Bambara

 

 

François WARIN The Making of Bamana sculpture. Creativity and Gender, Sarah C. Brett-Smith, Cambridge, Cambridge University Press, 1995.

Le titre du dernier livre de S. Brett-Smith résume l'essentiel de son propos: The making of bamana sculpture. Creativity and Gender. Il s'agit d'abord en effet de retourner en amont de l'oeuvre, de déplacer l'optique de l'oeuvre vers son procès de fabrication, de l'objet d'art vers l'artiste, vers le numu bamana, ce forgeron qui est aussi sculpteur. La prise en considération de ce procès permet de renouveler toutes les questions concernant la sculpture bamana, et de montrer une fois de plus que les interrogations esthétiques concernant l'extraordinaire audace et la force “cubiste” de cette sculpture demeurent dépourvues de pertinence tant qu'on ne les réinscrit pas dans l'économie du processus créateur qui leur a donné naissance. Ces objets, qui sont avant tout des médecines destinées à pourvoir aux besoins impératifs de survie de la société bamana, n'ont véritablement de pouvoir que si, outre son habileté manuelle, le sculpteur possède cette “intelligence de l'intérieur” qui est la marque de la créativité inspirée. C’est elle qui donne aux formes créées, la force, la pureté et la clarté, toutes ces qualités que leur communiquent les sculpteurs qui, à la merci des demandes exigeantes des djinns, obéissent ascétiquement aux interdits éthiques que leur commande leur fonction sacrée. Ces oeuvres qui sont entrées chez nous dans le domaine de l'art et dans celui des musées plongent leurs racines au plus profond de la tradition et de la culture bamana et l'on comprend pourquoi l'approche esthétique doit être impérativement confirmée et relayée par une approche anthropologique. Mais, ainsi que le sous-titre du livre l'indique, le procès de fabrication ne se révèle lui-même intelligible que si l'on fait intervenir deux paradigmes: celui du rapport sexuel et celui de la parturition. Les sculptures sont “les enfants des hommes” et sont aussi nécessaires à la survie du groupe que la progéniture des femmes. Cette analogie pensée entre la création et la procréation est aussi intensément vécue par le sculpteur; cela entraîne à terme le devenir-femme du numu. C'est le destin tragique de ce paria sacré qui nous est retracé dans la fresque grandiose que constitue ce livre arborescent et touffu, fruit de cinq ans de terrain (nous l'avons analysé en détail dans le n° 141-142 des Cahiers d 'Études africaines). L'ouvrage de S. Brett-Smith nous permet de poser, sur de nouvelles bases, la question de l'abstraction de l'art africain, de son refus de l'image et de l'imitation. En tant que tel, il pourrait bien contribuer à étayer la construction d'une théorie des “arts primordiaux”. Nous le savons tous très bien, les oeuvres africaines ne sont pas comme les autres; c'est avant tout parce qu'elles témoignent de ce que nous avons perdu, parce qu'elles font soudainement resurgir la part engloutie de notre civilisation qu'elles ont une aura sans pareil et qu'elles provoquent ce choc défamiliarisant qui nous ravit et nous ravage . Elles viennent en effet ébranler en nous les assises les plus archaïques de notre être jusqu’à nous faire approcher d’un point de folie et de suffocation. Il serait donc possible, sur la lancée de ce livre, d’essayer de rendre compte de notre fascination pour ce que Rimbaud appelait le “nègre”, le “païen” ou le “barbare”. Très schématiquement en effet, on peut dire que notre culture est andro-centrique, marquée par le judéo-christianisme et sa croyance en un Dieu-Père, en un Dieu-créateur qui a fait l'homme à sa ressemblance et qui garantit l'individualité de chacun. Pour les Bamana et pour les culture négro-africaines, au contraire, le monde commence et finit avec les femmes, à elles seules appartient la secrète, l'incontrôlable puissance génésique qui est pour eux ce qu'il y a de plus sacré, le divin lui-même. Notre culture dominée par l'idée biblique puis romaine de l'efficience réservée à la cause ou au principe a privilégié la vision, c'est-à-dire le sens qui nous sépare et qui assure notre prise sur le monde; elle est en même temps celle qui a donné naissance à l'image imitative (imago imitari) et à la peinture reconnue et légitimée depuis le concile de Nicée. Le monde négro-africain, totalement étranger à la peinture est, par contre, la terre natale, le “lieu” générateur (“prodigieuse est la puissance du lieu”, disait Aristote, dans cette phrase où vibre encore quelque chose du Timée de Platon sur la khôra matricielle...) de la sculpture la plus sculpturale, la plus profondément tendue qui se puisse rencontrer; en quête de l'essentiel, elle est, en effet, indifférente à la figure, à l'aspect éphémère et anecdotique des choses. Aussi, si nos arts plastiques sont avant tout visuels et “rétiniens”, l'art nègre est essentiellement kinesthésique: ici tout se mesure en quantum de puissance intensifiée et organisée, à la concentration d'une énergie intérieure accumulée dans le recel et la latence de formes pures toute prête pourtant à exploser. Le travail obscurément génétique d'une conception à connotation féminine s'oppose à la maîtrise et à la domination de l'artiste souverain telles que l'Occident a pu les penser (à ce sujet, nous nous permettons de renvoyer à notre ouvrage intitulé : L'art aux Éditions Ellipses). À l'origine de œ que Benjamin appelait la catastrophe unique de la modernité, au principe de la désolation et de la dévastation qui appartiennent en propre au “moderne”, il y a sans doute ce fantasme de domination et de toute puissance enveloppé dans notre conception virile et prométhéenne de la création. En Afrique, les oeuvres, au contraire, sont perçues comme étant des enfants, “les enfants des hommes”, les enfants de sculpteurs totalement livrés au pouvoir de leurs djinns, comme chez les Bamana. En tant que telles, elles sont le signe et le garant de l'unité de l'homme et du monde et elles nous apprennent ce que tout artiste sait au plus profond de lui-même: qu'il ne peut y avoir d'art que féminin, qu'il ne peut y avoir d'artiste en dehors d'un total dessaisissement de soi-même, en dehors de ce devenir-femme, où plus d'un risqua la raison. Faut-il rappeler aussi, qu'au rebours de toute la tradition occidentale, la musique est en Afrique essentiellement rythme ? Née donc au plus près des voix maternelles, adhérant encore au coeur battant et à la syncope originelle du temps ? Ce qui, là-bas, se donne à voir comme ce qui se donne à entendre c’est ainsi à chaque fois, émanant d’une nécessité chtonienne, le noeud rythmique et l’architecture intime de l’être.

 

 
 
 
 

 

 
 
 
 

 

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