence lignagère patriarcale, la femme qui abrite ce locataire instable et trop hospitalier ne doit-elle pas être captée, fixée, punie de ses écarts par quelque masculin scorpion ? Le rêve masculin, comme le montre un autre conte, est qu’il devienne un vagin rapporteur, un bijou indiscret qui dira vrai par opposition à la bouche d’en haut qui, toujours, elle, dit le faux.

 

L’immense potentiel destructeur du sang menstruel a la capacité d’annuler tous les pouvoirs comme l’attestent mythes et rites africains. Dans la cosmogonie dogon Amma a créé la terre pour s’unir à elle mais la résistance phallique de la terre qui n’était pas encore excisée donne naissance à Ogo qui poursuivra sa mère, la terre, d’un désir incestueux. C’est à la suite de ce deuxième inceste du renard pâle avec sa mère que le désordre et la mort s’installèrent dans la création et qu’apparut aussi le sang menstruel, signe d’impureté et de stérilité.  Cela va exiger le sacrifice du Nommo, génie de l’eau, maître de la vie et de la fécondité, moniteur et prototype des hommes, pour rétablir l’ordre.  Chez les Dogon, les femmes qui ont leurs règles sont toujours recluses à l’écart du village.

 

L’assujettissement institutionnel

1 - L’initiation, la circoncision et l’excision.

La sexualité féminine est effrayante et impossible à maîtriser. Un conte tyokossi du Nord Togo met en scène cette peur du vagin rebel[39].  Est-ce encore une légende ?  Mais « la légende, dit le conteur, est plus forte que la vie ”.  Ecoute mon ami, un matin, très tôt, une femme s’est levée, a pris son sexe et l’a déposé dans le panier qu’elle porte sur la tête et est partie à Gando avec son mari. Mais le vent a soufflé et fait tomber le sexe dans l’eau de la rivière qu’ils traversaient. Le sexe a filé vers Sadori, c’était vraiment pas rigolo. Mon ami, je te le dis le mari et la femme ont plongé plusieurs fois pour repêcher le sexe rouge sang jusqu’à ce que, après des performances natatoires insensées le mari l’ait attrapé et l’ait collé là où il est maintenant. Poisson ou crapaud le sexe fait ainsi preuve d’une vie intense et exubérante et ce n’est que lorsque la personne et son sexe perdu (la castration n’est pas centrée sur le seul phallus) et retrouvé, lorsqu’ils sont réunis à nouveau, après une activité frénétique de récupération, que l’une se calme et que l’autre redevient immobile. Hors de l’incorporation, commente S. Lallemand, hors de l’incorporation sociale dans un gender i.e. hors de l’institution matrimoniale qui brime et bride l’individu, le sexe féminin est pour les Africains un sexe sauvage, indomptable dont la rébellion affecte celle-la même qui est censée en avoir la maîtrise. Cette sexualité débordante est contraire à la civilisation, elle menace l’ordre de la culture, elle doit être soumise, assujettie, limitée, canalisée.

 

L’initiation des garçons a pour objet d’exorciser en eux la part du féminin. Elle est analogue à un sevrage définitif puisqu’il s’agit de séparer définitivement le garçon de la mère, de le séparer du monde féminin. Il n’y a pas en Afrique de couvade, peu de transvestisme, on ne trouve pas cette subincision, qui conduit les hommes, comme en Papouasie Nouvelle Guinée, à uriner accroupis et à s’ouvrir le pénis pour saigner comme les femmes. Mais on peut dire qu’ici aussi chaque sexe envie le pouvoir de l’autre. L’initiation est l’occasion pour le père de réengendrer l’enfant et de se le réapproprier, elle relève du complexe de Gepetto qui faute d’enfant décide de s’en fabriquer un, de le soumettre définitivement au nom du père i.e  à l’ordre social. Dans la Maternité Sénoufo ici reproduite, l’enfant se présente comme un gnome rachitique et animalisé. Façon de montrer qu’il n’appartiendra vraiment à l’humanité qu’après l’initiation, que grâce au savoir que lui dispenseront les hommes. Ce n’est qu’après les 21 ans d’initiation au poro (3 cycles de 7 ans), au cours duquel il sucera le lait de la connaissance, qu’il deviendra un homme. La religion masculine est celle des rites d’initiation : deuxième naissance par les hommes, elle s’effectue dans l’épreuve du sang et de la mort, on ne revient pas toujours en effet des épreuves du dyoro (Lobi) ou du poro (Sénoufo), par exemple. Les hommes cherchent ainsi à compenser les prérogatives des femmes qui seules donnent la vie en se réservant le monopole de la création culturelle. L’activité sacerdotale, politique scientifique artistique n’est-elle pas toujours  masculine ? des activités à travers lesquelles les hommes jouent à procréer l’enfant ? La circoncision qui fait partie de l’initiation est assimilée à une seconde coupure du cordon ombilical : le garçon est définitivement séparé de sa mère par le forgeron (n° 7), le jumeau du Nommo chez les Dogon, le seul habilité à faire couler le sang d’autrui. C’est lui qui transforme l’enfant en homme comme il transforme le fer en houe. Exciser et circoncire, ce sont, par excellence, les deux actes civilisateurs. Et ce ne sont pas du tout là des actions uniquement symboliques mais des opérations chirurgicales qui visent à resculpter effectivement le corps humain, à couper, à sectionner ce qui est insuffisamment sexué (secare), à distinguer ce qui est confondu, à rendre clair, simple, sans ambiguïté ce qui est équivoque, à tracer des frontières entre les sexes afin d’ouvrir la voie aux rapports sexuels et à la fécondité des femmes. L’individu bisexué, satisfait de lui-même, ne rechercherait pas son semblable. C’est le forgeron casté, celui qui a un rapport mystique avec les forces telluriques, qui a la charge de ces opérations. Celui qui fabrique la houe des paysans et l’épée des guerriers est celui qui extrait et forge le fer qui rend possible l’ouverture fécondante des champs et des femmes.

 

Disons un mot de l’initiation des filles, l’excision. 135 millions de femmes sont excisées[40]. L’infibulation, ligature des petites lèvres, elle, n’existe que dans la corne de l’Afrique dans le territoire des Afars. Mais il s’agit bien à chaque fois de tuer dans l’œuf la sexualité, et ici la sexualité précoce.

La justification de l’excision ou clitoridectomie qui est couramment donnée rejoint fort curieusement la thèse freudienne puisqu’elle se fonde sur la présupposition de la constitution bisexuelle de tout être humain. Ainsi dans le mythe cosmogonique dogon, longue histoire de la lutte de l’ordre et du désordre et de la recherche sans cesse recommencée d’un équilibre. Le premier accouplement d’Amma  et de la terre avait été défectueux ; la terre en effet n’était pas excisée d’où sa résistance phallique à l’union par son clitoris, rival du sexe mâle, qui avait la forme d’une termitière. La termitière est le sexe de la terre mère, toujours humide en son centre. D’où la naissance d’Ogo, et l’échec de cette appréhension binaire et totalisante de l’univers, Ogo qui poursuivra sa mère d’un désir incestueux. Amma abattit la termitière de façon que la terre soit plus docile à son époux.

 

La femme, dit de son côté Freud, possède deux zones génitales : le vagin qui est proprement féminin et le clitoris analogue au membre viril[41]. Si la circoncision est, dans l’inconscient des hommes, l’équivalent de la castration, l’on aimerait savoir de quoi l’excision que Freud dit “ plus cruelle ” que la circoncision est l’équivalent dans l’inconscient des femmes. La femme pourtant, malgré ce simulacre de pénis, se sent gravement lésée par rapport à l‘homme, elle voudrait avoir quelque chose comme ça et succombe à l’envi du pénis qui, dit Freud, “ laisse des traces indélébiles dans son développement et qui, même dans le cas le plus favorable, n’est pas surmonté sans une lourde dépense psychique ”[42].

 

Mais en enlevant aux femmes ce qui leur donne l’illusion d’avoir aussi un pénis, l’excision leur permet d’affirmer une féminité plus pure, plus vraie, de renoncer à la bisexualité, de se résigner au fait de leur castration. L’excision comme la circoncision visent en effet à fixer la personne dans son propre sexe, à renforcer une identification au parent du même sexe et à réprimer les impulsions homosexuelles afin de la rendre apte au mariage. L’excision serait l’expression d’un désir de pureté féminine puisque ce qui est excisé c’est l’impur, le non-féminin par excellence, la force néfaste, ce que les Bambara appellent le wanzo. Pourquoi supporteraient-elles en leur sexe quelque chose de masculin, si petit cela soit-il ? Les femmes africaines savent, elles aussi, que le nouveau-né vient au monde en tant qu’individu sexué et que cette sexualité est essentiellement masculine. Voilà pourquoi comme pour devancer et prévenir le complexe de castration et l’envie du pénis, elles extraient des petits sexes féminins ce qui n’est pas féminin ; ces bébés n’auront pas de pénis du tout, même pas “ petit ” à comparer avec le “ grand ” pénis du garçon. On a là une radicalisation de la castration puisque ce qui figurait la trace d’une castration est coupé à la racine. Il reste que c’est toujours avec une certaine gêne que l’on parle en Afrique du complexe de castration tant l’angoisse d’amputation est vécue par les femmes sur un plan si réel. Alors qu’en Europe la fille ne risque pas de se voir privée de ce qu’elle n’a pas, elle sait en Afrique que la vulve comporte des parties susceptibles d’être coupées et qu’elle peut être effectivement privée, amputée, sur le plan du réel et du symbolique de ce qu’elle a, de ce qu’elle possède bel et bien.

 

On a reproché à juste titre à l’école française d’ethnologie, celle de Griaule, Dieterlen, Adler, Cartry, Jean Rouch…) un idéalisme et un néo-culturalisme qui privilégie l’étude du niveau symbolique de la société, qui entérine et consacre la charge mystique du discours que la société tient sur elle-même en occultant tout ce qui pourrait porter atteinte au postulat d’harmonie[43] Chaque partie n’est-elle pas, comme le disait Mauss, un phénomène social total qui exprime et signifie le tout ? Dans sa volonté de réhabiliter le monde noir cette école a accepté de façon non critique le mythe comme un corpus auto-suffisant qui ne peut rien dire d’autre que ce qu’il dit, une tautégorie aurait dit Schelling, et elle a magnifié un exotisme dans lequel l’étrangeté tient lieu d’authenticité. Mais si l’on porte son attention sur les pratiques réelles et si l’on refuse d’identifier l’explication scientifique au métalangage que la société tient sur elle-même, on peut défendre une tout autre approche et poser un certain nombre de questions critiques, précisément à propos de l’excision. Ne serait-ce pas remettre l’ethnologie sur ses pieds que de partir du mode de production domestique dans les sociétés africaines d’autosubsistance et d’examiner leur évolution à l’époque de l’urbanisation galopante et de la mondialisation ? On pourrait remettre alors en question, comme l’a fait C. Meillassoux[44],  l’exploitation des femmes et des cadets et statuer sur cette délicate question de l’excision sans pour autant se voir taxer d’éthnocentrisme…

 

2 - Polygynie, gérontocratie, fréquence des mariages préférentiels.

Une femme non mariée n’est pas considérée et n’a accès à la terre que grâce à son mari, le mariage étant pour elle un titre foncier. Mais la polygynie, écrit S. Lallemand, fait peser sur la population masculine un certain nombre de contraintes : le jeune homme est en effet démuni de femmes. Le déséquilibre démographique qui en résulte est compensé par la précocité des unions contractées par les femmes (moins de 20 ans) et corrélativement par l’accès tardif au statut d’époux pour les hommes[45]. En conséquence l’adolescent se retrouve dans un état de disponibilité sexuelle et matrimoniale au moment où les adolescentes de son âge sont déjà accaparées par les aînés. La quête amoureuse ne peut donc s’inscrire que dans la transgression de cet ordre établi au profit des plus vieux. De toutes façons, même pour les hommes mariés, les périodes d’activité sexuelle sont infiniment courtes en raison des interdits relatifs au sevrage, à la très longue période d’abstinence féminine correspondant aux périodes d’allaitement qui peut aller de 1 à 3 ou même à 4 ans.

 

De là la mise en garde adressée dans les contes aux plus jeunes, frustrés de vie amoureuse et tentés de “ puiser dans le gynécée bien gardé de gens d’âge ou de rang important [46] Ainsi, dans ce conte haoussa, ce jeune homme qui se déguisait en femme pour s’introduire dans la résidence des chefs et profiter de ses femmes. La femme du chef ayant perdu sa bague, le chef décida de toutes les mettre nues. Et le jeune homme de supplier Dieu et de jurer qu’il n’agirait plus ainsi si Dieu le sortait de la honte. Sa prière fut entendue, l’anneau fut retrouvé et le jeune homme ne viola plus les règles de la propriété matrimoniale.

De là aussi l’ampleur du contrôle social imposé par les vieux qui défient les plus jeunes sur leur propre terrain, celui de la puissance génésique. Dans les contes, on leur impose des épreuves hors du commun comme de cultiver avec leur sexe, par exemple. Mais ils se cassent le pénis et, humiliés, sont obligés de reconnaître leur fragilité sexuelle.

 

Mais c’est improprement que l’on parle de polygamie en Afrique. D’abord parce que, entre homme et femme, la situation est dissymétrique : ce qui est monogamie ou monoandrie pour la femme est polygynie pour l’homme. Ensuite parce que, Lévi-Strauss[47] l’a montré, les femmes, supports passifs de tractations entre familles, sont objets et non sujets de l’acte matrimonial, elles circulent moyennant la dot[48] entre les groupes masculins qui les échangent sans qu’elles aient la maîtrise de leurs déplacements. On peut donc bien dire avec Balandier que, particulièrement, en Afrique, “ la relation homme/femme est l’assise la plus profonde de toutes les relations inégales ”. Le lien de mariage n’est pas entre l’homme et la femme mais entre des hommes ou des lignages au moyen des femmes qui en sont la principale occasion ”[49]. Les mariages dits préférentiels, fruits des tractations familiales, ne reposant pas sur une inclination mutuelle sont encore très fréquents. Cette situation de subordonnée, d’assujettie qui est faite à la femme n’empêche pas les narrateurs africains de stigmatiser l’avidité sexuelle des femmes mariées qui quelques fois prennent une petite revanche. Tout leur est bon, disent-ils  pour s’octroyer un supplément de jouissance par rapport à l’ordinaire conjugal. Les femmes sont toutes gloutonnes et infidèles dit un homme à son ami jaloux qui va chercher à vérifier ses dires. L’amant de sa femme va en effet se cacher dans un trou rempli de paille d’où ne dépasse que son pénis. Elle dit alors à son mari “ je vais uriner ”. « Très bien, debout allons-y » répond-il ! À son arrivée, elle voit le pénis dehors, aussi elle s’accroupit dessus. Son mari était en train de dire : “ urine et lève-toi ! ” pendant qu’elle disait à son amant : « toi maintenant fais et finis, s’il te plaît ”. Le mari dit :alors “ A qui parles-tu ? peut-être est-ce avec quelque démon que tu converses ? ” Lorsqu’elle eut fini de commettre l’adultère, alors elle se mit debout et l’amant fit “ Hou ” de dessous la paille. Alors le mari s’écria : “ Oh, oh, tu m’as trahi ! ” et elle déclara : bien sûr je te l’avais dit ” Eh bien l’époux déclara qu’il cesserait désormais d’être jaloux. La femme libertine, commente S. Lallemand, veut à la fois un amant et que le mari soit averti, elle place ainsi très haut l’obstacle à franchir, et s’assure deux victoires occultes : commettre l’adultère, réduire son ennemi à la plus éclatante imbécillité.

 

Mais le plus beau conte est celui de la femme à la jarre du Nord Cameroun où la libertine s’érige en sujet, s’oppose à la gestion apparente des femmes par les hommes et transforme ses partenaires en sujets agis et non agissants : c’est la principale règle du libertinage selon Roger Vailland. Parmi les possibilités combinatoires de la matrice initiale à trois termes : la femme, le mari, l’amant, la combinaison la plus réalisée sur le continent africain est, dit S. Lallemand[50], celle ou la femme fait un doublé en se jouant et du mari et de ou des amants) conte dans lequel elle se joue du mari et des amants et devient l’agent des circuits sexuels. Le mari qui veille après avoir dit qu’il partait en voyage cherche à surprendre les deux amants qu’il a vu sa femme inviter. Mais, à son retour à la maison, le premier s’est caché dans la grande jarre dans laquelle elle faisait fermenter la bière. Sur ces entrefaites le deuxième amant arrive ; sans se démonter elle lui dit : tu es venu chercher la jarre de ta mère n’est-ce pas ? Ne pouvant en présence du mari que répondre “ oui ” elle l’aide à charger la jarre sur ses épaules, jarre dans laquelle était caché le premier amant. Alors que l’amant portefaix se plaint de la perfidie de la femme, il entend soudainement quelqu’un pleurer dans la jarre et découvre son rival. La suprême rouerie de l’épouse consiste à avoir déjoué l’appropriation dont elle est l’objet de la part du mari comme de la part des deux amants qu’elle s’est choisie.  Mais en échappant aux  circuits matrimoniaux la femme adultère ne fait que perturber ou que  parodier un instant, à son profit, de façon ponctuelle et occulte, dit S. Lallemand,  des comportements matrimoniaux dûment codifiés auxquels elle est généralement totalement assujettie. L’exception ici confirme la règle.

 

3 - La société des masques et le détournement du féminin

a - Le masque et le miroir. La meilleure façon de comprendre ce qu’est le masque africain est de l’opposer au miroir. Le stade du miroir, Lacan l’a montré, c’est le stade où le petit d’homme se reconnaît dans son reflet, s’identifie dans ce dédoublement qui fonde la conscience qu’il a de lui-même. Il se voit comme un autre et avec les yeux d’un autre, il construit sa personne autour de l’image spéculaire de son corps de telle sorte que l’institution, l’assomption de son moi est en même temps une aliénation, le premier avatar de toute une série d’identifications imaginaires. La fonction du miroir est toujours solidaire de cette logique de l’identification et de l’identité, au service de l’invulnérabilité du moi. Ainsi c’est grâce au bouclier-miroir d’Athéna que Persée, le héros solaire qui sera le premier roi d’Athènes a réussi à piéger Méduse qui porte la mort dans les yeux, Méduse la plus terrifiante des Gorgones, la plus terrifiante des figures de l’altérité.

Le masque, dans notre culture, ne remet jamais en question cette logique de l’identification. Parce que nous ne voyons en lui qu’une seule de ses fonctions : celle de la dissimulation. Ainsi le masque de Carnaval n’égare les autres que pour permettre au moi caché derrière le masque de mieux se retrouver. De la même façon la pratique funéraire médiévale du double ou du mannequin en cire du roi mort revient à imposer à la mort les traits d’un vivant. Mais la fonction première du masque n’est pas de cacher, elle est de montrer ; le masque n’est pas la victoire du moi, elle est la victoire de l’Autre, c’est en tout cas ce dont témoigne le masque africain. L’identité du porteur de masque est en Afrique entièrement annulée, elle doit en effet être absolument ignorée de tous, sous peine de graves sanctions. La règle ici n’est pas celle de l’identité à soi, mais de la non-identité de telle sorte que l’on peut dire que l’expérience du masque, en société sauvage, répond, jusqu’à un certain point, comme le dit J. T. Maertens, à la quête psychotique de l’Autre, à un désir d’approcher sans risque un fond pulsionnel et de connaître la jouissance perdue du fusionnel. Nous sommes ici à égale distance de la danse de possession ou du voyage chamanique d’un côté et du divertissement de l’autre, de la perversion et de la diversion, à égale distance du culte et de ce que l’on va appeler du nom de l’art.

 

B - Un monopole originairement féminin. Si le masque africain répond bien à la quête psychotique de l’Autre, on ne s’étonnera pas que, dans la plupart des mythes,   ce soient les femmes qui ont été les premières à les connaître, à les fabriquer ou à les découvrir. Ainsi du masque goli des Baoulé qu’elles trouvèrent et qui leur enseigna comment le reproduire. Mais comme elles n’y connaissaient rien en matière de taille du bois, elles en confièrent la fabrication aux hommes qui gardèrent pour eux et le secret du masque et l’exécution de la danse. Un mythe kota rapporte que c’est pour effrayer l’enfant suspendu à ses basques qu’une femme peignit une calebasse et la mit sur son visage. Mais comme il ne sied pas aux femmes de faire peur aux garçons, le chef du village interdit le masque aux femmes et obligea les garçons, lors de l’initiation à l’affronter[51]. Ces masques, volés par les hommes aux femmes, attestent que les femmes sont plus proches que les hommes de l’origine enfouie, de l’expérience fusionnelle qu’ils recèlent. C’est à l’en-deça de la loi, à l’envers du langage, aux racines forestières du village ou à l’animalité sauvage que le masque renvoie et en tant que tel il a partie liée avec celle que Hegel désigne comme l’éternelle ironie de la communauté : la femme. Le danseur masqué peut être en proie à un devenir animal. Il peut aussi commémorer la mort entrée dans le monde ou la consommation du premier inceste comme le fait le masque serpent du sigui, le plus grand d’Afrique (7 mètres de haut). Chez les Dogon, il sort et danse tous les 60 ans, réglé qu’il serait sur le retour du satellite de Sirius. Le masque vient ainsi toujours de l’ailleurs, d’avant la coupure avec le corps de la mère, il est né, comme la femme, hors la loi. Chez les Yoruba ce sont sans doute les hommes qui portent le masque gélédé afin de détourner les forces délétères et négatives des femmes ; mais ce sont exclusivement les femmes  qui constituent la société gélédé consacrée à la Grande Mère, à la Mère toute puissante et créatrice qui peut « sans un cri, tuer rapidement » et qu’il ne faut pas contrarier.

 

C -  Le détournement du féminin, la captation virile des masques convertis en instrument de pouvoir.

Les masques sont toujours fabriqués par les hommes, ce sont eux qui ont inventé le monde de la culture coupée de la nature et du féminin. C’est d’ailleurs aussi par ruse, par savoir, par technè qu’ils s’en sont emparés, qu’ils les en ont dépossédées. Ce sont eux qui les portent et eux qui les interprètent dans des danses. Les femmes n’en sont pas pour autant absentes, mais elles sont réintégrées en tant qu’élément de la chaîne signifiante,  élément de l’ordre de la représentation, de la représentation de la nature : les dessins des masques, faits de triangles, de cercles concentriques, de lignes serpentines… sont déjà de l’ordre de l’écriture. Ainsi chez les Dogon, le danseur, mâle féminisé, affublé de faux seins constitués par les demi-fruits du baobab, portant jupes et bijoux. Les parures rouge sang qui font partie des masques kanaga en croix de Lorraine sont appelés justement : les menstrues des hommes. Dans le rituel du dama (deuxième funéraille) et du sigi qui ont tout deux rapport à la fertilité des champs et des femmes sont l’occasion d’affirmer la supériorité masculine. En s’appropriant la fertilité féminine les hommes masqués peuvent maintenant marginaliser les femmes ; devenus autosuffisants, ils contrôlent  les sources de la vie et du pouvoir qui ont partie liée avec le féminin et la brousse. Pour parfaire ou pousser à fond ce renversement, alors que d’ordinaire un tabou frappe le sang menstruel qui effraie les hommes comme le fait toutes les manifestations de la sexualité féminine, c’est maintenant les masques qui sont un tabou pour les femmes, qui les menace dans leur fécondité,  qui ne doivent pas les voir, entrer en contact avec aucune de ses parties, spécialement avec les fibres rouges, rouges comme le sang menstruel et qui sont, à coup de bâton, sévèrement battue si on les voit, et qui sont censées ne pas comprendre le sigi so, la langue secrete des masques. Ambigu associé à la vie comme à la mort comme le pouvoir des femmes auquel elles sont structuralement liées. Tout pouvoir vient de la brousse dangereuse mais aussi comme la femme  fons et origo de tout ce qui rend la vie possible », ainsi que le dit Van Beeck . On s’adresse aux masques comme on s’adresse aux animaux, dans une langue altérée, à distance, et sans en attendre aucune réponse. Le masque Sadimbe la grande femme est en ce sens une métaphore du Dama : double transport, double metaphoros, un homme est travesti en femme portant le masque de la femme qui la première découvrit le masque dans le massif du Yougo. un homme dansant le jour de deuil et tentant à lui tout seul de garantir la vie du village.

La société des masques est un véritable système de défense fait d’innombrables tabous dressés contre les femmes, un monde à l’envers où c’est maintenant les hommes qui ont le pouvoir et qui menacent les femmes de mort et de stérilité[52] : chez les Bambara une femme ne peut voir sans mourir le terrible masque du komo porté par le forgeron, ce masque qui évoque par ses cornes et ses piques les esprits de la brousse. Cette culturalisation de la nature n’est jamais si manifeste que dans le cas du cimier antilope, le plus célèbre du monde bambara. Cet ancien masque de chasse qui renvoie à la sauvagerie de la bête est devenu lors des fêtes du tyi wara initiateur de la culture, de l’agri-culture. La fusion avec l’animalité est maintenant contrôlée par la loi du père, d’un père toujours déjà mort et pourtant toujours vivant dans la coutume des anciens[iv] et c’est pour évoquer les ancêtres, pour les initiations, pour les funérailles ou pour de simples exercices de police que les masques venus du monde féminin mais qui dansent en couple, sortent ou dansent.

Rassurer la masculinité de ses membres en éliminant sa crainte des femmes[v] telle semble bien être la première fonction des masques. Les femmes à qui appartiennent le règne et la puissance[53] sont ainsi assujetties, représentées dans la position servile de celle qui porte et supporte comme dans les sièges de chef luba justement nommés cariatides. Vitruve nous rappelle que les femmes de haut rang de Cari, ville qui, en Grèce antique, prit le parti des Perses, furent représentées par les architectes à la place de colonnes, leur situation de porte-faix ne faisant que traduire littéralement la condition coupable de porte-peine qu’avait mérité cette ville du Péloponèse. L’analogie avec les sièges-cariatides luba, comme le montre L. Stéphan, est flagrante, puisque le chef ici s’assoit sur un siège “ porté ” par une esclave qui a pourtant la coiffure et les scarifications d’une femme de haut-rang. Voici donc une femme qui porte comme on porte une charge ou un fardeau mais aussi , et c’est éminemment le cas dans cette société matrilinéaire où la femme a un rôle fondateur, comme on porte un honneur, voici une ancêtre ou une reine qui est en même temps esclave ; mais cette noblesse et cette vilainie renvoient moins peut-être à l’histoire d’un détournement ou d’un abaissement qu’à une ambivalence fondamentale.

 

Conclusion : le lait et le sang menstruel

La femme possède comme personne la puissance de l’ancestralité, c’est elle qui porte les hommes, tous les hommes, elle est la racine et la souche sur lesquelles sont entés les vivants, elle les met au monde et les nourrit avant de les reprendre en son sein. Ambivalente, elle est à la fois le lait nourricier et le sang menstruel, la Terre-Mère et la puissance de mort, le berceau et la tombe, voilà ce que l’Afrique, peut-être, ne cesse de nous dire.

Et cela est-il si étranger à ce que nous trouvons dans notre propre culture, chez Barnett Newman, par exemple, qui après André Masson, figure, dans le dessin Gea (Gaïa ou Gê) le cercle blanc qui ouvre sur le vide aveuglant, la profondeur abyssale du Chaos, lieu de genèse et de dissolution[54], ou antérieurement déjà chez Du Bartas, poète de notre Renaissance, quand il chante, sur le seul mode majeur, sans doute, la Terre-Mère ?

 

Je te salue, ô terre, ô terre porte-graines,

Porte-or, porte santé, porte-habits, porte-humains,

Porte-fruits, porte-tours, calme, belle, immobile,

Patiente, diverse, odorante, fertile,

Vestue d’un manteau tout damassé de fleurs,

Passementé de flots, bigarré de couleurs.

Je te salue, ô cœur, racine, basse, ronde,

Pied du grand animal qu’on appelle le monde.[vi]

 

Et pourtant,nous le verrons , prétendre dégager des universaux, s’imaginer accéder d’emblée à l’Universel  est peut-être toujours, quand on emprunte un chemin trop court, une facilité qu’il faut se refuser.

 

 

[1] Cf. Nietzsche, Généalogie de la morale,  sonder l’origine, le mot revient  plusieurs fois dans l’avant-propos.

[2] Le livre de Rudolf Otto das Heilige, Le sacré, date de 1917 mais la thèse de l’ambiguité du sacré archaïque est déjà présente chez Hubert et Mauss dans l’Essai sur le sacrifice de 1899 et cet intérêt pour ce mysterium fascinans et tremendum n’est peut être pas sans rapport avec un certain épuisement de la religion chrétienne.

[3] On pense parmi les poids à peser l’or des ashantis qui sont souvent supports de proverbes, notamment à celui qui rappelle la solidarité des lignages : deux crocodiles et un seul ventre. Ce motif a pu donner naissance, après des stylisations successives, à une sorte de svastika sinistrogyre.

[4] Salutation des Toubou du Tchad pris comme titre d’un film de Dupardon.

[5] Michèle Coquet, Journal des africanistes, tomme 67-2 : 129-133. Merci à Roger Somé de nous avoir signalé ce texte.

[6] « Il est inutile de chercher le texte original, il n’existe pas » écrivait Marcel Mauss. Il est inutile de chercher l’œuvre originale, elle n’existe pas. De la même façon l’origine est toujours un fantasme qui n’est accessible que par la médiation des œuvres, qu’en « pensant en objet ». Entrer dans l’origine, retrouver l’innocence première, nul ne le peut. Nous sommes des êtres parlants et il n’y a pas dehors d’un langage qui ne nous donne jamais le réel. Ce que nous appelons l’art est peut-être l’artefact du troisième degré qui nous permet d’atteindre par-delà le deuxième degré, celui de la conscience et de la réflexivité, cette immédiateté à laquelle les naïfs s’imaginent pouvoir tout de suite accéder. Seules les habiles, disait Pascal, et les génies peuvent retrouver cette spontanéité seconde, cette spontanéité acquise qui se moque de l’esthétique comme la vraie morale se moque de la morale.

 

[7] S. Lallemand, L’apprentissage de la sexualité dans les contes d’Afrique de l’Ouest, L’Harmattan, 1985, p. 222. Nous allons puiser largement dans cette extraordinaire anthologie et dans cet excellent commentaire nous contentant d’abréger un certain nombre d’information.

[8]  « Au commencement de toute existence était une Calebasse. Elle remplissait le temps et l’espace. Elle était le tout.

Séparée horizontalement en son milieu, son couvercle formait le Ciel, et sa coupe la Terre. Le Ciel était mâle et contenait l’Eau. La Terre était femelle et ses entrailles couvaient le Feu. La Calebasse toute entière était donc le Ciel, la Terre, l’Eau et le Feu… » Mythe Adja de la naissance du monde d’après C. M. Faïk-Nzuji, La Puissance du Sacré, La Renaissance du Livre, 2003.

[9] George Chemeche, IBEJI. Le culte des jumeaux Yorouba. Continents, Milan, 2003, p. 35.

 

[10] Marcel Griaule, Dieu d’eau, Fayard, 1975, p. 192 sq.

[11]  Notons que l’Afrique est experte dans la connaissance des excitants comme l’Orient –nihiliste ?- l’est dans celle des calmants ou des sédatifs.Ogun, l’orisha yoruba du fer et du feu est bien, disait Soyinka, le frère de Dionysos.

[12] The making of Bamana Scupture. Creativity and Gender. Cambridge University Press, 1995, p. 203.

[13] Françoise L’Héritier, Masculin, Féminin II, Dissoudre la hiérarchie, 2002, p. 127 à 131.

[14] Otto Rank, Le traumatisme de la naissance, Paris, Payot, 1968, p. 160.

[15] Leroi-Gourhan, Le geste et la parole, Albin-Michel, , 1964, I, P. 241-245.

[16] Contrairement à l’affirmation de Barnett Newman : « Une image de Dieu, non une poterie fut le premier acte manuel ». The first man was an artist,  1947, Selected Writtings and Interviews, p. 159.

[17] Avec l'apparition de l'agriculture, au néolithique, il a fallu recueillir, conserver, capitaliser ; cette nécessité nouvelle a donné naissance à la poterie qui est toujours en Afrique un réceptacle solennel qui a charge du monde et qui honore l'offrande de son contenu (Cf Réceptacles, Ed. Dapper, 1997). Cf. ici un grenier dagara exceptionnellement décourvert ; L’unique sculpture possible est une authentique maison, écrivait Mario Metz, la scultpture est l’art premier du domus latin, du doma grec, de ce que nous appelons le dôme.

[18] Cf. Nigel Barley, Smashings pots, Smithsonian Institution Press, Washington, 1994.

[19] Nous pensons au Sigi et au Dama des dogons mais aussi aux bouleversants rituels de l’exposition du mort chez les Dagara et les Lobi dans lesquels au milieu des pleurs rituels, des pleurs déchirant des villageois les amis du défunt mime par des danses ses activités quotidiennes de celle ou de celui qui est exposé, plusieurs jours sous un palanquin avant d’être enterré tête tournée vers le couchant ou vers le levant, selon qu’il est femme ou homme : le travail matinal des champs pour le second, celui du couchant pour la première.

[20] Sur la fonction politique, économique, sociale, religieuse des perles en Afrique, cf. Ubuntu, Arts et cultures d’Afrique du Sud, Réunion des musées nationaux, 2002, p. 114, sq, 130, sq.

[21] C. Falgayrettes-Leveau, L.  Stéphan, Formes et couleurs. Sculpture de l’Afrique noire, Dapper, paris, 1993.

[22] . G. Camale-Griaule, Serrures du pays dogon, Adam Biro, 2003, p. 47, 48. Cf. aussi Portes d’Afrique, Rahim Danto Barry, Norma 1999.

[23] Lors du plus grands rite initiatique des Dagara (et de l'Afrique de l'Ouest en général), les initiées, crâne rasé et corps badigeonné de kaolin portent justement, lors de cette mort et de cette résurrection symbolique qu'est le baoghr, ce grand panier (cachant une gourdelette) qui recevra l'offrande primordiale des céréales de la part des villageois (nous devons cette information à Triandé Toumani et à Roger Somé). Le panier, à la fois soleil, firmament et système cosmique, matérialisant à la fois le millet et les forces qui font pousser le millet résume toutes choses et, selon l'architecte Aldo von Eyck, renvoit à des hommes qui portent en eux mêmes cette unité essentielle. Cf., Le sens de la ville, Seuil, 1972, p. 108.

[24] A  la différence de l’art océanien (cf. par exemple les crochets de suspension de la vallée du Sépik), les scènes d’accouchement sont rarement représentées dans l’art africain. Une fois de plus c’est dans  l’extraordinaire liberté et la diversité surprenante de la sculpture lobi (sans parler de la richesse de leur univers fantastique, il n’est pas de scènes de la vie quotidienne qu’ils n’aient représentées) que l’on trouve une représentation aussi explicite de la naissance ou de ce que certains ont pointé comme étant le vortex : la disposition concentrique, tourbillonaire et rayonnante de l’origine, nébuleuse en gestation qui a ses flux et ses reflux, ses marées et ses menstrues . « Au cœur du tourbillon est un grand lieu de silence où toute l’énergie se concentre » écrivait Wyndham Lewis, le fondateur du vorticisme.

Le passage mythique de la femme à l’homme s’exprimera plastiquement par une conversion du mouvement curviligne en structure réticulaire et orthogonale que l’on trouve dans le schéma de la stature humaine dans la culture mandingue (dans le masque kanaga en croix de Lorraine par exemple).

Panneau de porte Hungaan, République Populaire du Congo, rapportée par Frobénius en1905. Museum für Völkerkunde, Hambourg. La porte, lieu de passage entre l’extérieur et l’intérieur, joue un rôle déterminant de réglementation de l’accès domestique et porte souvent, comme la peau, des motifs symboliques.

Les jambes écartées et recourbées de la femme provoquent l’exhibition de la zone génitale. Ce motif récurent dans l’art depuis la préhistoire a généralement une fonction protectrice et apotropaïque. Son traitement géométrique est ici particulièrement remarquable : cf. la tête en losange et les  deux W des membres.

[25] Lafemme des origines, Herscher, 2003.

[26]  Das Mutterrecht, 1865. L’instauration d’un ordre matrilinéaire et matriarcal a mis fin au chaos et au débordement sexuel des origines. A une binarité rigide (terre/soleil, Erinyes/Apollon, gauche/droite, passivité/activité est associé l’idée d’un progrès qui arrache l’humanité à la terre maternelle pour la rendre solaire. Otto Weininger reprendra cette thèse dans Sexe et caractère : les femmes sont le sexe fort, le premier sexe, tous les êtres sont d’abord psychologiquement des femmes. Le principe mâle identifié aux figures de l’intellect, de la création, de la liberté est coupé du corps, de l’instinct, de la vie et de la nature. Cela permettra à Karl Kraus –mais aussi à Nietzsche- d’accabler de son mépris la femme moderne émancipée : il la veut  sensuelle, amoureuse et sauvage comme la Lulu de Wedeking.

[27] Comme le remarquait Henry Moore, les figures de mère et enfant, dans l’art africain, ne sont absolument pas sentimentales (elles ne regardent, ni n’embrassent leur progéniture) et c’est peut-être pourquoi elles sont d’autant plus capables de mettre en valeur, de façon extrêmement puissante, le caractère protecteur de la mère.

[28] Datant du XVII, XVIIe siècle elles ont souvent un long cou, un visage rond et plat, un front haut et une petite bouche : elles sont peut-être les ancêtres des poupées de fécondité Akua ba, comme le suggère F. Willett ; la contemplation par les femmes enceintes  (rapprochée de façon hasardeuse de l’ankh, symbole de vie chez les égyptiens) de ces poupées à la beauté idéalisée favorise, dit-on, la beauté de leur progéniture.

[29] Op. cit. Nous avons rendu compte de ce livre dans Les Cahiers d’Etudes Africaines, 141-142, XXXVI-1-2, 1996, pp. 243- 256.

[30] Le symbolisme des poupées mossi, in Objets et Monde, Paris, Musée de l’Homme, 1973.

[31] La société mossi est, selon S. Lallemand, une société à structure anale. La personnalité de base est déterminée par cette discipline, ce dressage à la propreté qui expliqueraient que les Mossi soient tristes, sévères, disciplinés, acharnés au travail, économes, ordonnés, conformistes, obéissants aux aînés, respectueux des  coutumes ancestrales. L’apprentissage sphinctérien serait le premier modèle de cette morale de contrôle de soi, avec ce correctif : l’enfant frustré et dépossédé, vidé de sa substance interne comme par une sorcière, maintenu dans la dépendance, privilégierait plus tard comme registre comportemental l’opposition dominer/être dominé.

[32] Comme l’illustre particulièrement l’exemple de la poupée ikoku. Ikoku signifie enfant ; cette poupée est réalisée à partir de trois noix de palme naturellement mais exceptionnellement soudée les unes aux autres et en tant que tel signe de fécondité. On identifie aisément un pénis-tête et les testicules-jambes ce qui fait de cette poupée une entité non seulement masculine mais féminine comme l’attestent la coiffe, le collier  de perles , les habits et le cache sexe. Les jeunes femmes portent au cou, autour des hanches ou de l’épaule ces poupées de féconditté jusqu’à la naissance du premier enfant.

 

[33] Cité par Marie-Laure Bernadac dont nous suivons l’analyse, in Louise Bourgeois, Flammarion, 1995, p. 78 à 87.

[34] La mère dévorante. Essai sur la morphologie des contes africains, Gall., 1976.

[35] Le bélier divin, le Dieu de l’orage et du tonnerre, est celui qui créé les nuages dans toute l’Afrique tropicale, rappelle D. Paulme.

[36] S. Lallemand, op. cit., p. 123.

[37] Chez les Mbaï du Tchad d’après Fortier, Le mythe et les contes de Sou en pays Baï-Moïssala, Julliard, 1967, cité par S. Lallemand.

[38]  S. Lallemand, op. cit., p. 135.

[39] D’autres contes leur reproche leur exhibitionnisme. Qu’on se rappelle les affreux débordements, du temps où les femmes avaient le sexe au creux de l’aisselle ? En levant le bras elles exhibaient cette troublante et puante partie… « Il faut  trouver mieux » dit alors la divinité suprême des Fon qui n’avait pas encore trouvé la place de chaque chose du corps. « Ce n’est pas une chose à exposer… c’est entre les jambes qu’il faut loger la chose ». S. Lallemand, op. cit., p. 122, 123.

[40] Sur ce problème cf. Fainzang Sylvie, Circoncision, excision et rapports de domination in Anthropologie et Sociétés, vol. 9, n° 1, 1985 : 117-127. Excision et ordre social, in Droit et cultures n°20, L’Harmattan, 1990 177-182. Lefeuvre-Déotte Martine, L’excision en procès : un différent culturel ? L’Harmattan, 1997. Sayad Abdelmalek, L’immigration ou les paradoxes de l’altérité. Editions de l’Homme, Paris, 1991.

[41] La vie sexuelle, PUF, 1991, p. 70. Merci à Debrsoyr Dabiré de nous avoir signalé et d’avoir ainsi développé ce rapprochement.

[42] Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, Gall., Folio /essais, p. 132.

[43]  Nous reprenons mot pour mot les critiques formulées par Françoise Michèle Jones dans Retour aux Dogons.Le Sycomore, 1987.

[44]  Femmes, Greniers, Capitaux, Maspéro, 1979.

[45] S. Lallemand, op. cit., p. 50

[46]. Ibid.

[47] Structures élémentaires de la parenté, PUF,, 1949, chap. I.

[48] Il ne s’agit pas d’un achat à proprement parler mais d’une compensation ou d’un don destiné à assurer la subsistance du donneur ou de sa famille.

 

[49] Lévi-Strauss, Structures… p. 149/

[50]  Op. cit., p. 54.

[51]  J. T. Maertens, Le masque et le miroir , Seuil, 1978, p. 59, 60.

[52] Pour les Wobé, les Ngéré et les Yacouba (Dan) du Côte-d’Ivoire, le masque est à l’origine de la différenceation des sexes, ils sont exclusivement associés à la virilité et ne représentent jamais un visage féminin.

[53]  « l’homme gouverne, la femme règne » écrit Kant dans son Anthropologie.

[54] « Tous les artistes, primitifs ou non, ont été amené à se mesurer au chaos… » L’artiste « plonge dans le chaos » et » »essaie de forcer la vérité à surgir du vide ». B. Newman, The plasmic image, cité par Sally Bonn, L’expérience éclairante, La lettre volée, 2005, p. 78.

 

[i] L’Afrique, un parc à thème, in Les temps modernes, n°620, 621, 2002.

[ii] M. Houellebecq, Les particules élémentaires, 2001, p. 195, cité par J. L. Amselle, op. cit.

[iii] J. L. Béranger-Féraud, Les peuplades de la Sénégambie, Leroux, 1879, p. 25. Cité par S. Lallemand, op. cit., p. 26.

[iv] Ortigues, Œdipe africain, Paris, 1966.

[v] Françoise Michel Jones, Retour aux Dogons.

[vi] Du Bartas, La création du monde, vers 857 sq.

 

 

Épilogue : L’avenir d’un malentendu 

 

Le séjour de l’artiste allemand Lothar Baumgarten chez les Yanomani d’Amazonie nous permet peut-être de poser le problème de l’affinité pour le moins équivoque qui pourrait exister entre l’art contemporain et l’art tribal : comme nous le montre une des photographie reproduite dans un ouvrage de Susan Vogel[1], l’artiste, à la manière des chasseurs indigènes, s’est enduit les pieds de la couleur rouge de l’uruku[2] et peut s’imaginer, après avoir ainsi incorporé une altérité revigorante, être entré en communication avec une culture tout autre. De façon analogue la manie est devenue courante d’exposer, dans les galeries, des œuvres d’art tribales à côté d’œuvres d’art contemporaines. On cherche moins à les assimiler les unes aux autres qu’à laisser entendre qu’il y aurait entre « eux » et « nous » comme un rapport en chiasme : alors que le « primitif » est supposé être un artiste qui s’ignore, l’artiste occidental, incarnant la pensée sauvage de la civilisation industrielle, cherche, lui, à apparaître dans la posture du chaman méconnu. Ne puise-t-il pas dans le même lieu de créativité et n’a t-il pas quelquesfois lui aussi régressé jusqu’à l’origine du monde ?

 

Pour interroger et clarifier ce rapport, pour éviter l’équivoque, on pourrait utiliser une vieille distinction qui remonte a Aristote et qui pourrait se révéler ici particulièrement opératoire ; elle concerne l’unité d’analogie. L’analogie est, nous allons le voir, une catégorie intermédiaire entre l’équivocité de l’homonymie (un même nom, celui d’ »art » par exemple, désigne des choses génériquement différentes) et l’univocité de la synonymie (des noms différents désignent la même chose et les productions pourtant fondamentalement différentes d’un artiste parisien, d’un chaman inuit, d’un fabricant de talisman et d’un moine tibétain sont donc à considérer de la même manière). Cette notion d’analogie nous permettra de renvoyer dos-à-dos anthropologues et amateurs d’art et de pointer ce qui, en deça d’une mol compromis entre ethnologie et esthétique, est en réalité à la source des deux ; ce qui en excès sur toute saisie la déborde nécessairement.

 

La critique de l’équivocité est d’abord celle des anthropologues, celle qui est en tout cas de certains anthropologues. Elle s’est manifestée de manière exemplaire à l’occasion  des expositions de Jean-Hubert Martin auxquelles il faut reconnaître le mérite de nous avoir contraints à bien poser les problèmes. Car, qu’on le veuille ou non, qu’on s’en réjouisse ou qu’on s’en lamente, qu’on y cherche une ressource ou qu’on en fasse un repoussoir, ces expositions et notamment la première d’entre elles, intitulée Les magiciens de la terre et qui eut lieu en 1989, marquent, dans l’histoire de la muséographie et de l’art, une date capitale ; elle constitue aujourd’hui encore une référence décisive en matière d’art africain contemporain. 1989 : les fêtes du  bicentenaire de la Révolution avaient donné un écho immense et une envergure mondiale à cette première  exposition qui en était le point d’orgue et qui, par elle-même, portait explicitement sur le devant de la scène la question de l’Universalité[3]. Pour la première fois, portée par une ambition sans précédent, cette exposition entendait donner à voir, à Paris, l’art contemporain du monde entier, celui des cinq continents. Pour éviter tout ethnocentrisme, le terme d’art avait même été évité pour ces œuvres qui étaient pourtant présentées dans le lieu prestigieux d’un musée d’art moderne et contemporain parisien (Beaubourg-La Villette), gloire et symbole de l’occidentalité de « l’ art ». On l’avait remplacé par le terme de magicien, qui plus est de magicien de la terre en mettant en avant, à la place des critères formels généralement convoqués, la dimension auratique ou spirituelle de ces œuvres[4]. On avait d’ailleurs privilégié les plasticiens non-académiques dont la fraîcheur archaïque  n’était pas contaminés par l’Occident, ceux qui ne sortaient pas d’une école d’art, ceux qui n’existent tout simplement pas dans les circuits d’art contemporain. Les cent « artistes » présentés, parmi lesquels figuraient quelques artistes occidentaux de renom, avaient été mis sur un pied d’égalité. À chacun était quand même demandé, in extremis,  de répondre à la question  « qu’est-ce que l’art ? ».

 

Il est clair qu’avec cette exposition nous sommes en présence d’une conception typiquement éclectique  et universaliste de l’art. Dans cette assemblée disparate de fabricants et de plasticiens en tous genres, toutes les œuvres si différentes dans leurs formes et dans leurs intentions avaient été choisies en fonction de leur coefficient d’étrangeté ou de ce qui était tel pour un regard occidental. Elles étaient synonymes au sens où, malgré leurs disparités, elles visaient la même chose et étaient censés communier dans une même spiritualité.

 

Quelques années plus tard l’opération fut reconduite sous une autre forme à la biennale de Lyon sous le nom de Partages d’exotisme puis à Düsseldorf, Londres et bientôt Tokyo sous l’étiquette postmoderne d’Africa remix. Bien qu’elle soit encadrée par des anthropologues patentés, comment ne pas voir que ce type d’opération, à chaque fois, prête le flanc à des critiques toujours identiques ?

 

Pour le dire d’un mot, on ne gagne rien à vouloir aller trop vite vers l’Un ou vers l’universel -vers l’unité présumée de l’art, par exemple- en utilisant de façon équivoque un même vocable. Entre le chien, animal terrestre et le chien, constellation céleste, il n’y a qu’une simple homonymie, disait Spinoza. N’en va-t-il pas ainsi du nom de l’art sous l’invocation duquel on fait passer des marchandises si diverses et de plus en plus incongrues ? Mais l’art en général, l’art global pas plus que l’unité d’une hypothétique humanité ou que le langage en général n’existent réellement hors des cultures -des Juifs et des Grecs selon le vœu de St Paul- et des langues singulières ; aimer l’humanité qui n’existe que dans la fragmentation et la pluralité originaire des cultures, des langues, des religions… c’est ne rien aimer du tout. Vouloir rassembler des artefacts exotiques appartenant à des mondes différents dans le temps et dans l’espace, c’est peut-être, malgré les universaux qui tentent, à chaque fois,  d’ordonner la classification des œuvres[5], ne rien partager du tout. Bien loin d’ouvrir une ère postcoloniale, ces partages d’exotisme[6] ne seraient-ils pas plutôt une façon de rééditer l’opération confusionnelle qui, avant le primitivisme de l’époque coloniale, à l’époque précoloniale déjà, rassemblait dans les cabinets de curiosité, à côté des naturalia, les artificialia ou mirabilia : le bric-à-brac des bizarreries les plus insolites des sociétés humaines ?. A cette occasion une exposition présentée dans le Musée crée par le fils spirituel du Général de Gaulle, transformait temporairement cet espace en un lieu de repentance et de rédemption pour une vieille culture coloniale. Mais il n’abritait en fait qu’une mission humanitaire de plus et ne donnait lieu qu’à un exercice compassionnel supplémentaire. Un siècle exactement après, et malgré les intentions généreuses et les dénégations[7], n’était-ce pas à une nouvelle Exposition Coloniale Universelle folklorique que nous étions conviés d’assister[8] ?

 

 Car à quoi renvoient-elles, ces expositions, sinon d’abord à la Schwärmerei (enthousiasme) des gens de l’art, à la magie  (blanche) de l’homme blanc qui consacre et labellise ces nouveaux « magiciens de la terre », qui programme les nouvelles production de primitivité, celles qui sont conformes à son concept de l’altérité authentique [9] ?

 

Les fonctionnaires de l’Universel, comme les appelle Yves Michaud, avaient en effet rassemblé des travaux hétéroclites produits dans des conditions qui n’avaient strictement rien à voir entre elles et qui ne pouvaient par conséquent entretenir aux yeux des spectateurs qu’une fallacieuse proximité. Comment des objets artisanaux ou même les peintures de sables des moines tibétains pourraient-elles, hors le lieu qui les réunissait,  avoir quelque chose de commun avec ce qui était proprement des œuvres d art, celles d’Anselm Kiefer et des autres artistes occidentaux ? Et ces dernières fonctionnaient-elles autrement que comme un faire valoir ou un alibi mis au service du simulacre d’un impossible dialogue ?

 

On peut faire exactement les mêmes remarques sur les autres expositions du MAAO (Musée des Arts Africains et Océaniens) dont Jean-Hubert Martin était devenu, depuis 1994,  le directeur. Un byeri Fang aurait-il vraiment un rapport avec un ange reliquaire du XIVe Français, n’était, évidemment, un rapport bien général à la mort ? Un tel rapprochement était portant le propos de l’exposition intitulée : au MAAO, Et la mort n’en saura rien…  Plutôt que d’apprivoiser ainsi l’objet étranger on peut se demander si le sentiment de malaise lié à la non-communication n’est pas pas préférable. De même le soclage en 1995, par Bertrand Lavier dans la galerie des cinq continents du même musée, d’une porte de réfrigérateur (l’icône par excellence du monde occidental !), d’une serrure et d’un ourson en peluche faisait écho à la porte de grenier à mil, à la serrure dogon et à la poupée ashanti de fécondité. C’était sans doute une façon d’interroger et de redonner vie aux statues du musée comme l’indiquait le titre parodique du film qui fut tourné à cette occasion : et les statues revivent aussi. Provoquer une telle rencontre fut aussi l’objet de l’intervention  d’Annette Messager en 1998. Des objets transitionnels les plus divers (chiffons, vêtements d’enfants, animaux en peluches…) étaient écartelés et cloués au mur comme des peaux d’écorchés[10] par une artiste qui revendiquait bien haut son statut de femme-sorcière. C’était bien sûr une autre façon de réactiver le pouvoir magique des objets du MAAO en transgressant les limites qui séparent les artefacts des différentes cultures. N’y a-t-il pas en effet, demandait Jean-Hubert Martin, une similitude entre les expressions des peurs irrépressibles et primales de tous les peuples ? La part de l’ombre qui sommeille en chaque être humain présenté comme essentiellement religieux n’est-elle pas toujours la même ? Après le Musée imaginaire d’André Malraux, les expositions de Jean-Hubert Martin pourraient bien représenter aujourd’hui un exemple emblématique d’un certain nivellement post-moderne de la culture solidaire d’une conception fictive et abstraite de l’universalité.

 

Et cependant aller jusqu’au bout de cette perspective, dire simplement « adieu » à l’exigence d’universalité à laquelle les amateurs d’art sont, à juste titre, si attachés, serait peut-être aller trop vite en besogne…

 

À cet égard il faut reconnaître à l’art contemporain le mérite de nous avoir permis de mieux penser notre rapport aux arts premiers. S’il y a de la grandeur dans la nébuleuse que représente ce qu’on appelle l’art contemporain, elle tient sans doute à l’obstination, à la rigueur, à la radicalité sans pareil, avec lesquelles il a cherché, méthodiquement, à se déconstruire. Ce mot est de provenance heideggérienne et comme  il a fait florès il ne veut souvent plus dire grand chose. Il traduit en français l’Abbau allemand qui ne signifie pas démolition (Zerstörung) mais dé-construction au sens de démontage, de déblaiement. Ce démontage, dit J. L. Nancy, vise à désassembler, à donner du jeu à l’assemblage, à le remettre en jeu en totalité, à le défaire afin de libérer les possibilités qu’il recouvrait. Ce démontage de la pensée occidentale a été magistralement entrepris par Heidegger dont l’œuvre monumentale n’est rien d’autre, disait à peu près Beaufret, que le rayonnement du monde moderne lui-même en une parole qui a ébranlé pour toujours la sécurité de tout étant au sein du monde. Mais  cette modernité, a aussi, radicalement, été mise à distance. Les partisans des postcolonial studies qui veulent en finir avec l’Eurocentrisme ne savent pas toujours ce qu’ils lui doivent, la médiation de la  pensée de J. Derrida ayant occupé le premier plan[11].  Aussi passent-ils volontiers sous silence le fait que c’est de nouveau à l’Europe qu’il est revenu de se contester elle-même  de se mettre à distance et de se provincialiser. Et comment ne pas admirer en ce sens et dans un tout autre domaine, le jeu de l’art contemporain qui, à chaque fois, a misé sur sa vie et sa disparition et fait de sa remise en jeu son dernier enjeu[12] ? Comment ne pas admirer en effet ce jeu de l’art contemporain qui, pour nous limiter à la peinture, a su se simplifier, se libérer de tout ce qui l’avait empêché d’être réellement art en s’interrogeant sur ses conditions de possibilités, en supprimant sujet, modèle, perspective, modelé, clair-obscur, narration, ornement, lieu d’exposition et jusqu’à l’ego de l’artiste lui-même invité à lâcher prise ? L’extraordinaire travail de déconstruction et de mise en jeu de l’art occidental qu’a  accompli l’art contemporain est sans aucun équivalent, dans aucun domaine.  C’est bien cela qui a permis d’ouvrir la notion d’art, d’en défaire la tresse et qui a rendu possible, nous l’avons vu, de multiplier les rapprochements avec des artefacts venus de tout autres horizons.

 

Mais la volonté sans cesse reprise de déconstruire l’art et de surmonter  une esthétique incapable d’interroger les formes de l’art actuel (Überwindung der Ästhetick : c’était déjà un mot d’ordre en Allemagne après la guerre) peut avoir aussi un autre sens. Après deux guerres mondiales le monde qui était celui de l’art ne s’est-il pas révélé être aussi celui du mal radical ? Aussi cette déconstruction a pu prendre quelquefois un sens nihiliste, le sens d’un nihilisme actif comme avec le mouvement dada ; risquons-en aujourd’hui une autre lecture, disons qu’il s’agissait plus fondamentalement de retrouver, non le nihil, le rien, le ground zero mais le vacuus, le vide, le creux, l’énergie féminine de la vallée, le blanc qui soutient les formes et les signes noirs ; de mimer la naissance d’un monde neuf ou d’un nouveau commencement : sens féminin de l’origine qui nous a semblé hanter le continent noir.

 

Les rapprochements que rendent possible une telle déconstruction ne sauraient pour autant abuser et donner le change. L’art ne comporte pas l’unité d’un genre et les rapprochements qui ont été initiés par la notion d’ « art primitif» ne s’effectuent bien souvent qu’à la faveur de l’équivoque, qu’à la faveur de  l’homonymie du mot art, ce dont il faudrait quand même prendre acte, ce qu’il faudrait, pour le moins, reconnaître ; le mot est le même mais les choses auxquelles on le rapporte sont multiples, disparates, différentes, kata polla, disait Aristote. C’est, on le sait, la thèse de certains anthropologues, très critiques à l’égard de ces foires et marchés à l’art contemporain. Les tenants des postcolonial studies ont renforcé et durci cette perspective. Ils ont en effet fortement contribué à saper la métaphysique hypocrite des droits de l’homme qui se serait arrêtée, comme par enchantement, aux portes des colonies, ils se sont ingéniés à défaire l’unité factice de l’Universalisme républicain grâce auquel, selon eux,  l’impérialisme occidental continue d’assurer de façon dissimulée sa domination sur le reste du monde. Le monde entier est sans doute généreusement convié à entrer au musée, mais c’est le musée lui-même qui est, par principe condamné à rester, à jamais, colonial[13]. Le talon d’Achille d’une telle théorie c’est que la simple possibilité de la communication interculturelle devient, dans cette perspective éminemment culturaliste, parfaitement inintelligible ; l’Europe et l’Afrique se trouvent à la fin immobilisées, enfermées  dans un face à face exclusif et dressées l’une contre l’autre. Mais ces continents constitueraient-ils vraiment des aires culturelles homogènes ? Comment pourrait-il y avoir, comme  le soutenait Ahmadou Kourouma à un écrivain africain, d’un côté, les idéologues de chez eux, et, de l’autre, les Africains de chez nous ? Il en va ici comme de l’Orient inventé par l’Occident selon Edward Saïd ; le chez eux et le chez nous ont été en effet inventés, car ils sont depuis toujours fissuré, morcelé, disloqués, pluriels, donnant lieu à des échanges et à des alliances stratégiques, ce qui multiplie et renverse, d’une rive à l’autre, les affects et les perspectives en nous faisant voir le monde par un plus grand nombre d’yeux. C’est ce que disait Nietzsche qu’il faut ici citer intégralement . « Notre préoccupation la plus grave, c’est de comprendre que toutes choses sont en devenir, de nous renier nous-mêmes comme individus, de voir le monde par le plus grand nombre d’yeux possibles, de vivre intensément nos instincts et nos occupations, afin d’acquérir des yeux, de nous abandonner temporairement à la vie, pour ensuite fixer sur elle temporairement nos regards ».[14]

 

Les amateurs d’art, nous l’avons vu, adoptent bien sûr en général la thèse adverse.  Malgré des noms différents (on dit jiri manii, personne de bois, en bambara pour désigner ce qui est pour nous une « sculpture » et les autres langues vernaculaires la désignent évidemment autrement) ces artefacts de l’ailleurs sont bien tous en vérité, pour ces amateurs, des objets d’art  qui sont nés « libres et égaux » (Kerchache) et ils doivent entrer, dans la mesure où ils sont des chef-d’œuvre, dans le même musée. Les termes qui les désignent sont multiples mais synonymes et la synonymie est univoque, elle se réfère à une même chose, à l’universalité de l’art, elle est kata hen, dirait Aristote.

 

Mais entre l’équivocité de homonymie et l’univocité de la synonymie, il y a cette forme transgénérique de l’unité qu’Aristote appelle l’analogie[15] dont on pourrait se servir pour  enfoncer un coin entre le relativisme des uns et l’universalisme abstrait des autres, entre le respect des mœurs et des traditions propres à des peuples singuliers et incomparables, qui caractérise les premiers et le mélange babélien que trop souvent nous proposent les second.

 

Il faut le reconnaître : les artefacts des différents peuples sont à chaque fois tellement différents de cela ridiculise à jamais universalisme et tentative syncrétique, ils sont séparés par une distance infinie, ils ne sont entre eux ni convertibles ni comparables, le vide qui les sépare est la seule chose qui importe… et pourtant malgré leurs extrêmes diversités, ils pourraient faire partie de la même famille, disait, en un autre langage, Wittgenstein, ils pourraient regarder du même côté, en direction de l’un, ils pourraient être tournés vers l’un, uni-versels, versum unum en latin, pros hen dirons nous avec Aristote, ils pourraient « se répondre » ainsi que le disait Baudelaire… Parler ici de l’ »art » pourrait même être encore trop dire, si ce vocable demeure, comme on l’a dit une façon pour l’Occident de pérenniser sa maîtrise symbolique sur le monde. La distinction générique des productions, loin de l’exclure, inclut l’unité plus haute de l’analogie. Quand on fait venir au Musée d’Art moderne de la ville de Paris des aborigènes australiens en leur demandant de créer in situ des œuvres  éphémères, il y a en effet analogie, -analogie de proportion- avec les pratiques qui étaient, dans ce lieu, à l’époque, celles de Joseph Beuys et de l’arte povera. L’analogie de proportion est une égalité de rapports et l’on peut poser en effet en une sorte d’équation que les traces fragiles des motifs des churingas étaient aux aborigènes ce que ses propres performances étaient à Joseph Beuys. Il y avait donc bien là, par-delà la distinction générique ou « raciale » (génos) des oeuvres,  une forme d’unité. Le malheur dans ce genre de situation est que l’on en vient toujours à oublier la différence, ici la différence entre des pratiques cultuelles et rituelles et d’autres qui ne le sont pas, et que l’on tombe alors dans la plus inquiétante des confusions : Introduire des aborigènes dans un musée d’art c’est prendre le risque de transformer  leur rituel ancestral et leur revendication politique insistante sur la terre de leurs ancêtres en une pitoyable gesticulation. Comment croire que les peintres du désert qui font effectivement circuler les forces entre l’envers et l’endroit du monde, qui dans leur mythes et leurs rites connectent les règnes minéral, végétal et animal, l’infiniment petit et l’infiniment grand, révélant ce qu’il y a de commun entre tous les êtres vivants, soient devenus par une sorte d’inexplicable intuition les hérauts de la pensée et de l’art contemporain, les précurseurs d’une pensée en réseau qui annonceraient les images satellites, les synapses du cerveau, les fractales de simulation sur ordinateur sans oublier les hypersliens de ‘l’internet[16] ? Symétriquement, rapprocher les œuvres des aborigènes de certaines  productions de l’art contemporain, c’est, comme dans le cas de Joseph Beuys, risquer d’effacer la dimension symbolique qui appartient nécessairement aux pratiques artistiques et, se rendre complice d’une autre forme de pitrerie. On voit que l’analogie de proportion constitue toujours  un piège dangereux qui conduit bien souvent à oublier la dissemblance et donc à procéder à des assimilations désastreuses. Une installation d’Annette Messager comme celle que nous avons mentionnée (« mes petites effigies », « mes monstres », « mes trophées »…) n’est un rituel d’exorcisme destiné à évacué le mal que par analogie et son nom de messager qui réjouit tant le commissaire de l’exposition -alors directeur du MAAO- n’est qu’une homonymie sans conséquence. Le petit journal à l’époque gracieusement offert au visiteur et baptisé « Point d’ironie » peut ici laisser perplexe. L’intention était-elle de modifier dans ce « «point » dans ce lieu notre regard en rapprochant ce qui est de l’art et ce qui ne l’est pas ou au contraire d’assimiler en quelque sorte par contamination[17] les œuvres des « sauvages »  à de l’art ? Mais hélas la valeur du mot « point » peut être aussi de négation et signifier simplement l’oubli de la différence, oubli qui génère une forme de mystification.  L’analogie de proportions est l’analogie des géomètres, celle qui suppose quatre termes ; elle ne permet guère, de toutes façons,  que de former des méta-phores, i.e. transporter ou de déplacer un concept ou une image d’un domaine à l’autre : la forêt est la chevelure de la terre, l’artiste est le chaman de notre époque…

 

Mais il y a une autre forme de l’analogie qui est, nous disait naguère Jean Beaufret, « beaucoup plus baudelairienne » en ce qu’elle est attentive à ce en quoi, dans une ténébreuse et profonde unité/ Vaste comme la nuit et comme la clarté/Les parfums, les couleurs et les sons se répondent... Cette analogie, l’analogia princeps, selon St Thomas, est l’analogie d’attribution, celle qui nous permet de dire, avec Empédocle, par exemple, que le visage et le jardin, choses pourtant si différentes, sont riants[18] ; c’est elle qui pourrait peut-être, soit-dit en passant, nous permettre de penser l’unité des beaux-arts dans leur insurmontable diversité,  c’est elle qui traduit ce climat commun dans lequel toutes les œuvres baignent et qui autorise ce « bougé » et ce malentendu salutaire qui nous permet, disait encore Baudelaire, de nous accorder : en établissant entre le disparate que constituent des mondes singuliers et fermés sur eux-mêmes, des correspondances. Celles qui ont justifié naguère, malgré tout, le beau nom de Musée de l’Homme qui pourrait être celui d’un certain nombre de nos Musée. Mais il reste, bien entendu que c’est d’abord en honorant la pluralité qu’on peut penser et accéder ensuite et de façon toujours risquée et problématique, à un monde commun.

 

Ainsi, fors l’histoire, fors la sociologie, fors l’ethnologie et toutes les sciences humaines, toutes les œuvres de l’art, immédiatement et à chaque fois, gardent le singulier pouvoir de  nous rendre contemporain de notre origine  comme l’écrivait  Maldiney en faisant naître conjointement un monde et un spectateur. Mais les mettre ensemble ou les réunir suppose pour le moins que l’on respecte la bonne distance[19] : une proximité aussi bien qu’une séparation excessives, immanquablement, nous aveuglent.

 

Et du fond de la singularité si étroite et si contestée de cet Occident qui est devenu pourtant, à bien des égards, la terre entière, n’est-ce pas aussi sous ce mode biaisé et indirect que nous appartenons, avec les tout autres, à ce qu’on appelle l’humanité et que nous demeurons en quête d’un Universel qui n’est jamais, qui n’a jamais été donné ?

 

 

 

[1] Cf. Africa explorer de Susan Vogel, op. cit. p. 268.

[2] Peinture rouge tirée de l’ouroucouyer (Bixa orellana) que les Indiens d’Amazonie se mettent sur les pieds, les mains et le visage.

[3] En parallèle à l’exposition « Magiciens de la terre » il faut signaler, dans la même circonstance et dans le même esprit,  l’exposition de Suzanne Pagé au Musée d’art moderne de la ville de Paris : tentative de rencontre et de dialogue entre des œuvres de l’art apparemment très éloignées les unes des autres. Annette Messager y exposa, comme autant d’ex-voto, des photographies de fragments du corps humain.

[4]  « Art » et « magie » sont dans notre tradition deux vocables réciprocables et il s’agissait bien de redonner à l’art son pouvoir et son mystère.  Cf., par exemple, «L’art tel un magicien qui sauve et qui guérit »,  écrit par exemple Nietzsche, La naissance de la tragédie §7.

[5]  Vingt-deux invariants anthropologiques (manger, aimer, mourir…) articulaient le parcours de Partage d’exotisme.

[6] Titre de l’exposition de Jean-hubert Martin à Lyon en 2003.

[7] Cf. la préface de Jean-Hubert Martin aux Magiciens de la terre, éditons du Centre Pompidou, 1989, p. 8.

[8] Il est vrai que l’on ne peut demander à « l’art » ce qu’il ne peut donner :  une exposition n’est pas en mesure de révolutionner les rapports sociaux, notamment les rapports Nord/Sud. Mais la validation généreuse des cultures exotiques  s’accompagne chez certains d’une certaine complaisance tiers-mondiste à l’égard d’un petit pool d’artistes de couleurs, toujours les mêmes, reconnus parce qu’ils sont africains beaucoup plus que parce qu’ils sont artistes.  Comment croire que cette ethnicisation de l’art ne pourrait pas être pour eux infamante ? Si le Musée du quai Branly, quelle que soit la volonté d’ouverture à l’art contemporain de son directeur, Germain Viatte, pourrait être d’abord le lieu de l’art traditionnel, art essentiellement « rural », les Musées d’art contemporain devraient être celui de l’art africain urbain contemporain étant entendu que les africains y exposeraient leurs œuvres en tant qu’artistes et non en tant qu’africains. Jusqu’ici les masques-bidons de Romuald Hazoumé, les peintures à caractère social de Chéri Samba, les cercueils de Kane Kwei, les billets de banque en bois de Jean-Baptiste Nguetchopa, les peintures fantastiques de Twins Seven Seven, les sculptures en béton de S. J. Kaplan, les dessins idéographiques de Frédéric Bruly Bouabré, les maquettes futuristes de Bodys Isek Kingelez … sans compter les enseignes de coiffeurs ou les portraits naïfs ne sauraient constituer quelque chose comme un art africain contemporain. Si tant est que cette expression puisse avoir un sens. Hassan Mussa qui refusa de participer à la biennale de Lyon en 2000 «exprime avec une grande lucidité la situation équivoque de l’artiste africain dans sa lettre à Jean-Hubert Martin : « L’art africain est un énorme malentendu éthique (…) Moi, artiste  né en Afrique… je sais que les seules occasions qui m’ont permis de présenter mon travail  au public sont des occasions de type « ethnique » où d’autres m’attribuent le rôle de «  l’autre africain » dans des lieux conçus pour ces rituels saisonniers où une certaine Afrique est » à l’honneur ». Cette situation qui ne manque pas d’ambiguïté me donne l’impression d’être un otage de cette machine étrange qui intègre les artistes nés en Afrique dans la monde de l’Art tout en les maintenant dans une catégorie à part. » Partage d’exotisme, catalogue, Paris, RMN, I, p. 15-16.

[9]  Sur cette première exposition mondiale d’art contemporain cf. Joëlle Busca, L’art contemporain africain, L’Harmattan 2000, p. 8 à 100. Jean-Loup Amselle, L’art de la friche, Flammarion, 2005, p. 67 et 140.

[10] J. Busca, op. cit., p. 113.

[11] Hypothèse généreuse car, hélas, alimentée par le ressentiment cuit et recuit de la diaspora des gens de couleurs, cette dernière trouvaille de l’intelligentsia américaine apparaît plutôt comme une idéologie : celle  d’un pays, qui est, pour préserver la domination du WASP (white, anglo-saxon, protestant), expert dans la gettoïsation multiculturaliste (ou communitarisme) et qui, faute d’avoir eu des colonies, cherche, par tous les moyens, à s’installer dans ce qui furent les nôtres ;  dans nos post-colonies ?

[12] Anne Cauquelin, Petit traité d’art contemporain, Seuil 2000, p. 178.

[13] C’est en tout cas un problème comme le traduisent les points de suspension du colloque de Juin 1998 intitulé : « Du musée colonial à… ».

[14] Nietzsche, La volonté de puissance, trad. Bianquis, Gall., L.III, § 581. Il est donc moins possible que jamais de « châtrer l’intelligence » ; pas de connaissance sans affects et sans passion. Cf. Généalogie de la morale, III, 12.

[15] Aristote, métaphysique, delta, chap II. « Ce qui est un l’est selon le nombre, ou selon l’espèce, ou selon le genre, ou par analogie : selon le nombre selon les êtres dont la matière est une, selon l’espèce les êtres dont la définition  est une, selon le genre, les êtres dont on affirme le même type de catégorie ; enfin par analogie, toutes les choses qui sont l’une et l’autre comme une troisième chose est à une quatrième. Vrin, 1952, trad. Tricot, I, p. 267, 268.

[16] Cf. Barbara Glowszewski, Du rêve à la loi chez les aborigènes australiens, PUF, 1991.

[17] Le mot est de Joëlle Busca à qui nous empruntons l’essentiel de ces informations.

[18] L’analogie d’attribution ne permet pas d’établir des proportions comme l’analogie de proportion (exemple canonique : la vieillesse est à la vie ce que le soir est à la journée) .

[19] Pascal, Brunshvicg., n°381, 115.  Cette notion capitale a été reprise par Benjamin.

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