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L'altération nègre

 


L’ALTÉRATION NÈGRE

 

"Oui, j'ai les yeux fermés à votre lumière. Je suis une bête, un nègre... le plus malin est de quitter ce continent...Plus de mots,... J’ensevelis les morts dans mon ventre. Cris, tambour, danse, danse, danse, danse! 

Rimbaud

 

 

CHAPITRE 1-TOPIQUE : DU MÊME ET DE L'AUTRE.

 

Il y a bien longtemps déjà, un étrange étranger, arrivé d'Elée[1], vint nous apporter la parole de l'Autre. Perpétré le parricide, après la mort ainsi de Parménide qui affirma l'immuable identité du Même, lui qui était Personne ou le sans nom, nous enseigna que l'altérité circule toujours au coeur du logos mais que, par là même, l'Autre est toujours relatif au Même et qu'il n'y a donc pas de tout-autre ou de différence absolue.

 

L'altérité ainsi accueillie était en même temps annexée à l'empire du Même, mise au service d'un discours finalement totalisant et "monologique", dirait Bakhtine : le tisserand royal, selon la métaphore du Politique, en entrelaçant suivant des rapports réglés le Même et l'Autre, l'homme et la femme, l'autochtone et l'étranger, pouvait ainsi constituer l'unité d'un seul tenant -le tissu- de la cité.

 

Mais l'histoire, notre histoire ne s'est pas vraiment réglée sur ce modèle. La différence trop forte de l'Occident a fini par écraser toute différence. Dans l'échange inégal et souvent meurtrier que l'Occident a institué, le rapport à l'autre est resté dissymétrique, unilatéral, déséquilibré. Et quand, à la fin, les Européens, ont perçu, au XXe siècle, la valeur esthétique de la sculpture des hommes noirs, et lorsque ceux-ci se sont mis debout pour nous regarder, mettant fin « au privilège de voir sans qu’on le voie »[2], quand ils ont pris la parole, l'Autre s'est révélé différent de celui que la philosophie de Platon -et aussi bien celle de Hegel- nous avait annoncé : le barbaros ne fut pas hellénisé, il refusa toute relation, ne se laissa pas apprivoiser. Nous en fûmes quittes alors pour poursuivre un monologue deux fois millénaire. Mais comme, néanmoins, nous avions besoin de l'étranger pour nous affirmer et pour construire notre identité il fallut bien l'inventer et nous le façonnâmes à notre guise, le présentant tour à tour comme un diable, l’héritier maudit des fils de Cham ou comme un dieu, comme un mauvais ou comme un bon sauvage, croyant parler de lui alors que, tentative d’annexion ou de captation, nous ne prenions en considération que notre rapport à lui. Il devint ainsi un prétexte ou un alibi[3], la justification de l'amour ou de la haine que nous pouvions avoir vis à vis de nous-mêmes.

 

C'est en tout cas ce que l'on ne peut qu'être tenté de penser quand on considère l'apparition, enf pleine ère coloniale, de ce qu'on a appelé les "arts primitifs". Gauguin, le premier, le « primitif entre les primitifs », avait lancé la mode de ce que l’on allait appelé justement le primitivisme ; « Vous trouverez toujours le lait nourricier dans les arts primitifs », écrivait-il à Odilon Redon en 1890, en donnant pour la première fois  une acception positive à ce terme. Le primitivisme apparaîssait donc, d’entrée de jeu, comme un ressourcement à une origine antérieure ou étrangère à la Renaissance ; en un temps de détresse et de nihilisme, il s’affirmait comme « un nouveau commencement » ainsi que le dira Paul Klee, quelque vingt-deux ans plus tard. « Pour faire neuf, disait encore Gauguin, il faut remonter aux sources, à l’humanité en enfance ». Gauguin n’eut jamais qu’un intérêt très limité pour l’art polynésien. Il ne s’agissait pas vraiment pour lui de chercher dans l’art primitif un support à une révolte formelle contre l’académisme et le naturalisme comme ce sera le cas plus tard pour les Fauves et les cubistes.  Plus radicalement ce qu’il cherchait c’étaient les immémoriaux, l’Urmensch et l’Urnatur et il entendait, en partant pour Tahiti puis pour les Marquises, aller puiser à la source primordiale ou au principe du grand art afin de devenir, sans rien pourtant de régressif ni de völkisch, le primitif d’une époque nouvelle[4] : « mon art tend à cette réalité des grandes formes qui se trouvent seulement, parfaitement pures, dans l’art nègre et parmi les primitifs authentiques », écrit-il par exemple ; l’expressionnistes allemand[5] ne sera très explicitement que la grande répétition de cette thématique héritée du romantisme.

 

 « Primitif », le mot d’abord à connotation péjorative avait fini par remplacer en partie au XIXe siècle celui de « barbare ». Mais  Gauguin l’emploie encore et il écrit d’une façon encore bien rousseauiste[6] en donnant la frappe et la force d’un manifeste à cet aphorisme qui sonne comme le coup d’envoi du primitivisme : "le retour à la barbarie est pour moi un rajeunissement". Amertume et désenchantement viendront plus tard, rejetant dans un Urzeit mythique le paradis entrevu. La découverte d’un sol tahitien devenu « tout à fait français », d’un sol où la colonisation avait accompli son œuvre de mort allait bien vite faire de lui le peintre de l’Eden et du péché, le peintre du primitif et de sa disparition : pour parler comme Hegel, l’unité immédiate du primitif –l’identité instantanée dira encore Max Ernst- s’était déjà irrémédiablement rompue. De la pureté, il ne pouvait peindre que sa perte et que sa désillusion[7].

 

La réédition d'un topos romantique, celui de l'idolâtrie du primitif préservé de tout contact allogène[8], systématiquement altérisé, otherized comme disent aujourd’hui les Anglais[9], et de la déploration symétrique du présent, remettait ainsi en honneur un certain exotisme et initiait ou faisait repartir une course aux trésors qui avait déjà rempli les cabinets de curiosité[10]. Il n'y avait, à l'époque, rien de plus intelligent à faire, dira encore Maurice Denis[11], que de retourner à l’enfance, que de faire la bête, un art de sauvage et de primitif comme le leur reprochaient les critiques. Désir d’être une brute, écrira encore en 1931 le si honnête Leiris, soudainement saisi, au cours de la rapine coloniale du masque bambara du kono (qu’il dénonçait pourtant par là même), d’une violence fantasmatique qu’il imaginait sacrée et régénératrice : « Formidable religiosité. Le sacré nage dans tous les coins. Tout semble sage et grave. Image classique de l’Asie… rien ne rit plus ici, ni la nature ni les hommes » note t-il à la page 213 de l’édition de 1996.

 

Mais quand, beaucoup plus tard, la science prit la relève de ce qui pouvait apparaître fantaisie et engouement de philistins, quand par exemple, en 1882, le musée du Trocadéro fut transformé en Musée de l'Homme, notre rapport au "primitif" en fut-il pour autant fondamentalement modifié ? "Choses rares, choses belles ici savamment assemblées, instruisent l'oeil à regarder comme jamais vues toutes choses qui sont au monde". Henry de Lumley rappelait récemment ces mots de Valéry inscrits en lettres d'or au fronton du Musée de l'Homme, et le directeur du muséum d'histoire naturelle glosait en toute bonne conscience sur ce mariage de la science et de l'art et sur la volonté de totalisation et de plénière universalité évoquée par le nom même du musée. Et telles étaient en effet les intentions "humanistes" et tolérantes de Paul Rivet, son fondateur en 1937. Mais comment ne pas voir, avec le recul que nous donne un bon demi-siècle de distance, ce qu'il peut y avoir de particulier et de suspect dans cette prétention de l'Occident à l'universalité ? Tout se passe comme si, dans son empressement à accueillir dans son musée imaginaire les oeuvres de la terre entière, il avait oublié de se présenter lui-même dans la singularité de son entreprise, dans l'arbitraire de sa perspective, comme s'il refusait de voir que cet "humanisme" affiché, pouvait aussi, pour les tout-autres, apparaître très simplement comme "la coutume et l'institution d'un groupe d'hommes, leur mot de passe et quelquefois leur cri de guerre"[12].Faut-il rappeler que ce sont nos cultures aux religions universalistes et au prosélytisme actif et elles seules qui ont pratiqué, à l'échelle de continents entiers, l'exploitation coloniale avec son corollaire obligé, la mise en fiche systématique réservée à l'ethnographie ?

 

Si l'ethnologie est ainsi fille du colonialisme[13], tout porte à craindre que la reconnaissance, au début du siècle, des « arts primitifs » et de « l'art nègre » en particulier, soit elle aussi tributaire de cette origine impure. Baptiser (et donc s'approprier) au nom de "l'art" une bonne partie des oeuvres ou des artefacts venus de la planète entière, tout en faisant silence sur la façon dont ces biens ont été acquis, ne serait-ce pas une des formes, particulièrement insidieuse, de l'impérialisme culturel de l'Occident ? La constitution des collections, la fantastique objectivation de la valeur sous toutes ses formes -valeur esthétique et valeur marchande- ont occulté les relations de pouvoir qui sont le fond de l'histoire et qui sont bien évidemment aussi à l'oeuvre dans leur constitution[14].

 

Alors, incapable, l'Occident de s'engager dans l'aventure de l'altérité ? L'art primitif simple petit chapitre dans l'interminable soliloque de l'Occident sur un « art » dont l’histoire s’est pour l’essentiel développée hors de l’Afrique ? L'affirmer serait peut-être aller un peu vite en besogne. Ce serait oublier que l'apparition de l'ethnologie est contemporaine aussi de la dislocation de l'ethnocentrisme occidental, c'est-à-dire de la reconnaissance de l'éclatement et de la multiplicité des perspectives. Ce serait oublier conjointement que, à un certain moment, la découverte de l'art primitif a contribué non pas à contenter ou conforter nos attentes mais à les décevoir et à subvertir non seulement notre représentation de l'art mais aussi ce que nous considérions comme étant la "réalité". Est-il excessif de dire que, pour l'ensemble de la modernité, la découverte de l'Afrique et de l'Océanie a rempli le rôle que la découverte de l'antiquité avait joué pour la Renaissance ? Et que donc sans l’art nègre il n’y aurait pas eu, au début du XXe siècle, de modernité européenne que ce soit dans le domaine des arts plastiques, de la danse ou de la musique[15] ? La rencontre des arts primitifs a ouvert en effet une brèche dans l'ordre occidental des choses, celle peut-être par où passe le chemin de cette "barbarie positive", dont parlait Walter Benjamin[16]. C'est elle qui nous a "altéré", rendus autres, rendus à l'autre, en déstabilisant nos certitudes, notre tradition esthétique, notre imaginaire. Comme avec toute grande passion nous avons été exposés à  l’excès et au débordement. « Qu’importe de moi ! est l’expression de la vraie passion, c’est le degré le plus extrême pour voir quelque chose à l’extérieur de soi », écrit Nietzsche, par exemple. L'usage du concept d'altération, qui vient de Georges Bataille, par sa force, son héritage, sa valeur polysémique[17] nous semble être ici particulièrement pertinent. Plutôt que de se précipiter et de chercher à comprendre l’autre, à l’assimiler et à le réduire au même, comme le fit, en son temps, le père Tempels parlant de philosophie bantou, mieux vaut d’abord comprendre que nous ne comprenons pas, l’étranger restant toujours l’intrus, celui qui arrive, nous arrive et qui s’impose à nous. C’est ce que, sans pour autant payer un quelconque tribut à la croyance à visée hégémonique en une mentalité primitive à la Lévy-Brühl, affirme Victor Segalen. C’est lui qui avait donné un lustre nouveau au vocable d’exotisme qu’il sortit de l’ornière esthétisante et européocentriste : « partons donc de cet aveu d’impénétrabilité, écrit-il. Ne nous flattons pas d’assimiler les mœurs, les races, les nations, les autres ; mais au contraire réjouissons-nous de ne le pouvoir jamais ».

 

C'est que la notion d'art primitif, malgré sa provenance équivoque (marquée par l'évolutionnisme, elle connote la faiblesse, l’arriération, la maladresse), doit ici être entendue dans un sens positif et analytique (freudien), comme le dit Bataille qui avait commenté dans la revue Documents le livre de Luquet sur l’art primitif[18] sur lequel il nous faut revenir.

 

Luquet partait de la constatation suivante : l’art des enfants tout comme l’art des primitifs sont indifférents aux impératifs mimétiques ou illusionnistes de l’art des civilisés. Sa thèse, fondée sur un évolutionnisme résolument optimiste, consistait à faire du jeu créatif des enfants une voie d’accès susceptible de nous faire entrer dans le secret des processus créateurs qui sont ceux de l’art primitif. Dans un cas comme dans l’autre on serait en effet en présence d’une pulsion esthétique originelle totalement étrangère à l’intention figurative, ignorant délibérément les entraves de la ressemblance. Elle consisterait, pour l’enfant comme pour le primitif, à manifester d’abord librement et par pur plaisir sa propre présence en laissant des traces. Ce n’est qu’après coup que l’enfant investirait ses traces ou ses marques d’une valeur représentationnelle par un processus lié à la reconnaissance cognitive et non à la ressemblance. La figuration primitive relèverait donc d’un réalisme intellectuel très codé, fondamentalement différent du réalisme visuel, familier à l’occidental : à l’homme blanc, normal et adulte. Ainsi dans le masque grebo qui servit à Picasso dans l’élaboration de sa célèbre guitare en tôle de 1912, les deux cylindres et les blocs parallèles horizontaux ne ressemblent ni à des yeux ni à une bouche mais il les désignent ou les signifient de façon idéographique ou conceptuelle, « raisonnable » disait le peintre.

 

Il faut bien avouer qu’une telle vision est séduisante à plus d’un titre : elle est le premier hommage théorique rendu à la fonction essentielle et archaïque de l’art[19]. L’art originel est art de conception et non art d’imitation, la naissance de l’art ne s’est pas effectuée sous l’égide de Narcisse, ainsi que le proclamait Alberti. Cette théorie est par ailleurs reconnaissance de l’affinité profonde entre ces formes d’art (populaire, « brut », enfantin, tribal…) qui ont singulièrement réveillé et rajeuni l’art moderne, qui l’ont aidé à consommer la rupture avec un art idéal qui, manifestement, n’était plus d’époque et que certains (Kandinsky, Marc, Klee, Dubuffet…) ont longtemps subsumé sous le seul concept de « primitif ». De même que le secret de l’existence est peut-être à chercher dans l’hôpital de fous -ainsi parlait Kierkegaard- de même il faut étudier «le dessin des gosses » parce que, sans doute, « la vérité y est »[20]. La théorie de Luquet est, de plus, parfaitement en accord avec le primitivisme soft et esthétisant que le marchand Paul Guillaume, sous l’égide de la fondation d’Albert Barnes, avait développé à la même époque dans Primitive Negro Sculpture : l’évolution de l’art nègre n’est pour lui que le développement « du jeu naïf et sans contrainte » de cette pulsion esthétique originelle qui serait restée sauve chez tous les enfants de la race humaine.

 

La conception évolutionniste de Luquet se heurte pourtant à la réalité et d’abord à celle de la chronologie : le réalisme visuel (celui de Lascaux et d’Altamira à l’époque magdalénienne) a précédé le schématisme et le réalisme cognitif plus frustes des périodes ultérieures. L’art nègre, par ailleurs, même dans ses productions les moins anciennes, est un art extrêmement évolué appartenant la plupart du temps à de grandes civilisations qui n’avaient rien de « tribal », il est le fruit très élaboré d’une concertation séculaire et d’habitus qui se sont transmises de génération en génération ; son dessin solidement architecturé et unifié, son sens des répétitions rythmiques, l’extrême habileté de son exécution lui permettent d’exprimer les forces les plus subtiles de la vie. L’art nègre, reconnaît Paul Guillaume, n’est donc pas le résultat d’une impulsion sans orientation[21],  il a  peu de chose à voir avec la spontanéité ou avec l’immédiateté qui caractérisent la production des enfants ou des « fous » comme le veulent encore les zélateurs de l’art brut, par exemple.

 

Mais surtout il n’est pas possible de poser le principe de plaisir au fondement des productions de l’art primitif quand on songe, par exemple, à l’inégalité de représentation entre l’animal et l’homme dans l’art pariétal magdalénien ou aux anthropoïdes acéphales et déformés de l’intérieur des grottes qui refusent le visage détruisent ou sacrifient délibérément les proportions naturalistes de la figure humaine, retrouvant par là même les forces tapies sous la représentation, celles qui résistent en arrière du visible  : l’archéologie qui tous les jours nous découvre ces figures d’épouvante est plus que jamais devenue selon le mot de G. H. Rivière, « la fille parricide de l’humanisme »[22]. La conception optimiste et humaniste de Luquet n’est pas en mesure de rendre raison de l’incroyable puissance de la sculpture primitive, symbole de notre sapience mais symbole aussi de notre démence : du fin fond de l’océan Pacifique, témoins silencieux de l’immémorial, Cinq cents idoles gigantesques de basalte, le dos à l’éternel Océan, contemplent le soleil en face et nous regardent encore de leurs yeux jadis incrustés de jade.

 

La séduction extrême qu'exerce sur nous l'art primitif ne procède aucunement, de toute façon, d’une invention formelle qui pourrait nous paraître particulièrement satisfaisante, comme le soutient le primitivisme esthétisant. Elle tient au fait que la forme des sauvages est forte comme le tonnerre, que son intensité s’accompagne de cette cruauté extrême et de cette violence qui est au cœur du sacré. Elle nous trouble parce qu’elle affecte l'idéalité de la figure humaine, elle la disloque, la décompose, l'altère jusqu'à nous faire régresser jusqu'aux limites de l'horreur, pour parler comme le Kurtz du Coeur des ténèbres. C’est cette horreur que le héros du récit de Conrad, Marlow, finit par rencontrer après avoir remonté le fleuve Congo comme si cette retrocession avait été aussi temporelle et l’avait fait parvenir jusqu’aux plus lointaines origines du monde. De même qu'en deçà de la Grèce classique il y avait le labyrinthe et le Minotaure[23], de même, en deçà de la représentation, en deçà de la "scène" de nos rêves, il y aura désormais l'Afrique et la transe africaine.

Ce sont elles qui nous ont révélé brutalement ce que nous avons perdu, ce sont elles qui ont fait soudainement resurgir la part maudite engloutie par l'avènement d'une civilisation trop assurée dans sa conscience de soi. Le choc ou la commotion défamiliarisante qu'ils ont provoqués en nous ont en effet ébranlé les assises les plus archaïques de notre être au point de nous faire approcher d'un point de folie et de suffocation. Les censeurs nazis ne s'y sont pas trompés qui, avec l'art moderne[24], condamnèrent l'ensemble des arts qui, bien souvent, l'avaient inspiré : l'art nègre[25], l'art des fous, l'art des enfants, toutes ces formes d'expression "dégénérées" qui portaient atteinte à notre représentation du réel en la déconstruisant, en la déplaçant, en la désublimant. Toutes ces figures de l'altérité[26] entretenaient bien en effet une secrète affinité et les modernes en portant, grâce à elles, la guerre dans l'esthétique ont su répondre, à leur manière, au kitsch totalitaire et à l'esthétisation fasciste de la guerre et de la politique. Il est significatif de constater que ce sont au contraire les milieux anarchistes (Louise Michel, Fénéon, Elie Faure[27]) qui ont joué un rôle décisif dans la réévaluation des arts primitifs ; les idoles qui « brûlent d’une vie sommaire et en même temps furieuse » (Faure) resteront toujours la découverte majeure d’une contre-culture que continue de motiver la haine d’une certaine bourgeoisie.

 

Il reste que l'altérité des arts primitifs n'est que relative, que "l'art nègre" est donc aussi un objet construit par un certain courant de la modernité, si bien qu'il serait vain de vouloir comprendre l'un sans l'autre ; il n'a été inventé et n'est devenu pour nous visible, comme l'a écrit, le premier, Carl Einstein en 1915, que pour des raisons internes à notre culture, qu'en raison des problèmes que se posait alors l'art moderne. Pour parler clair, c'est le cubisme et rien d'autre qui a été la condition de sa visibilité et de sa réception en Europe, d'une façon en tout cas "moins inconsidérée qu'auparavant"... On ne cherche et on ne voit jamais que ce que l'on avait, d'une certaine façon, déjà trouvé, de telle sorte que l'Autre était déjà dans le Même.

 

Mais une fois le cercle menaçant dénoncé, est-il possible d'avancer plus avant dans l'aventure de l'altérité ? Et si oui, comment alors parler de l'autre sans le réduire au même ? Michel Leiris, sans conteste, s'est affronté jusqu'au désespoir[28] et avec une honnêteté sans défaillance à cette difficulté ou à cette aporie. Dans un texte inédit datant vraisemblablement des années soixante[29] il montre que ce que nous étiquetons comme "objet d'art", comme relevant de "l'art africain" est fondé sur un choix qui témoigne des préférences arbitraires des européens. Celles-ci sont conditionnées par un contexte culturel qui est évidemment totalement différent de celui de "l'art" dont on parle. Car notre oeil n'est jamais nu et la tâche de l'ethnologue consiste justement à inspecter et à révéler de façon critique le milieu invisible que nos regards traversent en toute naïveté. On ne peut comprendre ce qu’on appelait alors « l’art nègre » indépendamment du courant de la modernité qui en a construit le concept. En conséquence toute compréhension positive des arts africains est exclue tant que nous ne saurons pas ce qu'il peut être pour des Noirs, tant que leur point de vue ne sera pas pris en compte, tant qu'il ne sera qu'un prétexte en vue de renouveler l'art des blancs[30]. Nous ne pourrons donc comprendre ces "arts" que dans leur différence d'avec le nôtre et tout inventaire, toute étude systématique ne seront jamais, dit l'auteur du premier ouvrage de référence en langue française sur les "arts africains", qu’une manifestation supplémentaire de notre impérialisme culturel ou que l’approche d'un intellectuel occidental du XXe siècle qui s'adresse, dans leur langue, à des occidentaux. 

 

En conséquence, si l'on ne veut pas soustraire l'Afrique à tout examen et si l'on veut tenter de traquer ce qui ne sera jamais sans doute qu'un écart ou qu'une différence par rapport aux normes de nos sociétés, il faut accepter l’inévitable : identifier comme « art » des choses qui n’en relève manifestement pas, c’est réduire ce qui est autre à ce qui est nôtre, c’est parler de notre point de vue et du plus profond de notre angle et poser nécessairement, sur l'objet étudié, une grille ou un filet, celui que constituent nos critères et nos catégories, tout ce que l’on retrouve dans les taxinomies et les divisions diachroniques mises en place dans nos musées. Et puisque grille et filet sont inévitables[31], choisissons les nôtres. Analysons l'espèce "art africain" à travers les catégories[32] par lesquelles toute une tradition qui remonte à Platon et Aristote cherche à s'assurer des formes "propres" et des frontières précises d'un concept, à prendre ou à saisir celui-ci dans le réseau ou le filet des jugements ou des attributions qu'Aristote étudiait dans cette partie de la logique appelée justement analytique.

 

Résolument mais avec une pertinence qu'il faudra interroger, tentons de saisir cet écart par rapport à la norme en jetant, comme naguère "Papa commandant"[33], "notre grand filet devant nous".

 

CHAPITRE 2 - ANALYTIQUE : DIX CRITÈRES POUR UNE CRITIQUE.

 

Car comment pourrions-nous autrement jeter nos filets sur un objet aussi protéiforme et insaisissable ? Procéder empiriquement ne saurait en effet que conduire à l’échec et ceci pour deux raisons essentielles.

 

On sait d’abord que le vocable de "primitif" a eu une extension variable au cours du temps et qu'il a conduit a des errements qu’il faut bien au moins rapidement examiner en faisant intervenir la longue histoire qu’a déjà connue ce concept. On est en effet consterné de voir le flou et l’incohérence avec lesquels on continue de parler d’art primitif ou d’art premier. Même les critiques les plus éminents ne se sont jamais vraiment expliqués sur les cultures qui, de plein droit, devraient en relever.

 

On voit sans doute, sans en comprendre vraiment la raison, qu’elles se situent toutes hors de l’Europe ; mais peut-on vraiment délimiter les frontières des cultures concernées et où faut-il les arrêter ? A vrai dire, pour s’en tenir au cas français, la situation était claire jusqu’à ce que J. Kerchache se soit mis en tête de faire entrer les arts premiers au Louvre – inéluctable lieu d’une consécration artistique- et n’en convainque le Président Français. Jusqu’ici, chaque région du monde avait, dans la Capitale, son musée. Les nègres étaient à la Porte dorée et au Trocadéro[34] comme l’extrême Orient au Musée Guillemet et personne n’y trouvait à redire. Mais voilà que cette initiative que d’aucuns jugèrent obsessionnelle et monomaniaque va tout déplacer et générer d’interminables polémiques portant, entre autres, sur l’intitulé du nouveau musée.  Le Pavillon des Sessions, au Louvre, constitue depuis lors, comme on l’a dit, une antenne. Et le fait est que le Pavillon fait maintenant sa place aux arts des continents qui n’étaient pas représentés dans le plus grand musée du monde. Justice a donc été faite aux précolombiens, africains, océaniens par exemple, tandis que l’Egypte, déjà largement représentée dans le Musée lui-même, n’est présente que par une statue ancienne, postée à l’entrée. Le critère géographique qui, tant bien que mal, avait présidé à la distribution des objets d’art dans les différents musées de la Capitale et qui est sans doute le moins équivoque, le moins idéologiquement chargé est, plus que jamais, équitablement observé mais l’appellation de premier d’abord donné au futur musée du quai Branly entendait faire droit à une spécificité ; déjà certains se plaignent d’un parti pris politiquement et esthétiquement correct et de voir effaçées des pièces recueillies au Pavillon des Sessions, toute trace de barbarie et toute odeur de magie : pas de masque ni de fétiches L’intention de J. Kerchache était pourtant claire, il s’agissait, dans ce prestigieux musée, de rester cohérent avec lui et de déjouer les pièges de l’exotisme. [35]

 

Et il y avait sans doute dans les mots primitif ou premier, aussi indéterminés et injustifiables qu’ils soient, quelque chose d’un autre ordre qui –les adjectifs l’impliquaient-  se rapportait  à l’ordre temporel, impliquait un ordre scalaire, affirmait une préséance chronologique qui entendait renverser la hiérarchie dépréciative de l'idéologie évolutionniste pour qui le commencement était synonyme de bassesse et d’aberration.

 

Le critère de discrimination se voulait donc plus historique que géographique. L’art primitif concernait sans doute les sociétés d’entre les tropiques auxquelles s’ajoutaient les hyperboréens, mais c’était surtout les plus archaïques, celles qui étaient supposées avoir gardé « la sève de leur ingénuité première », comme le dit Elie Faure, le premier rhapsode de l’histoire universelle de l’art (Duthuit), celles qui n’avaient pas connu l’écriture qui étaient visées. Rarement représentées en situation, leurs œuvres de bois ou de pierre qui nous apparaissaient comme libérées des impératifs de la pesanteur, déliées de l’espace et du temps environnant aussi bien que des conventions de l’espace pictural et des canons de la représentation hérités des Grecs avaient soudain surgi dans leur profond mystère. L’art que l’on appelait alors archaïque, les styles de cour non-occidentaux des sociétés théocratiques complexes hiérarchisées et hautement spécialisées, l’art égyptien, perse, cambodgien, précolombien avait déjà constitué une source d’inspiration pour les modernes ; mais ceux à qui, au début du XXe siècle, on allait réserver le terme de primitifs s’en distinguaient par leur surprenante inventivité, la variété de leurs œuvres et en ce que, plus que les autres, celles-ci présentaient la plus radicale restructuration du corps humain à laquelle nous avions été jamais été confronté.

 

Pour prendre l’exemple du continent africain le sens du terme « primitif »  fut d’abord très large en extension et en compréhension. Il subsumait d’ailleurs la plupart des civilisations extérieures à l’Europe et aux civilisations orientales et l’assimilation des termes « égyptien » et « primitif » se fit jusqu’à la fin du XIXe siècle. On la trouve encore chez Van Gogh et Gauguin pour qui existait une indubitable parenté entre les fétiches et l’esthétique égyptienne[36]. Les théories diffusionnistes du début du siècle faisaient de l’Egypte le foyer générateur de tout ce qu’il y avait de bon en Afrique noire. Comment refuser en effet l’affinité patente existant entre les œuvres de ces deux régions ? Même facture primitive, même  fonction religieuse. C’était évident pour les œuvres prédynastiques très proches de celles des nègres ; le rapport était moins évident pour les périodes postérieures. L’Egypte avait été rapidement modifiée par les apports de la culture asiatique et vite gagnée par un certaine rigidité stylistique. Mais la sculpture égyptienne appartenait au monde africain. The art of a continent, c’était le titre, il y a peu de temps, d’une exposition importante en Angleterre. Il se justifie si l’on veut bien renverser les termes du rapport et faire de l’art égyptien « moins une source d’influence sur l’art africain que la manifestation locale d’une tradition africaine », ainsi que l’écrit F. Willett ; malgré sa spécificité l’art égyptien reste en effet toujours marqué par un rituel magique et par une représentation rigide, frontale, idéalisée de la figure humaine qui demeure sans âge et sans expression comme dans la plus grande partie de la sculpture africaine[37].

 

Rien pourtant de moins clair que ces critères qui sont tour à tour géographiques, historiques, sociologiques ou stylistiques. Ainsi, l’art préhistorique est bien l’art de la naissance de l’art, l’art d’une société sans écriture. Il se trouve pourtant paradoxalement exclu des arts premiers même si certains préhistoriens affirment l’existence d’une parfaite continuité entre art préhistorique et art tribal[38]. Parce que le prétendu réalisme des peintures rupestres, celui en tous cas du Magdalénien, ne possède en aucun sens du terme, les critères de la dite primitivité ? Parce que, d’une façon générale, on entend distinguer des « primitifs de l’ailleurs » les « primitifs de l’avant » qui relèveraient, eux, de l’archéologie ? Relèvent pourtant de cette dernière discipline l’art précolombien, l’art de l’Amérique disparue mais aussi bien l’art de Nok, de Djenné ou des Sao que l’on trouve pourtant dans les galeries d’art primitif. Faudrait-il alors aussi récuser la pertinence des distinctions historiques ?

 

Resterait alors à se rabattre sur un critère plus structural ou -au sens étymologique- plus archéologique. Le primitif ouvrirait ainsi sur la dimension secrète et verticale que toute culture entretient avec elle-même, chacune étant finalement conviée à se dépayser jusqu’à ses propres origines. « Tout homme est de la tribu des morts » dit un proverbe bantou[39], et il y a sans doute en chacun des hommes une part de nous-mêmes toute prête à se replonger dans le grand fonds primordial et à nous rappeler la complicité première de notre espèce avec la vie et avec son envers, la mort. L’exclusion de l’Europe n’aurait alors aucun sens. Sans doute les adorateurs de la Grèce éternelle  furent épouvantés par ces idoles barbares et colorées, les korés de l’Acropole, que l’on venait de découvrir ainsi que le raconte Maurras en 1901 dans son Voyage à Athènes. Le postulat de la mimèsis faisait apparaître comme archaïque ces idoles aux yeux immenses dont l’apparente immobilité et la frontalité semblaient signer l’infériorité.  ‘Aucune origine n’est belle » conclura promptement Maurras.

Mais on peut renverser la proposition et discerner encore, dans l’art le plus classique, la proximité de l’origine, de l’horreur et du chaos : aucune forme n’est belle sans terrifiante profondeur, disait le Nietzsche de La naissance de la tragédie.

De cette « origine » les petites idoles des cyclades, par exemple, ces têtes d’obsidienne comme les appelait Malraux, nous parle ; ne pourraient-elles pas faire partie de l’art primitif de la Grèce  bien avant qu’elle ne fasse lever sur le monde ce que Malraux appelle l’aube inépuisable du sourire [40]?

 

La deuxième raison qui met en échec toute capture ou captation des arts premiers par la voie empirique tient au fait que son identification repose sur une idéologie datée et pour le moins contestable. Pour nous en tenir à l’Afrique, nous avons déjà dit combien la notion d'art africain était un non-sens non seulement parce qu'il n'y a pas, en Afrique pas plus qu'ailleurs, d'équivalent à ce que nous appelons "art", mais aussi parce que l'"Afrique" comme telle,  est une création récente inventée, de l’extérieur, notamment par les noirs américains entièrement déculturés par l’esclavage. Mais ce ne sont pas seulement les généralisations sur l'Afrique qui sont toutes presque inévitablement fausses, ce sont aussi les clivages ethniques qui la divise ; ils n’ont eu pour fin que de l’immobiliser et de lui dénier toute historicité : ils ont servi au pouvoir colonial à assurer sa domination, ils ont été exacerbés par le régime de l’apartheid qui a institutionnalisé à son profit la séparation et l’isolement.

 

Les assignations identitaires sont en effet sans égard pour les mélanges ethniques et pour les cultures transnationales qui n’ont jamais cessé de se développer et elles sont surtout fondamentalement belligènes : l’expérience montre combien elles séduisent les peuples qui se les approprient. Ces tentatives simplificatrices d’essentialisation (Les « Musulmans », Les « Toutsi »…) ont toujours été les vecteurs des plus terribles génocides. On ne se lassera pas de le répéter : il n’y a pas d’identité primordiale et encore moins d’âme noire ou d’african personality, selon l’expression de Blyden qui entendait régénérer l’Afrique en donnant au esclaves noirs des Amériques, de retour au Libéria, le premier rôle. Origine, si ce mot a un sens, ne signifie jamais essence mais épaisseur du temps, invention et accumulation de semblables moyens d’adaptation, tout ce qui lie ensemble un climat, un peuple, des techniques…  et qui finit par donner à une multiplicité de traits que chaque peuple choisit comme on puise dans une boîte à outils (Wittgenstein), une identité produite ou façonnée, identité toujours labile, transformable, instable qui permet la reconnaissance et qui n’est jamais qu’un air de famille. Cette identité n’a d’ailleurs jamais vraiment de frontière parce que d’abord elle est toujours relative à un domaine déterminé. Ainsi l’espace stylistique ne recouvre jamais l’espace ethnique, encore moins l’espace politique, linguistique ou commercial et nous avons pu constater que des ateliers de sculpteurs pouvaient travailler pour des ethnies différentes de sorte que les « objets d’art » eux-mêmes ont toujours fait l’objet d’un commerce de longue distance. Il n’y a donc pas d’art ethnique et les ethnies elles-mêmes ont toujours été en perpétuelles mutations, prises dans un espace dynamique relatif à des centres de pouvoir dispersés. Cela rend très problématique et presque dérisoire toute tentative de constitution de cartes ethniques : à l’époque de la colonisation, les ethnologues plaçaient les uns à côté des autres les territoires colorés des différentes ethnies qu’ils s’imaginaient juxtaposées comme les tesselles d’une mosaïque.

 

Pour s’en tenir à l’histoire de l’art, on pourrait être étonné de constater que, en dépit de l'extraordinaire diversité des formes d'expression plastique que l'on peut rencontrer sur le continent africain, il semble exister quelque chose comme une forme d'art spécifique à l'Afrique sub-saharienne : il y a comme des formes récurrentes qui semblent constituer des variations sur un même répertoire dans la multiplicité de ses provinces. Mais il est clair que ces formes ne sont identifiables comme telles que grâce à la série des choix que les Européens n'ont cessé de faire. Ainsi que le notait Michel Leiris, l'apparente unité des formes est relative à l'optique de l'européen[41] et il serait dans ces conditions imprudent de postuler la permanence d'une essence ou d'un prototype réellement existant de l'art africain. Tout au plus pourrait-on, comme l'a fait Francastel, penser la figuration plastique par analogie avec le langage. Comme le langage, elle répond en effet à des conventions ou à des "schèmes d'interprétation" du réel qui, à travers le changement, ne cessent de perdurer de génération en génération. « Il y a en Afrique une unité de langage, écrit aujourd’hui Ezzio Bassani. Même en présence d’une variété et d’une diversité infinie de canons stylistiques, on est autorisé à parler d’art africain comme d’une entité unique ». C'est uniquement dans ces termes et en se fondant sur cette analogie que l'on peut à la rigueur parler d'"art africain" et que l'on peut distinguer en son sein des provinces qui ont leurs styles ou leurs dialectes.

 

"L'art africain" existe donc au moins au niveau des signes -et nous n'allons jamais aux choses que par la médiation des signes de la langue- ; ces signes en ont construit progressivement le concept au prix de choix réducteurs qui ont éliminé systématiquement des pans entiers de la création africaine ; il reste, cet arbitraire accepté, à en déterminer ou à en circonscrire précisément la nature en accomplissant ce travail "critique" de discernement qui relève d'une analytique, d'une logique de la vérité. Pour sortir de la crise, du conflit entre la raison (les anthropologues) et entre la vie (les amateurs d’art), pour sortir de l'approximation dans laquelle bien des études trop empiriques restent prises on pourrait tenter, par provision, et sans rien  préjuger de l'existence d’une essence, d'un eidos de l'art africain, de "dialectiser" l'art africain au sens que Platon cette fois-ci donne à ce mot dans le Sophiste : comment trouver un discours (logos) qui traverse (dia) la chose en question pour la mesurer de part en part ? On pourrait, par exemple, partir du concept d'"art" et, comme un bon boucher, tenter de découper, de tailler et de détailler dans une telle idée plusieurs espèces en procédant par divisions binaires (comme les arborescences de l’informatique : binary digit ! ), en suivant les articulations du concept. Dans ce travail de tri qui vise à mettre à part, à discerner ou à distinguer l'art africain de ce qui n'est pas lui, on placerait comme le fait Socrate, à droite les espèces "bonnes" relativement à ce qui est à chercher (i.e. la définition de l'art africain) et à gauche les mauvaises. En procédant ainsi par dichotomies ou par division de la réalité on parviendrait à une classification en genres et en espèces qui aurait au moins pour mérite de clarifier une situation pour le moins confuse et de préparer ainsi à la recherche. Amusons-nous donc à dialectiser l'art africain comme Socrate s'amuse à dialectiser le pécheur à la ligne avant de passer, peut-être, à une approche plus sérieuse !

 

1- Comme dans le Sophiste la première question qui se pose à nous, en face de l'art africain, est évidemment celle-ci : est-ce de l'art ou n'est-ce pas de l'art ? Si l'on pose que l'art -la technè- a pour fin la production -poièsis- d'un objet extérieur à l'agent, alors manifestement il faut répondre : c'est de l'art, c’est un objet de l’art, cela relève en tout cas de la téchnè ! C’est, comme on dit aujourd’hui, un artéfact, quelque chose qui est venu à l’être « par art » et non « par nature ».

 

2- Mais si c'est de l'art, quelle en est la finalité, quel en est le télos ? Est-ce de l'art pur, de "l'art pour l'art" ou de l'art appliqué ? La réponse ne fait ici aucun doute : qu'il s'agisse d'objets d'usage quotidien ou d'objets rituels, les productions africaines ont pratiquement toujours une finalité hors d'elles-mêmes. L'art africain appartient donc à l'espèce "art appliqué". "Toute statue africaine, rappelait naguère Jean Laude, (...) est un instrument, un outil, elle n'a jamais comme but, au point de départ, l'émotion et la contemplation esthétique".

 

3- Il reste que la plupart de ces objets nous apparaissent comme "faits de mains d'homme" ou encore, pour traduire mot à mot cette expression en grec, comme chéiropoiète ; mais en réalité, ils sont souvent, pour les autochtones, le produit d'une inspiration divine de telle sorte que l'artiste même s'il est connu et reconnu par la société est en vérité possédé par le dieu ou plus généralement par un daimôn, comme cela d'ailleurs était dit dans l'Ion de Platon. La création, en Afrique, est conçue sur le modèle de la reproduction biologique et non, comme dans notre culture androcentrique dominée par l’idée biblique puis romaine de l’efficience réservée à la cause ou au principe, sur le modèle de la création artisanale. Le meilleur exemple de ce genre de passion ou de possession extatique est celui du sculpteur bambara qui, selon S. B. Smith, devient la proie, au cours du procès de création, d’une véritable féminisation[42]. En face d’une sculpture africaine nous sommes donc en présence d'une oeuvre achéiropoiète pour reprendre le terme utilisé pour les icônes byzantines et dont le modèle ou l’exemplum est la vera icona, l’icône véritable laissée par le Christ sur le voile de Véronique. Toute véritable mise en œuvre est mise en œuvre de la vérité, en aucune manière l’œuvre d’un faire (poiein). C’est un événement et un avènement étranger à toute forme de fabrication et de maîtrise. Valoriser l’artiste comme créateur unique serait d’une certaine façon diminuer le prestige de l’œuvre. L’artiste même renommé ne signe pas son oeuvre, il n’est qu’un médium, un passeur, un transmetteur de formes venues de loin, venues d’ailleurs, commandées par un client obéissant à ses rêves (c’est le cas, chez les Baoulé, des statues colons dites des amants de l’au-delà –blolo bian ou blolo bla- qui sont rêves du client ou du patient qui a des problèmes de couple, rêves que le sculpteur ne fait que matérialiser pour apaiser les tensions du couple) ou aux recommandations d’un devin qui répond lui-même souvent à l’ordre des djinns ou des esprits. Il ne faudra pas, par exemple, oublier de  donner un coq et une noix de cola à Ogun, l’orisa des forgerons, pour qu’il guide le sculpteur désigné par le babalawo (devin) pendant toutes les étapes de l’exécution de l’ibeji (jumeau décédé chez les Yoruba).

 

4- Cela permet de répondre par la négative à la quatrième question qui est celle de l'imitation ou de la mimèsis. La réponse ici n’appelle aucune hésitation : l'oeuvre d'art africaine est faiblement mimétique, elle est expressive mais non représentative, elle ne connaît en aucun cas, au sens propre, l’imagerie, la représentation figurée ressemblante, le faux-semblant ressemblant[43], la fiction illusionniste, ce que nous entendons lorsque, au sens strict, nous parlons de l’art. Les « artistes » africains n'ont cure de représenter la réalité ou de rivaliser avec elle puisqu’il s’agit plutôt pour eux non de la contempler mais d’agir sur elle, d’intensifier la vie, la beauté ayant elle-même une qualité fonctionnelle. Depuis plus de trois mille ans les artistes Nok ont pour ainsi dire fixé le canon de toute la sculpture africaine sub-saharienne : alors que dans la nature les proportions de la tête par rapport au reste du corps sont de 1 à 7, dans la statuaire africaine elles sont de 1 à 3 ou de 1 à 4. Lorsqu'ils ont sculpté des reliefs représentant sur des panneaux des motifs complexes, les artistes africains se sont montré en tout cas indifférents à la représentation de l'espace et de la perspective.

 

5- La cinquième question fera jouer un critère voisin de ceux évoqués  précédemment : l'oeuvre d'art, quand elle sort du culte, perd quelque chose de sa vertu thaumaturgique et purgative (cathartique) pour devenir une activité ludique, c'est-à-dire une activité autotélique, comme cela peut-être le cas pour certaines sorties de masques ou dans une certaine mesure pour les marionnettes bambaras à fonction satirique du kotéba. Mais en général, dans le cas de l'art africain, y-a-t-il katharsis ou n'y-t-il pas katharsis ? Il y a katharsis -"exorcisme" disait Picasso-, à l'évidence ! « Si nous imposons une forme à nos terreurs et à nos désirs », "si nous donnons aux esprits une forme, nous devenons indépendants[44]". Si les œuvres sont des « cris sans réponse » face au mystère de notre origine (B. Newman), ils ont néanmoins une fonction apotropaïque, ils cherchent à prévenir un danger. En nommant de l’expression gouro Vohou Vohou, leur mouvement,  le groupe de peintres ivoiriens des années 70 entendaient bien encore se référer, dans leur travail d’artiste, au « vohou » i.e ; à la mixture ou à la boue que le guérisseur pose sur le corps du malade pour lui rendre la vie et la santé.

 

6- Mais si l'art africain, même lorsque les objets n’ont que quelques décénies, est archaïque, tourné vers l'archè, il reste que cela peut être interprété de façons diamétralement opposées : la primitivité peut être signe d'excès ou de défaut. "Primitif" faisait partie du lexique dépréciatif de la théorie évolutionniste ; on nous demande de dire aujourd'hui "premier" ou, comme Malraux, "primordial" ou « sauvage », manière peut-être de nous faire entendre la puissance élémentaire d'un cri qui aurait été étouffé et de nous rappeler que l'archè n'est pas le commencement balbutiant, arriéré, maladroit et faible, tôt rendu caduc par le développement ultérieur, mais ce qu’il y a de plus inquiétant et de plus violent[45], la noblesse native, la force simple qui initie, qui commande et ne cesse de régir tout ce qui en procède. Alors en ce sens on reconnaîtra volontiers et malgré l'équivocité du terme que l'art africain est primordial et qu’il a « l’indéfinissable charme des commencements « (Lévi-Strauss) !

 

7- La septième question portera sur le critère du rythme, du ruthmos, i.e de la répétition d’un intervalle isométrique dit Leroi-Gourhan : battement ou scansion originaire qui tient ensemble les contraires, commande l'architecture interne de l'être tel qu'il se déploie aussi bien dans le temps[46] (la musique) que dans l'espace (la sculpture), dans le temps et dans l'espace (la danse et la transe africaine qui irriguent et qui ont rajeuni toutes les musiques du monde : toute bonne pensée se danse parce que le fond du monde est rythmé[47]). Alors, pour reprendre l'opposition nietzschéenne bien connue, l'art africain est-il apollinien ou dionysiaque ? Dionysiaque, bien sûr ! Comment pourrait-on en douter ? Dans son émotion contenue, sous la claire et très « classique » articulation des formes n'est-ce pas une terrifiante et invisible profondeur qui vient au jour ?

 

8- Laissons pour l’instant ces interrogations sans réponses, et constatons que, en fait, on continue encore à appeler aujourd’hui arts premiers les arts non européens qui proviennent essentiellement d’Afrique et d’Océanie[48]. Cette délimitation pour contingente et accidentelle qu’elle soit repose pourtant sur un critère qu’il faut porter au jour. Comme à l’époque de W. Worringer, il semble aller de soi que ce sont indistinctement tous les peuples primitifs qui manifestent une impulsion artistique délibérée, un Kunstwollen[49] qui les porte à l’abstraction, et non à l’imitation (Einfülhung). L’art primitif ne trouve pas son origine dans la technologie de l’artisanat, comme on l’a soutenu. L’abstraction géométrique qui le caractérise n’est pas une simple dégénérescence du réalisme imitatif, elle est le produit d’une intention spécifique.

 

Mais  l’assimilation de toutes les formes d’art expressives[50]  auquel le seul critère de l’abstraction donna lieu nous oblige à faire intervenir un critère formel plus fin, pour rendre plus précis et pertinent ce travail "critique" de différenciation concernant les pièces collectées in vivo sur les aires culturelles d’Afrique et d’Océanie. Pour faire simple risquons celui de stéréos, celui de solidité. Stéréos  est le marqueur du solide, du corporel ou du volumétrique. Ce critère sitôt énoncé, l'affirmation s'impose : alors que la peinture est devenue l’art de référence de notre culture, l'Afrique s'est au contraire avant tout imposée par une plastique, sa plus grande contribution au patrimoine de l’humanité tient à sa sculpture quelque soit l’importance des peintures rupestres qui y ont été récemment découvertes. « L’origine de la sculpture, écrivait Baudelaire reprenant un topos d’époque, se perd dans la nuit des temps ; c’est donc un art de Caraïbes ». De nos jours, dit-il, elle est devenue « ennuyeuse »[51]. Les peuples africains, il est vrai, sont profondément et presque exclusivement sculpteurs[52], leurs œuvres sont pleinement volumétriques, les plus sculpturales qui soient et par là même les seules capables -à la différence de l'illusion picturale- de se proposer à la crainte et à l'adoration de « sauvages » qui furent, pour cela même, promptement qualifiés d’idolâtres par la tradition judéo-chrétienne. Parce qu’elle touche à la corporéité, au volume et à la consistance, la sculpture est nativement habitée par cette inquiétante étrangeté que lui donne son attachement archaïque à l’existence d’une force vivante et sacrée.

L'image représentée n'est pas en effet l'image rétinienne mais l'image tectonique des corps profondément et tactilement ressentis comme cette statuette mumuye dont les bras sont dégagés tout en enveloppant la forme centrale du corps conjuguant l’extérieur et l’intérieur à la manière d’une statue malanggan de Nouvelle-Irlande[53], celle qui va permettre aux artistes européens qui s’en inspirent, alors que la guerre menace, de résister obstinément à la fragmentation des formes et à rétablir, malgré tout, la préséance de la représentation. « La sculpture, dira encore aujourd’hui Baselitz, est plus primitive, plus brutale et plus inconditionnelle que la peinture ».

 

Et peu importe ici que les nègres soient d’Afrique ou d’Océanie. Tout a commencé en effet avec l’exposition londonienne, en 1906, des maoris de Nouvelle-Zélande où la position frontale des tiki, leurs proportions, leurs jambes fléchies… évoquaient la statuaire africaine. Derain la visita et acheta une statue Maorie qui lui rappela les immenses têtes de porphyre rouge des collections égyptiennes du Louvre et qu’il montra à Picasso. Mais statue Maorie ou masque Fang, le coup ou la suffocation reçus étaient les mêmes. En ce début du siècle, nègre ne désignait pas une aire géographique déterminée, celle qui pourrait se confondre avec la plus grande partie du continent africain ; plutôt un continent mythique, la négrie si l’on veut, ou bien cet espace de dissidence que chacun porte au fond de lui-même. Les premiers découvreurs, sous l’influence de Paul Guillaume, se nommèrent mélanophiles et ils appelaient bien nègres, indistinctement, ce qui venait d’Afrique ou d’Océanie ; notamment de cette mélanaisie qui dans le foisonnement et l’exubérance de ses fêtes a su, comme nulle part ailleurs, donner à l’intense vitalité du beau une primauté de premier rang.

 

Après un temps de confusion, on peut pourtant justement, grâce précisément à ce marqueur stéréologique, se hasarder aujourd’hui à distinguer une notable différence d’accent entre l’africain et l’océanien.  La géométrie secrète, sereine  et pacifiée qui ordonne les sculptures africaines, si elle gouverne aussi bien des œuvres polynésiennes venues elles aussi du Pacifique (mais aussi les œuvres des Indiens et des Eskimos), se distingue néanmoins des fantasmagories océaniennes et de leurs tam-tams de couleurs ; là-bas les corps tétanisés crient et s’agitent, les bouches sont ouvertes sur le vide, les têtes soulevées par la mort sont déjetées, la chasse aux têtes et le cannibalisme occupent une place éminente, les  esprits imposent l’agenouillement et la terreur. Cette esthétique de la dissonance et de la beauté convulsive est solidaire d’une plastique spécifique : utilisation des fibres, du tapa, de la vannerie remplace souvent le bois, la planéité, la linéarité, l'incorporéité et le chromatisme y sont généralement plus manifestes[54]. La pertinence de ces distinctions, l'histoire de l'art, des goûts et des préférences artistiques l'a particulièrement bien mis en valeur. Avec celui des Amériques, le merveilleux de l'art océanien, son colorisme ses aspects picturaux, visionnaires et fantastiques ont fait rêver André Breton et les surréalistes (et le Matisse des papiers découpés) qui, dans leur carte du monde de 1929, avaient fait de l’Océanie –comme longtemps pour nous le fut la méditerranée- le centre du monde et qui regardaient au contraire avec condescendance sinon avec mépris l'art des Africains, art de paysan et non de navigateur. « L’art africain, c’est la terre, le champ cultivé, la maternité. L’art océanien, c’est l’oiseau, le ciel, le rêve », écrivait Breton. Ce sont les cubistes qui mettront au contraire celui-ci au premier plan. On pourrait dire, pour transposer hors du champ linguistique l'analyse de Jackobson[55],que les Africains ont audacieusement déplacé l'opération poétique de l'axe syntagmatique de la combinaison où se situaient encore les intérêts et les exercices de style du surréalisme vers l'axe paradigmatique de la sélection, faisant ainsi de l'œuvre d'art une série de synecdoques (la partie pour le tout), Apollon (la forme) pour Dionysos (la force) -ou pour son "frère", le tout engendrant et tout détruisant Ogun, selon le mot de Shoynka- et non plus simplement une vaste métaphore.

 

9- Aussi ce critère en appelle-t-il un autre qui le complète immédiatement et qui prend en considération le rapport à l'eikon, la valeur iconique dans son opposition à la valeur narrative, pour reprendre les termes de W. Rubin. L'art africain, alors même qu'il juxtapose de façon séquentielle des scènes différentes partiellement coordonnées comme sur les portes de tel grenier dogon, n'est généralement pas une composition narrative, il est profondément iconique. Par analogie, on peut songer au fait, par exemple, que seuls les Européens sont en mesure de comparer les séquences d’un rite  qui peut n’avoir lieu que tous les 7 ans et n’être visibles que par certains, hommes ou femmes, initiés ou vulgaires. C’est le cas du rituel du Sigi chez les Dogons dont les villageois ne voient jamais qu’un épisode. Il a fallu attendre les patientes prises de vue de Jean Rouch, l’inscription argentique de la photographie, pour que soient rentoilées, remembrées, rassemblées, articulées toutes ces séquences afin de les rendre conforme à ce que J. Goody appelle la raison graphique[56] ; et comme ce rituel rythmé par le retour du satellite de Sirius n’a lieu que tous les 70 ans, on peut penser que la séquence du rite, pour le villageois, sera toujours illisible. L’art africain n’a rien à voir en tous cas  avec les sculptures et les vitraux de nos cathédrales qui pour cultuels qu’ils soient, constituent une narration, un liber laicum exposé en pleine lumière.

 

10- Enfin, le dernier caractère diacritique est celui qui fait intervenir le rapport au mouvement ou à la kinèsis. Ce caractère est si fondamental qu'on pourrait, sans doute, le présenter comme commandant tous les autres. L'art africain par la fonction rituelle qu'il assume généralement réclame en effet l'immobilité sacrée ; il est hiératique, monumental, caractérisé par la frontalité, le caractère statique et la symétrie, aux antipodes, par exemple, de l'art de la Renaissance qui inventa le contrapposto et la linea serpentina comme mode d'expression du mouvement : par le déplacement des axes horizontaux des yeux, des épaules et des hanches. 

 

A la dixième étape il est permis de s'arrêter et d'imaginer Théétête ravi et s'exclamant à nouveau : ikanôs dé délôta ! Voilà qui est dévoilé en suffisance ! Au terme de ces éliminations successives, nous la tenons cette espèce indivisible qui est comme l'eidos de l'art africain ! un art qui est rituel, achéiropoiète, expressif, thaumaturgique, tourné vers l'archè, dionysiaque, sculptural, iconique et donc finalement hiératique, comment ne pas le distinguer avec clarté dans la division des genres et des espèces !

 

Mais il est clair aussi que, pris dans le grand filet de ces dichotomies, l'art africain, arraché à toute historicité, apparaît comme une essence décharnée et abstraite  Si cette analyse peut combler un certain fétichisme occidental, le goût immodéré des formes propre à l'esthétique dominante, elle est évidemment réductrice et réificatrice : il n'est que de considérer l'extraordinaire capacité qu'ont les enfants  africains à recycler tous les objets de décharge (pneus, bouteilles, fils de fer, armes à feu, machines à coudre...), leur goût pour les syncrétismes les plus surprenants pour comprendre que l'art en Afrique ne se limite pas à ces cavernes de trésors et d'antiquités collectés par les Blancs mais qu'il est aussi un processus vivant.

 

Carl Einstein l'avait le premier remarqué dans un livre qui par ses planches encore plus que par son texte exercera sur les artistes modernes une influence majeure: la clôture des formes, la "concentration plastique" des oeuvres nègres va de pair avec une ouverture de la présentation, avec un travail de destruction ou d’amplification, de déformation éloquente mené sur chaque élément représentatif qui se trouve ainsi sans cesse recomposé, densifié jusqu’à l’excès,  réduit aux tensions de ses lignes de force. On comprend par là ce que la version "douce[57]" et esthétisante du primitivisme peut avoir non seulement de futile et de dérisoire mais de secrètement réductrice puisqu’elle embourgeoise, rend acceptables et décoratifs des objets qui excèdent de toutes parts nos goûts et nos habitus mentaux[58]. Il ne s'agit jamais seulement pour les artistes qui se sont vraiment confrontés à l'art africain d'emprunter telle ou telle forme au répertoire des objets primitifs.  L'enjeu fondamental se situe toujours par-delà la recherche de l'idéal et de la beauté, par-delà le principe de plaisir auquel la pulsion esthétique et narcissique de l'autoreprésentation obéit encore. En deçà de la Grèce, depuis l'art de Lascaux, la forme humaine par opposition à la forme animale est l'objet de ce qui nous apparaît comme une déformation cruelle et violente et cette "barbarie positive" qui, dès le commencement, s'en prend à l'architecture du corps humain donne lieu à des objets qui conjuguent l'ignoble et le sacré[59].

 

C'est pourquoi il faudrait tenter une seconde navigation en direction d'une esthétique capable de creuser le fond de l'être, d'une poétique de la matière, de ses "formes intimes" et de ses "forces végétantes", car, comme l'écrivait Bachelard, c'est "dans la nuit de la matière (que) fleurissent les fleurs noires[60]".

 

Chapitre 3 - Poétique : imago mundi.

 

C’est sur un lit de fleurs que l’homme de Néandertal déjà a pu coucher ses morts.

Comment, face à une évidence si simple, entrer dans cette fausse et mauvaise querelle qui oppose amateurs d’art et anthropologues ? Ceux-ci ne veulent voir dans l’objet que sa valeur de témoin ou de document et refusent donc de le juger d’après sa valeur esthétique qu’ils jugent subjective et ethnocentrique comme si les musées d’art n’avaient pas toujours eux aussi répertorié, daté, classé… Du côté des anthropologues, par ailleurs,  il y en a comme F. Boas qui reconnaissent que le « plaisir esthétique (existe chez) tous les membres de l’humanité » et que « l’existence même du chant, de la danse, de la peinture, et de la sculpture parmi toutes les tribus qui nous sont connues est la preuve du grand besoin de produire des choses qui nous sont senties comme satisfaisantes par leur forme, et de la capacité chez l’homme de les goûter. [61]» Qu’on ne dise pas que la nécessité de satisfaire des besoins « primaires » liés aux exigences de la survie ait détourné les hommes de considérations qui peuvent passer pour secondaires. L’histoire montre bien plutôt le contraire : âge de pierre, âge d’abondance, âge de pierre, âge de loisir et de raffinement esthétique, on connaît l’équation de Marshall Salhins que vérifient bien des exemples africains.

 

Si l’expression d’art premier pouvait avoir un sens c’est, à coup sûr, à l’art préhistorique qu’il faudrait penser. Et s’il fallait dans le foisonnement des cultures du continent désigner un foyer proprement africain c’est chez les enfants de la forêt, chez les Pygmées Mbuti du Haut-Congo qu’on pourrait peut-être le chercher : comme les rois sacrés des Kuba ils vivent au pli de la nature et de la culture ce qui les fait occuper dans la plupart des mythes bantous une fonction importante[62]. Les œuvres d’art africaines les plus anciennes sont des peintures rupestres datées entre 25.000 et 34.OOO ans. Les Pygmées au nom homérique, sont avec les Bochiman ou San les descendants les plus directs de ces proto-Africains à qui on doit vraisemblablement les peintures rupestres du Malawi d’il y a quelques 12.000 ans. L’Afrique n’était donc pas restée au seuil de l’Histoire Universelle, ceux qui étaient sortis de qui ce fut le berceau de l’humanité étaient bien vite partis à la conquête de la planète entière, ce continent avait à l’évidence une histoire et l’art africain en particulier s’inscrivait dans une continuité temporelle de très longue durée. C’est sans doute ainsi que les Pygmées sont devenus les pourvoyeurs culturels des grandes civilisations bantoues de l’Afrique centrale et qu’ils ont en  particulier constitué le plus ancien fonds formel et sonore créé par l’homme.

 

Ces semi-nomades restés chasseurs-cueilleurs sont en effet célèbres pour leurs peintures corporelles et pour leurs majestueuses polyphonies et certains chercheurs ont avancé que leurs peintures sur écorce effectuées par les femmes ont des codes graphiques qui puisent aux mêmes structures que celles que l’on trouve dans leurs polyphonies.

 

Non qu’il s’agisse bien sûr de musique ou de peinture au sens où nous l’entendons. Plutôt, pour parler de la musique, de cris vocaux qui ont une fonction vitale déterminante. Le jodle, changement incessant de registre du féminin au masculin et le hoquet qui  fait sauter les sons d’une personne à l’autre de telle sorte qu’ils parcourent le cercle rassemblé autour du foyer, exaltent, chez ces fils de la forêt, le sens de leur appartenance sylvestre en les nimbant d’une sorte d’aura de bien-être protectrice. Et il en va de même de ces pagnes d’écorce martelée – seule la partie interne ou liber, étymon à l’éclatante polysémie, peut ainsi servir de support aux pictogrammes- appelés murumba. Décorés d’étoiles, de toiles d’araignée, de mouchetures de léopards à la dynamique intense, mais aussi d’épingles à cheveux, de filets et de  maillages comme d’autant d’idéogrammes. Ces pagnes cérémoniels pouvaient aussi servir à envelopper les nouveaux-nés afin de leur assurer une communion avec l’environnement naturel de la forêt.

 

On retrouve dans ces polyphonies comme dans ces peintures le même goût de la rupture de composition, de la syncope (visuelle et auditive) comme s’il s’agissait à chaque fois de dire l’exubérance des tiges, la rumeur du vent ou le bruissement des feuilles. Art étranger à toute symétrie formelle, art aux aguets des variations aléatoires de la forêt, figuration sans ordre tant l’harmonie invisible et cachée du chaosmos est plus profonde que peut l’être l’apparente et la visible.

 

On demeure confondu à écouter cette musique. Qui sait encore ainsi crier en Europe, comme le demandait Artaud, qui atteint encore ces états de plaisir ou de douleur extrême où les sons articulés se transforment en cris réellement excrétoires ?

 

C’est que « Le beau ne fleurit que sur l’utile » comme le disait Alain et c’est bien en effet ce dont témoignent toutes les œuvres relevant de l’art primitif, quelles que soient les catégories et les genres (haut/bas, art/artisanat) entre lesquelles on a cherché à le distribuer. Ce qui apparaît ou ce qui se donne immédiatement dans l'espace et dans le temps ne devient vraiment visible et éloquent que lorsqu'il se dispose et s'expose dans une oeuvre, lorsqu'il devient l'objet d'une téchnè, d'une technique productrice, lorsqu'il devient poème. Mais la téchnè  au sens grec est antérieure à la division moderne de l'art et de l'artisanat que nous avons héritée de la Renaissance[63] et dont nous sommes victimes. Le marché de l'art africain est longtemps resté tributaire de cette distinction ou de ce divorce entre les objets quotidiens utiles et les oeuvres qui, proprement, seraient « artistiques ». Et la façon dont il accorde une prépondérance absolue à la statuaire et au masque implique bien sûr toute une idéologie[64]. Cette prépondérance est d’autant plus contestable que c’est précisément en décorant des objets utilitaires qui ont le plus haut degré de visibilité que les artistes africains ont la possibilité d’exercer leur talent pour le seul plaisir et de se faire connaître du plus large public : voici un art pour les artistes qui incontestablement est aussi un art pour l’art. Poulies de métier à tisser, pots à onguent, portes sculptées, chaises, lance-pierres, flûtes, peignes, appuis-tête, cannes, cuillères, sifflets… reprennent souvent les motifs que l’on trouve sur les objets sacrés mais en les portant à la perfection, de façon beaucoup plus élaborée en raison même du fait que ces objets utilitaires dépourvus de pouvoir spirituel ne sont plus cachés mais au contraire ouvertement montrés[65]. Tout le monde peut les voir sans, cette fois-ci, en  mourir.

 

N’accorder d’attention qu’aux seuls objets sacrés effectivement investis d’énormes pouvoir de vie et de mort c'est oublier aussi que la totalité de l'existence est ritualisée, en Afrique, et que ce sont peut-être justement les objets les plus simples, ceux qui sont exclus du monde du "grand art" et qui, sans autonomie, ne peuvent être vendus ni achetés qui méritent le plus d'égards. Le rite, dans sa forme réglée, vise en effet à intégrer l'être humain à l'originaire et au divin à l'occasion de la naissance, du mariage, de la mort, mais aussi à chaque fois qu'il y a échange, commerce, repas, repos... de telle sorte que « chaque objet, même le plus domestique, même le plus utilitaire, est une sorte de condensé de symbole, ainsi que le disait Lévi-Strauss.

 

Pour les Africains comme pour les Grecs, il n'y a qu'un seul monde qui est à la fois celui des hommes et des dieux. Le ciel et la terre, dans leur évidence massive, sont "symboles" l'un de l'autre au sens étymologique du terme : ils sont moins des signes que des compléments imbriqués l'un dans l'autre ainsi que l'image de la calebasse fermée peut en fournir le modèle. Le ciel couvre la terre et le paysan en ensemençant son champ réitère le geste et la geste du commencement. C’est ainsi aussi qu’on pourrait interpréter la fréquence des figures de Janus en Afrique : elles attestent de l’agencement contrasté que constitue la figure du Monde. Comme dans le paganisme antique où les dieux se définissent par la complémentarité de leurs oppositions, l’ambiguïté de leur qualité et la plasticité de leur identité, ces sculptures bicéphales sont le symbole de l’ambivalence universelle représentant à la fois le mal et le bien, la guerre et la paix, la nuit et le jour, le masculin et le féminin… Janus bifrons est le dieu au double visage, le dieu des portes (janua coeli, janua inferni) intermédiaire entre deux ordres dans l’espace comme dans le temps : il regarde en arrière et en avant, à l'intérieur et à l'extérieur, vers la vie et vers la mort, vers le passé et vers l'avenir. C’est cette dualité que le christianisme s’est ingénié à cliver et à séparer. Ainsi lorsque les prêtres catholiques ont cherché un équivalent chrétien du dieu Yorouba paien Eshu, orisha ambigu, imprévisible, orisha à la sensualité débridée, médiateur entre les contraires, lié au changement, au désordre, à la dimension individuelle de l’existence, ils n’ont pu le faire qu’en l’amputant de sa riche ambivalence et en l’identifiant purement et simplement au diable.

 

La "poésie" n'est donc pas une éloquence complémentaire et superfétatoire qui viendrait s'ajouter à la "prose" utilitaire du quotidien, pas plus que la "ritualité" ne renvoie à une quelconque "spiritualité" au  contenu transcendant. Elle est plutôt un mode d'habitation de la terre et une façon de la pratiquer ; car c'est toujours entre terre et ciel, que maçons, potiers, forgerons, sculpteurs, façonnent leurs oeuvres. Celles-ci, dans leur forme et dans leur présence, sont autant de figures de l'immanence, autant de capteurs de sens ou de condensateurs d'intensité à chaque fois à la mesure du monde. Ici, comme chez les anciens s'efface donc l'opposition entre le fonctionnel et le formel ; il n'y a pas de poièsis, pas de production qui n'ait pour visée un télos, une fin ou une finalité, si bien que l'opposition fondatrice de l'esthétique entre l'art autotélique et la technique téléologique n'a tout simplement aucune pertinence[66]. La forge, par exemple, n'est pas simplement une "technique", et si la figure centrale du forgeron -celui qui forge et qui sculpte, celui qui donne la daba (houe)au paysan et l'épée aux guerriers, fait partie, en Afrique de l'Ouest, d'une caste, c'est pour exclure ou séparer celui qui est perçu, à l'instar de la figure de Prométhée, comme le descendant du héros civilisateur, comme celui qui a partie liée avec le feu et les puissances telluriques et dont les conquêtes s’identifient immédiatement à la malédiction liée à l’arbitraire du signe social.

 

Pour rendre cette poétique de l’harmonie sensible, on pourrait prendre l'exemple de l’habitation, du séjour, de la demeure, des feux et des lieux  si ces notions primordiales essentielles ne renvoyaient à un autre chapitre. La disposition circulaire, concentrique, ombilicale du foyer, et, indivisiblement, de l’enclos de la famille étendue (analogue d’ailleurs, nous le verrons, à toute la topologie et à la tropologie –cycles, tours, tournures et tourbillons-- de la poterie), si importante chez les Mandé, renvoie à la question de l’origine que nous examinerons  plus loin à propos du féminin.

 

Prenons alors l’exemple de ces échelles en Y polies par les ans, gardant encore l'extraordinaire mouvement de l'arbre dans lequel elles ont été taillées sortent aujourd'hui, c'est-à-dire arrivent, comme une vague nouvelle, chez les antiquaires, venues du pays lobi ou dagara. Comme les échelles dogon qui les ont précédées dans les galeries, elles sont l’arbre numineux qui plonge ses racines dans le monde profus des ancêtres, dans cet au-delà qui est immanent à notre monde et qui le soutient.

 

Trait d'union entre terre et ciel, bas et haut, vie et mort, féminin et masculin, elles ont un tel poids symbolique  que, au pays dogon, on les trouve miniaturisées sur les autels des ancêtres. Comme le Nommo androgyne aux bras lévés, ces échelles de Jacob assurent la suture du monde en liant et reliant les vivants et les morts. A la différence pourtant de la représentation biblique il n’existe à proprement parler ici aucun autre monde ; il n’y  a qu’un seul monde et ce monde unique, telle une calebasse fermée, contient tout ce qui existe, les ancêtres aussi bien que les vivants ; il est indivisiblement celui des hommes et celui  des dieux et les sculptures sont des intermédiaires qui permettent aux hommes de leur adresser en permanence leurs supplications. Par opposition aux religions du salut, l’au-delà est en Afrique immanent au monde des vivants. Celui-ci  n’est pas conçu comme un exil, le monde n’est pas à fuir ; il s’agit bien plutôt d’en préserver l’équilibre en gardant, à l’égard des dieux mais aussi entre les sexes, les groupes d’âge… la bonne distance. En cas de crise, le seul problème consiste à rétablir un équilibre qui a été détruit entre des puissances contraires, entre les puissances d’ordre et celles de désordre comme, chez les Yoruba, par exemple, entre Ifa et Eshu, afin de rendre viable le monde des hommes qui est et qui doit rester ce qu’il est. En cas de rupture d’équilibre, de transgression de certaines pratiques rituelles, un sacrifice pourra toujours rétablir l’ordre sans que cela n’éveille jamais mauvaise conscience et culpabilité. La distinction que nous faisons entre religion (intérieure et désintéressée) et magie (théurgique et intéressée) s’avère donc guère pertinente. C’est aussi pour restaurer l’unité de l’Univers qui s’est malencontreusement divisé entre le principe masculin du ciel et le principe féminin de la terre que, chez les Yorouba, la société secrète ogboni adonnée à la célébration des ancêtres et de connivence avec les forces obscures de la vie (ils portent leur manteau à l’envers comme s’ils montraient leurs entrailles) font confectionner à la cire perdue les Edan, couple d’ancêtres fondateurs (mâle et femelle) solidement unis par une chaîne[67].

 

On pourrait poursuivre l'analyse en examinant les paniers que l’on trouve sur les marchés d’Afrique de l’ouest[68], les tabourets dagara ou lobi, les tabourets masculins aux trois pieds (trois est le nombre des hommes : -un membre et deux testicules), les tabourets féminins aux quatre pieds (quatre comme sont quatre leurs lèvres), les déméloirs mossi aux cornes lunaires de buffles, les cuillers-femmes (ou la femme cuiller, femme devenue de part en part réceptacle, matrice, utérus comme une Vénus de l’âge de pierre ainsi qu’il apparaît dans la sculpture de ce nom que fit Giacometti en 1927) des Igbos du Nigéria, les instruments de musique Mangbetu, les couteaux de jet des Ngbaka [69]... on aura compris que chaque objet est en Afrique une concrétion singulière du cosmos, une concrétion qui fait croître ensemble –l’étymologie l’indique- ce que nous avons séparé et qu'avec chacun d'eux s'accomplit la plus haute présence du monde. Pour assurer leur prise de possession de la terre, les Occidentaux se sont ingéniés à dresser des cloisons entre les choses mais ils ont perdu le monde : telle est peut-être l'origine de la catastrophe unique de la modernité et le prix dont ils ne cessent de payer l'accroissement de leur pouvoir. Mais ces cloisons, là-bas, n'existent pas et il n'est pas une activité quotidienne qui ne s'inscrive dans un réseau de correspondances ou qui ne mette en résonance ses harmoniques multiples, comme il n’est pas d’ustensile qui ne soit pas aussi un élément de la relation profonde et organique que l’homme entretient avec les choses, relation qui exprime et détermine la façon africaine d’être-au-monde. On peut même repérer sur les objets dogon ce qui pourrait être le graphe africain de ce que Heidegger appelle le Dasein : la croix verticale de l’homme debout inscrite dans le carrefour, dans la croisée du monde (le Geviert articulé entre les 4 que sont ciel et terre, hommes et dieux, est comme concrétisé par les 4 points cardinaux d’un grand X). Ainsi, comme nous l’avons vu, dans le tissage de la bande de coton chez les Dogon –autre paradigme majeur de la parole appartenant à l’homme en Afrique. Les magnifiques sièges africains qui ont donné lieu récemment à plusieurs expositions spécialisées[70] sont aussi un élément fondamental de l’être-au-monde des indigènes. S’asseoir, c’est accentuer la pesanteur du corps, se fixer dans sa demeure, s’enraciner en un lieu, se territorialiser. Le siège étend les frontières du corps, il est, comme le vêtement, un prolongement du corps. Ainsi corporalisé, il renferme un élément de la personne qui ne se déplace jamais sans son siège, sans un siège qui est rituellement lavé et purifié comme le corps lui-même.  L’exercice du pouvoir est assimilé à la position assise. Le siège incorpore le lien entre tous. Ainsi le tabouret d’or des akan (sans fonction utilitaire) ne représente rien, il incarne, il est l’âme de l’unité de la nation, comme, parmi les dizaines modèles répertoriés chez les ashanti, le noeud plat qui est le nœud de la sagesse.

Chez les Dogon le siège du hogon, chef religieux, est un modèle d’organisation du monde. Constitué de deux disques  superposés qui sont comme soutenus par les ancètres, jambes fléchis, bras levés comme 8 paires de cariatides projetées comme les statues Tellem au-delà du monde des humains. L’embase matérialise la terre, le plateau renvoie au ciel et le pilier central constitue un véritable axis mundi.

En vérité, pour parler comme Baudelaire, "la nature est un temple" et les paroles "confuses" qu'elles contient, les symboles auprès desquels, "indifférents",  nous passons, acquièrent une clarté et une éloquence sensible grâce au travail du poiètés. C'est seulement grâce à lui que chaque chose devient clairement la manifestation de notre alliance festive avec le monde.

 

On voit que toute cette poétique trouve sa raison d’être dans une vision religieuse du monde, si l’on veut ôter de ce mot d’origine latine toute idée de dichotomie entre société civile et société religieuse, toute séparation entre profane et sacré et lui conserver pour seul  etymon le religare latin, principe de l’union entre toutes choses[71]. La religion africaine est le ciment d’une société de paysans, elle est ce qui lie, relie et soude les vivants et les lignages entre eux, ce qui les fait tenir ensemble et les constitue en corps. De là, peut-être, plusieurs conséquences.

 

1-C’est le culte des ancêtres sous quelque  forme qu’on le conçoive qui constitue le fond des religions africaines. L’individu n’est pour les africains qu’une abstraction[72], l’homme est d’abord un être d’appartenance, l’anneau d’une chaîne serrée qui unit les ancêtres aux descendants. Quelles que soient l’importance et la supériorité du dieu, l’africain n’a pas de rapport personnel avec lui et ne représente pas celui qui, selon toute apparence, a oublié le monde après la création. La religion est d’abord un mode d’existence collectif et l’au-delà où s’en vont les morts, où vivent les esprits ou les dieux (les orisha comme dans le panthéon Yorouba), est vécu comme absolument immanent au monde des vivants. Dans la pratique rituelle, c’est d’abord aux ancêtres qu’ils soient réels ou mythiques que l’on s’adresse chaque fois que la société est menacée par la maladie, la disette, l’adversité… ce sont eux –les christs inférieurs des obscures espérances[73]- dont il faut encourager les interventions bénéfiques ou empêcher l’influence néfaste ; en confectionnant, par exemple, des représentations sculptées pour fixer leur âme errante et incontrôlée. Le nombril protubérant au pourtour scarifié qui caractérise certains statuettes est l’expression physique de ce rapport très prégnant aux ancêtres.

 

2-Il faut se faire l’âme monstrueuse, demandait Rimbaud. Cette demande n’a guère besoin d’être formulée en Afrique. La personne humaine est conçue en effet comme un être composite fait de plusieurs éléments qui entretiennent eux-mêmes des correspondances avec certaines parties du cosmos. Ils sont soumis à d’incessantes métamorphoses ne serait-ce que celles que représentent la mort et la renaissance initiatique. Alors que certains éléments disparaissent à la mort de l’individu, d’autres lui prééxistent et lui survivront, demeurant disponibles pour de nouvelles unions (avec les animaux comme avec certains objets qui sont les prolongements d’eux-mêmes) de sorte que chacun peut être ici et ailleurs et qu’il n’est jamais ni tout à fait mort ni tout à fait vivant. Plus l’individualité se complexifie, plus l’identité se relativise.

 

3-Parmi les 1.500 gravures de la grotte des trois frères qui se trouve dans l’Ariège et qui datent de l’époque de Lascaux (Magdalénien), celle qu’on appelle Le sorcier représente une sorte d’être composite qui rassemble les pouvoirs réels et symboliques d’une multitude d’animaux : cet homme ambigu au sexe aussi évident que suspect (un quolifichet ?), à la queue de cheval, aux yeux de hibou, aux défenses de rennes, au museau de félin, donne bien une idée de ce que sera encore pour la mythologie grecque, une monstruosité : un être qui empreinte ses traits à des espèces différentes. Ainsi en Afrique traditionnelle, les alliances que l’homme peut nouer avec les animaux qui lui sont apparentés peuvent augmenter sa force vitale, accroître sa puissance d’exister ; c’est particulièrement le cas quand possédé par lui ou par l’esprit qui l’habite, il en porte le masque et mime son comportement. Les masques animaliers ou zoomorphes sont les plus fréquents, ils sont mêmes chez certaines ethnies comme les Gurunsi, exclusifs. Et ce sont pas les animaux qui font partie du répertoire stéréotypé des parcs africains mais ceux qui, en raison de  leur morphologie ou de leur comportement habitent les frontières entre les règnes qui sont les plus fréquemment représentés : buffle, lion, singe et hippotrague, hyène, chouette et chauve souris, python, canards sauvages et crocodiles[74].

 

4- Car l’homme en général est par excellence l’être des confins, l’être des limites, celui qui est toujours susceptible de franchir les frontières : celles qui séparent la vie de la mort, comme celles qui opposent le village et la brousse. La brousse est sauvage et dangereuse mais elle est aussi  féconde et nourricière car elle est la source qui régénère, celle qu’il faut capter au profit de la communauté. L’enfant qui vient de quitter le monde des esprits mais surtout les anciens qui habitent tout prêt d’eux et plus encore les rois  qui maintiennent l’ordre cosmique sont par excellence des êtres marqués par la duplicité et l’ambiguité. : dans les anciens royaumes africains, l’art de cour a une fonction capitale dans l’affirmation de ce pouvoir ambigu. Et l’on pense de même que c’est le double aspect ancestral et enfantin des byéri fang qui leur confère une puissance et une vitalité sans égales.

 

D’où l’importance déterminante des agents de médiations, de ces passeurs profondément ambigus qui habitent entre les mondes, qui se déplacent sur la ligne ou sur la frontière qui les séparent et qui ont, de ce fait même, un statut d’exception[75]. Le chasseur, par exemple, qui coud sur son vêtement sombre des amulettes animales pour se confondre avec la brousse qu’il habite plus qu’un autre. Le forgeron qui a partie liée avec le feu et les puissances telluriques possède de par son statut d’homme de caste (en pays mandingue) une fonction médiatrice : entre les paysans et les guerriers qu’il fournit, pour les uns en dabas, pour les autres en épées. La femme enfin éternelle ironie de la communauté (Hegel) : son statut d’objet d’échange lui donne un double visage, un visage de vie et un de mort et lui assigne, nous le verrons, une position d’intermédiaire entre les groupes.

 

L’irrésistible question qu’induit une telle poétique est bien évidemment celle-ci : le paganisme africain ne serait-il pas beau que parce que d’abord il serait vrai ? que parce qu’il serait l’occasion toujours recommencée d’une incessante réflexion sur les limites humaines, prises entre les bêtes et les dieux[76] ? Le génie du paganisme ne serait-il pas là ?

 

La démarche ici esquissée n'est sans doute pas incompatible avec la précédente mais elle s'en distingue. Elle ne constitue qu'une approche et fait partie de cette constellation de questions, de questiones disputatae qu'il faudrait tenter, dans toute la longueur de leurs méandres, de systématiquement répertorier.

 

CHAPITRE 4- Dialectique : Les antinomies de l'esthétique des arts Premiers.

 

Etant donné en effet le caractère problématique et sujet à dispute de toutes les thèses qui concernent l'art africain, il faudrait essayer de les soumettre à l'épreuve du pour et du contre et de constituer une liste systématique de ce que nous appellerons, à la suite de Kant, des antinomies. Les antinomies sont ces contradictions apparentes de la raison avec elle-même qui la conduisent à ces curieuses ventriloqueries où les thèses s'opposent aux antithèses. Elles s'expriment par des séries de propositions antithétiques qui s'affrontent de manière irréductible au sujet de l'idée de monde (le monde est fini/infini, il existe des causalités libres/tout est soumis à la nécessité...). Cette logique de l'apparence qui témoigne à la fois de ce qu'il y a de plus noble et de plus futile en l'homme, fait partie de ce que Kant, reprenant le sens sophistique et aristotélicien du mot, appelait aussi du nom de dialectique.

 

Dans notre repérage de l'art africain, utilisons ce vocabulaire et le schéma de ces oppositions pour clarifier et mettre en forme les contradictions qui ne manquent pas de surgir dès que l'on prétend passer à la limite pour énoncer une thèse définitive concernant un art qui est, justement, profondément cosmologique. Cette prétention, nous le constatons plus que jamais, ne peut se soutenir jusqu'au bout, car la thèse apparaît bientôt dogmatique, unilatérale et si abusivement limitative qu'elle engendre une proposition contraire. Ces antinomies qui ont toujours donné lieu à des débats depuis le début du siècle se cristallisent aujourd'hui autour du projet de ce qui fut d’abord nommé Musée des Civilisations et des Arts premiers ; ils ont repris avec vivacité et même avec violence pour des raisons qui ne sont pas seulement politiciennes. Ces antinomies enveloppent en effet un enjeu fondamental dans la mesure où il s'agit finalement à chaque fois de savoir ce qu'est "l'art" et le "grand art" hérité du romantisme, ce qu'on attend de « l'art » et quel statut on lui accorde dans la cité.

 

Par analogie avec un des tableaux de la première Critique, nous distinguerons quatre séries d'antinomies correspondant aux quatre titres des catégories (quantité, qualité, relation, modalité) et nous mettrons dans la colonne de gauche les thèses dogmatiques et dans la colonne de droite les thèses empiristes. Celles-ci, si elles conduisent au désespoir sceptique, ouvrent au moins la possibilité d'étendre nos connaissances, sans que cette proposition implique la moindre faveur accordée à leur égard. Il ne s'agit en effet en aucun cas de quitter la place de combat ou l'arène dialectique puisque thèses comme antithèses demeurent indécidables. Toutefois le conflit n'est pas à chaque fois de même nature, d'abord parce que thèse ou antithèse peuvent se révéler soit toutes les deux fausses soit toutes les deux vraies si on prend soin toutefois de faire un certain nombre de distinctions ; ensuite elles n'ont pas le même enjeu sur le plan pratique ou sur le plan politique et l'on peut être ainsi amené à prendre parti, à trancher ou à décider ; contre toute raison ?

 

 

 

 

Thèses

 

 

Antithèses

Références théoriques

 

1 Mimèsis

Dépréciation de l'Afrique. Art : idéalisation du particulier ; vise la représentation

 

 

absence de mimèsis

Exaltation de l'Afrique. Art : individualisation d'un archétype ; vise la signification, la présentification.

 

 

Platon, Plotin.... Levi-Strauss

 

2 Formalisme

 

Fonctionnalisme

 

Radcliff-Brown

Culturel

Cultuel

Benjamin

Valeur d'échange

Valeur d'usage

Aristote, Marx

Economie restreinte, profane, usuraire

Economie sacrificielle : la violence et la dépense sont au coeur du sacré.

Bataille, Leiris, Caillois

Esthétique du contenu

Esthétique de la forme

Hegel/

Kant

Le musée comme délivrance ou rédemption

 

Le musée comme destruction

 

Malraux/

Duthuit, Resnais

 

3 Libre innovation

 

 

Tradition, pas d'innovation

 

Kant

 

4 Authentique/Faux

 

 

Continuum. Degrés du faux

 

Kant. Borgès

 

1- Représentation/Signification : L'art est mimétique/L'art n'est pas mimétique.

Le malentendu, celui qui, historiquement, a surgi le premier, est commandé par le préconcept de l'art que nous avons hérité de la Renaissance : l'art doit être réaliste et représentatif. D'où l'antinomie qui consiste soit à disqualifier « l'art africain » qui, jugé à l'aune de ce critère, peut apparaître comme maladroit ou malhabile car faiblement mimétique, soit au contraire à le reconnaître jusqu'à l'exalter et à l'assimiler aux expériences les plus audacieuses de l'art moderne.

Carl Einstein, dans Neger-Plastik (1915, 2e édition 1920), a rendu justice à l'art africain en mettant au jour ce qui est au principe de ce malentendu et que l'on pourrait  résumer par cette formule à l'emporte-pièce qui est de Gauguin : "La grosse erreur c'est le Grec, si beau soit-il". Et en effet, si l'art a pour but -c'est la thèse de Platon- d'imiter l'apparence, alors il n'y a pratiquement rien de tel sur le continent africain à moins que, comme Frobénius, obstiné à vouloir retrouver le grec dans l'africain, on croit reconnaître Poséidon dans une tête de bronze d’Olokun et cherche à le limiter, par exemple, à l'art de cour du royaume d'Ifé[77]. Fasciné par « une symétrie, une fraîcheur de vie, l’expression d’une finesse de forme rappelant directement celle de la Grèce antique ».

 

L'antinomie se clarifie si l'on distingue, comme l'avaient fait Platon et plus encore Plotin, un art captif de l'apparence flatteuse qui cherche à simuler la vie, un art médusé, comme Ulysse, par le chant des sirènes et un art qui, comme l'égyptien, dépend des canons stricts et invariables de la tradition et qui cherche à donner l'image magique d'un archétype immuable, à donner un substrat naturel à une autre vie, celle du ka  pour les égyptiens. Alors que le grec (de l'âge classique) - Jean Laude y a insisté - part de l'individu pour suggérer un type idéal, l'africain individualise ce qui est général. Il est en ce sens, disait Juan Gris, "anti-idéaliste"[78]. De là son indifférence aux effets transitoires, fugitifs et anecdotiques, à ce que jamais, dans une conception linéaire du temps, on ne verra deux fois. Assujettie au contraire à une conception cyclique du temps, à un temps où tout recommence, la sculpture noire, au mépris de toute préoccupation psychologique, de toute désir d’exprimer l’individualité, ne s’intéresse qu’à ce qui a été, qu’à ce qui est et sera toujours, aux figures fondatrices et matricielles, celle qui concentrent et contractent l’essentiel. Carl Einstein précise et durcit cette opposition : la sculpture noire, dit-il, est "catégorique" : elle impose une vision du monde au spectateur, elle ne laisse aucune place au rêve et à l'interprétation. Elle lui transmet "le message de l'être", lui manifeste la présence effective de réalités mythiques,  le met en rapport avec des archétypes immuables. Parce qu'elle cherche à figurer une réalité stable, inaccessible aux atteintes du temps, parce qu'elle réaffirme à chaque fois la permanence de l'ordre divin du monde, elle est un art apparemment immobile qui ignore la réalité sensible. Qu’elle ne soit jamais en mouvement ne signifie pourtant pas qu’elle soit à proprement parler immobile ; car le mouvement est en elle comme en sa source, le mouvement est en elle puissance et virtualité, l’acte de ce qui est en puissance en tant qu’il est en puissance, aurait dit Aristote. Rituellement, dans le sanctuaire ou le bois sacré, elle est cette apparition sensible qui  retrouve la force génératrice des origines. Cette analyse est sans doute seule en mesure de nous faire comprendre au moins deux choses : la première, c'est que, pour des raisons essentielles, il n'y a pas de place, dans l'Afrique traditionnelle, pour la peinture et qu'il ne peut pas y en avoir. Dans la mesure où elle est un art plus porté à la représentation qu'un autre, la peinture y est absente, alors qu'au contraire la sculpture y trouve son accomplissement. Ensuite, c'est pour la même raison que la sculpture nègre présente le plus souvent des formes hermétiques et closes, des figures solides, architecturées et monumentales dont la sévérité, la rigueur, le dépouillement ne laissent aucune place aux effusions et au maniérisme.

 

Pour utiliser un autre langage on pourrait dire avec Lévi-Strauss[79] que les arts primitifs ne visent pas la représentation, l'imitation ou la figuration imagée et illusionniste mais la signification. Ils jouent sur les formes, disait J. Laude, comme on joue sur les mots, mais ces formes ne sont pas imitées du réel, elles sont une écriture plastique synthétique, simplificatrice, faite de signes qui ont une signification intelligible, elles se constituent à partir d'un vocabulaire que le sculpteur combine afin de récréer une réalité. En ce sens on peut dire que si le grec est "beau", l'africain lui, est « sublime », au sens où le sublime était pour Hegel une prérogative de l'art symbolique, de l'art énigmatique qui fait sens sans qu'il soit jamais possible de dire en quoi consiste ce sens[80]. L'Afrique, de l'Egypte ancienne jusqu'aux terres extrêmes du Cap, serait ainsi la terre des énigmes, le lieu privilégié de l'art symbolique et du sublime, celle qui va rappeler aux artistes le sens profond de leur art. Voici, réalisée dans le sublime et avec un calme terrible, une des aspirations les plus pures de notre temps, écrit par exemple Apollinaire, usant d’un lexique qui n’est plus celui du beau, d’un lexique qui en appel au choc défamiliarisant qui surprend l’homme en étrangeté, l’arrête, le laisse interdit et suffoqué, le stupéfie. Et qui parmi les amateurs « d’art premier », n’a pas fait l’expérience que rapporte Vlaminck lorsque celui-ci acquit ce masque fang dont la terribilità[81], la simplification géométrique en effet proprement terrible suffoqua Derain ? « J’accrochai le masque blanc au-dessus de mon lit. J’étais à la fois ravi et troublé : l’Art Nègre m’apparaissait dans tout son primitivisme et toute sa grandeur. Quand Derain vint, à la vue du masque blanc, il resta interdit » [82]. Mais le moment fondateur où l’art moderne lui-même soudainement prit son envol, est incontestablement celui où Picasso, en 1907, seul, au Musée du Trocadéro, se trouva confronté à ce qu’on appelait alors l’art nègre.

 

Ce texte est connu mais il mérite pourtant d’être intégralement cité : non seulement, historiquement, il témoigne du coup d’envoi décisif qui est celui de tout l’art moderne, mais la fascination/répulsion de l’artiste face à l’inquiétante étrangeté des objets nègres est en elle-même d’un intérêt capital. La dénégation réitérée de l’affinité formelle que ses œuvres pouvaient entretenir avec les objets nègres (le célèbre et énigmatique « l’art africain ? connais pas !) ne fait sans doute que souligner l’anxiété que connaissait Picasso face à l’art nègre et qu’accuser l’importance de sa dette.

 

« On parle toujours de l’influence des Nègres sur moi. Comment faire ? Tous, nous aimions les fétiches. Van Gogh dit : l’art japonais, on avait tous ça en commun. Nous, c’est les Nègres. Leurs formes n’ont pas eu plus d’influence sur moi que sur Matisse. Ou sur Derain. Mais pour eux, les masques étaient des sculptures comme les autres. Quand Matisse m’a montré sa première tête nègre il m’a parlé d’art égyptien.

Quand je suis allé au Trocadéro, c’était dégoûtant. Le marché aux puces. L’odeur. J’étais tout seul. Je voulais m’en aller. Je ne partais pas. Je restais ? Je restais. J’ai compris que c’était très important : il m’arrivait quelque chose, non ?

Les masques, ils  n’étaient pas des sculptures comme les autres. Pas du tout. Ils étaient des choses magiques. Et pourquoi pas les Egyptiens, les Chaldéens ? Nous ne nous étions pas aperçus. Des primitifs, pas des magiques. Les Nègres, ils étaient des intercesseurs, je sais le mot en français depuis ce temps là. Contre tout ; contre des esprits inconnus, menaçants. Je regardais toujours les fétiches. J’ai compris : moi aussi, je suis contre tout. Moi aussi, je pense que tout, c’est inconnu, c’est ennemi ! tout ! pas les détails ! les femmes, les enfants, les bêtes, le tabac, jouer… Mais le tout ! J’ai compris à quoi elle servait, leur sculpture, aux Nègres. Pourquoi sculpter comme ça, et pas autrement. Ils étaient pas cubistes, tout de même ! Puisque le cubisme, il n’existait pas . Sûrement des types avaient inventé les modèles, et des types les avaient imités, la tradition, non ? Mais tous les fétiches, ils servaient à la même chose. Ils étaient des armes. Pour aider les gens à ne plus être des sujets des esprits, à devenir indépendants. Des outils. Si nous donnons une forme aux esprits, nous devenons indépendants. Les esprits, l’inconscient (on n’en parlait pas encore beaucoup), l’émotion, c’est la même chose. J’ai compris pourquoi j‘étais peintre. Tout seul dans ce musée affreux, avec des masques, des poupées peaux-rouges, des mannequins poussiéreux. Les Demoiselles d’Avignon ont dû arriver ce jour-là mais pas du tout à cause des formes : parce que c’était ma première toile d’exorcisme,  oui ! »[83].

 

 Tous les affects ambivalents qui constituent l’expérience du sublime selon Burke [84]semblent être ici rassemblés. Au plaisir positif (pleasure) que donne le beau s’oppose un autre plaisir (delight) lié à la douleur, à l’approche de la mort, à la menace que plus rien n’arrive, écrivait Burke. Dans la solitude, dans les ténèbres ou la pénombre du musée, avec le silence et l’odeur de moisi qui monte à la gorge c’est bien la terreur d’être privé de tout, (de ses semblables, de la lumière, de la parole… et de la vie) qui semble menacer l’artiste. Mais le peintre terrifié par ce trop de silence et ce trop de pourriture refuse pourtant de sortir. suffoqué par cette affreuse odeur de moisi qui lui montait à la gorge mais luttant, résistant à l’étouffement, essayant de surseoir à sa répulsion, à son envie de sortir immédiatement.   Dans la réponse esthétique à la terreur dont témoignent ces objets, la menace est comme suspendue et l’âme du spectateur d’abord stupéfaite et immobilisée est bien vite soulagée et rendue à l’agitation jusqu’à jouir d’une vie intensifiée au coeur même de l’horreur.

 

L’Afrique et sa noirceur, l’Afrique accablée de mépris au cours de siècles de traite et de colonisation, l’Afrique qui, à l’époque des lumières encore[i], portaient le poids de l’opprobre et de l’infamie est bien ici encore présente. L’Exposition Universelle de 1900, au lendemain de la conquête sanglante du Dahomey, venait de mettre en scène tous les stéréotypes de la sauvagerie attribuée à l’Afrique noire : on pouvait y voir, par exemple, des têtes momifiées au bout de piques tenus par des sorciers qui portaient eux-mêmes des masques et des costumes effrayants. La crainte que l’Afrique inspirait n’est en rien effacée, l’horreur qu’elle pouvait provoquer n’est ni neutralisées ni déniées ; tous ces affects sont au contraire maintenus, conservés mais ils sont, nous allons le voir, dialectiquement relevées.

 

Pour mettre en évidence la portée considérable des propos du peintre en ce moment où c’est toute la culture occidentale qui va pivoter et s’orienter dans une direction nouvelle, on pourrait les analyser ainsi :

 

1-         Ce que nous donnent à voir ces objets (masques, fétiches…) qui répugnent, qui repoussent, qui inquiètent mais qui en même temps attirent, séduisent et d’une certaine façon rassurent, c’est en nous une certaine disproportion qui suscite à la fois notre goût et notre dégoût. Nous avons là très exactement ce que Kant dans la troisième critique appelle un processus de subreption transcendantale. La réflexion sur soi est en effet aliénée, projetée dans l‘objet et comme prise en lui de sorte qu’elle nous met en présence de l’énigme d’une connaissance auto-réflexive qui est pourtant aveugle et engluée puisqu’elle  réfléchit sur soi sans le savoir. L’effroi est bien ce qu’il y a de meilleur en l’homme[85] mais c’est bien de nous-mêmes que nous avons peur, c’est le soi-même devenu comme un autre qui nous répousse. La référence du peintre à l’inconscient -et donc au refoulement- ne nous laisse aucun doute :  le familier devenu étranger par un processus de refoulement est à l’origine d’une ambivalence qui s’est cristallisée sur l’objet.

 

2- Cette satisfaction imaginaire qui, de façon latente, est en conflit avec les puissances de refoulement, traduit en un autre langage l’ambivalence propre au sentiment du sublime car c’est bien la question du sublime qui va refaire surface avec la réévaluation des arts primitifs. Plaisir dans le déplaisir, le sublime témoigne à la fois de ma sujétion et de ma transcendance ; alors même que je me sens écrasé, terrifié par l’objet, je ressens du plaisir et ce plaisir atteste de ma libération, de ma maîtrise, de ma domination. Pauvre roseau, être débile et mortel, nous le sommes, bien sûr, mais par la vertu de la réflexion et plus encore de la création, celui-la même qui sait qu’il meurt et qui a en outre a reçu le pouvoir d’extérioriser, d’exorciser sa peur, se souvient qu’il est fils de roi et conquiert quelque chose de sa part divine, de sa part d’éternité.

 

3- L’œuvre sublime témoigne bien d’un réconciliation  mais cette réconciliaton n’est pas fondée sur l’accord et l’harmonie, elle l’est sur le discord d’une nature dont la dualité et la contradiction se trouve dialectiquement dépassée ou sublimée.

 

4- Cette référence au sublime nous permet de sortir enfin, à proprement parlé, de l’esthétique, ou, si l’on veut, de mettre en évidence l’enjeu esth-éthique de l’art. La fascination qu’exerce l’art nègre n’est pas motivée par une question d’affinité formelles entre les œuvres bien qu’elle le soit aussi ; la question du sublime ouvre plutôt sur le domaine éthique et sur le domaine religieux ; question donc d’ethos, d’habitation, de statut et de stature de cet animal humain qui sait qu’il meurt et qui surmonte et domine, par son savoir, ses terreurs et ses désirs qu’il purge (catharsis) et exorcise en leur donnant forme dans ses œuvres. Les Nègres le savaient depuis toujours qui défiaient dans leurs œuvres les puissances du destin, eux qui pourtant, toutes langues examinées, n’ont pas vraiment de mots pour dire l’art et le beau. De cet enjeu religieux, fondement de l’émotion esthétique, Picasso en est parfaitement conscient : « J’ai ressenti mes plus puissantes émotions artistiques quand j’ai été soudainement confronté avec la beauté sublime de sculptures exécutées par des artistes anonymes africains. Ces œuvres d’un art religieux, passionné, et d’une grande rigueur logique sont les plus puissantes et les plus belles choses que l’imagination humaine a jamais produites. Je dois ajouter que néanmoins je déteste l’exotisme ».

 

5- Cette conquête du sublime implique que l’ars, en tant qu’habileté technique, soit délibérément sacrifié. « Il faut beaucoup de temps pour devenir jeune » disait Picasso. A ceux qui affirmaient qu’il dessinait comme un enfant, il répondait que c’était plutôt comme Raphaël qu’il dessinait, quand il avait six ans ! et il lui fallut en effet beaucoup de temps pour rejeter l’art académique qui avait sombré dans la rhétorique et le sentimentalisme et qui manquait singulièrement de terribilità et de méchanceté. Il lui fallut beaucoup de temps pour sacrifier –le mot doit être pris au pied de la lettre- un talent que tous -et son père en particulier- lui enjoignaient de cultiver. Mais aussi pour désapprendre tous ces poncifs, stéréotypes, préalables, tout ce savoir antérieur qui commande à notre insu notre perception du réel.

 

6- Ce sacrifice perpétué a connu plusieurs moments. Sans qu’il n’y ait jamais d’influence directe de l’art nègre, c’est en gardant le contact avec lui, comme Antée avec la terre, ou c’est en restant à l’écoute des voies maternelles et au plus proche de l’origine, qu’il réussit, 40 ans durant, à se renouveler et à se maintenir en première ligne de l’avant-garde moderniste. C’est ainsi qu’en effet, il devint, dans sa vieillesse, le plus jeune et comme l’écrit W. Rubbin, « le plus solitaire des coureurs de fond de l’art moderne[86] ».

Le même W. Rubbin a pu ainsi ponctuer sa trajectoire pour montrer qu’à chaque fois, la rencontre de l’art nègre l’a invité à se renouveler, a recouper et confirmer sa propre démarches, a contribuer à réorienter puissamment son œuvre : 1907, c’est la révélation du Trocadéro à laquelle succèdent Les demoiselles d’Avignon dont les longs visages concaves évoquent la sculpture fang ; 1908-1909 conceptualisation des données visuelles dans l’élaboration de son premier style cubiste ; 1912-1913, rupture avec ce classicisme, collage et sculptures, constructions du cubisme synthétique, avènement d’une sculpture qui n’est plus taillée et sculptée mais construite à partir d’objets de récupération ; 1930 nouvelles directions imprimées à sa sculpture modelée et construite qui donnent lieu aux déformations les plus hardies et aux couleurs les plus crues. Et d’évoquer Olga la balerine anguleuse confrontée à la dure abstraction géométrique des reliquaires kota au revêtement métallique, Marie-Thérèse aux formes  sensuelles et généreuses comparée au masque Nimba des Baga guinéen. Cette déesse africaine et barbare de la fécondité à la longue tête busquée projetée vers l’avant, tête crêtée et crantée est dotée d’un nez très fort auquel le peintre fera subir une sexualisation mémorable. 

 

Avec l’art moderne le triomphe de la forme humaine dans la verticalité conquérante de la statuaire s’est éclipsée au profit de ce qui brille en elle : un inquiétant familier qui ébranle toutes les assises de l’homme au sein du monde et qui explique peut-être quelque chose de la force créatrice étonnante des noirs et de son impact sur notre culture : quand ils façonnent un objet ils créent une civilisation, disait Pino Pascali[87].

 

Remarque sur la première antinomie. Dans les années 20 la surprise des cubistes et des fauves fut grande de rencontrer un art qui semblait préfigurer toute l'entreprise de l'art moderne, un art en rupture avec les canons de l'art mimétique hérité de la Renaissance. Mais se fonder ainsi sur cette opposition pour légitimer ainsi l'entreprise de la modernité, c'était se fier uniquement à la forme telle qu'elle se donne immédiatement : or n'y aurait-t-il pas là le principe d'une méprise ?

 

2- Esthétique de la forme, esthétique du contenu : L'art est autotélique/L'art a toujours une utilité ou une fonction.

L'acte de naissance de l'esthétique ne fait qu'un avec l'avènement d'une perspective purement formelle et on a vu que la plastique nègre n'est devenue visible qu'au moment où l'art moderne s'est posé des problèmes précis d'espace et de formes identiques à ceux auxquels les africains avaient trouvé une solution. "Dans tous les beaux arts l'essentiel consiste en la forme" écrivait Kant au § 52 de la 3e Critique. La forme n'a pas ici le sens que lui donnera le formalisme qui ne voit en elle que le schéma (et non l'eidos), la composition extérieure qui l'oppose au contenu, perspective qui est effectivement, disait Greenberg, "profondément vulgaire". Car si être artiste c'est avoir la passion de la forme, cette forme n'est pas celle qui appelle un contenu mais celle qui est, disait Nietzsche, l'unique contenu véritable. Transgresser la forme au profit de son contenu, de son sens ou de ce qu'elle exprime ("qu'est-ce que ça représente?") est en effet toujours signe d'inculture et d'incompréhension.

Dans le cas des représentations religieuses, le support du culte accomplira d’autant mieux sa fonction qu’il sera neutre, qu’il n’attirera pas pour lui-même l’attention comme c’est au contraire le cas lorsqu’il s’agit d’une œuvre d’art. En ce sens, même si les religions en ont usé, l’art resterait la part secrètement soustraite au religieux comme tel. Et qu’on ne dise pas qu’il s’agit ici d’un point de vue d’Européen et que les africains sont indifférents à l’aspect esthétique des choses ou que s’ils créent des œuvres belles c’est sans s’en rendre compte. En 1935 déjà l’Allemand Himmelheber[88] a pu tester en Côte d’Ivoire, que, à valeur religieuse égale, des masques pouvaient être l’objet de préférence esthétique très marquée de la part des indigènes auxquels ils étaient présentés. Situation sans doute inédite chez les Baoulé puisque les masques sont choses qu’on ne regarde pas sans crainte, qu’on voit rarement en pleine lumière, qu’on ne voit jamais dépouillé de son costume, et qui sont d’abord appréhendées comme choses religieuses, l’aspect esthétique étant d’habitude considéré comme très secondaire.

 

Mais comment ne pas reconnaître pourtant, si l’on examine maintenant l’antithèse,  que « la passion religieuse est la source d’art la plus pure » (Apollinaire), que "l'art du noir est avant tout déterminé par la religion" (C. Einstein), comment faire abstraction dans l'histoire de l'art de l'histoire des civilisations et donc du contenu que les formes plastiques rendent immédiatement visible ?  Reconnaître avec Hegel que "dans l'art comme en toute oeuvre c'est le contenu qui joue le rôle décisif" aurait sans doute évité les erreurs d'appréciation dont l'histoire occidentale de l'art s'est rendue coupable. Parler comme on l'a fait de "l'expressionnisme" des masques guéré ou bamun, du "cubisme" de l'art dogon ou bambara, du "surréalisme" des oeuvres Ibo... c'est faire de la psychologie, se livrer à une projection étrangère aux africains : "extase immobile" le masque inhumain, écrivait C. Einstein, réduit à néant tout événement individuel". Considérer la coïncidence purement formelle que peuvent entretenir les arts primitifs et l'art moderne, c'est s'en tenir au sentiment immédiat qui est ici trompeur, c'est rester aveugle à la différence historique de leurs significations. On ne peut s'arrêter à la forme comme à une réalité monadique qui ne renverrait qu'à elle-même car, disait Tchouang Tseu, si l'on voit l'utilité de l'utilité, il faut savoir qu'il y a toujours aussi une utilité de l'inutilité.

 

L’art nègre est donc de part en part religieux et il ne fait pas exception : ce qu’il y de plus artistique dans l’art en effet ce n’est pas l’art, c’est le religieux. Comme l’a montré Hegel, c’est ce que l’histoire atteste : l’art meurt au moment où il devient formel et donne naissance au musée. Et, pour le dire brutalement, cela commence avec la Renaissance ou plutôt avec ce qu’elle a rendu possible. C’est à la Renaissance que l’art, déjà, va perdre son âme et initier une lente décadence. Dès la fin de la première Renaissance, la rupture est consommée : devant les œuvres d’art, désormais, on ne chantera, on ne pleurera ni ne pliera le genou même si, bientôt, avec la Contre-Réforme, on va tout faire pour motiver une nouvelle dévotion. Maurice Denis, le premier à conspuer la Renaissance, l’écrit en 1896[89] : « La décadence a commencé en 1570 ou 1580, autant dire avec la Réforme, la Contre-Réforme et le “style jésuite“ spécimen complet de décadence idéaliste (…) : triomphe de la convention académique, du trompe l’œil pathétique, du naturalisme à la fois théâtral et dévot ». Cette détestation violente du dogme de l’observation de la nature pour elle-même et de l’illusionnisme qu’autorisait le modèle alors incontesté de la représentation, cette contestation implicite du soi-disant « progrès » que constituerait l’invention de la perspective s’accompagne d’une volonté de faire retour amont afin de retrouver le hiératisme et la rigueur plastique du passé, l’un ne pouvant aller sans l’autre : « l’heure nouvelle, écrit-il,  sera des plus sévères ».  Peu importe que ce soit l’art médiéval -l’art roman, éminemment- ou l’art nègre qui soit pris ici comme modèle ; l’essentiel est d’en finir avec cette détermination formelle de l’art responsable des élégances académiques et de toutes les afféteries décadentistes du stupide XIXe siècle et de reconnaître qu’elles étaient déjà programmées dès le moment où l’antiquité classique a envahi le domaine artistique.

 

La querelle sans cesse recommencée entre les formalistes et les fonctionnalistes, les esthéticiens et les ethnologues[90] ne fait aujourd'hui que reprendre cette antinomie qui revient à accuser pour les premiers la valeur d'échange, pour les seconds la Valeur d'usage,  selon la terminologie d'Aristote, remise en honneur en histoire de l'art par Walter Benjamin. Cette opposition, le développement du marché et l'ouverture de nouveaux musées la rendent chaque jour plus aiguë. Selon que l'on accuse l'une des valeurs ou l'autre, l'entrée au Louvre de l'art africain apparaîtra soit comme un honneur et une délivrance, soit au contraire comme une ignominie.

 

Alors le musée, mort ou résurrection ? La première réaction significative a été emblématisée, il y a 50 ans déjà, par le film longtemps interdit d'Alain Resnais et de Chris Marker, Les statues meurent aussi. La première parole du film révèle explicitement le sens d'un tel titre : les statues meurent de n'être plus que des sculptures, elles meurent d'entrer dans le royaume de l'art. Détachées de leur contexte, privées de toute utilité, reconceptualisées, elles deviennent des "oeuvres d'art" et, grâce à ce nouveau mode d'appropriation de l'altérité, elles deviennent tout banalement des oeuvres entièrement commensurables aux nôtres. Et comme le dit laconiquement J. L. Godard dans une interview : "l'art nègre", que Chirac appelle "art premier", c'est "une invention des Blancs", un mode d'appropriation ou de colonisation qu'avec une superbe ironie, Man Ray avait mis en scène en juxtaposant le visage incliné d'une femme blanche et un masque noir Baoulé tenue par ses propres mains (Blanc et noir, 1926). Ces oeuvres qui furent vivantes et qui, à la différence des oeuvres depuis longtemps muséifiées, appartiennent encore à des cultes et à des cultures vivantes.

 

La présentation muséographique procède à une mutilation de l’objet ethnologique en effet dépouillé de son caractère juridique, religieux, magique ou tout humblement et saintement utilitaire, comme le disait déjà G. H. Rivière en 1931 (mais il paie un tribu à l’esthétique  quand, un an plus tard, il fait édifié, au cœur même du Musée d’Ethnographie, « la salle du Trésor »). Paul Rivet en 1938 défend de même la politique de contextualisation du tout nouveau Musée de l’Homme qui doit éviter aux objets de devenir des aérolithes étranges et détachés de tout[91]. Les oeuvres isolées, soclées, éclairées, astiquées seraient alors intégrées à une certaine idée de l'art inventé par les Grecs, ravalées à un simple avatar de l'art occidental ; elles risqueraient d’apparaître comme momifiées et embaumées et avec cette récupération mortifère des statues africaines on assisterait alors à un véritable "Buchenwald des arts plastiques"[92]. Les dieux dorment dans les musées où il ne reste que des formes détachées des forces qui les ont engendrées, écrivait Artaud dans les premières pages du Théâtre et son double[93], ces dieux il faudrait les réveiller pour les rendre au monde magique du pouvoir. Mais quand le cultuel enraciné dans un temps et dans un lieu, fondé sur le rituel, se dégrade en culturel, quand la valeur d'exposition devient prépondérante, elle dépouille l'objet, disait Benjamin, de son aura, apparition unique d’un lointain qui  excède et brûle  le caractère d’image. L’objet cultuel n’est pas exposé, il n’est pas fait pour le spectacle, on le soustrait au regards pour préserver sa force car son pouvoir est d’autant plus grand qu’il se donne moins à voir. Son efficacité magique dépend de son occultation, son aura dépend de ce jeu ou de cette alliance entre le don et le retrait, la manifestation et la révélation. Ce n’est pas « de l’art » parce que ce n’est pas un faux-semblant, une fiction à l’image et à la ressemblance d’un modèle extérieur, c’est une idole qui actualise une modalité du divin, qui présentifie des puissances surnaturelles. Bien loin de représenter le monde humain l’idole étrange et primitive, marque une distance incommensurable par rapport à lui et se distingue fondamentalement de la représentation mimétique devenue pour nous le parangon de l’œuvre d’art : elle vaut par sa matière plus que par sa forme, elle est présence et non représentation (le culte des reliques qui se développe en Occident sous Charlemagne au moment de la crise iconoclaste nous en donne une idée[94]), elle est, quant à son origine, acheiropoïète et quant à sa fonction, investie de pouvoirs talismaniques. Elle n’est donc pas faite pour être vue de tous dans le vis à vis public d’un spectacle, mais elle est, au contraire,  intimement liée à une action rituelle qui la cache et la montre, la laisse reposer dans le secret de la maison ou au fond du bois sacré et la promène, on la vêt, la dévêt et la lave.[95]

 

G. Duthuit, de façon polémique, l'avait bien montré dans son musée inimaginable, contre l'esthétique d'André Malraux qui fit du musée le détenteur de toute gloire, le lieu d’une véritable consécration [96]; c’est elle qu'il faut, inévitablement, prendre maintenant en considération.

 

"Les idoles, écrit Malraux dans Le Surnaturel [97], deviennent des oeuvres d'art en changeant de référence, en entrant dans le monde de l'art que nulle civilisation ne connut avant la nôtre". L'entrée dans l'espace de l'art, c'est-à-dire, très concrètement, dans l'espace du musée, ne dégrade pas une oeuvre, elle la ressuscite et l'élève au contraire au statut d'oeuvre d'art, elle provoque donc une métamorphose qui accomplit ce qui, en elle, était en puissance : elle devient œuvre d’art en échappant à son temps et à ses créateurs qui n’en comprenaient pas vraiment le sens, elle transcende ses limites culturelles pour acquérir une pleine universalité. En nous permettant d'accommoder notre vue sur l'essentiel, en éliminant toute contingence et en nous libérant de ces « idées » avec lesquelles nous appréhendons les choses, elle nous fait voir ce que nul n'avait vu jusqu'ici. "Sans la réduction de l'ancêtre africain à la statue nous ne verrions pas la statue, seulement ce qu'elle représente". Et en effet bien souvent nous ne savons rien des cultures, rien des génies, rien des espèces de dieux qui ont produit telle ou telle idole, mais cela ne nous empêche pas de vibrer et d'être ému, bien au contraire ! Car le musée la délivre de tout ce qui n'était pas elle en la révélant comme pure forme indépendamment de la fonction qu'elle pouvait revêtir, si bien que l'on peut dire que chaque oeuvre n'est pleinement elle-même qu'au sein du musée imaginaire[98]. C'est donc une véritable délivrance ou rédemption[99] qu'accomplissent les missions occidentales de quelque nature qu'elles soient, puisque pour la première fois elles ont fait entrer les arts du monde les plus étrangers à sa tradition, en dehors de tout contexte, dans notre musée imaginaire. Renvoyer les œuvres à leur temps ou à leur contexte c’est toujours une façon de s’en débarasser. Negerplastik de Carl Einstein qui pour la première fois, en 1915, à conféré aux objets d’art africain un statut définitif d’œuvre d’art à part entière présentait de nombreuses reproductions qui exercèrent une influence considérable sur les artistes contemporains. Ces reproductions étaient accompagnées d’aucune légende afin que chacun, dans ce manifeste de l’art moderne, puisse se confronter directement à « cet art prodigieux d’intensité »[100]. C'est bien en effet parce qu'on a regardé ce qui n'était que des fétiches "entre Cézanne et Picasso"[101], que tout a alors basculé du religieux ou de l'éthique à l'esthétique. Il ne faut pas dire que ce qu'il y a de plus artistique dans l'art c'est le religieux mais au contraire que l'art a toujours été, alors même que la religion en usait, la part secrètement soustraite au religieux en tant que tel. D'une certaine façon Malraux ici ne fait que pousser à son terme une constatation proprement hégélienne. Oui, il faut que les dieux meurent pour que les oeuvres qui les ont célébrés apparaissent comme telles. Qu'importe le contexte de l'Ecriture à la contemplation des fresques de la Sixtine, qu'importe les béquilles de l'ethnologie à qui s'arrête, interdit, devant une statuette mumuyé ! Comme son nom l'indique, le musée a pris aujourd'hui la relève des muses, la vie des musées n'a pu naître et ne peut continuer à subsister que sur la mort des idoles, les statues vivent aussi !

 

Dans cette optique, le collectionneur, bien loin d’être simplement un maniaque, un pervers ou un individu tatillon capable de tous les crimes serait celui qui rêverait d’un monde où, comme le dit Benjamin, « la corvée d’être utile (serait) épargnée aux choses ». En les collectionnant il les rédimerait, les reconnaîtrait, pour la première fois, comme bonnes à rien, c’est-à-dire comme ayant, simplement, une valeur en soi. La collection aurait donc bien un caractère quasiment fétiche. Avec elle, à la valeur cultuelle se serait substituée la valeur d’authenticité qui en serait la sécularisation. Mais parler de fétichisme, c’est se placer ici sur le terrain du commerce plus que sur celui de l’histoire de l’art ; la valeur d’authenticité avec ses procédures inquisitoriales ne prend  en effet tout son sens que dans l’horizon de la valeur, elle ressortit à  l’idolâtrie du veau d’or, elle est inextricablement liée à l’économie de marché. La religion de l’authenticité qui inspire désormais notre piété, notre dévotion, celle qui organise la liturgie, naïve dans son exclusivité, de l’archéologie est celle des banquiers, des policiers, des magistrats et des laboratoires. Ces défenseurs du reliquaire des œuvres et des icônes immuables et figées n’ont peut-être que peu de chose à voir avec les amateurs d’art pour lesquels l’existence de l’œuvre se suffit à elle-même et pour lesquels la question de l’objet original, à la limite, pourrait ne pas avoir vraiment de sens.

 

Remarque sur la deuxième antinomie. Pour claire et déterminée qu'elle soit, cette thèse, dans son hégélianisme inavoué, porte à sa perfection un mouvement d'annexion et de réduction qui risque bien de finir par perdre ce qu'il prétend sauver ou récupérer. Malraux le savait bien, lui qui, dans La tête d'obsidienne[102] nous dit combien Picasso, tout ignorant qu'il était des fonctions des objets, reconnaissait d'instinct que les masques n'étaient pas "des sculptures comme les autres" ou même de "bonnes sculptures" répondant aux problèmes plastiques rencontrés par les modernes, comme le disait Georges Braque surtout sensible à cette beauté nouvelle qui obéit à une géométrie impitoyable et qui lui apparaît en termes de volume, de lignes, de masses et de poids. Mais ils étaient, pour Picasso, d'abord des "choses magiques[103]" destinées à assurer la survie d'une société ou la guérison d'un individu. D’où le ravissement et le trouble, le choc défamiliarisant qui frappe rend interdit et qui ne se confond pas avec un vain appétit de pittoresque. Les nègres étaient donc des "intercesseurs" qui utilisaient leurs idoles contre les esprits inconnus et menaçants. Et en effet comment pourrait-on réduire une idole cloutée à une simple statue ? C'est aussi impossible que de considérer le "Saturne" de Goya simplement comme un tableau ou une oeuvre d'art[104] ! L’artiste, disait Frobénius, celui qui, selon Senghor, révéla l’Afrique au monde et les Africains à eux-mêmes, est l’officiant d’un culte qui répond au mystère de la mort. Ces fétiches, aujourd’hui, sont devenus silencieux, ils ont cessé de nous protéger, mais leur coeur bat encore et c'est à nouveau sous le mode religieux que, tout naturellement, on s'adresse à eux : "Dieux, sans fonction, sans tribu, quel principe nous fait vos captifs" interroge René Char confronté aux oeuvres inspirées des Nouvelles-Hébrides [105].

 

On voit ici que, comme dans la dialectique kantienne, il y a des antinomies qui peuvent trouver une solution et se révéler toutes deux vraies. Les contradictions jusqu'ici envisagées semblent, dans une large mesure, apparentes et on sait que la muséographie, aujourd'hui, refuse l'opposition d'antan entre présentation esthétique et présentation ethnologique. La magie de l’art est un processus qui ne trouve dans la main du sculpteur que son point de départ. Car elle se modifie par le traitement du féticheur et ne s’épanouit que dans l’usage qu’en font ceux à qui l’œuvre est destinée. La division institutionnelle entre l'"art" et l'"ethnologie" est donc bien arbitraire et apparaît comme aussi préjudiciable à l'art qu'à l'ethnologie. Si la connaissance de sa destination religieuse explique les caractères plastiques de la statuaire nègre, on ne saurait que difficilement en faire abstraction. Sans doute la fonction ne détermine pas entièrement les caractères d'un masque ou d'une statue, il y a toujours un certain jeu entre la forme et la fonction mais, ainsi que le disait Malraux, il appert que la forme peut renseigner sur la fonction et que le "meilleur" masque est généralement le plus efficace et que cette efficacité provient de la plénitude de son style. Le style en effet n'est pas quelque chose en plus, une embellie accidentelle ou une valeur ajoutée, il répond au contraire à une nécessité fondamentale, il est un acte essentiel profondément intriqué à un geste de survie. On ne voit pas au nom de quoi, inversement, on interdirait à des objets cérémoniels ayant d'abord une valeur d'usage d'être exposés comme des objets d'art ayant aussi une valeur d'échange. En bonne logique ou en bonne économie aristotélicienne, pour qu'un objet ait une valeur d'échange, ne faut-il pas d'abord qu'il ait une valeur d'usage ? D'une paire de chaussure, disait-il, je peux soit me chausser, conformément à sa valeur d'usage, soit l'échanger contre autre chose. Et quand Van Gogh peint les célèbres chaussures n'est-ce pas encore, disait Heidegger, pour en révéler l'usage à l'intérieur du monde auquel elles appartiennent ? Et puis quand un objet n'a plus de valeur d'usage, seule sa valeur marchande peut le sauver de l'indifférence ou de la destruction. Combien d'objets ont été jeté, combien de statues ont fini dans les fours à chaux !

 

Cette affirmation peut apparaître pourtant sophistique pour un certain nombre de raisons.

En premier lieu il y a une équivoque sur la valeur d'usage que l'on attribue à l'objet cultuel. Le masque a sans doute une valeur d'usage puisqu'en un sens il était utile mais cette utilité ne renvoyait pas à un profit mais à une dépense, elle faisait partie d'une économie de fête. L'art africain, ici,  est en effet un art total, de l’ordre du verbe et non du produit, il est toujours intégré à la performance qu'est la fête, à un acte, un rituel ou à une cérémonie[106]. C'est donc un art qui modifie la vie, qui est au-delà des oeuvres d'art et qui renvoie à une économie sacrificielle et à cette violence qui est au coeur du sacré. On voit par là que notre antinomie procède d'une opposition plus radicale, opposition de deux économies : une économie usuraire et une économie sacrificielle. L'entrée dans l'espace apollinien du musée répond sans doute à une modification de notre regard désormais libéré de la croyance. Mais ces "choses belles ici savamment assemblées" n'étaient pas faites pour être vues par les hommes mais par les dieux ; enfants de la peur et de la nécessité, elles venaient hanter les vivants et faisaient partie du monde dionysiaque et cultuel de la vie des corps. Elles sont maintenant, par un jeu d'idéalisation et de transposition, dépouillées de leur aura, mises en cage derrière des vitrines, objets de délectation à l'intention des esthètes : des objets de plaisir esthétique après avoir été des objets de spéculation.

 

En second lieu la valeur d'usage de l'objet cultuel lui interdit d'avoir une valeur d'échange. La revue Documents (que l'on vient de rééditer) s'est fait l'écho du premier débat important sur les arts primitifs, et ce débat portait justement sur cette question. Au moment même où le musée du Trocadéro dirigé par Paul Rivet est réaménagé par Georges Henri Rivière en 1929, la revue Documents , fidèle à son titre, prend une position anti-esthétique qui n’est pas sans rappeler les Instructions du Musée d’Ethnographie de Paris : « L’objet n’est pas autre chose qu’un témoin, qui doit être envisagé en fonction des renseignements qu’il apporte sur une civilisation donnée et non d’après sa valeur esthétique »[107]. Carl Einstein, co-fondateur de la revue avec Georges Bataille, en 1930, à propos de la célèbre exposition d'art africain organisé par Tristan Tzara et Charles Ratton à la galerie Pigalle, écrira ainsi : "Il faut traiter cet art historiquement, et non plus seulement le considérer sous le seul point de vue du goût de l'esthétique". Cela sonnait déjà comme un rappel à l'ordre adressé à l'esthétisme des amateurs. L'objet cultuel est inéchangeable parce qu'il a une valeur d'usage qui tient à ses propriétés intrinsèques et exclusives. La statue d’ancêtre apaise les âmes errantes, elle n’est pas destinée à notre délectation ou même à notre transport. C'est donc un même détournement des fins qui fait qu'un "fétiche", par exemple, devient à la fois un objet de plaisir pour les esthètes et une marchandise pour les trafiquants. Il en va de la plus-value esthétique comme de la plus-value mercantile[108] : elles refoulent la valeur d'usage des objets nègres, les châtrent, les aseptisent, les commercialisent[109]. Mais ce sont des objets sacrificiels qui ont une "odeur de magie" comme disait Picasso[110], ils ne sont pas faits pour venir enrichir le trésor des amateurs d'art. On cherche à les consommer alors qu'ils devraient consumer ceux qu'ils obsèdent. Il faudrait donc en finir une bonne fois avec la tyrannie du bon goût et avec cette propension à esthétiser. Mais dans le contexte de la mercantilisation, l'objet d'art semble être devenu de façon irréversible un objet, c'est-à-dire ce que le sujet s'objecte et qu'il peut consommer, il obéit à la loi du marché, il n'existe plus que par la vitesse des flux dans lesquels il circule. Il n'est pas nié mais incorporé dans l'ordre établi en tant qu'objet culturel, et cette dimension d'invisibilité qui donne sa noblesse et sa profonde étrangeté à sa visibilité se trouve ainsi comme récupérée et recyclée. Apprendre, par exemple, à un "antiquaire" que le grand masque molo des bobo-fing qu'il possède, si ce n'est pas "un faux", n'a pu être que volé, et qu'il a alors nécessairement suscité le suicide du chef de terre qui en était le gardien -celui-ci ne peut en aucun cas s'en départir- c'est s'exposer au risque de provoquer un renchérissement ou de donner une plus-value au masque. La toute puissance de la loi du marché recycle tout, elle donne un prix à ce qui n'a pas de prix et c'est la mort elle même qui peut alors s'acheter et s'échanger. Qui peut encore méconnaître que tout le domaine des arts primitifs soit contaminé ? Le moindre article les concernant est prétexte à valoriser des collections, la victoire du marché sur le projet de vivre semble être désormais sans partage.

 

3-Innovation /tradition. Les beaux-arts sont les arts du génie et la génialité c'est d'abord l'originalité, l'innovation dans la création/Il n'y a pas de création qui ne s'inscrive dans l'histoire d'une tradition sur laquelle elle glose et qu'elle se contente de suivre et de continuer.

 

Cette dernière antinomie invite évidemment à servir l'opposition de l'art occidental et de l'art primitif. Le premier serait novateur et créatif, il renverrait à une "causalité libre", le second serait traditionnel et anonyme. Celui-ci, appartenant à une société holiste, serait en effet victime du poids ou de la tyrannie de la tradition. Anonyme, il serait en même temps conservateur et sans histoire : l’art africain serait alors plus un art de stéréotypes qu’un art de création. E. Vatter[111], un des premiers à avoir replacé l’art dans son contexte socio-culturel, l’avait semble-t-il établi : l’artiste africain est au service de sa communauté, il est anonyme et ne cherche pas, comme chez nous, à exprimer sa propre personnalité.

 

Ce seraient même les "regardeurs" occidentaux, tous ceux qui ont su le voir, le recueillir qui l'auraient fait exister, qui l'auraient sorti de la nuit dans laquelle l'indifférence des indigènes l'avait si longtemps maintenu : ce serait donc à juste titre que les objets ne porteraient pour mention que le nom des collectionneurs auxquels ils ont appartenu plutôt que celui des artistes constituant ainsi un véritable pedigree ; ces noms souvent prestigieux ne valent-ils pas, en effet, n'importe quelle signature ? Ainsi se poursuivrait sous un autre mode cette déshumanisation de l'art primitif et de ses créateurs qui avait commencé à s'exprimer, au début de la colonisation, par la destruction et la disqualification des artefacts aujourd'hui adulés.

 

L'art occidental appartenant à une société individualiste serait marqué au contraire par une créativité constante. Fruit de recherche délibérée et concertée, il a et il est une histoire. Comme le remarque Sally Price à laquelle nous empruntons cette remarque, cette opposition se trouve à l'état emblématique chez le grand historien de l'art, Gombrich, chez qui elle s'accompagne de stéréotypes racistes qui rappellent l'Essai de Gobineau : le nègre possédant "au plus au point la faculté sensuelle" aurait un art plus imaginatif, spontané, manière innée d'appréhender le monde où la géométrie qui simplifie et détache les volumes est le moyen de l’évidence, et s'opposerait au blanc qui, plus intellectuel, aurait un art plus réfléchi puisqu'il est élaboré avec la "partie supérieur de son cerveau"[112]. Que, sous le patronage de Bergson, on renverse la hiérarchie infamante pour privilégier l'intuition par rapport à l'intelligence -l’émotion par rapport à la raison héllénique -c'est la fameuse révolution de 1889 accomplie, selon Senghor et l’idéologie de la négritude, par la thèse de doctorat d’Henri Bergson soutenue en 1889, Les données immédiates de la conscience- ne change rien à l'affaire. C’est encore dans le souffle des thèses de Gobineau, que se développera en Occident la croyance sans cesse réactualisée que seuls les arts tribaux sont à même de régénérer « notre époque sans génitoires ». L’expression est de Wlaminck mais on retrouve exactement la même thèse chez le Rimbaud d’Une saison en enfer, le Gide des Nourritures terrestres, le Conrad du Earth of Darkness, le Houellbecq des Particules élémentaires. « La source d’où sont nés les arts, disait  encore l’Essai sur l’inégalité des races humaines[113], est étrangère à l’instinct de civilisation. Elle est cachée dans le sang des noirs (…), dans leur omnipotente force d’imagination ».

 

Remarques sur la troisième antinomie. Il y a peut-être lieu de s'inquiéter, après la fin du stalinisme, du retour en force de ce sectarisme qui, à tout propos, de nouveau, nous sommes  de choisir entre Caïn et Abel et taxe de racisme tout traitement différentiel.

Osera-t-on rappeler malgré tout que l'apparition de la signature est un phénomène récent, le signe de l'avènement de la figure d'un homme devenu sujet, d'un monde auto-lâtre et secrètement nihiliste ? La différence de statut de l'art et de l'artiste dans les sociétés traditionnelles et dans les sociétés modernes ne s’explique pas par l'individualisation de la production. L'artiste dispose d’une grande liberté dans la modulation des types traditionnels tout à fait analogue à la liberté dont jouit en toute langue tout sujet parlant pourtant contraint, pour communiquer, de s’assujettir au lexique et à la grammaire d’une langue déterminée [114]. L’artiste est d’ailleurs souvent connu et reconnu en Afrique à des lieues à la ronde. Depuis 1938 Olbrechts a pu identifié chez les Balouba un style personnel qu’il a appelé le « style visage allongé de Buli », nom d’un district ou d’un village. Depuis on a pu écrire plusieurs biographies de sculpteurs.

C’est plutôt l’individualisation de la commande qui a été de plus en plus réservée à des amateurs et par l'apparition, au XVIIIe siècle, de l'esthétique qui est solidaire de la constitution d'un espace public dans lequel les goûts d'une communauté ont pu, dans les "salons" par exemple, s'affronter. Mais l'essentiel n'est sans doute pas là si l'on veut toutefois prendre en considération le topos  qui sera celui du romantisme et que la 3e critique a mis en honneur : le génie est un "favori de la nature" rempli d'effroi devant la puissance qu'il exerce au nom des ténèbres. Il n'y a donc pas d'oeuvre digne de ce nom qui ne s'émancipe du pouvoir de son tuteur, qui n'échappe à celui qui la signe. Créer c'est laisser surgir, dans sa gloire, l'imprévisible et il n'y a de poète que miraculé, originairement dessaisi de toute maîtrise ou de toute domination. La thèse et l'antithèse (signature/anonymat) et l'opposition qu'elles permettent (art moderne/art primitif) ne sont pas vraiment pertinentes, elles sont ici toutes les deux fausses.

 

4- Puisqu'il y a des copies, il y a nécessairement un original authentique/Il n'y a que des copies et des faux.

 

L'opposition de l'authentique et du faux jouit d'une sorte d'évidence incontestée dans le "système des objets" analysé par Baudrillard, c'est-à-dire dans ce système marqué par cette idéologie qui domine le monde des arts et des antiquités. Celle-ci repose sur une sorte d'équation tacite qui nous porte à identifier le beau à l'authentique et l'authentique à l'ancien, comme si le plus « primitif » était nécessairement le plus ancien. Ne suffit-il pas de retourner un masque, d'y montrer les marques d'usure et de transpiration pour attester de son "authenticité" ? C'est bien sûr parce qu'"il a dansé" que l'on peut être assuré qu'il a été fait par les indigènes et pour les indigènes. La question foncièrement ontologique (qu’est-ce qui fait l’être de ce masque ?), la question du mode d’existence et de l’identité de l’œuvre d’art qui nous porte à refuser les copies et les faux serait ainsi au cœur de l’expérience esthétique[115]. Cela ne va peut-être pourtant pas de soi.

 

La question de l’authenticité ne surgit-elle pas précisément quand on cesse tout simplement de voir une œuvre pour ne plus la considérer que dans une perspective historique ou économique ? La croyance en l'authenticité est en outre solidaire de toute une idéologie passéiste de la perte et de l'entropie dont les Tristes Tropiques de Lévi-Strauss constituent la figure la plus emblèmatique. Le divers décroît (Segalen), les sociétés primitives sont des vestiges et des survivances fragiles, menacées par la civilisation, en voie de disparition, l'ensemble de leur culture matérielle appartient à un passé révolu[116] , ces objets exotiques devenus ainsi trésors inestimables sont soigneusement conservés et génèrent, grâce aux collections, de la rareté et donc de la valeur, précautionneusement contrôlée par le nouveau système qui a ses experts, ses codes et ses critères. Il y a pourtant bien longtemps que les antiquaires africains et les faussaires de toutes farines ont saisi les mécanismes de ce curieux fétichisme de l'homme blanc -pour une fois le concept n'est pas usurpé, les africains n’attachant qu’une importance très secondaire à ce qui n’est pour eux que support matériel de l’invisible- et qu'ils sont devenus "experts" en effet dans l'art de la restauration et de la contre-façon -il y a trois ateliers à Kumasi de poupées akuaba et de maternités ashanti dont l'extraordinaire habileté continue de défier les trafiquants les plus retors-. Hamadou Hampaté Ba, dans L'étrange destin de Mandrin, nous avait rapporté déjà comment, dès le début de la colonisation, les sculpteurs africains habiles et rusés avaient appris à fabriquer des répliques[117] susceptibles de rivaliser avec les œuvres des grands maîtres, mais aussi à tromper et à jouer (avec) la perversité de ces curieux prédateurs qu'on appelle les collectionneurs et qui s’occupent plus de la provenance de leurs objets que de leurs qualités esthétiques[118]. Comme le «regard croisé» des hommes venus du Sud peut révéler de façon dérangeante et cruelle les petites manies de l’homme occidental soucieux des produits de l’art plus que de l’acte et du verbe ! Ecoutons par exemple le dogon Ologuem stigmatiser avec férocité, la figure de l’ethnologue Léo Frobénius (transformé dans le roman en Shrobénius) qui effectivement a lutter contre le matérialisme de l’anthropologie physique coupable selon lui de laisser échapper la vie même ou l’esprit des Gestalten, l’esprit de ces unités organiques que constituent les cultures : ce qu’il appelait Paideuma. C’est ce noeud serré de romantisme et d’esprit de lucre que l’on rencontre  souvent chez les blancs passionnés et friands d’Afrique qu’Ologuem dénonce impitoyablement, mais écoutons plutôt : Shrobénius « écrevisse humaine frappée de la manie tatonnante de vouloir ressusciter, sous couleur d’autonomie culturelle, un univers africain qui ne correspondait à plus rien de vivant (…) voulait trouver un sens métaphysique à tout, jusqu’à la forme de l’arbre à palabre où devisait les notables.

Gesticulant à tout propos, il étalait son « amitié » pour l’Afrique avec une assurance de bachelier repêché. Il considérait que l’Afrique était art pur, symbolisme effroyablement religieux, civilisation jadis grandiose –hélas victime des vicissitudes de l’homme blanc-… » Et, développant sans pitié les détours retors d’une logique de profit, Ologuem continue : « voilà l’art nègre baptisé « esthétique » et marchandé –oye !- dans l’univers imaginaire des échanges vivants »[119]. Et en effet la mystification et le romantisme nostalgique exaltant « le vrai visage de l’Afrique », mais aussi l’exploitation de la « sentimentalité négrillarde » par trop heureuse de s’entendre dire par un blanc que l’Afrique était le ventre du monde et le berceau même de la civilisation égyptienne, furent telles que « la négraille offrit par tonnes, conséquemment et gratis, masques et trésors artistiques aux acolythes de la « shrobéniusologie » et « l’éthnologue rusé vendit plus de mille trois cent pièces aux tiroirs caisses suivants : Musée de Londres, de Bâle, de Munich, de Hambourg, de New York, louant des centaines d’autres pièces pour divers droits : de reproduction, d’exposition etc…(…) Une école africaniste ainsi accrochée aux nues du symbolisme magico-religieux, cosmologique et mythique était née, tant et si bien que pendant trois ans des hommes -et quels hommes !- des fantoches, des aventuriers, des conspirateurs, des chercheurs « scientifiques », dit-on, en vérité sentinelles asservies, montant la garde devant le monument « shrobéniusologique » du pseudo symbolisme nègre accoururent au nakem »[120].

 

On en finirait sans doute avec cette idéologie passéiste de l’authenticité en s’interrogeant, par exemple,  sur la validité de cette opposition binaire du vrai et du faux. Entre les deux, on l'a montré[121],, il y a tout un continuum dans lequel on peut distinguer de nombreux degrés intermédiaires ; selon que l'objet est fait par un Africain ou non, selon son utilisation effective, selon la qualité de la copie, le style traditionnel ou étranger qu'il contrefait, selon l'origine de la commande... ,on peut distinguer toute une série de paramètres qui, combinés, donnent naissance à de multiples catégories. Il est par ailleurs facile de montrer que, comme les autres, cette catégorie de l'authenticité est moins fausse que relative, historiquement déterminée et, à certains égards, dangereuse.

 

Supplément sur l’authenticité. La question de l’authenticité est solidaire, en Afrique comme ailleurs, de tout un contexte politique et il faut toujours redire que l’ »authenticité » représente éminemment l’illusion d’immédiateté, que c’est le mensonge romantique par excellence, celui qu’entretient quiconque prétend être tout le temps lui-même et qui affirme : " je suis ce que je suis ". Cette proposition pourtant cesse d’être une tautologie et trouve sa vérité si l’on veut bien entendre dans le deuxième verbe non la réitération du verbe " être " mais la conjugaison à la première personne du présent du verbe suivre, ce qui réintroduit, bien sûr, l’inévitable médiation d’un tiers. L’authenticité n’a en effet de sens que dans la conformité au modèle idéal que l’on a construit et est relative à lui ; on ne voit pas, par exemple, en vertu de quel décret, de quelle idée toute faite d’une Afrique immobilisée et pétrifiée dans une identité de convention, les drapeaux éclatants des Fanti fabriqués et utilisés par les africains eux-mêmes ou les poupées européenes recyclées dans les cultes du vaudou ou celles en plastique vertes ou rouges, qui quelques fois remplacent aujourd’hui les statuettes sculptées traditionnelles d’Ibedji, ne seraient pas dites " authentiques ", dans la mesure où, conformément à sa vérité rituelle, c’est ici encore la tradition du culte des jumeaux qui se continue ou qui se perpétue à travers ces objets interculturels qui sont des « faux » aussi vrais que les « vrais ».

 

Inversement le recours à l’authenticité et son invocation peuvent apparaître bien souvent suspectes. Le pouvoir colonial était déjà passé maître dans l’art du faux quand il s’agissait de préserver de tout contamination des ethnies construites sensées demeurées pures ainsi Griaule inventa les dogon sans dire un mot de l’islamisation, ainsi les français inventèrent en Afrique Occidentale française un art typique, l’art dit néo-soudanais : la mosquée de Djenné fut ainsi entièrement reconstruite en 1909 sous le patronage de l’administration coloniale qui revisitait des traditions africaines (les autels côniques des ancêtres devient le module architectural élémentaire, le modèle des tours et des minarets) et islamiques en agrandissant les formes de la mosquée précédente et en la modifiant de telle sorte qu’elle domine de façon spectaculaire la place du marché d’où les touristes peuvent l’admirer et les militaires la contrôler. Avec quelques rues de Djenné, elle fut d’ailleurs reproduite à l’exposition coloniale de Paris en 1931 puisqu’elle était l’expression majeure d’une architecture « véritablement africaine »[122].

 

A l’ère post-coloniale il est à cet égard significatif que le chantre de l’authenticité africaine ait été Mobutu Sese Seko, le président du Zaïre, qui entendit mimer et faire passer pour originaires les symboles les plus stéréotypés d’une Afrique conventionnelle. Cette attitude ne constituait sans doute pas une exception. La structure mimétique du désir n’a bien sûr rien de spécifiquement africain, mais les leaders africains qui prirent le pouvoir juste après l’Indépendance  lui ont donné une illustration particulièrement spectaculaire, en choisissant, chacun à sa manière, un modèle d’exemplarité et d’identification parmi les hommes illustres. L’impuissance à entrer en contact avec un monde colonial trop puissant les ont, semble t-il, réduits à ne pouvoir donner qu’une réplique médiatique caricaturale du système dominant comme s’ils ne pouvaient que sacrifier au geste, le sens. On n’oubliera jamais le couronnement de Bokassa ou le rire d’ogre d’Idi Amin Dada et le choc en retour destructeur que son mimétisme cynique provoquait à chaque fois sur son modèle britannique. En prenant son modèle dans le passé idéalisé de la culture négro-africaine, l’idéologie de Mobutu se distinguait pourtant en nature de celle de ses paires. Bien loin de pouvoir provoquer quelque effet ironique, elle occultait et déniait au contraire l’origine coloniale du pouvoir d’Etat. Dans sa prétention à assurer une continuité afin d’ennoblir ou de lifter le pouvoir politique, l’idéologie de l’authenticité tendait à masquer nécessairement le traumatisme irréparable que constitua l’interruption coloniale de la tradition. Coiffé de sa toque léopard, vêtu de sa dashiki imprimée de scènes de village, Mobutu ne sortait ainsi jamais sans ce regalia majeur qu’est la canne ou le sceptre des ancêtres. Que cette fameuse canne n’ait été qu’un " faux ", un exemplaire de ces imitations disponibles dans tous les magasins pour touristes occidentaux, est cette fois-ci autre chose qu’un détail. Car tout se passe ici comme si l’authenticité, comble de la nostalgie romantique, basculait dans le kitsch de l’art d’aéroport[123], comme si le simulacre ou l’imitation diabolique pouvaient seuls être à la mesure de l’imposture du plus illustre des prédateurs africains . La canne de Mobutu pourrait être ainsi l’emblème terrible de l’authenticité au même titre que le Whallalah Wagnérien ou que " l’innocence et la beauté originelle " des corps esthétisés des Noubas du Soudan : photographiés par Léni Riefenstahl dans le splendide matin du monde ils ont été immobilisé dans la lumière du mythe[124]. Que ces corps noirs reviennent, tels quels, dans la sculpture du plus illustre et du plus consensuel des artistes africains, le sénégalais Ousmane Sow, ne peut manquer de générer un certain malaise…

 

Mais le cas de Samuel Doe est peut-être plus exemplaire encore. Le premier " natif " du Libéria prit le pouvoir lors d’un coup d’Etat sanglant : il abat dans son lit et éviscère son rival avant de faire exécuter sur une plage de Monrovia, sous les yeux d’une foule avide, la totalité des ministres de l’ancien gouvernement. Cette oligarchie au pouvoir descendait en effet des esclaves affranchis que l’initiative apparemment naïve et saugrenue de l’American Colonisation Society avait voulu réimplanter chez eux sur leur terre d’origine en prenant soin d’inscrire jusque dans le nom même de Libéria l’idéal utopique qui, en 1822, avait présidé à la naissance de ce pays. Mais, habillés à l’occidental, les 5 % de Congos -on avaient ainsi appelé les nouveaux venus sur le morceau de territoire côtier acheté, en Afrique, par les philanthropes américains- avaient eux-mêmes reproduit au pays et à leur profit des rapports de domination i.e. l’apartheid dont ils avaient été si longtemps victimes aux Etats-Unis. Et à l’égard de ce pays, en effet, ils ne cessèrent de témoigner une admiration aussi éperdue que malheureuse et de pratiquer un mimétisme touchant (drapeau, constitution, redingote et haut de forme…). Et cela dura jusqu’en 1980, où, un natif, un indigène, un gardien des racines renversa enfin pour la première fois près de 60 années de domination des Congos. Le sergent Samuel Doe, le tombeur et l’assassin du président Tolbert, connaissant le pouvoir des signes, pour célébrer le jour de la rédemption -le jour où il s’auto-proclama Président- se fit alors représenter sur les waxs –ces cotonnades imprimées que l’on trouve sur tous les marchés- portant coiffure afro et nimbé des icônes traditionnelles du pouvoir : hippopotames et statues d’ancêtres vaguement Baulé ou Fang.

 

Tout retour à l’origine est une barbarie, disait Nietzsche. Le retour au natal et au natif s’est ici traduit, par deux fois, au Libéria, par un jeu de miroir ou par un jeu de bascule digne de L’île aux esclaves de Marivaux. L’esclave, l’étranger devient maître, mais, dans cette dialectique circulaire, après une volte, une révolte ou une révolution, il finit par être détrôné par l’indigène jusqu’au moment où le natif lui-même bientôt fait retour au zéro, à la case départ, après avoir effectué tout un tour. Et en effet 9 ans après, en 89, Charles Taylor, l’ancien argentier véreux (surnommé Superglue) de Samuel Doe, lance à son tour sa guerre, soutenu par l’argent des diamants du sang et l’ardeur de ces enfants soldats, camés jusqu’aux yeux, qui avaient déjà fait merveille en Sierra Leone. Il parvient ainsi enfin au pouvoir après avoir atrocement mutilé (scène filmée et montrée ad nauseam dans tous les cafés de Monrovia) son rival jusqu’à ce que, à nouveau, le boomerang lui revienne de plein fouet… Je reviendrai dit le premier président à quitter, vivant, le pouvoir, en faisant de nouveau, intentionnellement ou non, une citation .

 

La vie en citation, c’est ainsi justement que Thomas Mann caractérisait la vie dans le mythe. Ne pourrait-on pas dire que, dans ses turbulences, une bonne partie de l’Afrique n’arrive pas à sortir du mythe, du cercle ou de la roue du mythe, de cette roue qui finit par mettre la vie au rouet ou de la rouer jusqu’à lui donner des hoquets de plus en plus terribles et carnavalesques ? Dans la guerre civile qu’a connue le Congo comme dans celle qui, sous l’instigation de Charles Taylor, a failli embraser la Côte d’Ivoire et toute la sous-région c’est toujours à des patterns sanglants (la Bosnie, le Rwanda ou les gangs de L.A ou de New York…) que les rebelles ou les factions rivales se sont identifiés. Dans cette impuissance à contreroller aurait dit Montaigne ( i.e. à répéter, à imiter pour chercher à être soi), dans cette impuissance à sortir du jeu des citations se sont ainsi perpétués le bruit et la fureur d’une histoire devenue, à l’âge de la mondialisation, de plus en plus ubuesque : au Libéria, ce sont des combattants nus coiffés de perruques orange, des natifs revanchards en proie à des régressions à chaque fois plus fantasmagoriques qui se précipitent comme jamais au cœur des ténèbres. N’est-ce pas ici aussi que conduit l’authenticité, cette construction qui fonctionne à l’idéologie, cette imposture qui fait le jeu des prédateurs et des Seigneurs (des saigneurs ?) de la guerre après avoir fait le plus grand bien des marchands ?

 

Dans une bande dessinée célèbre, Hergé nous l'a ironiquement montré. Si le fétiche volé que l'on recherche n'a pas l'oreille cassée, c'est un faux. Mais il suffit de le faire savoir pour que des doubles à l'oreille cassée se mettent à proliférer. Dès qu'ils pensent avoir trouvé l'original, les marchands se précipitent sur lui mais comme l'or du Rhin, il se dérobe et retourne au fond du fleuve. Ils ne mettent la main en effet que sur un feitiço, que sur quelque chose de factice, d’artificiel, de faux et de fabriqué[125], ainsi que le révèle et l’avoue, dans le mot portugais, l’étymon latin (facere), sur une idole donc mise à la place d'un dieu, sur un simulacre qui est lui-même la copie d'un modèle à jamais invisible et introuvable. Il n'y aura donc jamais que des doubles et pas d'originaux ou, ce qui revient au même, tous les doubles seront aussi des originaux. L'idéologie de l'authenticité, on le voit, est solidaire de toute une métaphysique de type platonicien qui tient le réel pour une duplication et croit à la chose en soi, à un réel qui serait radicalement premier et qui aurait l'éclat du vrai[126]. Mais le devenir ou le temps qui est la puissance du faux et de l'altération efface les frontières entre ce que Goodman appelait l'autoplastique (œuvre  à exemplaire unique comme c’est le cas d’un tableau, d’une sculpture, d’une cathédrale) et l'alloplastique (œuvre qui supporte sa démultiplication et qui demeure à chaque fois la même à travers ses reproductions comme c’est le cas d’un roman ou d’une œuvre musicale) et rend la question du vrai indécidable.

 

Notre époque n'en a-t-elle pas fait d'ailleurs l'épreuve ? N'est-elle pas celle de la crise du jugement, celle qui découvre avec stupeur que le casque d'or n'est pas de Rembrandt, que les tournesols ne sont pas de Van Gogh ? Malgré les tentatives désespérées pour reconstituer l'originalité et l'authenticité des oeuvres afin qu'elles continuent d'être de "l'art", afin qu'elles gardent leur valeur d'échange, nous sommes entrés sans retour dans le monde des reproductions sans original comme si la copie gisait déjà au coeur de l'original. Quitte à attrister les collectionneurs, rappelons que, comme nous le disait Guy Le Moal, les seuls masques "authentiques", les masques les plus anciens et les plus sacrés chez tous les Bwa de la région de Bobo-Dioulasso sont les masques de feuilles, les seuls rituellement importants, les seuls liés au culte de Do, au renouveau de la vie et que c'est le colonisateur qui a encouragé les indigènes a confectionner des objets moins périssables, à multiplier les « têtes de bois », comme les appellent les africains, les masques à fonction totémique[127], afin que l'on puisse les transporter et enfin les montrer dans ce qu’on a pu appeler les zoos humains[128], ceux des grandes expositions coloniales : païens, ces nègres n’étaient-ils pas en outre arriérés et « fétichistes » ?

 

 Comme le rappelle J. Clifford, les métamorphoses des artéfacts indigènes tour à tour objets de curiosité, objets-témoins d’une superstition primitive, spécimens ethnologiques, oeuvres d'art majeures suivent les transformations du goût occidental et montrent par leur fluctuation qu'il n'y a pas de permanence ou de stabllité en ce domaine. Et l'histoire de l'art primitif c'est en effet l'histoire de ces mutations qui expliquent la façon dont des oeuvres sont soudainement promues au rang d'oeuvres d'art, projetées sur le devant de la scène, accrochées sur les cimaises. Il a fallu, par exemple, attendre la deuxième guerre mondiale pour que l'on commence à regarder non plus seulement les œuvres raffinées ou lyriques finalement encore si proche des typologies réalistes de l’Occident, le sourire des bustes d’Ifé, la douceur des masques Dan ou des statues Baoulé venue de la savane par exemple, mais des œuvres brutes et terrifiantes, hideuses ou horrifiques qui viennent souvent de la grande forêt, comme les power sculptures[129] et toutes les figures de cauchemar marquées par l’étrange et le difforme déjà si prisées par les expressionnistes allemands : celles que l’on trouve dans l’Afrique française, dans la statuaire fantastique des lobi[130], dans les traits barbares de la déesse de la fécondité des Baga et, aux sources du fleuve Congo, dans la blanche dépression qui est le séjour des ancêtres, au cœur des ténèbres donc, à proximité  des prestigieux Luba, Kuba, Hemba, dans les masques Kifwebe des Songyé, striés comme des labyrinthes initiatiques, dotés de crêtes sagitales et d’étranges yeux globuleux en sailli... Etaient enfin « sorties » les figures peut-être les plus africaines de l’art africain, celles qui étaient en tout cas exclues, auparavant, du musée imaginaire encore bien sage des collectionneurs. Il n’a pas échappé à Cheikh Anta Diop que ces figures déformées par la peur ou l’angoisse avaient des analogies en Europe : les populations blanches qui vivent aujourd’hui dans les vallées isolées par la neige de la Suisse… fabriquent des masques grimaçants et tourmentés, révélant une peur cosmique, qui n’a d’égale que celle des Eskimo, écrivait-il. L’art ici apparaît comme la réponse à l’hostilité d’un milieu, un défi à la conspiration des ténèbres.

 

Remarque sur la quatrième antinomie. Le tiers-mondisme post-moderne a sans doute raison d'ironiser sur cette fascination qu'exerce l'art africain sur l'homme occidental et de stigmatiser la façon dont l'Afrique sert une fois de plus d'alibi aux caprices de ses intérêts et de ses goûts. Quand on considère l'art africain, par exemple, comme la révélation de "la face cachée de l'homme" (Malraux), comme le jaillissement spontané de l'inconscient enfoui ou comme le témoin vivant du fantastique de l'homme des premiers temps (d'où, sans doute, le fameux art premier ce doublet qui voudrait remplacer aujourd'hui la notion d'art primitif trop compromise avec l'évolutionnisme sans parvenir pourtant à faire oublier une connotation qui reste encore péjorative), que faisons-nous sinon projeter sur cet art premier nos propres fantasmes ? L’art premier, qu’il vienne de l’avant ou de l’ailleurs serait moins l’art des origines de l’humanité, le vestige d’une pureté première irrémédiablement perdue que celui qui d’un coup et d’un bond (Spring) nous reconduirait au jaillissement ou à la source originaire (Ur) de l’art prise absolument :Von Ursprung des Kunstwerkes ! pour reprendre un titre heideggerien bien connu. Toutes les tempètes de l’art qui ont soufflé sur nous, viendraient toutes du fonds des âges et seraient dès lors contenues, dès l’origine, dans la grotte primordiale.

 

 C’est dans cette perspective –interrogée de façon critique par le Leiris de L’Afrique fantôme- qu’ont travaillé un certain nombre de pionniers qui, fuyant la civilisation, arrivent en Afrique pour retrouver une pureté là-bas perdue. Ainsi Pierre Romain Desfossés, fondateur, dans l’actuel Lubumbashi, de l’atelier Le Hangar qui cherchait à réveiller chez ses élèves -chez ceux qu’il appelait significativement ses enfants- une très ancienne mémoire enfouie mais encore vivante et qui célébrait, à l’encontre de la dégénérescence occidentale, la créativité de ses disciples jaillie comme « une source fraîche et pure[131] » des profondeurs de l’inconscient. La croyance naïve en des racines ethniques ou en une eau profonde à laquelle s’alimenterait toute culture originale, la conviction selon laquelle les Africains puiseraient dans un fond ancestral resté sauf ou indemne, on les retrouve un peu plus tard chez Senghor, le chantre de la négritude. Pour aider les artistes africains à inventer un art africain contemporain qui soit digne du Sénégal indépendant, il fait appel au Belge Pierre Lods, le fondateur de l’école d’art de Poto Poto. Le paradoxe est significatif et éloquent : rien en effet ne donne plus le goût de l’élémentaire, rien ne prédispose mieux à la primitivité que d’être né européen dans les années trente. Il en est de même de ce que l’on appele aujourd’hui art premier. Cet art "c'est nous qui l'identifions, c'est nous qui nous y reconnaissons et qui y retrouvons de quoi revivifier le contact avec nos instincts les plus profonds", écrit Sally Price[132]  Gonflés de notre orgueilleuse rationalité nous aurions refoulé la part la plus obscure de l’homme la boue primitive que nous cachons tous en nous, nous aurions laissé sans voix une violence primordiale. Les civilisations primitives auraient au contraire jamais hésité à la prendre en compte, à la traduire et à l’exprimer[133] et c’est la simplification terrible des œuvres indigènes qui nous aurait autorisé à dire enfin nos terreurs, nos désirs et  nos passions les plus paniques.  Le primitivisme hard, en somme, celui dont l’autorité s’autorise des négres, ne serait pas moins ethnocentrique que le primitivisme soft, il serait, au nom des origines et de l'authenticité, une façon hypocrite de tenir le noir à l'écart de l'histoire, de le rejeter, comme l'enfant ou le fou avec lequel on l'assimile, dans un Urzeit mythique.

 

Appendice. Une revanche symbolique

 

Cette attaque peut apparaître pourtant, à bien des égards, comme partiale et malveillante. L'affirmation selon laquelle l'art africain réactiverait les pulsions venues des couches les plus profondes de "l'inconscient collectif" serait-elle vraiment une façon de souscrire à des thèses évolutionnistes ou de sacrifier à des préjugés racistes ?

On peut en douter lorsqu'on considère par exemple la façon dont Carl Einstein, dans la revue Documents a inversé la démarche anthropologique.  Pour faire l'ethnologie du blanc, pour poser sur les modernes (sur Masson, Arp, Picasso ou Braque) l'oeil de l'ethnographe, il utilise la même méthode et les mêmes concepts que ceux dont il se servit pour étudier l'art des africains. L'aventure cubiste, en particulier, ne relève pas, elle non plus, de la vie des formes étudiée par l'histoire de l'art. En compromettant notre croyance en l'unité et en l'identité de la figure humaine, elle a ébranlé, écrit-il, ce qu'on appelle la "réalité" par le moyen de l'hallucination. Elle est donc une façon de retrouver "le grand canon des sauvages né de la peur et de la défense contre les forces démoniaques"[134], de retrouver la "croyance nègre" qui accentue de façon traumatique la partie à laquelle elle donne plus de sens qu'à l'ensemble. Cet art fondé sur la  "cruauté et l'assassinat", les "rentiers et les comptables" qui exploitent le continent noir ne peuvent en avoir l'intelligence. Cet art évoque en effet le sadisme des enfants : "Quand nous étions enfants -Als ein Kind war... pour traduire, en pensant à Wenders ou à Hancke[135], le "français" de cet Allemand qui fut un grand passeur entre les deux cultures- nous mangions des gâteaux pareils aux oeuvres d'Arp... nous dévorions des hommes et des femmes ennemis... nous torturions des poupées et les assassinions ensuite... nous vivions dans un village nègre...[136]" Existerait-ils des expériences de réelle intensité sans une cruauté elle-même extrême ? Projection ? Fantasmes ? C'est sans doute une interprétation -le concept d'Africain n'est pas un concept africain- mais elle est légitime dans la mesure où elle ouvre plus qu'une autre des perspectives nouvelles.  Car enfin la transe, par exemple, qui est folie en Europe n'est-elle pas la norme dans une bonne partie de l’Afrique où elle fonctionne comme purgation de l’élément sauvage ? Comment en effet dissimuler que cohabite toujours dans la personne humaine le village et la brousse, l’humain et le non-humain, le visible et l’invisible ? « Nous avons deux cœurs, un bon et un mauvais »[137] disaient les Fang, ces Pahouins du Gabon à la réputation belliqueuse, ceux-la mêmes qui impriment à leurs reliquaires ces formes arrondies et soignées qui leur donnent cette tendre gravité. Et nest-ce pas aussi la danse et la transe africaine qui, par le canal des anciens esclaves noirs, sont remontées jusqu’aux terre d’Islam de l’Afrique blanche avec le stanbuli tunisien et le gnawa marocain, par exemple ? Au cours de ces transes, ce ne sont pas les humains qui montent vers les dieux mais bien les dieux qui possèdent les humains comme chez les Fon du Bénin ou comme chez les Yoruba. Il s’agit donc bien de transes de possession plus que de transes chamaniques, même si, semble-t-il, celles-ci n’étaient pas ignorées des Bushmen ou des Noks comme en témoignent peintures rupestres et terra cota. Qu’il s’agisse de transe ou de masque, l’altération de la personnalité est à chaque fois totale : JE est un autre, écrivait Rimbaud et si le cuivre se réveille clairon il n'y a rien là de sa faute !

 

Il fut un temps, il est vrai, où à l’époque des guerres de décolonisation, ce croisement des regards n’était pas de saison. Avec Franz Fanon et Sartre (qui ecrivit sa célèbre préface aux Damnés de la terre en1961), toute concession à l’étranger, tout emprunt à la culture dominante de la part de la culture dominée apparaissaient comme une trahison. Une trahison c’était une façon de vendre ou de perdre son âme, de devenir un être hybride ou un être proprement monstrueux, c’est-à-dire un être fait de pièces et de morceaux appartenant à des espèces vivantes en nature différentes. Aussi avec la même nécessité qu’un organisme rejette une greffe allogène, tout trait culturel appartenant au colonisateur -et à commencer sa langue- se devait d’être violemment expulsé[138].  Tout devait se passer comme dans le film sud-africain qui a eu le succès que l’on sait Les dieux sont tombés sur la tête : les Bushmen poursuivent sans fin la bouteille de coca-cola tombée du ciel -métaphore du coca-colonialisme-, et cherchent, avec la dernière énergie et par tous les moyens à s’en débarrasser. Aussi attachante que soit la présentation sur l’écran de ces bons sauvages, elle repose pourtant encore à bien des égards sur un essentialisme, sur un romantisme, sur un organicisme difficilement défendables, i.e. sur la croyance au mythe édénique d’une pureté ethnique originelle menacée dans son essence par la mondialisation. Mais cette vision des choses conduit au communautarisme et le communautarisme est un enfermement qui nous prive de monde, il est, au sens propre, acosmique disait Hannah Arendt. Et pour reprendre l’exemple paradigmatique de la consommation, le coca-cola, comme le fait remarquer J. L. Amselle, n’a pas la même composition et surtout n’est pas consommé de la même façon sur toute la surface de la planète.  Il est par exemple " consommé par les Luo du Kénya à l’occasion des mariages, et entre, à ce titre dans la catégorie des biens rituels[139] . Les biens au même titre que les idées venues de l’étranger sont ainsi à chaque fois réappropriés et réinterprétés par les cultures locales qui continuent d’exister et de s’affirmer en jouant sur un clavier toujours plus élargi, sur un clavier enrichi par la généralisation des échanges. Le modèle du choc des cultures aussi bien que celui de l’homogénéisation ou de la créolisation qui entraînerait à terme la disparition des spécificités culturelles, sont largement fantasmatiques ; ils ne correspondent en rien aux processus de croisement culturel, de fertilisation réciproque qui caractérisent l’ère post-coloniale. Ce qu’on peut appeler la cannibalisation de l’Occident est une façon pour l’Afrique (comme elle l’a été pour le nouveau monde, pour le Brésil par exemple ou Ostwaldo de Andrade, nous le montrerons plus loin, produisit en l’année de grâce 1928 le concept d’ " Anthropophagisme ") de créer des formes inédites, d’entrer dans l’avenir et de le défier. La circulation généralisée des biens et des idées que les anglo-saxons appellent globalisation est plus profondément, par ses meilleurs côtés, un devenir-monde de la planète, ce qui peut constituer la mondialité de la mondialisation.

 

Pour prendre un autre exemple, l’arrivée massive des touristes dans les falaises de Bandiagara ne génère de même ni homogénéisation ni repli identitaire mais un échange complexe, un bricolage post-colonial au sein desquels chacun des interlocuteurs cherche à redéfinir sa position. Ainsi les masques dogons deviennent  plus que jamais des masques interactifs : la performance individuelle est de plus en plus prise en compte par les nouveaux spectateurs ce qui entraîne une diminution de l’anonymat du danseur. Les différents types de masques, par ailleurs,  forment un système ouvert qui ne cesse de changer en fonction de cette conjoncture nouvelle : alors que les vieux masques qui n’intéressent plus que les antiquaires sont marginalisés, de nouveaux apparaissent représentant les tenants du Pouvoir et les étrangers. Ce n’est plus la femme fulani, le cavalier mossi, le guerrier samo qui sont représentés mais le musulman, l’européen, l’anthropologue (comme au temps de Griaule, déjà), le touriste avec une caméra en bois, comme dans l’exemple rapporté par Van Beck[140].

 

On voit ainsi en quel sens l’Afrique qui occupe désormais dans l’imaginaire occidental, une place majeure[141] résiste au nivellement culturel ;  on peut considérer que les œuvres de ce continent, alors même qu’ils sont arraisonnés et intégrés, dans leur forme-art et dans leur forme-valeur, aux circuits des marchés mondiaux, constituent une revanche au moins symbolique pour des peuples longtemps considérés comme « sauvages » ;  on pourrait dire que « l’objet tribal » est revenu comme un boumerang et que c’est lui maintenant qui vient coloniser à son tour la culture européenne. Cette revanche, sans doute, n’est que symbolique : l’Africanité de ces objets n’intéressent le marché que pour autant qu’ils sont source de valeur, ce qui, une fois de plus, relègue au second plan –à la « périphérie »- le continent tout entier.  Il reste que ces objets, envers et contre tout, conservent une "charge" -en quelque sens qu'on l'entende – que rien ne pourra vraiment enlever. Par opposition à nos arts plastiques qui sont avant tout visuels et "rétiniens", l'art nègre, né au plus près des voies maternelles, adhérant encore à la syncope originelle du temps, est, dans son immobilité sacrée, paradoxalement kinesthésique : tout s'y mesure en quantum de puissance intensifiée et organisée, en concentration d'une énergie accumulée dans le recel ou la latence de formes pures toute prêtes pourtant, dans leur violence contenue, à exploser. C’est parce qu’ils sculptent en faisant appel à leurs émotions profondes et non à l’exactitude anatomique, parce qu’ils recourent à la taille directe et non au modelage que les nègres ont une telle avance, une si profonde compréhension de la nature et qu’ils ont produit cette sculpture qui donne une énorme sensation de joie sereine ou de douleur excessive, comme l’écrit Epstein en 1912. Comment la réification ou la vitrification muséographique, comment la commercialisation viendraient-elles jamais à bout de cet art qui fait de toute façon exorbiter la valeur, qu'elle soit d'usage, d'échange, de sentiment, de dignité ou même de sens ? Si l'art nègre nous a si profondément altérés jusqu'à faire de nous, précisément, des modernes, des modernes frappés d’estrangement, c'est peut-être justement pour cela : en mettant à nu et à vif, dans sa nécessité chthonienne, le noyau de violence, le noeud rythmique ou l'architecture intime des forces qui permet à chaque chose de persévérer dans l'être, il nous a fait régresser jusqu'à cette limite où plus d'un artiste risqua la raison, pour nous confronter, disons, avec le "terrible[142]". « Il y a de la joie dans la sculpture nègre » disait Brancusi ; son goût pour le simple et l’essentiel, la recherche de ce que les peuples Mandé appelent le kolo, du noyau, du cœur, l’a préservé de verser dans les facilités qui auraient pu donner naissance à un baroque tropical[143]. Et en effet que cet « art » soit musique ou sculpture, c’est toujours la même concentration d’intensité, la même énergie, le même dynamisme qui prend nos corps, qui trouve en eux un écho, un ancrage, une emprise fondamentale : corps devenus corps-puissance, corps sans organes ou corps déterritorialisés, corps qui ne vont nulle part et ne demandent qu’à danser. Danse, danse, danse, danse… écrivait Rimbaud.

 

 



[1]  DansLe sophiste de Platon 216 a sq, l'interlocuteur de Socrate n'a d'autre nom que celui d' "Etranger" et c'est à lui qu'il revient de commettre le "parricide", la mise à mort du père de la pensée (de la pensée qui dit ce qui est), Parménide.

[2] Sartre, Préface à l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française, PUF, Quadrige.

[3] C'est le leit-motiv du livre de F. Rogon, Les primitifs, nos contemporains, Hatier, 1988.

[4] Il est vrai qu’au milieu du siècle (1850), Delacroix avait déjà fait l’éloge de ceux que l’on appelait « les primitifs italiens » avant que les anglais ne les réhabilitent définitivement sous le terme de préraphaélites. Le processus de production de la primitivité avait donc d’abord eu un sens à l’intérieur de l’espace différencié et hiérarchisé d’une Europe en proie aux guerres de nationalité.

[5] C’est donc plus tard, autour de 1905 qu’aux exigences formalistes de Vlaminck, Derain, Matisse, Picasso, Braque, Gris, Brancusi et Modigliani en France  pourront s’opposer les exigences plus métaphysiques de Nolde, Kirchner, Heckel, Perstein, Schmidt-Rodluff en Allemagne.

[6] Bien proche du Rousseau du Discours sur l’inégalité. Moins de 20 ans plus tard, en 1767, la découverte de Tahiti va donner corps à la figure mythique du bon sauvage inaugurée par Montaigne et portée à la perfection avec le « Supplément au voyage de Bougainville » de Diderot en 1796.

[7]  « C’était bien fini : rien que des Civilisés » écrit-il dès son arrivée à Papeete. Noa Noa, Pauvert, 1988, p ; 37. Cité par Dagen, op.cit., p. 77. Nolde, le « primitif émotionnel, arrivé en Nouvelle Guinée en 1914, dans le droit fil de l’expérience de Gauguin, fera l’expérience de la même déconvenue : Seuls les primitifs sont des « êtres vrais, tandis que nous sommes  comme des pantins contrefaits –artificiels et pleins d’obscurité ». Mais l’homme blanc a mené à leur perte les peuples primordiaux. « Les indigènes sont des gens merveilleux, dans la mesure où ils n’ont pas été gâtés au contact de la culture blanche ». Briefe aus dem Jahren 1894-1926, Berlin, Furche, 1927, p. 240-242, cité par Donald Gordon in Le Primitivisme… op. cit., p. 388, 389.

[8] C’est ainsi que Jean Rouch, à la suite de Griaule, a évité de filmer tout ce qui pouvait rappeler la présence, pourtant ancienne en Afrique de l’Ouest, de  l’Islam.

[9]  Cela fait partie aussi, selon Wittgenstgein, de la superstition rationaliste qui accuse la différence de la mentalité primitive et efface ainsi notre parenté avec elle. L’homme n’est-il pas un animal cérémoniel ?

[10] Le primitivisme de Paul Gauguin a été ainsi à l'origine d’un primitivisme soft sous l’espèce d'une nouvelle représentation du bonheur qui a fait florès. Les "joies de vivre" de Matisse et même de Picasso sont encore dans la dépendance d’une tradition élégiaque, celle des tableaux du peintre de "la maison du jouir". Mais c'est dans les matériaux blessés, les formes cassées, les corps agressés et morcelés de l'art nègre que notre siècle, siècle plus terrifiant que les autres, devait se reconnaître. Parce que nous n'avons connu ni luxe, ni calme, ni volupté, parce que nous n'étions pas un siècle à paradis, nous avons, selon la formule de Rimbaud, assis la beauté sur nos genoux et nous l'avons injuriée. Le primitivisme hard de Picasso, celui qui parodie son rival, celui qu’inaugure, en 1907, la beauté convulsive des Demoiselles d’Avignon ; cette « parade de l’amour vénal et de la mort » , ce « bordel philosophique »  est un refus brutal opposé à la poétique arcadienne de Matisse (succédant à celle de  Puvis de Chavannes) qui aspire à l’équilibre et à l’harmonie « sans sujet inquiétant ou préoccupant » et ne parle jamais des œuvres nègres, qu’elles soient Fang ou Maori, que comme des prétextes à des exercices de style.

[11] Maurice Denis, « De Gauguin et de V an Gogh au clacissisme » (1909),in  Le Ciel et l’Arcadie, Hermann 1993, p. 157.

[12]  Merleau-Ponty, Humanisme et terreur, Paris, Gall. 1947, p. 190. Cité par J. Clifford, Malaise dans la culture. Paris, énsb, a 1996. Le relativisme post-moderne nous permet au moins de désigner la difficulté qui consiste en effet à essayer de penser ensemble notre universalisme et notre particularisme. Si la remise en question de la tradition constitue bien en effet le propre de notre tradition, il reste que cette tradition ne nous a pas été donnée mais qu'elle a été conquise de haute lutte depuis que, il y a 25 siècles, nous avons refusé d'identifier ce qui est bon et beau avec ce qui est seulement ancestral.

[13]  « L’ethnologie des peuples primitifs (…) apporte aux méthodes de colonisation une contribution indispensable en révélant au législateur, au fonctionnaire, au colon, les usages, croyances, lois et techniques des populations indigènes en permettant avec elles une collaboration à la fois plus humaine et plus féconde et en conduisant à une exploitation plus rationnelle des recherches naturelles ». Loi du 31 mars 1931 promulguée à l’occasion de la mission Dakar-Djibouti. Ou, plus lapidairement « mieux les comprendre permet de les exploiter plus facilement ».

[14] Sur l'expansion du marché de l'art, comparable à celle de la drogue et de l'armement, sur l'ampleur du désastre cf. la série d'articles publiés en Juillet-Aout 97 par Le Monde : Razzia sur les objets d'art par Roland-Pierre Paringaux et Emmanuel de Roux et leur livre paru chez Fayard : Razzia sur l'art. Tempérons ces propos en reconaissant que la collision de l’art et du négoce est inscrite dans le concept occidental de l’art. L’œuvre d’art qui appelle une reconnaissance universelle est nécessairement un objet de commerce et d’échange qui s’intègre dans l’espace réglé de la communication. En 1931, la Société des amis du musée d’Ethnographie à laquelle participèrent Paul Guillaume et Charles Ratton, comportait la plupart des négociants en art primitif de la place parisienne ce qui sitmula dons, legs et dépôts.

[15] Des plasticiens (Lipchitz par exemple), des peintres (Picasso, Matisse, Modigliani, Soutine…), des musiciens (le groupe des six, Stravinski…), des danseurs (Diaghilev…), des architectes (les frères Perret, Le Corbusier…), des poètes et prosateurs (Apollinaire, Cendrars, Reverdy), « dans beaucoup de cas ont explicitement reconnu, le caractère nègre de leur œuvre en ce qui concerne son fonds d’émotion et sa forme d’expression », écrit Paul Guillaume en 1927 (op. cit., p. 8 et 9).

[16] En appliquant cette expression aux arts primitifs nous la détournons bien évidemment de son sens mais nous rendons hommage néanmoins à l'intention de W. Benjamin qui nous importe (c'est aussi celle de Bataille dans les années 30) : affronter le fascisme en se plaçant sur son propre terrain.

[17]  Altération, version "basse" c'est la décomposition cadavérique  mais aussi le besoin de boire et de s'enivrer, version "haute" c'est l'alloiôsis aristotélicienne, -le devenir autre selon la catégorie de la qualité- qui nous permet d'approcher l'horreur sans nom que suscite en nous la vue du cadavre-, et ce que Hegel appelait die Änderung , le processus du devenir, mais c'est surtout cet hétéros dans son ambivalence que Bataille, s'appuyant sur le "sens opposé des mots originaires" (Freud) et sur la conception de l'ambiguïté du sacré développée par R. Otto, a tenté de théoriser dans son hétérologie ou agiologie.

[18] G.H. Luquet, L’Art primitif, Paris, Gaston Doin, 1930. Le compte rendu de Bataille dans la revue Documents, II, n°7 est repris in O.C., I, p. 247, 254. Il faudra attendre Lévi-Strauss pour que l’anthropologie elle-même tente d’annuler les connotations péjoratives du terme de « primitif » : un peuple primitif n’est pas un peuple arriéré ou attardé…  il peut dans tel ou tel domaine, témoigner d’un esprit d’invention et de réalisation qui laisse loin derrière lui les réussites des civilisés. Cité par C. Roy, op. cit., p. 13, 14.

[19]  La gestation de cette notion de réalisme logique aura toutefois occupé tout le début du siècle et il faudrait mentionner les travaux d’Otto Rank et de Salomon Reinach qui rapprochent la perception de l’espace des sauvages et celle des enfants. Cf. aussi la polémique de S. Reinach avec l’abbé Breuil sur le problème du réalisme logique. Les articles de Hamy et de Luquet dans l’Anthropologie étaient déjà en 1908 et 1910 centré sur ce rapprochement.

[20] Derain, cité par Jack D ; Flam in Le primitivisme… op. cit., p. 216

[21] Paul Guillaume, La sculpture nègre et l’art moderne, Toguna, Toulouse, 1999, p. 22.

[22] Cité par Rosalind Krauss in Le primitivisme… op. cit., p. 507.

[23]  C'est, on le sait, le nom d'une revue qui avait été baptisée par Bataille. C'est cette revue aussi qui publia les photographies et le texte de Griaule sur les masques dogon. Comment ne pas reconnaître ici une thématique de provenance nietzschéenne ? Jamais les Olympiens n’ont vaincu ou supprimé les Titans, jamais le fond n’est adéquate à la forme comme le soutient l’esthétique classique..

[24] Paul  Klee, par exemple, si inquiet, dans les années 3O, par l’ascension de Hitler et de ses sbires, s'était inspiré de l'art des minorités (des nègres, des fous, des enfants) qui étaient pour lui des voyants parce que, plutôt que de représenter, ils faisaient s’interpénétrer le monde intérieur et le monde extérieur.  Et ils sont effectivement voyants quand on les prend avant que nos discours (anthropologique, psychiatrique, pédagogique) ne les aveuglent et les réduisent au silence. Notons que c'est à propos de l'enfance et de ce qu'il appelera, 25 ans plus tard,"la naissance de l'art" que G. Bataille s'en prend, comme nous l’avons vu, aux conceptions encore évolutionnistes de G.-H. Luquet. Documents, 1930, n°7, p. 389, 397 compte rendu critique du livre du même nom paru la même année chez Doin.

[25] L'emploi du concept de "nègre" n'était pas péjoratif au début du siècle.Ce concept racial mais non raciste nous permet ici de souligner une différence, une altérité radicale, excentrique, hétérogéne.

[26] Celle du fou en particulier. Au siècle dernier déjà Benjamin Rusch considérait la maladie mentale comme un tremblement de terre qui met à jour de précieux fossiles dont les propriétaires des terres bousculées n'avaient aucune idée.

 [27] Elie faure, Histoire de l’art médiéval, Paris, Floury, 1912. Louise Michel, anarchiste, fut envoyée en Nouvelle-Calédonie après la Commune de Paris et publia plusieurs livres sur les canaques.

[28] Le terme n'est pas trop fort. Comme le note J. Jamin, c'est après l'avoir différé huit fois, après avoir connu désarroi, hésitations, embarras, après une tentative de suicide que Michel Leiris secondé de J. Delange fera paraître enfin en 1967 Afrique noire  : la création plastique  dans L'univers des formes.

[29] Préambule à une histoire des arts plastiques de l'Afrique Noire, in Miroir de l'Afrique, Gall., Quarto, 1995, p. 1079 sq.

[30]  Après l'Art Nègre ce sera la rencontre de l'Orient et du vide qui bouleversera l'art Nord-Américain de l'après guerre. Mais quand croisera-t-on les regards, quand renversera t-on la perspective de telle sorte que ce soient, par exemple, les blancs qui contribuent au développement de l'art et de la fête nègre ? Comme le signale Michel Carrouges c'est ce qu'à proposé Roussel dans Impressions d'Afrique(1910) Les machines célibataires, Chêne, 1976, p. 168.

[31] Nietzsche, dans Vérité et mensonge au sens extra-moral, est sans doute le premier à avoir brisé l'illusion d'immédiateté et mis à nu les médiations inévitables que chaque idiome utilise pour penser. Permettons-nous de renvoyer à l'édition de ce livre que nous avons présenté avec Ph. Cardinali chez Actes-Sud. On trouve cette métaphore du filet pour dire l'inévitable arbitraire et la partialité des points de vue chez M. Mauss : "L'ethnologie est comme l'océan. On n'a besoin que d'un filet, n'importe quel filet ; et donc si on part en mer et qu'on jette son filet, on est sûr d'attraper du poisson" cité par J. Clifford, op. cit. 137..

[32] Les "catégories" sont les figures de l'accusation qui font apparaître une chose comme telle et telle. Dire quelque chose sur quelque chose est aussi un mode de révélation de l'être, qui "vient à l'éclat du paraître de manière multiple", selon la traduction de Heidegger. Le problème consiste à savoir pourquoi et comment nous avons pu faire apparaître ou comparaître les artéfacts rapportés d'Afrique comme des choses de l'art.

[33] Papa commandant a jeté son grand filet devant nous, c'est le titre d'un livre de Hamidou Magassa paru chez Maspéro, qui relate les exactions dont les Français se sont rendus coupables au moment où, cherchant à rivaliser avec les Anglais, ils ont tenté de constituer l'Office du Niger.

[34] Le Palais des Colonies était depuis longtemps rebaptisé mais il est vrai que les stigmates de l’ethnographie marquait encore les deux musées. « L’époque n’est pas lointaine… où les collections… quitteront les musées ethnographiques pour prendre place dans les musées des Beaux-Arts » écrivait Lévy-Strauss en 1975, reformulant un vœu qui était déjà celui d’Apollinaire et 1909, De Félix Fénéon en 1920. Cité par J. Kerchache, Sculptures, R.M.N. 2000, p. 17.

[35] Sculptures, R.M.N., 2000, p. 20.

[36] Apollinaire, A propos d’art nègre, Toguna, Tououse 1999, p. 18. « A part l’unique exception de lécole égyptienne, il n’y a pas de sculpture égalant l’école nègre » écrit aussi Paul Guillaume , op.cit., p. 20.

[37] F.Willett, L’art africain, op. cit., p. 110, 112.

[38]  Ainsi E. Anati dans Aux origines de l’art, Fayard 2003, p. 18 : « l’art tribal, quant à lui, est souvent la contination directes de traditions préhistoriques qui, ailleurs, ont été abolies par les révolutions techniques et sociales de l’urbanisation et de l’écriture ».

[39]  Cité par C. Roy, l’art sauvage essentiellement, Nathan, Delpire, 1998, p. 53. l’expression « Arts premiers » a été utilisée par C. Roy en 1965 dans un livre publié par R. Delpire en s’inscrivant de l’expression américaine Early Art.

[40] Malraux, C. A. p. 176. Cette vision de la Grèce fondée sur une oppostion de l’Occident humaniste et de l’Orient barbaare, est-il besoin de le remarquer, vient tout droit de Winckelmann et de Hegel.

[41] cf. Les négres d'Afrique et les arts sculpturaux, in L'originalité des cultures, Paris, Unesco, 1953.

[42] Cf. The making of Bamana Sculpure, Cambridge, University press, NY ,1994. Nous avons rendu compte de l’analyse de S. B. Smith dans un article intitulé : Le devenir-femme du sculpteur Bamana dans Les cahiers d'études africaines, n° 141-1442, 1995 ainsi que dans Arts d'afrique noire, n° 100, hiver 1996. Les Lobi présentent un cas limite : le sculpteur est choisi par le thil d'où la grande médiocrité de la plupart de leur production ; les pièces qui  arrivent en Occident reposent sur une sélection très sévère qui  donne une image bien peu fidèle de l'ensemble de leur production et conforte le préconcept que nous avons de l’art. L’idole archaïque est souvent de facture grossière ; sa fonction est rituelle et son origine surnaturelle. Elle ne relève donc en rien d’un souci esthétique.

[43] Ce qui en outre donnerait prise aux pratiques de lsorcellerie.

[44] Cf. F. Gilot et C. Clark, Vivre avec Picasso, Calman-lévy, 1964, p. 249. A.. Malraux, La tête d’obsidienne, Gall.,  1974, p. 17-19.

[45]  Heidegger, Introduction à la métaphysique, PUF, 1959.

[46] Rythme vient de rhéo, couler et se refère d'abord à l'ordre temporel, il "est le nom du mouvement ordonné du corps" dit Platon dans Les lois, l'alternance, le retour régulier des mouvements cosmiques. Il est pour Nietzsche, par sa régularité, du côté d'Apollon,. Pour Jean Laude dans les arts de l'Afrique noire (p. 342) il est du côté de Dionysos.  on peut penser en effet que son caractère nodal et maternel, ancré au plus profond de l'homme, permet de situer cet originaire battement du coeur, celui que l'enfant entend dans le ventre de sa mère du côté de Dionysos, étant entendu qu'il n'y a pas d'origine qui ne soit dèjà entamée ou divisée et que la force ne peut apparaître que comme forme.

[47] V. Novarina, le théâtre des paroles, POL.

[48] Le légitime souci de rééquilibrage entre les œuvres non-européennes des 4 continents ne saurait dissimuler la place marginale de l’Asie qui abrite pourtant, à l’ombre des grands empires hindu-boudhistes et des sultanats musulmans(représentés au Musée Guimet), autant de sociétés « tribales » que l’Afrique. L’Asie n’est présente que marginalement avec l’art philippin et indonésien extérieur : Batak de Sumatra, Dayak de Bornéo, insulaires de Florès, de Sumba et de Timor, Austronésiens de l’Insulinde (sur l’île de Nias  les statues monolithiques rappellent leurs homologues  d’Océanie).

[49] Le Kunstwollen s’oppose au Kunstkönnen de Gottfried Semper ; l’art ne relève par pour A. Riegel de la mise en œuvre d’un pouvoir sur une matière en vue d’une utilité déterminée mais d’un Kunstwollen spécifique qui ordonne un monde, qui le signifie par des moyens formels et qui est indépendant du pouvoir technique et du mode de création. La notion d’art mineur perd alors son sens et l’art classique son exclusivité.

[50] La célèbre  Nature morte aux masques I d’Emil Nolde de 1911 témoigne d’un tel mélange des sources ; elle rappelle la brutalité et l‘intensité expressive des faciès de James Ensor et s’inspire indifférement des masques et visages d’Océanie, d’Amérique du Sud, d’Afrique et d’Europe. Pour l’expressionnisme allemand, l’art populaire aussi bien que l’art tribal, l’art des enfants et des fous parlent le même langage et entretiennent entre eux, ainsi que le disait Kandinski, une » relation synthétique » qui permet de les qualifier indistinctement de «primitif».

[51] Salon de 1846, XVI, Pourquoi la sculpture est ennuyeuse. Pléiade II, 1985, p. 487. Jonard dans son système de classification muséographique (1845)classait encore la peinture dans la section »Art » et la sculpture dans la section « Religion et Culte ».

[52]  Cette analytique cherche a accuser  brutalement  les contrastes  et cette affirmation demanderait, bien sûr, à être nuancée. N'y a-t-il pas des fresques préhistoriques eau sahara, n Afrique du sud,, des  dessins en pays Bamun …?

[53] Exemples de formes internes/externes selon Henry Moore. Cité in « Le Primitivisme/// » op. cit., p. 6005.

[54] Dès 1922 Carl Einstein note dans La sculpture africaine  (que celle-ci résout des problèmes de concentration et de liaison dans l'espace et que ce "cubisme accompli" la différencie des combinaisons décoratives fondées sur la discontinuité de l'espace que l'on trouve en Océanie. Cela n'enlève rien à l'inquiétante et stupéfiante présence des sculptures océaniennes qui avec leurs yeux aux prunelles hypnotiques et dilatées ne sont plus quelques fois que "le support d'un regard", ainsi que le disait Giacometti des sculptures des Nouvelles-Hébrides (in Ecrits, Hermann, 1991, p. 247). L'ornement n'est pas encore un crime, comme aux grandes époques de l'art ornemental (néolitique, barbares des grandes invasions, byzantin, Océanie) il exprime l'essentiel du support où il s'inscrit. Sur cette opposition cf. L’Art nègre et l’Art océanien de Clouzot et Level, Paris, Devambez, 1919 qui classent les pièces en fonction du degré de sauvagerie des ethnies, l’art farouche, sexué, coloré des mélanaisiens dominés par les esprits, occupant, par opposition à  la plastique polynésienne très proche de la sculpture africaine, le bas de l’échel et Exotische Kunst, Afrika und Ozeanien, Leipzig, Klinkhardt und Biermann, 1921, Die Kunst der Naturvölker und der Vorzeit, Berlin, Propyläen-Kunstgeschichte, 1923 de von Sydow qui contrairement à Carl Einstein oppose l’art de l’Océanie à celui de l’Afrique. L’art chez les peuples primitifs de A. Basler, tente, en 1929,  de faire une synthèse de ces études.

[55] Essais de linguistique générale, Paris, Minuit, p. 63.

[56]  Sur cette domestication eurocentrique de la pensée « sauvage » cf. J. Goody, la raison graphique,(The domestication of the savage mind) Minuit, 1986.

[57] Nous empruntons cette opposition (primitivisme hard/primitivisme soft) à Rosalind Krauss,  On ne joue plus, in L'originalité de l'avant-garde et autres mythes modernistes, Macula, 1993. On trouve aussi cette opposition in Primitivism and Related Ideas in Antiquity, de Lovejoy et Boas, Baltimore, I, 1935.

[58]  Cette version Art déco du primitivisme culmine avec Fernand léger qui simplifie, aplanit, stylise et adoucit l’art africain notamment avec les décors de la création du monde.

[59] Cette lecture est bien sûr celle de Bataille qui relaie celle de Nietzsche : il y a à la racine des choses une dualité ou une fracture originaire et toute culture qui sépare le haut du bas, l'ignoble du sacré, la vie de la mort est, par cette hémiplégie même, irrémédiablement condamnée.

[60] Imagination et matière, in L'eau et les rêves, Biblio. Essais, p. 8. Signalons aussi la tentative  très nouvelle de Marc Augé pour penser l'informe, la hylé aristotélicienne dans Le Dieu objet, consacré à l'analyse du Legba béninois, Paris, Seuil, 1984.

[61] Boas, F. Primitive art, Oslo, Ascheloug, 1927.

[62] Comme en témoigne les masques-heaumes des Kuba dits Bwoon à caractéristique pygmoïde. Cf. Pygmées ? des éditions Dapper, 1991.

[63]  Pour élever l'artiste à l'égal d'un dieu, il fallait alors faire de l'art une "chose mentale", un art libéral, le distinguer des arts mécaniques et de l'artisanat qui impliquent le travail avec la main, le corps à corps avec la matière.

[64] C'est elle que James Clifford a prise pour cible dans son livre : Malaise dans l'art et la culture. Ainsi le privilège accordé par les Blancs à ce qu'ils considèrent comme des chefs d’œuvres, des reliques ou des vestiges d'un monde disparu atteste qu'ils n'accordent aucune importance à l'actualité et à la vie des sociétés qui les ont produites. Toute l'idéologie de l'authenticité témoigne en effet, comme nous le verrons, d'une analité forcenée. C'est elle qui porte les blancs à faire main basse sur les trésors, à se les approprier matériellement et symboliquement, à les rebaptiser donc, pour parvenir, après les avoir arrachés à leur histoire, à les faire circuler, "blanchis" et bien "propres", dans l'espace sans odeur du monde de l'art qui est aussi celui du marché. Par opposition à ce point de vue de "blanc", prenons celui de cet africain qui, pour la première fois, prend en compte, en deça de la figuration, tout un ensemble de concrétions naturelles ou faiblement historié -ainsi les Thil des Lobi- négligés par les amateurs d'art. L'affleurement du sens au niveau du symbole montre bien, en effet, qu'on est déjà, au sens hégélien du terme en tous cas, dans le domaine des beaux-arts. Cf. Roger Somé, Art africain et esthétique occidentale, L'Harmattan, 1998.

[65] C’est le leit motiv du livre de Susan Vogel : L’art baoulé du visible et de l’invisible, Adam Biro, 1999.

[66] Ce que disait très bien Jean Laude dans Ecrit-voir : « Ce que l’éthnologie et l’esthétique ont en commun n’est pas une frange d’interférence, mais une souche : vient l’instant où les branches se séparent, vivent de leur vie propre, tout en s’alimentant au même terreau… ». (La fonction significative de l’art) « rassemble en elle-même, l’ensemble des fonctions que peuvent et doivent assumer les oeuvres d’art : fonction instrumentale, fonction religieuse, historique ou même institutionnelle … La fonction esthétique ne doit pas être considérée comme un élément additif dont on pourrait se passer, comme une fonction supplémentaire et superfétatoire qui s’ajouterait à toutes les autres. » Cité par Joëlle Busca, L’art contemporain africain, L’Hamattan 2000, p. 192.

[67] Ces signes individuels d’affiliation ont une fonction divinatrice et protectrice pour les membres.

[68] Cf. supra, chapitre II.

[69] A peu près chaque catégorie d’objet a donné lieu à une exposition particulière de la fondation Dapper.

[70] Citons, Sièges d’Afrique noire du musée Barbier-Müller, 5 continents éditions, Milan, Musée Barbier-Müller, Genève, 2003.

[71] C’est ainsi que Durkheim propose sa définition de la religion sans donner aucune part à la divinité : « système solidaire de croyances et de pratiques relatives à des choses sacrées, c’est-à-dire séparée,, interdite, croyances et pratiques qui unissent en une même communauté morale… tous ceux qui y adhèrent ».

[72] Le revers de la médaille de cet holisme, de la totale prégnance du social c’est l’importance de la sorcellerie qui est comme le secret de son fonctionnement

[73]  G. Apollinaire, Zone, in Alcool.

[74]  Cf. Michel Voltz, Le langage des masques chez les Bwa et les Gurunsi de Haute-Volta, Université de Ouagadougou, 1981.

  [75] Cf. Ivan Bargna, Arts et Sagesses d’Afrique noire, Zodiaque, 1998. Nous lui empruntons tous ces exemples.

[76] C’est la question que pose Marc Augé, in Génie du paganisme, Gall., 1982 ; p. 104.

[77] On retrouve là, en effet, un mouvement d'idéalisation du particulier comparable à celui qui caractérise l'idéal classique. Cependant, même dans cet art régalien, qui représente des figures de dignitaires souvent marquées de scarification, non seulement la personnalité de l'Oba est effacée au profit des symboles d'un pouvoir dont il n'est que le dépositaire, mais, ainsi que le remarquait déjà Kant à propos des tatouages néo-zélandais, les lignes régulières des scarifications arrachent les visages à leur signification humaine.  Même attitude chez l’ethnologue colonial Delafosse qui croît reconnaître une réminiscence égyptienne dans tel masque de Côte d’Ivoire : « je ne crains pas de dire que c’est un beau morceau de sculpture mystique… c’est l’expression d’une idée, la force tranquille et régulière de Gou, l’organisateur du monde ». L’anthropologie, vol. IX, 1900, p. 446 (cité par Dagen, op. cit., p. 175.)

[78] « Les sculptures nègres nous donnent une preuve flagrante de la possibilité d’un art anti-idéaliste. Animées de  l’esprit religieux, elles sont des manifestations diverses et précises de grands principes et d’idées générales. Comment peut-on ne pas admettre un art qui, procédant de cette façon, arrive à individualiser ce qui est généra et chaque fois de façon différente ? Il est le contraire de l’art grec qui se basait sur l’individu pour essayer de suggérer un type idéal ». Cité par Leiris, « Au-delà d’un regard », La bilbiothèque des arts, Lausanne, 1994, p. 76.

[79] G. Charbonnier, Entretiens avec Lévi-Strauss, U.G.E., 1969, p. 73.

[80] En ce sens, il ouvre l'espace de l'errance sans fin du signifié et se place du côté des antithèses par opposition à l'art mimétique qui finit ou arrête la régression en renvoyant clairement au référent. Sur l'interprétation hégélienne et kantienne du sublime, cf. notre ouvrage, L'art, 1996, Ellipses, p. 57.

[81]  Ce qui les grecs appelaient deinos (étonnant et terrible)et les allemands Ungeheurlichkeit ou Unheimlichkeit

[82] M. Vlaminck, Portraits avant décès, Claman-Lévy, 1964, p. 249.

[83] A. Malraux, La tête d’obsidenne, Gall.,  1974, p. 17-19. F. Gilot et C. Clark, Vivre avec Picasso, Calman-lévy, 1964, p. 249.

 

[84] Recherches philosophiques sur l’origine de nos idées du sublime et du beau, Vrin, 1990  Sur l’oxymore que constitue cette délicieuse frayeur, cf. p. 76-78. cf. aussi les remarques de J. F. Lyotard in L’inhumain, Galilée, 1988, p. 110.

[85] Das Schauern est der Menscheit bestes Teil, écrit Goethe dans le premier  Faust v. 6272.

[86] Le primitivisme… op. cit., p. 333.

[87] Catalogue du Musée d’art moderne de la ville de Paris, 1991, p. 38.

[88] L’esthétique comparatiste a depuis fait des émules : Vandenhoute chez les Dan, R. Thompson chez les Yorouba, Warren d’Azevedo ches les Gola du Libéria, Fernandez chez les Fang, Léon Siroto chez les Bakwélé dont les jugements furent comparés à ceux d’étudiants américains.… Les Africains, semble t-il valorisent plus que nous la frontalité gage de contenance et d’équilibre.

[89]  L’art et la vie. Cité par Dagen, 1998, op. cit., p. 100, 101.

[90] On a d'une part ceux qui sont partisans, au nom de l'universalité du goût et de la capacité qu'a l'art de transcender la particularité des cultures, d'une présentation esthétisante de l'art africain au sein d'un musée qui serait celui "de l'homme". L'art africain paru en 1988 chez Mazenod participerait encore de cette perspective, et le texte de Lucien Stéphan, n'en déplaise aux ethnologues, fera date. On aurait d'autre part ceux qui dénoncent dans cet universalisme l'arrogance du regard occidental qui sans jamais se soucier de l'autre, sans jamais interroger les normes implicites de son propre point de vue, choisit, définit, récolte, norme, ratisse les terres de trésors.

 

[91] Cité par J. L. Paudrat in Sculptures, op.cit., p. 46, 48.

[92]  Claude-Edmonde Magny, in Interrogations à Malraux, Esprit, 1948, p. 525. Cité par J.P. Zarader, Malraux et la pensée de l'art, Paris, Vinci, 1996, p. 104.

[93] « On peut toujours se demander, se demande Derrida dans sa conférence de 1996 sur Artaud au Moma, à propos de « la grave et grande question du Musée », «  ce qui arrive, la vie ou la mort, l’une et l’autre, quand un corps se met en œuvre, puis quand, se laissant identifier, il se voit classer, célébrer ou momifier comme œuvre d’art, puis sauver, immuniser, sauvegarder, embaumer, accumuler, capitaliser ou virtualiser, exposer, exhiber dans ce qu’on appelle, pour quelque temps encore, un musée. » (Galilée, 1996, p.89-90)

[94]  La relique est ce qui reste d’un individu (ses os ou ses phanères par exemple, et témoigne d’une sorte d’éternité de l’individu.  Un rapport métonymique se substitue au rapport métaphorique, celui qui porte et soutient l’art figuratif. L’art contemporain, nous le verrons, n’est, d’une certaine façon, que la tentative de ressusciter les pratiques magiques des reliques au moment où, dans le monde religieux, elles sont tombées en désuétude.

[95] Tout ce que dit J.P. Vernant sur l’idole archaïque en Grèce avant le VIIIe B.C., peut être transposé ici. Cf., De la présentification de l’invisible à l’imitation de l’apparence. In Image et signification, Rencontres de l’Ecole du Louvre, février 1983.

[96] Le musée inimaginable, José Corti, 1956, p. 18.

[97] Paris, Gall, 1977 ,p. 21.

[98] Rappelons que le musée imaginaire est d'abord un musée de l'imaginaire, le lieu des formes ,et qu'il a, pour Malraux, une existence intérieure et mentale en chacun d'entre nous.

[99] Ce concept de rédemption , J. Clifford pense le trouver dans la Rettung dont parle Benjamin. Comme nous l'a fait remarquer J. M. Monnoyer, il s'agissait pour Benjamin de sauver (Rettung vient de retten qui veut dire sauver) les vestiges, ce qu'il nomme les monades des mondes oubliés et non de rédimer des objets marqués par le mépris. R. Barthes le montre dans les Mythologies, les missions coloniales, qu'elles soient évangéliques (c'est leur modèle), militaires, éducatrices, médicales ou esthético-ethnologiques, qu'elles convertissent, conquièrent, instruisent, admirent ou représentent l'Autre, sont toujours rédemptrices. En matière d'art tous les collectionneurs justifient leurs pillages, leurs larcins ou leurs butins en se disant qu'ils donnent du prix et sauvegardent les restes de cultures en voie de disparition.

[100] La sculpture nègre, traduction de Liliane Meffre, L’Harmattan, 2001.

[101] Le Surnaturel, Paris, Gall., 1977, p. 21.

[102] Paris, Gall., 1974, p. 18 à 29.

[103] La tête d’obsidienne, p. 17, 18.

[104]  Ibid. p. 264.

[105] Recherche de la base et du sommet, Pléiade, p. 708.

[106]  En tant que mise en scène et représentation du sacré, la cérémonie peut être considérée comme l'aspect public du rite, mot qui pourrait lui-même venir de arithmos, le nombre, et, plus lointainement du sanscrit rtam, l'ordre cosmique que manifestent aussi bien l'expérience collective que l'expérience privée. Concernant l’art comme performance cf. L’Art en tant que verbe chez les Ibos, Herbert. M. Cole, African art, Vol. 3, n°. 2, &ç§ç.

[107] Instructions sommaires pour les collectionneurs d’objets ethnographiques, Musée d’Ethnographie, Paris, 1931.

[108] C'est peut-être pour l'avoir compris que tout l'art contemporain depuis Marcel Duchamp est un immense exercice de déconstruction de cet "art" devenu absolument, selon les termes de Duchamp, une "escroquerie". Sur les rapports de l'art contemporain et de l'économie, cf. Cousus de fils d'or de Thierry De Duwe, Art édition..

[109] C'est ce même refoulement que stigmatise Bataille chez les littérateurs qui se sont emparés de Sade dans l'article : De la valeur d'usage de D.A.F. de Sade in O.C. II, p. 56. "Le masque, sans danseur, ni mouvement, ni les à-côtés du costume, est le plus incomplet des objets et doit être considéré comme un cadavre muet, comme "un fragment", écrivait Tom Philips, organisateur de l'exposition londonienne Africa, the Art of a continent.

[110]  Peu importe finalement que le miroir noir ou obscur qui permit à Picasso de scruter le réel afin de le réinventer en le signifiant ait été  les cartes postales ethnographiques plutôt que l'art négre qu'il avait vu au Trocadéro. A l'origine des Demoiselles d'Avignon il y aurait la révélation des femmes d'Afrique, de cette humanité féminine génitrice de l'espèce, comme le montre Anne Bassari dans Miroir noir, Réunion des musées nationaux, 1997.

[111] dans son livre de 1926, Religiöse Plastik des Naturvölker, Francfort, cité par Frank Willett, L’Art africain, Thames & Hudson, 1994, p. 36.

[112] Cité in Arts primitifs ; regards civilisés., Paris, énsb-a, 1995 p. 98. Rappelons que dans L’essai sur l’inégalité des races humaines de 1855, Gobineau écrivait : « La variété mélanaisienne est la plus humble et gît au bas de l’échelle. Le caractère d’animalité emprunt dans la forme de son bassin lui impose sa destinée, dès l’instant de sa conception. Elle ne sortira jamais du cercle intellectuel le plus restreint ».

[113] Paris, 1884, Vol. I, chap., VII, p. 353, 359, 361.

[114] Cf par exemple la variété des masques dan, société dans laquelle l’originalité est particulièrement valorisée ainsi que le montre P.J.L. Vandenhoute ; cité par W. Rubbin in Le Primitisme… p. 3.

[115]  Cf. Roger Pouivet, L’ontologie de l’œuvre d’art, Chambon, 1999.

[116] Il suffit de constater comment, 30 ans après la disparition de Sékou Touré, les Baga ont déterré leurs masques et retrouvé leurs rites, ou comment aussi les enfants excellent, sur les décharges de la civilisation, à confectionner les objets les plus raffinés pour avoir en effet des doutes sur la validité de cette idéologie de mort qui entretient le mythe de la pureté primitive et considère toute acculturation comme une souillure.

[117] Rappelons qu’à la différence de la copie qui est une interprétation d’une partie de l’original à une échelle différente, la réplique est un nouvel original qui devient un faux lorsqu’il se substitue frauduleusement au premier dans l’intention de tromper. Entre copier et créer on a tous les moyens termes : citer, reproduire, réutiliser, réemployer, transposer, dériver…comme le rappelait une exposition récente du Louvre. Sur cette question cf. plus loin le différend Bruel/Hazoumé.

[118] « Avant tout, achetons en masse, pour les sauver de la destruction, les produits de la civilisation des sauvages et accumulons les dans nos musées ». Toutes les expéditions coloniales sont comme  programmées dans ce mot d’ordre d’Adolphe Bastian : l’expédition punitive des troupes de sa majesté à Bénin-city en 1898, l’expédition Frobénius en 1904 et l’expédition Dakar-Djibouti de 1931 qui rapporta 3000 objets.

[119] Le devoir de violence, Seuil, 1968, p. 102.

[120] Ibid., p. 111, 112.

[121] Arts d'Afrique noire, Mazenod, p. 43. L. Stéphan se réfère à des articles de F. Willett et Mark Roskill. Dans notre ouvrage : Nietzsche et Bataille, la parodie à l'infini, Paris, 1994, nous avons essayé de montrer que toute création impliquait ces larges mouvements autoréférentiels et parodiques à l'égard de soi-même et de la tradition et que la notion d'originalité n'était pas pertinente.

[122]  S. Leprun, « L’architecture néo-soudanaise, parure exotique et/ou tradition ? » p. 137,. P. Maas, G. Mommersteeg, « L’architecture dite soudanaise : « Le moodèe de Djénéé », in Vallées du Niger, R.M.N., Seuil 1993, p. 485-490. Cité par Ivan Bargna, Arts et sagesses d’Afrique noire, Zodiaque, 1998, p. 229.

[123] Nombre de gens, reconnaît Morrinson, ne souhaitent pas être confrontés à un contenu étranger à leur domaine de référence, c’est ce que leur permet l’art pour touriste dit art d’aéroport qui se modèle sur l’image purement fantasmatique que certains européens peuvent avoir de l’Afrique. En revanche, chez les autochtones, cette image fictive de  l’Afrique, peut modifier, redéfinir et renforcer le sens d’une identité devenue transculturelle, panafricaine.

[124] Autre exemple topique : le revival de la mythologie Yoruba orchestré par les autrichiens Ulli Beier et Suzanne Wenger fondateurs  de l’école d’art d’Oshogbo au Nigéria. Les sculptures de béton ostentatoires et fantastiques construites près de la  rivière mythique de l’orisha Oshun sont kitsch dans la mesure où, ainsi que le dit Friedlander, est kitsch toute représentation qui est plus religieuse que ce que la religion elle-même a pu produire (Suzan Vogel, op. cit., p. 249). Ainsi les sanctuaires païens de Nuremberg.. . 

[125] L'information est sans doute "recoupée" mais elle l'est toujours entre les mêmes hommes de terrain si bien que ceux-ci finissent par se persuader d'avoir réellement trouvé ce qu'ils ont ensemble artitificiellement constitué.

[126] Nous suivons ici la brillante analyse de C. Rosset Le fétiche volé ou l'original introuvable in Le Réel, traité de l'idiotie, Paris, Minuit, 1980, p. 146 sq.

[127]  les mythes racontent comment in illo tempore, tel animal a apporté à l’encètre en détresse une aide providentielle.  Il est alors interdit bien sûr de tuer ou de consommer l’animal protecteur de la famille, du clan ou du village.

[128] Cf. Ecran et Zoo humain de Olivier Razac. On connaît le cas tragique de Saartjie Bartman, la Vénus Hottentote, dont les restes devaient finir au Musée de l’homme.

[129] Objets « forts » comme les fétiches par opposition aux sculptures plus respectueuses de nos canons de beauté. Cf. L. Stéphan, L’art africain, 1988, p. 242.

[130] Il y aurait tout un chapitre à écrire sur ces "fous "d'art lobi dont nous avons fait la connaissance à la suite de la publication, il y a dix ans, de notre article : La statuaire lobi : question de style, in Arts d'afrique noire convaincus de parvenir « aux sources de la sculpture comme le disait J. Kerchache en 1974.

[131]  Cité par V. Y. Mudimbe in Africa Explorer, op. cit., p 277, 278. Cf., aussi, p. 186.  L’école du Zimbabwe avec McEven, l’ecole d’Oshogbo avec Ulli Beier et Susanna Wenger entendaient aussi libérer la créativité des indigènes.

[132] Ibid. 1995, p. 63 sq.

[133] G. Calame Griaule et alii. Histoire d’enfants terribles. Paris, Maisonneuve et Larose, 1980.

[134] Ethnologie de l'art moderne, André Dimanche Editeur, Paris, 1993, 

[135] C'est le moment de le rappeler : les ailes ne sont plus pour nous que les ailes du désir et avec ces ailes on ne peut fuir ni se "sauver" : l'apparition de l' "art" est consécutive à cette sortie de la religion et de la quête du "salut".

[136] Ibid., p. 53. Toute l'analyse esthétique d'Einstein est fondée sur une critique très humienne de la notion de causalité à laquelle il substitue, selon J. M. Monnoyer, la notion, empruntée à Mach, de "fonction" ce qui a pour effet de compromettre et d'ébranler notre croyance en l'unité de l'homme et du monde.

[137]  Cité par Ph. Laburthe-Tolra inFang, ed. Dapper, 1991, p. 78. L’Occident est redevable à l’Afrique de cette énergie vitale à l’œuvre dans la transe et l’art primif, dit Abselwahab Meddeb in Art et transe, Esprit, Avril 1996.

[138]  On pense à la politique d’arabisation forcenée de l’Algérie sous Boumédienne

[139] Branchements, Flammarion, 2001, p. 19, 22.

[140] Africa explorer, op. cit., p. 68.

[141]  Cf. Jean-Loup Amselle, L’Afrique : un parc à thème. Les temps modernes, n° 620-621, 2002. Repris in L’art de la friche, Flammarion, 2005p. 43 sq.

[142] Allusion à Rilke (mais le beau est le commencement du terrible) mais aussi au Kant des Remarques sur le beau et le sublime pour qui le terrible est une modalité du sublime.

[143] Robert farris  Thompson, L’éclair primordial, editions caribéennes, 1985, p. 196.



 

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